Chapitre 15
Depuis déjà quelques heures L'Hermès se balançait doucement devant le port de Candie. La lumière s'était alourdie. Tout un coloriage criard évoquait l'Orient. Et la brise de terre apportait un relent d'huile chaude et d'orange tiède. Un sol très rouge saignait au bord du quai, au creux des ruelles. La poussière pastellisait de rose toute la ville et les remparts vénitiens, encore fraîchement blessés des derniers combats de la Crète, jadis île chrétienne, désormais possession musulmane. Les maîtres de l'heure manifestaient leur présence en y plantant les gros cierges blancs de leurs minarets parmi les clochers et les coupoles des églises grecques ou vénitiennes. Escrainville, dès l'arrivée, avait pris le caïque et était parti à terre. Angélique, sur le pont, regardait la ville enfin atteinte qui avait été le but de ses folles pérégrinations.
De l'ancienne Crète, lieu d'élection du Minotaure et du redoutable Labyrinthe, il restait Candie, cité dévorante et explosive, moderne labyrinthe où venaient se perdre et se confondre toutes les races, car située à égale distance de la rive d'Asie, de celle d'Afrique et de celle d'Europe, elle en était le nœud gordien.
Cependant on ne voyait guère de Turcs. Il avait suffi aux frégates corsaires de montrer le pavillon du duc de Toscane – vert et blanc – pour que du haut d'un fort on fît un grand signal du drapeau ottoman rouge à croissant blanc, ce à quoi se bornaient toutes les formalités de visite.
Une vingtaine de galères et de navires de guerre et plusieurs centaines de barques ou de voiliers se balançaient à l'ancre dans la rade ou le long du quai. Angélique remarqua une galiote très coquette, aux dix canons miroitants, briqués de neuf.
– N'est-ce pas une galère française ? fit-elle, soulevée d'espoir.
Savary, qui se tenait assis près d'elle son parapluie entre les genoux, jeta un regard distrait.
– C'est une galère de Malte. Voyez le pavillon rouge à croix blanche. La flotte de Malte est l'une des plus belles de la Méditerranée. Les chevaliers du Christ sont très riches. Par ailleurs, que pourriez-vous attendre des Français à Candie, vous qui êtes une captive ?...
Et il expliqua que Candie, qu'elle fût grecque, franque, vénitienne ou turque, demeurerait toujours ce qu'elle avait été au cours des siècles : le repaire des pirates chrétiens, comme Alexandrette était celui des pirates ottomans et Alger celui des pirates barbaresques. Quitte à payer péage au gouverneur turc, les écumeurs des mers battant pavillon de Toscane, de Naples, de Malte, de Sicile, de Portugal et abritant souvent sous ses bannières les spécimens les moins recommandables de toute la chrétienté, revenaient irrésistiblement à Candie pour y faire leur marché.
Angélique considéra les marchandises entassées sur les quais et dans les barges : il y avait, certes, des tissus, des poissons, des barriques d'huile et des monceaux de pastèques et de melons, mais la quantité et la variété des produits n'avaient rien de comparable avec celles amoncelées dans un port de commerce et ne semblaient pas correspondre au nombre imposant des bateaux.
– Ce sont surtout des bateaux de guerre, remarqua-t-elle. Que font-ils là ?
– Et nous, que faisons-nous là ? dit Savary, l'œil pétillant. Observez la plupart de ces navires ; leurs cales sont fermées, alors qu'à l'ordinaire un bateau de commerce portant une honnête marchandise doit les OUVRIR en arrivant au port. Voyez les piquets de sentinelles renforcées sur les ponts. Que gardent-ils ? La marchandise la plus précieuse.
Angélique ne put se retenir de frémir.
– DES ESCLAVES ? Ce seraient tous des marchands d'esclaves ?...
Savary ne répondit pas, car un caïque misérable venait de se frayer un passage jusqu'à L'Hermès. Un Européen en chapeau à plumes défraîchies et en vêtements douteux se dressait à la poupe, arborant une minuscule marque, grande comme un mouchoir de poche : des lys d'or sur fond d'argent.
– Un Français, cria encore Angélique, qui malgré les avertissements sarcastiques du savant persistait à chercher des alliés parmi ses compatriotes.
Le passager du canot l'entendit et après quelque réflexion lui adressa un soupçon de coup de chapeau.
– Escrainville est-il à bord ? cria-t-il.
Personne ne se souciant de lui répondre, il grimpa à l'échelle qui pendait. Deux ou trois matelots qui montaient une garde nonchalante ne manifestèrent ni empressement, ni contrariété de cette visite intempestive et continuèrent à jouer aux cartes et à croquer des graines de tournesol.
– Je demande si votre chef est là ? insista l'arrivant en se portant devant l'un d'eux.
– Peut-être bien que vous le trouverez dans le port, fit l'autre sans se lever.
– Il n'a pas laissé de colis pour moi ?
– J'suis pas magasinier du bord, remarqua le matelot en crachant une épluchure et en se remettant à son jeu.
L'homme frotta son menton mal rasé avec contrariété. Ellis sortit d'une cabine. Elle lui adressa un sourire éclatant puis alla jusqu'à Angélique et lui glissa à mi-voix :
– C'est le sieur Rochat, consul de France. Ne veux-tu pas lui parler ? Il pourrait te venir en aide... Je vais vous apporter du vin français.
– Oh ! maintenant je me souviens, dit Angélique. Le Sieur Rochat ! C'est bien le nom du gérant de ma charge à Candie ! Peut-être va-t-il pouvoir quelque chose pour moi.
Cependant le sieur Rochat, après avoir décidé que le jeune homme qu'il apercevait à l'arrière était bien une femme en vêtements de cavalier, s'approchait.
– Je vois que ce vieux collègue Escrainville continue à avoir la chance avec lui. Souffrez que je me présente, belle voyageuse. Rochat, consul du Roi de France à Candie.
– Et moi, répondit-elle, marquise du Plessis-Bellière, titulaire de la charge de consul du roi de France à Candie.
La physionomie du sieur Rochat refléta des sentiments fort mitigés, depuis la stupeur, l'incrédulité, jusqu'à l'appréhension et la méfiance.
– N'avez-vous pas entendu parler de moi lorsque j'ai acheté la charge ? demanda doucement Angélique.
– Certes, mais permettez-moi d'être surpris, madame. À supposer que vous soyez vraiment la marquise du Plessis-Bellière, quel dessein a pu vous encourager à vous fourvoyer jusqu'ici ? J'aimerais avoir des preuves de ce que vous avancez.
– Vous serez obligé de vous contenter de ma parole, monsieur. Votre « collègue » le marquis d'Escrainville m'a volé mes papiers, y compris ceux de ma charge, lorsqu'il nous a arraisonnés en mer...
– Je comprends !... dit le peu reluisant diplomate en jetant un regard désormais plus insolent sur le petit groupe qu'elle formait avec le vieux Savary, vous êtes en somme... des invités forcés de mon bon ami d'Escrainville ?
– Oui, et maître Savary que voici est mon intendant et conseiller.
Savary entra immédiatement dans la peau de son personnage.
– Ne perdons pas un temps précieux, décréta-t-il. Monsieur, nous vous proposons une petite affaire qui peut vous rapporter bientôt cent livres.
Rochat grommela qu'il ne voyait pas très bien comment des captifs...
– Ces captifs sont en pouvoir de vous procurer cent livres d'ici trois jours si vous leur accordez un peu d'aide à l'instant.
Le représentant parut se livrer à un débat de conscience. Il rectifia son rabat de dentelle froissée.
Ellis revenait apportant un plateau avec une cruche et plusieurs verres qu'elle disposa devant eux, puis elle s'esquiva, en bonne servante. Son attitude vis-à-vis d'Angélique parut convaincre Rochat qu'il n'avait pas affaire à une esclave ordinaire mais à une dame de haut rang. Après quelques paroles où ils échangèrent les noms de relations communes, la conviction du fonctionnaire fut totale, ce qui le plongea dans un abîme de perplexités.
– Je suis désolé, madame. Tomber entre les mains d'Escrainville, c'était ce qui pouvait vous arriver de pire. Il déteste toutes les femmes et ce n'est pas facile de lui faire lâcher prise lorsqu'il a décidé d'en tirer vengeance. Personnellement, je ne peux rien. Les marchands d'esclaves ont droit de cité ici et, comme dit le proverbe, « le butin appartient au pirate ». Quant à moi je n'ai aucun pouvoir ni financier ni administratif. Ne comptez pas sur moi pour me mettre en travers des desseins du marquis d'Escrainville, ni pour risquer de perdre les quelques minces avantages de ma charge de consul intérimaire.
Puis, tout en continuant à rectifier sa tenue débraillée et en regardant le bout de ses chaussures défraîchies, il entreprit d'une voix assourdie et passionnée de justifier sa conduite. Il était cadet de famille des comtes de Rochat, mais sans fortune, et à huit ans on l'avait envoyé dans une « colonie » du Levant comme « Enfant des Langues ». C'était une institution pour cadets pauvres, permettant aux enfants d'apprendre la langue et les mœurs du pays, afin de devenir plus tard interprètes de consulat. Il avait donc été élevé dans le quartier français réservé de Constantinople, suivant parfois les cours de l'école coranique et se mêlant aux jeux des fils des pachas. C'est là qu'il avait connu Escrainville, également « Enfant des Langues ». Ils avaient terminé ensemble leurs études et le jeune Escrainville avait débuté dans une assez brillante carrière de fonctionnaire colonial, jusqu'au jour où il était tombé amoureux d'une fort belle ambassadrice du Roi à Constantinople. Celle-ci avait un amant qui avait des dettes. Pour les payer sans attirer l'attention de l'ambassadeur, la coquette s'adressa au jeune d'Escrainville, lui demandant de falsifier des chiffres. Il obéit, fasciné. Naturellement c'est lui qui paya lorsque les fraudes devinrent trop flagrantes. La Beauté nia tout et trouva même quelques petits détails supplémentaires pour l'accabler. C'était une histoire banale entre toutes. Escrainville en avait perdu la tête. Il avait vendu sa charge et acheté un petit bateau afin de pirater à son compte. En fait, il avait choisi une meilleure voie que son contemporain. Rochat, lui, s'était évertué à gravir les échelons de la carrière diplomatique mais il s'était perdu dans l'imbroglio des charges et des postes, que les courtisans, à Versailles se vendaient et se revendaient. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il avait droit à des frais de représentant figurant 2,5 % de la valeur des marchandises françaises transitant à Candie. Mais que depuis quatre années ni la Chambre du Commerce de Marseille, ni le ministre Colbert ne s'avisaient de lui régler cet arriéré qui avait dû aller dans la poche du nouveau ou de la nouvelle bénéficiaire de la charge.
– Ne déformez-vous pas à dessein la situation en votre faveur ? demanda Angélique. Accuser le Roi et le ministre est grave ! Les rendre responsables est injuste. Pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu à Versailles avec tout votre dossier ?
– Je n'en avais pas les moyens. C'est encore une chance que j'arrive à vivre sans m'attirer d'ennuis avec les Turcs. Si vous croyez que j'exagère, sachez qu'un fonctionnaire autrement plus haut placé que moi et mieux apparenté – j'ai nommé notre ambassadeur en Turquie le marquis de La Haye – est en prison à Constantinople pour dettes, simplement parce qu'il n'a pas été payé par le ministre depuis des années. Vous voyez bien qu'il faut que je me débrouille. J'ai femme et enfants, que diable !
Avec un soupir il conclut :
– Je peux quand même essayer de vous rendre service, si cela ne m'engage pas vis-à-vis du marquis. Que puis-je pour vous ?
– Deux choses, déclara Savary. La première : trouver dans cette ville que vous connaissez bien un marchand arabe nommé Ali Mektoub et nanti d'un neveu, Mohamed Raki. Et le prier, pour faire œuvre de bien agréable au Prophète, de se trouver sur le quai de Candie à l'heure où les deux navires du pirate français déchargeront et sans doute vendront à l'encan une partie de leurs esclaves.
– Ceci m'est fort possible, acquiesça Rochat, soulagé. Je crois même savoir où loge ce marchand.
Mais la deuxième partie du programme s'avéra plus pénible. Il s'agissait de verser immédiatement dans les mains de Savary les quelques sequins contenus dans l'aumônière du représentant du roi. Il y consentit enfin, non sans grimaces.
– Puisque vous me promettez que mes quarante sequins me rapporteront cent livres... Et pour mon affaire de revente d'éponges à Marseille, comment cela se présente-t-il ? Escrainville m'avait aussi promis de me faire parvenir une barrique de Banyuls. Où est-elle ?
Angélique et Savary n'étaient pas au courant.
– Tant pis ! Je n'ai pas le temps d'attendre le maître de céans. Quand vous le verrez, dites-lui que son camarade est passé et qu'il réclame le remboursement de ses éponges et son tonnelet de Banyuls promis... Ou plutôt non, ne lui dites rien. Il vaut mieux qu'il ne sache pas que nous avons causé ensemble. On ne sait jamais...
– En Orient, la main droite doit toujours ignorer ce que fait la main gauche, dit Savary, sentencieux.
– Oui... Surtout qu'il ne soupçonne pas que je vous ai prêté de l'argent, à vous, des captifs... Quel ennui ! Je me demande si ma générosité ne va pas encore me retomber sur la tête. Ma situation est pourtant déjà assez compliquée et difficile. Enfin !...
Il s'en alla, oubliant de vider son verre, tant le troublaient les réminiscences auxquelles il s'était livré et les imprudences auxquelles il s'engageait.
*****
Lorsque dans la soirée les esclaves furent débarqués sur le port, un Arabe drapé dans sa djellaba attendait près du môle. Angélique venait de mettre pied à terre, surveillée par le borgne Coriano. Savary s'était arrangé pour leur emboîter le pas étroitement. Il fourra subitement une poignée de sequins dans la main de Coriano.
– D'où sors-tu cet argent, vieille crapule ? grommela le flibustier.
– Si tu le savais cela ne te rendrait pas plus riche, ni d'en avertir ton patron, susurra l'apothicaire. Laisse-moi m'entretenir cinq minutes avec l'Arabe que tu vois là et je t'en donnerai autant après.
– Pour que tu ailles préparer ton évasion avec lui ?
– Et quand cela serait, quelle importance ? Crois-tu que la prime que tu vas toucher sur la vente de ma vieille carcasse égalera seulement les trente sequins que je te donne ?
Coriano fit sauter les pièces de cuivre dans sa main, soupesa un instant la justesse de ce raisonnement, puis se détourna et apporta toute son attention à la répartition des lots de sa marchandise : les vieillards et les infirmes dans un coin, les hommes bien bâtis dans l'autre, les femmes jeunes et belles à part, etc...
Savary avait trotté jusqu'à l'Arabe. Il revint peu après et glissa à Angélique.
– Cet homme est bien l'Ali-Mektoub dont on vous a parlé et il a en effet un neveu appelé Mohamed Raki, mais celui-ci vit en Alger. Cependant son oncle dit qu'il se souvient que son neveu était allé à Marseille pour un homme blanc qu'il avait longtemps servi au Soudan où cet homme qui était savant fabriquait de l'or.
– Et comment était cet homme ? Peut-il le décrire ?
– Ne vous excitez pas. Je ne pouvais lui demander mille détails au débotté. Mais je dois le revoir plus longuement, ce soir ou demain.
– Comment ferez-vous ?
– C'est mon affaire. Ayez confiance.
Coriano les sépara. Angélique fut conduite sous bonne garde dans le quartier français de la ville. Le soir tombait et des cafétérias ouvertes sur la rue s'élevait le son des tambourins et des flûtes.
La maison où ils entrèrent avait l'apparence d'une petite forteresse. Escrainville était là dans son fief, au milieu d'un décor semi-européen où de beaux meubles et des portraits dans leurs cadres dorés voisinaient avec les divans orientaux et l'inévitable pipe à eau. L'odeur du haschisch rôdait.
Il l'invita à prendre du café, ce qui ne lui était pas arrivé depuis l'île des déesses.
– Eh bien ! ma belle, nous voici au port. Dans quelques jours, tous les amateurs de belles filles décidés à mettre le prix pour posséder un objet rare pourront admirer vos formes en détail. Et nous leur en laisserons le temps, croyez-moi !
– Vous êtes un grossier personnage, fit Angélique avec dédain. Mais je ne pense pas que vous allez avoir l'audace de me vendre... et de me vendre nue !
Le pirate s'esclaffa derechef.
– Je pense que plus j'en montrerai, plus je risquerai d'atteindre mes 12 000 piastres.
Angélique bondit, les yeux fulgurants.
– Non, cela ne sera pas, cria-t-elle. Jamais je n'accepterai cette honte. Je ne suis pas une esclave. Je suis une grande dame de France. Jamais, jamais je n'accepterai. Essayez de me traiter de cette façon... Je vous ferai regretter au centuple d'y avoir seulement songé.
– Insolente ! rugit-il en saisissant son fouet.
Ce fut encore le second, borgne, qui s'interposa.
– Laissez-la patron. Vous allez l'abîmer. Ce n'est pas la peine de se mettre dans cet état. Un petit séjour au cachot va lui rabattre le caquet.
Le marquis d'Escrainville était incapable d'entendre raison, mais son second le bouscula sans ménagement et l'énergumène alla s'écrouler sur un divan, lâchant son fouet qui tomba à terre. Coriano revint pour saisir le bras d'Angélique. Elle se dégagea disant qu'elle était bien capable de marcher seule. Elle n'avait jamais éprouvé de sympathie pour cet individu aux bras velus tatoués de bleu comme un sauvage. Il avait vraiment trop l'air de ce qu'il était : un flibustier de bas étage, avec son tampon noir sur l'œil et son serre-tête d'un rouge passé sur des cheveux gras, qui s'étiraient en accroche-cœur le long de ses joues mal rasées. Il haussa les épaules et la précéda à travers les dédales de cette vieille maison mi-forteresse, micaravansérail. Après lui avoir fait descendre un escalier de pierre il s'arrêta devant une grosse porte bardée de ferrures moyenâgeuses, tira un trousseau de clefs et fit manœuvrer les verrous grinçants.
– Entrez !
La jeune femme hésitait sur le seuil de l'antre obscur où il l'introduisait. Il la poussa en ricanant et ferma la porte.
Elle était seule maintenant dans un cachot très sombre que n'éclairait qu'une petite lucarne grillée de deux énormes barres de fer en croix. Même la paille faisait défaut à cette prison, qui n'avait pour tout ameublement que trois grosses chaînes à bracelets, scellées dans le mur. Au moins, la brute ne l'avait pas enchaînée.
– Ils ont peur de « m'abîmer ».
Les épaules la brûlaient à l'endroit où le fouet l'avait cinglée. Elle se laissa choir sur la terre battue. De la sorte, elle pourrait réfléchir sinon dans le confort, du moins dans le calme. La sérénité qu'elle éprouvait au fond d'elle-même lui venait de la récente nouvelle que lui avait glissée Savary à propos du marchand arabe Ali Mektoub. Celui-ci avait un neveu nommé Mohamed Raki qui lui avait parlé d'un homme blanc cherchant de l'or au Soudan et pour lequel il avait jadis fait un voyage à Marseille. Angélique se répétait chaque mot pour y puiser l'espoir. Elle ne pouvait pas s'être trompée. Elle avait eu raison d'essayer, malgré les pires vicissitudes, de parvenir à Candie puisque le fil ténu ne s'était pas rompu et que l'espoir continuait à luire au bout de la route. Il ne fallait pourtant pas se leurrer. Rien de précis dans sa recherche ne se dessinerait avant longtemps. Quand et où pourrait-elle joindre le neveu d'Ali Mektoub ? Elle ne savait même pas de quelle façon elle pourrait recouvrer la liberté et si le plus affreux destin de prisonnière dans un harem ne lui était pas réservé. Elle dut néanmoins s'endormir assez profondément, car lorsqu'elle se réveilla elle trouva à côté d'elle un plateau de cuivre sur lequel il y avait du café turc dégageant une odeur qu'elle trouva appétissante, des pistaches enrobées de sucre et des galettes au miel. Cela trahissait une main féminine et Angélique comprit à qui elle en était redevable en découvrant un long rouleau végétal, qui était la natte de la petite esclave libre Ellis. Elle achevait sa collation lorsque des voix retentirent dans le couloir souterrain, des pas s'approchèrent, le verrou et la clé grincèrent et le garde-chiourme borgne introduisit brutalement deux autres femmes dont l'une était voilée et qui toutes deux poussèrent des cris perçants en lui adressant de vives protestations en turc. Leur geôlier les injuria copieusement dans la même langue et après avoir refermé s'en alla en maugréant. Les deux femmes se tinrent blotties dans un angle du cachot en jetant des regards d'effroi à Angélique, jusqu'au moment où elles s'aperçurent que c'était une femme. Alors elles pouffèrent de rire comme deux petites folles.
Angélique était maintenant habituée à la pénombre. Elle vit que la femme voilée était vêtue d'un pantalon bouffant, un saroual de soie noire et d'une veste de velours. Ses opulents cheveux noirs, assombris encore par la teinture du henné vert, étaient coiffés d'une galette de velours rouge emprisonnant une gaze qui dissimulait sa figure. Elle l'ôta, voyant qu'elle était en présence d'une femme et montra de très longs cils bleus ourlant des yeux de gazelle. Elle eût été d'une grande beauté sans son grand nez un peu trop proéminent. À son cou, elle portait une chaîne d'or dont elle retira une croix d'or qu'elle baisa, après quoi elle se signa d'un large geste de droite à gauche. Ayant observé l'effet de ce geste sur Angélique, elle alla s'asseoir près d'elle et, à sa grande surprise, se mit à lui parler en un français doux et hésitant, mais parfaitement correct. Elle était arménienne, de Tiblissi, dans le Caucase et de religion orthodoxe, mais elle avait appris le français avec un père jésuite qui l'enseignait aussi à ses frères. Elle présenta sa compagne, blonde, comme une fille de Moscovie, capturée par les Turcs devant Kiev.
Angélique leur demanda comment elles étaient tombées entre les mains du marquis d'Escrainville. Elles le connaissaient depuis peu, car on les avait débarquées récemment venant de Beyrouth en Syrie où elles avaient fait une longue et douloureuse escale, après être passées par Erzéroum et Constantinople. Toutes deux s'estimaient fort heureuses d'être à Candie, car elles savaient que cette fois elles n'allaient plus être traitées comme du bétail et exposées nues au bazar public, mais faire l'objet d'enchères à huis clos, réservées à des « marchandises de valeur ».
Angélique l'écoutait et la regardait déconcertée. Cette Tchemichian aurait été traînée des mois durant et exposée nue par les bazars du Levant et pourtant personne ne lui avait enlevé ses lourds bracelets d'or, couvrant ses poignets et jusqu'à ses chevilles, ni la lourde ceinture faite de sequins d'or qui tournait deux ou trois fois autour de sa taille ? Il y avait plusieurs livres d'or sur elle. Combien en fallait-il donc pour se racheter dans ce pays ? L'Arménienne éclata de rire. Cela dépendait ! D'après elle, ce n'était pas tant une question d'argent mais plutôt de gagner un amateur-protecteur ayant prestige et autorité. Elle était certaine qu'elle en trouverait plus facilement ici, en approchant ce pays hier encore aux Chrétiens et qui continuait à être le port d'attache des corsaires européens et port de relâche pour les flottes commerçantes de l'Occident. Elle avait vu des popes dans la rue qui lui avaient donné bon espoir.
La Slave conservait plus de distance ou bien était-elle moins bavarde. Son sort à venir semblait lui être indifférent, mais elle s'installa d'autorité sur la natte d'Angélique et en occupa bientôt la plus grande partie, pour s'endormir presque aussitôt.
– Celle-là n'est pas une concurrente dangereuse, fit l'Arménienne avec un clin d'œil entendu. Elle est belle mais on voit tout de suite qu'il lui manque quelque chose pour séduire. Par contre, j'espère que votre présence ne me fera pas rater l'occasion de trouver un bon maître.
– Vous n'avez jamais songé à vous échapper ? demanda Angélique.
– M'échapper ? Pour aller où ? La route est très longue pour retourner au Caucase, chez moi. Elle passe par tout l'immense empire turc. Candie, qui était chrétien, ne vient-il pas d'être conquis par eux ? Et il n'y a plus de chez moi au Caucase : les Turcs y sont ! Ils ont massacré mon père et mes frères aînés et mes jeunes frères ont été châtrés sous mes yeux pour être vendus comme eunuques blancs au pacha de Kars. Non, pour moi, le mieux est de me trouver un maître aussi puissant que possible.
Puis elle s'enquit d'Angélique. Venait-elle du marché d'esclaves de Malte ? Sa voix marquait beaucoup de considération.
– Y a-t-il donc grand honneur à être parmi les esclaves razziés par les religieux de l'ordre de Malte ? demanda Angélique avec ironie.
– Ce sont les plus grands seigneurs chrétiens du Levant, dit l'autre en roulant ses yeux ombrés, même les Turcs ont peur d'eux et leur témoignent de la considération, car le commerce des chevaliers est partout et ils sont immensément riches. Savez-vous que le batistan de Candie leur appartient ? Et l'on m'a dit qu'une de leurs galères était à quai à Candie et que le Maître des Esclaves de l'Ordre serait présent aux enchères où nous serons vendues. Mais, au fait, je suis folle, vous êtes française et vous devez avoir aussi vos marchés d'esclaves en France. On dit que la France est très puissante. Racontez-moi. Est-ce aussi grand que Malte ?
Angélique protesta. Non, il n'y avait pas de marché d'esclaves en France. Et la France était dix mille fois plus grande que Malte. L'Arménienne lui éclata d'un rire insolent au nez. Pourquoi la Française inventait-elle des mensonges plus invraisemblables que les contes arabes ? On savait qu'il n'y avait pas de plus grande nation chrétienne que Malte. Angélique renonça à la convaincre. Elle dit que la perspective d'être vendue dans le batistan des nobles chevaliers ne la consolait pas pour autant de la perte de sa liberté et qu'elle espérait bien parvenir à s'évader. L'Arménienne hocha la tête. Elle ne croyait pas qu'on pût s'évader des griffes d'un marchand d'esclaves aussi important que le « pirate francèzé ». Elle avait été entre les pattes des Turcs depuis près d'un an et JAMAIS elle n'avait entendu parler d'un cas réussi d'évasion de femme.
Les plus « réussies » étaient celles où l'on retrouvait les évadées poignardées ou rongées par les chiens et les chats.
– Les chats ?
– Certaines tribus musulmanes dressent les chats pour garder les prisonnières. Et le chat est plus féroce et plus agile qu'un chien.
– Je croyais que c'étaient des eunuques qui gardaient les femmes ?
Elle apprit que les eunuques servaient à garder les femmes qui avaient réussi à s'élever jusqu'au harem. Mais les prisonnières capturées étaient confiées à la vigilance des chats et des porcs auxquels on jetait parfois les rebelles pour être dévorées vives. Les immondes animaux commençaient par leur arracher les yeux et leur manger les seins. Angélique frémit. Elle ne craignait pas la mort, mais pas CELLE-LA !
L'appétit de l'Arménienne ne faiblissait pas pour autant, les friandises sucrées apportées par Ellis furent achevées en peu de temps à trois, car la Slave, qui s'était réveillée, en mangea à elle seule la majeure partie. Les prisonnières commencèrent à avoir soif. Malgré les appels particulièrement sonores de l'Arménienne, personne ne vint leur apporter à boire. Avec la fraîcheur de la nuit, la soif se calma et elles dormirent à peu près bien. Mais la soif redoubla avec le jour et personne ne répondit à leurs appels.
Des bouffées de chaleur pénétraient par l'étroit soupirail jusque dans leur cave profonde. Et les prisonnières avaient faim et soif. La lueur du dehors passa au rouge, puis au mauve et s'éteignit. Ce fut à nouveau la nuit, plus tourmentée que la précédente. Le dos d'Angélique la faisait souffrir. Le coup de fouet du pirate avait entamé les chairs et le sang s'était collé à ses vêtements.
Au matin, elles furent éveillées par une odeur délicieuse toute proche.
– C'est du « chachlick » caucasien, jugea l'Arménienne, les narines palpitantes, du rôti de mouton, entrelardé sur broche.
Et elles entendirent le choc agréable de plats de métal dans le couloir.
– Posez cela ici, fit la voix d'Escrainville.
Le verrou sauta en même temps qu'un jet de lumière se projetait à l'intérieur.
– Un petit jeûne et une compagnie bien informée de la situation t'ont-ils porté conseil, ma belle ? Es-tu décidée à te conduire en esclave raisonnable ? Baisse la tête et dis : « Oui, mon maître, je ferai tout ce que vous voudrez... »
Le pirate sentait le vin et la drogue. Il était mal rasé. Devant le silence d'Angélique, il jura et observa que sa patience était à bout.
– Je ne peux pourtant pas me lancer dans les pourparlers des enchères sans avoir maté cette garce ? Elle me conduira à la faillite ! Répète avec moi, tête de bourrique : « Oui, mon maître... »
Angélique serra les dents. L'esclavagiste cracha de fureur. Une fois de plus, il brandit son fouet et une fois de plus le borgne s'interposa. Ramené à la raison le pirate fit effort pour se contenir.
– Si je ne t'arrache pas la peau de la figure, c'est simplement pour ne pas déprécier les prix...
Il s'adressa aux matelots qui portaient les plats :
– Conduisez les autres prisonnières dans le cachot voisin pour bien se restaurer et s'abreuver, mais pas cette mule-là.
Au grand étonnement d'Angélique, l'Arménienne et sa compagne, la gourmande Moscovite, refusèrent un privilège que la troisième ne partagerait pas. La solidarité entre captifs était de règle.
Le tortionnaire envoya toutes les femmes au diable, jurant que cette engeance ne devrait pas exister, et à grand fracas fit remporter ses plats.