Chapitre 17

À partir de cette horrible scène Angélique vécut dans une sorte d'abattement résigné, ne cherchant plus à rassembler ses pensées, ni à se rebeller. Ses deux compagnes échangèrent un coup d'œil entendu en voyant la Française, tantôt si insolente, rester de longues heures prostrée, l'œil perdu. Le pirate connaissait le moyen de mater les plus rebelles. C'était un homme de grande expérience. Il leur inspirait de la considération et comme une certaine fierté d'être tombées en son pouvoir. Le lendemain un des gardes maures de L'Hermès fit son entrée suivi de deux nègres très gras. Au premier abord, Angélique les prit en effet pour des hommes car ils en portaient le costume, coiffés d'énormes turbans turcs, avec un sabre à la ceinture. Mais en les examinant de plus près elle vit que c'étaient deux femmes d'un certain âge... car leurs seins affaissés se devinaient sous le boléro de velours brodé et leurs visages aux nombreux bourrelets étaient imberbes. La plus vieille se planta devant Angélique et dit d'une voix de fausset :

– Hammam !

La Française tourna vers l'Arménienne des yeux interrogateurs.

– Hammam ? Est-ce que cela ne veut pas dire : bain, en persan ?

– Choch yakchi12 approuva la vieille femme avec un sourire éblouissant, puis elle ajouta en pointant son index teinté d'orange vers la Moscovite « Bania »13.

Enfin elle retourna son doigt vers sa poitrine en disant :

– Hammamtchi !

– C'est le baigneur en chef, dit Mme Tchémichkian, très excitée.

Elle expliqua que c'étaient deux eunuques qui venaient les chercher pour les emmener au bain turc, les épiler, les garder et LES HABILLER. La Slave parut se réveiller et babilla très vite et fort aimablement avec les hideux personnages. Elle et sa compagne paraissaient enchantées.

– Ils disent que nous pourrons choisir les vêtements les plus chers dans le bazar et des bijoux. Mais avant il faudra que vous acceptiez de vous voiler. L'eunuque prétend que c'est indécent pour vous d'être habillée en homme et qu'il en éprouve de la honte pour lui.

On les fit remonter dans la maison, où un repas leur était préparé, de beignets et de viande avec des jus de citrons et d'oranges. Les eunuques les surveillaient. Angélique sursauta lorsque la main aux ongles oranges du vieil eunuque se posa sur son épaule et repoussa ses cheveux pour examiner son dos. Le marquis d'Escrainville parut sur ces entrefaites. L'eunuque lui adressa des paroles véhémentes en turc. L'Arménienne chuchota :

– Il lui demande s'il n'est pas fou d'avoir frappé une aussi belle femme avant la vente ? Il ne garantit pas qu'il puisse effacer cette marque pour le soir.

Escrainville répondit grossièrement aux reproches, dans la même langue. L'eunuque pinça des lèvres de matrone outragée et se tut.

Les yeux du corsaire étaient injectés de sang, sa bouche amère. Son regard fuyait et ne se posa pas sur Angélique. Au bout d'un moment, il sortit en faisant claquer ses bottes. Des serviteurs apportèrent les vêtements de sortie pour les femmes. Angélique dut enfiler par la tête un ample « chader » noir ouvert à hauteur des yeux par une voilette blanche. Plusieurs ânes bâtés attendaient dehors, tenus en laisse par des gamins en haillons. L'Arménienne fit remarquer qu'être montées sur des ânes, montrait leur valeur marchande élevée. Puis elle et sa camarade slave se mirent à discuter en turc avec le vieil eunuque et Angélique qui ne pouvait pas comprendre fut tenue à l'écart. Le vieil eunuque s'avéra un homme fort affable et bavard. Il commença par acheter des morceaux d'une gelée tremblotante rouge et verte, qu'il offrit aux trois femmes en spécifiant que c'était du rahat-loukoum de framboises et de menthe, mais qu'il ne fallait pas en abuser avant le bain. Quand Angélique, trouvant insipide et écœurante cette sucrerie à base d'algues, voulut l'offrir au gamin qui conduisait son âne, le nègre, la lui arracha et administra un coup de « courbache », cravache de nerf de bœuf, sur les mollets du garçonnet. Après ces journées d'internement l'air du dehors lui faisait du bien. La tempête s'était éloignée. La mer, que l'on apercevait parfois au bout d'une ruelle, gardait une teinte violette mouchetée de blanc, mais le ciel était bleu et pur, la chaleur moins étouffante. Le petit cortège s'avançait fort lentement parmi la cohue des rues déjà envahies malgré l'heure matinale. De même que sur le port toutes les races de la Méditerranée se côtoyaient au creux de ces étroits boyaux ménagés entre deux parois aveugles de maisons grecques ou les balcons renflés des petits palais vénitiens. Des Grecs des montagnes, paysans des environs, reconnaissables à leurs jupettes blanches et leurs genoux nus, y voisinaient avec des marchands arabes en djellabas brunes, ou brodées. Des Turcs, assez rares, se distinguaient par leurs immenses turbans, globes de mousseline blanche ou de satin rutilant, retenus par des gemmes, leurs sarouals bouffants et leurs ceintures aux tours innombrables. Des Maltais olivâtres côtoyaient des Sardes et des Italiens, en costumes de leurs pays. C'était pour la plupart des petits marchands venus sur des barques en cabotant le long des côtes. Le fait d'avoir échappé aux corsaires leur permettait d'aborder Candie en hommes libres, traitant d'égal à égal pour la liquidation de leur fret, comme eût pu le faire Melchior Pannassave si la chance lui avait mieux souri. On apercevait beaucoup d'habits européens et de grands chapeaux à plumes, des bottes à revers mais aussi des souliers à talons. Habits plus ou moins râpés, jabots plus ou moins fripés de fonctionnaires coloniaux oubliés sur cette île lointaine, velours et plumes d'autruche, cuir fin, d'un banquier venu d'Italie ou d'un commerçant prospère.

Tous les cent pas on rencontrait un pope en noir et barbu portant sur la poitrine une immense croix de bois travaillé ou d'argent ou d'or.

L'Arménienne demandait à chacun sa bénédiction, que le religieux lui accordait distraitement en traçant en l'air un signe de croix.

Au quartier des tailleurs, l'eunuque en chef se plongea dans de nombreuses emplettes, acheta des rouleaux de voile de toutes couleurs et des bijoux. Ensuite, il proposa de revenir par le port.

La petite caravane reprit sa marche, traversant une enfilée de souks, les uns ouverts sur le ciel bleu et brûlant, les autres voûtés et sombres, tel le souk des chaudronniers où cinquante échoppes travaillaient le cuivre dans un tintamarre assourdissant. La foule devenait de plus en plus dense. Des marchands ambulants s'y glissaient sans compromettre l'équilibre de leur immense plateau de bois qu'ils soutenaient moitié sur leur turban, moitié sur un tabouret de bois accroché à l'épaule. On trouvait de tout sur ces plateaux : des fruits, des noix, des friandises et jusqu'à des aiguières d'argent contenant du café, entre deux petites tasses et l'inévitable verre d'eau cher aux Orientaux.

Des enfants de toutes couleurs, nus ou vêtus de quelques hardes bariolées, se battaient avec les chiens dans les pattes des baudets. Enfants et chiens étaient maigres. Par contre, les chats, également bigarrés, étaient gras à souhait. Angélique regardait avec horreur ces matous fourrés et sournois, accroupis à l'auvent de chaque boutique, de chaque corniche, dans l'ombre de tous les piliers et de tous les balcons. Sur une placette, un homme coiffé d'un haut bonnet rouge, portant sur les épaules des brochettes de viande crue, était entouré d'une assemblée miaulante. C'était le marchand de foies de mouton chargé par la ville de distribuer des douceurs à l'animal favori de la civilisation ottomane. Puis la file des bourricots rejoignit un quai dallé de grosses pierres noires et couvert de monceaux de fruits : dattes, melons, pastèques, oranges, cédrats, figues. Une forêt de mâts et de gréements de vaisseaux apparut.

Sur le pont d'une galiote qui battait pavillon de Tunis, une sorte d'ogre chevelu et barbu, en culotte godronnée et hautes bottes de cuir rouge, rugissait comme le dieu des mers. Les eunuques firent arrêter les ânes afin de profiter du spectacle et échangèrent des commentaires avec les captives. Gentiment, Tchemichkian traduisit pour Angélique. Elle lui apprit que c'était le renégat danois Eric Jansen, passé depuis vingt ans chez les Barbaresques, auxquels il avait appris à construire des bateaux ronds à la manière du Ponant. Cette nuit, en route pour l'Albanie, il avait été entraîné par l'ouragan et n'avait évité le naufrage de son navire trop chargé qu'en jetant une partie de sa cargaison – à peu près une centaine d'esclaves – par-dessus bord. Le vieux Viking tempêtait, sa barbe blonde au vent sous son turban rouge, surveillant la vente d'un autre contingent d'esclaves « endommagés » par l'atroce nuit passée dans les cales d'un bateau quasi-naufragé. Hommes blessés, femmes et enfants à demi morts de terreur, il les liquidait à bas prix sur les quais de Candie, ne gardant que les pièces les plus intéressantes de ses dernières razzias. Tous ces déboires commerciaux l'avaient mis de méchante humeur et les coups de fouet des gardes-chiourme, excités par ses grondements de lion, claquaient sec.

Le troupeau lamentable était hissé sur des piles de mâts ou sur des tonneaux afin d'être bien en vue du public. Des Arabes en burnous blanc de l'équipage du Barbaresque, faisaient l'article en s'égosillant. Les acheteurs éventuels avaient le droit de toucher, de palper, de dévoiler les femmes. Elles se dressaient au bord du quai, frissonnantes et nues, exposées à tous les regards. Certaines cherchaient à se voiler de leurs cheveux, mais d'un coup sec les gardiens refusaient ces gestes de pudeur. Ce n'était qu'un bétail à marchander. On leur faisait ouvrir la bouche afin de montrer si elles n'étaient pas trop édentées. Angélique eut un sursaut de honte à ce spectacle.

« Ce n'est pas possible, se dit-elle, pas moi... pas cela. »

Et elle chercha autour d'elle un secours improbable. Elle aperçut un vieux marchand d'oranges qui la fixait dans l'entrebâillement de sa vaste djellaba. Il lui adressa un petit signe et se perdit dans la foule. Un commerçant noir était en train d'arracher une femme hébétée et les yeux fous à trois enfants nus et hurlants.

– C'était ainsi lorsqu'on a pris mes frères à ma mère, fit l'Arménienne avec tristesse.

Elle écouta les commentaires et reprit :

– Cette femme est achetée pour un harem égyptien très loin à l'intérieur du désert. Le marchand ne peut s'encombrer d'enfants si jeunes, ils mourraient en route.

Angélique ne répondait rien. Une sorte d'indifférence l'habitait.

– On va les racheter pour quelques piastres, continuait l'Arménienne... ou bien ils vont errer dans Candie avec les chiens et les chats. Maudit !... Maudit soit le jour où ils sont nés !

La jeune Orientale dodelina longuement la tête.

– Notre sort est heureux. Au moins nous, nous ne souffrons pas de la faim.

Puis, gaiement, elle demanda à aller admirer les deux galères de Malte, dont les pavillons rouges à croix blanche battaient au vent.

Ici la vente était sur le point d'être achevée. Des « servants d'armes » – soldats de l'Ordre de Malte – hallebarde au poing, maintenaient le calme autour des chaînes de captifs que leurs nouveaux propriétaires emmenaient. Bottés et coiffés de casques, ces militaires se distinguaient des mercenaires habituels par leurs chasubles noires portant sur la poitrine une grande croix blanche à huit pointes.

La jeune Arménienne orthodoxe demeura en extase devant les représentants de la plus grande flotte de la chrétienté.

L'eunuque dut se fâcher pour l'arracher à son admiration. Certes il n'avait pas voulu refuser aux captives qui demain partiraient pour de lointains harems d'assister une dernière fois au « tomascha », le spectacle de la rue si cher au cœur de tout Oriental qu'on ne doit même pas le refuser au condamné à mort, mais maintenant il fallait se hâter. L'heure de la vente approchait.

– Hammam ! Hammam ! répétait-il, pressant sa troupe.

Ce fut devant les bains turcs qu'Angélique revit le mendiant aux paniers d'oranges. Il trébucha juste entre les pattes de son âne et elle reconnut Savary.

– Ce soir, chuchota-t-il, lorsque vous sortirez du batistan, tenez-vous prête. Une fusée bleue sera le signal. Mon fils Vassos vous guidera. Mais s'il ne peut vous joindre, mettez tout en œuvre pour gagner la Tour des Croisés, sur le port.

– C'est impossible. Comment pourrais-je échapper à mes gardiens ?

– Je pense qu'à ce moment-là vos gardiens, quels qu'ils soient, auront autre chose à faire qu'à vous surveiller, ricana Savary avec un éclair diabolique derrière les verres de ses lunettes. Tenez-vous prête !...

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