Chapitre 5
Le duc de Vivonne descendit dans le canot et leva la tête en souriant.
– À bientôt, très chère. Je vous donne rendez-vous dans quelques jours à Malte. Priez pour que mes armes triomphent.
Penchée à la rambarde, Angélique se força à sourire. Elle détacha sa ceinture de soie bleu ciel à franges d'or et la lança au jeune homme.
– En gage de victoire, pour votre épée.
– Merci ! cria Vivonne, tandis que le caïque s'éloignait.
Il baisa l'écharpe et s'occupa de la nouer autour de la garde de son épée. Puis il fit encore un joyeux signe d'adieu.
Angélique se dit qu'elle était stupide de se sentir déprimée par cette séparation. Vivonne avait décidé de poursuivre le Rescator et d'essayer de le traquer dans les environs de Malte, où les galères des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem pourraient lui prêter assistance. La galère amirale La Royale étant trop lourde et peu maniable pour une chasse de ce genre, il déménageait sur La Luronne laissant son navire et Angélique à la garde de La Brossardière et de quelques soldats. La Royale devait s'acheminer plus lentement et par petites étapes vers La Valette, ainsi que La Dauphine, qui avait besoin de réparer ses avaries. Les galères de combat se rangèrent, puis disparurent, vite effacées par le rideau serré d'un « grain » qui s'avançait du Sud-Ouest à vive allure. Angélique se réfugia à l'abri du tabernacle tandis que la pluie s'abattait sur La Royale vivement secouée.
– Après les pirates, c'est la mer qui va nous donner des ennuis, dit La Brossardière.
– Est-ce la tempête ?
– Pas encore, mais cela ne va pas tarder.
*****
La pluie cessa. Cependant le ciel demeura gris et la mer fort agitée. L'atmosphère était étouffante malgré le vent moite qui soufflait de façon irrégulière. La conversation du brave Savary et celle du lieutenant de Millerand qui se dégelait un peu maintenant que Vivonne, dont il était furieusement jaloux, s'était éloigné, n'évitèrent pas à Angélique de s'ennuyer à périr.
– Que suis-je venue faire sur cette galère ? dit-elle à Savary. Et elle sourit tristement en songeant à Versailles, à Molière et à ses bouffonneries. À la nuit tombée, M. de La Brossardière lui conseilla de s'enfermer dans sa cabine, sous l'entrepont. Elle n'en eut pas le courage et dit qu'elle ne descendrait que si la situation à l'arrière devenait intenable.
Les violents sursauts qui faisaient tanguer et grincer la galère finirent par la bercer et malgré le vent qui s'était levé et les coups de bélier des vagues contre la coque, elle sombra dans un profond sommeil.
*****
Elle s'éveilla comme d'un cauchemar. L'ombre était de suie. Elle resta un moment à demi-redressée sur sa couche, avec l'impression qu'il se passait quelque chose d'anormal. La galère continuait à tanguer violemment, mais le vent semblait s'être apaisé.
Tout à coup, elle comprit ce qui l'avait éveillée. C'était le silence. Les gongs des comités s'étaient tus. Le silence le plus complet régnait à bord. On eût dit que la galère désertée n'était plus qu'une épave, roulant au gré des flots. Une terreur panique envahit la jeune femme.
– Monsieur de La Brossardière ! appela-t-elle.
Rien ne répondit.
Elle se leva en se maintenant debout à grand-peine, fit trois pas hésitants. Elle buta sur quelque chose de mou et faillit tomber.
Angélique se pencha. Sa main rencontra les broderies d'un uniforme. Elle saisit l'épaule de l'homme étendu là à même le plancher et le secoua vivement.
– Monsieur de La Brossardière, éveillez-vous !
Il se laissa faire avec une étrange apathie. Fébrile, la main d'Angélique tâtonna, cherchant le visage.
Ce contact glacé la rejeta en arrière, épouvantée.
Elle se releva pour aller chercher son sac qu'elle avait toujours à portée de sa main, près de sa couche. Elle y trouva sa petite lanterne de voyage et battit le briquet pour l'allumer. Un souffle de vent diabolique l'éteignit trois fois. Enfin elle put rabattre la verrerie teintée de rouge sur la flamme et promener la lueur autour d'elle. M. de La Brossardière était étendu à terre, recroquevillé sur le côté. Ses yeux étaient déjà vitreux et une affreuse plaie sanguinolente étoilait son front. Angélique le franchit et s'approcha du seuil. Là encore, elle buta contre un corps, tombé en travers. Un soldat, lui aussi mort assommé. Doucement, elle souleva le rideau et regarda. Dans cette obscurité, elle distingua des lueurs venues de la chiourme. Des silhouettes bougeaient sur la coursive mais ce n'étaient plus celles des argousins aux longs fouets. Elle vit des formes rouges aller et venir, tandis que lui parvenaient des interjections de voix rauques. Angélique laissa retomber le rideau et recula jusqu'au fond de la tente, indifférente aux embruns qui par instants l'éclaboussaient lorsqu'une vague plus forte giflait la poupe. Une terreur panique l'envahissait. Elle comprenait maintenant pourquoi les gongs s'étaient tus.
Le glissement d'un pied nu sur le plancher la redressa, aux aguets. Et Nicolas fut sur le seuil, dressé dans ses hardes rouges de galérien. Sous ses cheveux hirsutes, avec sa face salie de barbe, il avait le même regard et le même sourire terrible qui l'avaient épouvantée jadis, lorsqu'il la guettait derrière les vitres de la taverne. Quand il parla, ses mots incohérents et délirants prolongeaient le cauchemar.
– Marquise des Anges... ma beauté... mon rêve... Tu me vois ! Pour toi, j'ai brisé mes chaînes... Un coup sur le comité... Un coup sur l'argousin. Ha ! Ha ! partout l'on a frappé... Il y avait longtemps qu'on préparait ça... Mais c'est toi qui as tout déclenché... Te voir, là... Vivante !... Comme je t'ai vue inscrite dans le ciel pendant dix années de galères... Et tu étais à l'autre, hein !... Tu l'embrassais, tu le caressais... Je te connais !... Tu as mené ta vie pendant que je menais la mienne... C'est toi qui as gagné... Mais pas toujours. La roue tourne. Elle t'a ramenée...
Il s'avançait tendant vers elle ses poignets où une marque à vif montrait la trace des fers qu'il avait patiemment usés, depuis de longs mois. Nicolas Calembredaine avait tenté deux évasions au cours de ses années de galères. La troisième serait la bonne. Lui et ses complices avaient tué tout l'équipage, les soldats, les officiers. Ils étaient maîtres de la galère.
– Tu ne dis rien... Tu as peur ?... Pourtant je t'ai tenue dans mes bras et tu n'avais pas peur de grand-chose dans le temps !
Un éclair déchira le ciel au-dehors et le roulement du tonnerre se répercuta dans la nuit.
– Tu ne me reconnais pas ? insistait le galérien. C'est pas possible... Je suis sûr que tu m'as reconnu l'autre jour déjà.
Elle sentit l'odeur de sel et de sueur de ses loques et cria, brusquement révulsée :
– Ne me touche pas ! Ne me touche pas !
– Ah ! tu m'as reconnu. Dis-moi qui je suis ?
– Tu es Calembredaine, le bandit.
– Non, je suis Nicolas, ton maître de la Tour de Nesle...
Une vague soudaine embarqua, les noya tous les deux, et Angélique fut obligée de se cramponner à la balustrade pour ne pas être entraînée à la mer par le reflux. Au-dehors un craquement sinistre répondit au fracas démentiel du tonnerre. Un jeune galérien parut sur le seuil, effaré.
– Caïd, le mât du grand mestre s'est brisé. Qu'est-ce qu'il faut faire ?
Nicolas secouait ses vêtements trempés en jurant.
– Bougre d'andouilles ! râla-t-il, mauvais, si vous ne le savez pas ce qu'il faut faire pourquoi m'avez-vous demandé de saigner tous les mariniers ? Vous disiez que vous pourriez manœuvrer à la mer.
– Mais il n'y a plus de voiles.
– La belle affaire ! On va ramer. On va remettre au boulot les autres, ceux qui sont encore enchaînés sur les bancs. Toi, tu vas taper sur les timbales. Et moi je me charge bien de les faire avancer, tous ces schismatiques et ces moricauds !
Il sortit et peu après la cadence monotone des gongs reprit, dominant les sifflements de la tempête. La galère, qui pendant un interminable moment avait paru folle, donnant de la bande du côté où gisait le mât abattu, reprit son assiette lorsqu'en quelques coups de hache Nicolas eut tranché le bois qui retenait le mât et qu'un coup de mer eut entraîné celui-ci hors du navire. Les pompes entrèrent en action et les rames luttèrent pour redresser le cap. Maintenant que le cauchemar s'était précisé, Angélique avait retrouvé son sang-froid. Cela lui était déjà arrivé dans sa vie de mourir de peur, mais lorsque la tension dépassait la mesure, c'étaient en elle la rage et l'esprit de lutte qui prenaient le dessus. Sa robe trempée collait à ses jambes et la paralysait. Elle se traîna jusqu'à son sac, l'ouvrit, sortit des vêtements et profitant d'une accalmie, en s'y reprenant à plusieurs fois, réussit à ôter sa robe et ses dessous trempés. Prévoyant que sa randonnée pourrait être mouvementée, elle avait emporté à tout hasard un costume masculin de drap gris, qu'elle enfila tant bien que mal. Ses jambes moulées dans le haut-de-chausses, la taille serrée dans l'habit boutonné jusqu'au col de linge blanc, elle se sentit plus à l'aise pour affronter les naufrages... et les forçats. Elle enfila des bottes, noua vigoureusement ses cheveux et les tassa sous un feutre gris. Elle eut encore la présence d'esprit de rouvrir son sac, d'y prendre tout ce qui lui restait d'or pour l'enfermer dans sa ceinture, et ses lettres de change. Tout cela s'accomplissait dans un va-et-vient épuisant de balançoire ; par intermittence le plancher était balayé à grande eau, et le corps du malheureux La Brossardière glissait dé-ci, dé-là, entraîné dans un clapotement d'eau lugubre.
– Angélique, hurla Nicolas, lorsqu'il reparut.
Il avait aperçu cette silhouette de jeune homme et ne comprenait plus.
– Ah ! c'est toi, fit-il avec soulagement. J'ai cru que tu étais passée par-dessus bord quand je ne t'ai plus vue avec ta robe.
– Passer par-dessus bord. Cela ne va pas tarder si cette danse continue.
Les tentures se déchirèrent et le vent s'engouffra en sifflant.
– Ça va mal, bougonna l'homme, je crois bien qu'on file droit vers une côte.
Un vieux forçat à la barbe blanche et à l'œil borgne l'avait accompagné.
– De là on voit bien, fit-il en se penchant à l'arrière dans la nuit démente, là... Là-bas, tu les vois bien les lumières qui dansent... Il y a un port, je te dis... Faut s'y réfugier...
– Tu es fou !... Retomber entre les mains des argousins !
– C'est un petit port de pêcheurs... On leur fera peur et ils se tiendront tranquilles. On ne restera là que le temps que la mer se calme... Si on n'essaie pas de pénétrer là, on va aller se fracasser sur les rochers comme du petit bois.
– J'suis pas d'accord.
– Qu'est-ce que tu proposes alors, caïd ?
– Qu'on essaie de maintenir la mer jusqu'à ce que le temps se calme.
– C'est toi qui es fou, caïd. Ce vieux sabot ne résistera pas.
– On va mettre l'idée au vote. Viens, dit-il en saisissant Angélique par le bras. Tu vas t'abriter dans l'entrepont. Ici, tu te ferais enlever. Je ne tiens pas à ce que les poissons te mangent. Tu es pour moi...
Dans les ténèbres, on devinait plus qu'on ne voyait le désordre de la galère démantelée. La chiourme était à demi pleine d'eau. Sous les fouets de leurs compagnons d'hier les galériens étrangers, russes, maures et turcs, ramaient sauvagement, avec par instants des cris désespérés et terrifiants.
Où était maître Savary ? Où était Flipot ?
Nicolas fut à nouveau près d'elle.
– Ils veulent tous gagner le port qu'on aperçoit là-bas, lui cria-t-il. Moi, non. Avec quelques autres frangins, on va mettre la felouque à la mer et filer. Viens, Marquise.
Elle essaya de lui échapper, entrevoyant le salut dans ce refuge de la galère révoltée à l'abri d'un port. Mais il la saisit, la souleva dans ses bras et la porta vers la felouque.
*****
L'embarcation dansait sur les crêtes des vagues comme une coque de noix, lorsque le jour se leva. Le ciel fut aussitôt très clair. Les nuages avaient fui. Cependant la mer demeurait violente et verte, poussant avec fureur vers la côte ces humains fragiles qui durant des heures avaient osé affronter sa colère.
– À Dieu vat, chacun pour soi ! cria Nicolas, lorsque les falaises rouges se dressèrent, proches et menaçantes.
Les forçats sautèrent à l'eau.
– Tu sais nager ? demanda Nicolas à Angélique.
– Non.
– Viens quand même.
Il se lança à l'eau avec elle, s'efforçant de lui soutenir la tête hors des flots. Elle avala une grande tasse d'eau salée, suffoqua. Une vague l'arracha à Nicolas, la porta à une allure de cheval échappé vers le rivage. Elle sentit le choc dur des rochers et se cramponna avec une force surhumaine. La mer la quitta dans un ruissellement torrentiel. Angélique se traîna un peu plus haut. Le galop fou la rejoignit ; l'eau l'immergea dans son froid linceul, la quitta, la rejoignit encore. Mais chaque fois elle se traînait un peu plus loin. À la fin. elle sentit le poids de son corps qui se hissait aussi lourd que s'il était devenu de plomb, sur le sable d'une grève. Encore ! Encore un peu !... Puis elle trouva un nid de sable et d'herbes sèches, s'y blottit et s'évanouit.
*****
La première pensée d'Angélique fut puérile. Elle ouvrit les yeux, vit le ciel bleu et dur, et songea avec effroi que tout au long de cette nuit terrible, pas un instant elle n'avait songé à recommander son âme à Dieu.
Cet oubli l'atterra comme si elle découvrait en elle un mal caché. Mortifiée, elle n'osait pas réparer son erreur en remerciant la Providence de lui accorder à nouveau, ce matin, la vie. Elle se redressa difficilement, un peu nauséeuse à cause de toute l'eau salée qu'elle avait ingurgitée au cours du naufrage et s'assombrit. La Providence méritait-elle d'être remerciée ? À quelques pas, elle venait d'apercevoir les forçats autour d'un feu allumé sur la plage. Le soleil était haut dans le ciel et la chaleur incandescente avait séché sur elle ses vêtements trempés et jusqu'à ses cheveux. Mais ceux-ci étaient pleins de sable et la peau brûlée de son visage lui faisait mal.
Ses mains étaient égratignées.
Peu à peu, les sens lui revinrent, l'ouïe après celui de la vue. Elle entendait les voix rugueuses des galériens. Ils étaient une dizaine. Deux d'entre eux s'occupaient à faire cuire quelque chose sur le feu, mais les autres étaient debout, en cercle et le ton était à la dispute.
– Non, ça ne va pas, caïd, criait un grand gars blond et dégingandé ; nous, on a suivi en tout ce que tu disais de faire. On a respecté la loi envers toi. À toi de la respecter envers nous. – On l'a méritée comme toi la marquise de l'amiral, affirma un autre, à la voix traînante et grasseyante. Pourquoi que tu dis qu'elle est à toi seul ?
Nicolas se tenait le dos tourné et Angélique n'entendit pas sa réponse. Mais les forçats protestèrent, véhéments.
– C'est toi qui le dis qu'elle t'appartenait avant !
– Tu nous le feras pas croire... C'est une dame du grand monde, qu'est-ce qu'elle aurait fait d'un croquant de ton espèce ?
– Tu cherches à nous avoir, caïd. C'est pas régulier.
– Et si c'était vrai ce qu'il raconte, ça ne tient pas. La loi de Paris c'est une chose, celle des galères, c'est une autre.
Un vieux, gringalet, sans dents et déplumé comme un œuf, dit en levant le doigt :
– Tu connais le dicton de la Méditerranée : « La proie est au cormoran, le butin au pirate, et la femme à tous ».
– À tous, à tous ! braillèrent les autres, en se rapprochant, menaçants, de leur chef.
Angélique leva les yeux vers le sommet de la falaise. Il fallait essayer de gagner la lande et peut-être de se cacher parmi les buissons ou les petits bois de chênes-lièges qui couronnaient le rivage. Le pays n'était pas inhabité sans doute. Des pêcheurs lui offriraient protection.
Elle se redressa avec précaution, se mit à genoux. S'ils pouvaient se battre, ce serait du temps gagné.
Mais la querelle avait paru s'apaiser. Une voix dit :
– Ça ira comme ça, alors, oui, là alors on ne peut rien dire. Tu es le chef, tu as le droit de te servir le premier... Mais laisses-en pour les autres...
Un rire grossier salua ces paroles. Angélique vit Nicolas venir à grands pas vers elle. Elle ébaucha un mouvement de fuite qu'il ne vit pas. En trois enjambées, il la rejoignit et la saisit par le poignet. Ses yeux luisaient farouchement, ses lèvres se retroussaient sur ses dents noircies par la chique de tabac. Il était si absorbé par sa fureur qu'il n'avait pas remarqué son recul et il l'entraîna, courant presque sur le rude sentier de chèvres qui grimpait vers la falaise. Les rires et les quolibets obscènes des forçats demeurés sur la plage les poursuivaient.
– Prends ton temps, caïd, mais ne nous oublie pas... Pour nous aussi, ça urge !...
– Plutôt, grommelait Nicolas, plutôt que je la leur laisserai... Elle est à moi !... Elle est à moi !...
Il s'élança à travers le cailloutis et les petites plantes sèches du maquis, la traînant derrière lui, tandis que le vent les saisissait violemment et rabattait les cheveux d'Angélique sur son visage, comme un étendard, un écheveau de soie aveuglant.
– Arrête ! cria-t-elle.
Le forçat courait toujours.
– Arrête, je ne peux plus !
Il l'entendit enfin, fit halte et regarda autour de lui comme s'il s'éveillait. Ils avaient suivi le bord de la falaise et maintenant la mer était à leurs pieds, d'un bleu presque noir contre le ciel d'un autre bleu, où les mouettes traçaient des arabesques blanches. L'air vif et odoriférant, par brusque retour, les frappait et les suffoquait. Le galérien évadé parut soudain découvrir cette immensité.
– Tout cela, murmura-t-il, tout cela pour moi...
Il lâcha la main d'Angélique pour ouvrir les bras et respirer à pleins poumons, gonflant sa poitrine et ses épaules que les travaux de la rame avaient rendues plus larges encore. Sous le maillot rouge, ses muscles étaient noueux et durs.
Angélique fit un bond de côté et se mit à fuir. Il rugit : « Reviens ! » et se lança à sa poursuite.
Comme il l'atteignait, elle lui fit face, les griffes en avant ainsi qu'une chatte en colère.
– Ne m'approche pas... ne me touche pas...
L'éclat de ses prunelles était si fulgurant qu'il se figea.
– Qu'est-ce qui te prend ? grommela-t-il. Tu ne veux pas que je t'embrasse ? Après si longtemps ? Tu ne veux pas que je te caresse ?...
– Non.
Les sourcils de l'homme se froncèrent. On aurait dit que les mots pénétraient difficilement jusqu'à son esprit et qu'il cherchait à comprendre. Il voulut encore l'attraper mais elle se déroba. Il poussa un grognement déçu.
– Qu'est-ce qui te prend ? Tu ne peux pas me faire ça, Angélique ! J'ai pas eu de femme depuis dix ans, J'ai pas pu en toucher une, à peine en voir... Et tu viens, tu es là, TOI... Je casse tout pour te rejoindre, pour t'arracher à l'autre... Et j'aurais pas le droit de te toucher ?
– Non.
Les yeux noirs du galérien vacillèrent comme sous un brusque égarement de folie. Il bondit sur elle, réussit à la happer, mais elle le griffa si férocement qu'il lâcha prise à nouveau, regardant d'un air hébété les sillons sanglants qui gonflaient à la surface de son bras.
– Qu'est-ce qui te prend ? répéta-t-il. Est-ce que tu ne me reconnais pas, ma mignonne ? Tu ne te souviens donc pas ?... Tu dormais contre moi, à la Tour de Nesle... Je te prenais, je te faisais l'amour, tant que je voulais, tant que tu voulais... C'est pas en rêve, ça ! Ça a existé... Dis : ça n'a pas existé qu'on était du même pays, que je ne voulais que toi, depuis toujours... que tu as voulu de moi le soir de tes noces... C'est quand même bien la vérité. C'est toi que j'ai toujours aimée... Tu ne te souviens donc pas ?... Nicolas, ton ami Nicolas, qui te cueillait des fraises...
– Non, non ! cria-t-elle en s'enfuyant avec désespoir, Nicolas est mort depuis longtemps. Toi, tu es Calembredaine le bandit. Toi, je te hais !
– Mais moi je t'aime ! hurla-t-il.
Ils coururent encore, l'un poursuivant l'autre à travers les buissons, les arbustes épineux qui les accrochaient au passage. Angélique trébucha contre une souche et tomba. Nicolas fut sur elle. Mais déjà, elle se redressait. Il dut la ceinturer étroitement tandis qu'elle se débattait, lui martelant le visage de ses poings.
– Mais moi je t'aime, répétait-il d'un air hagard. Je t'ai toujours voulue, je ne m'en suis jamais lasse... Dés années et des années à crever de désir sur ce banc... Toujours, toujours, je recommençais, je te reprenais en songe... Et maintenant, je ne peux plus attendre...
Il essayait de faire glisser ses vêtements, mais le costume masculin que portait Angélique ne facilitait pas sa tâche. Elle continua à se défendre avec une force surhumaine. Il réussit cependant à déchirer le col de l'habit et à dénuder sa poitrine.
– Laisse-moi te prendre, suppliait-il. Essaie de comprendre... J'ai faim... Je meurs... Je meurs de faim de TOI...
Et c'était une lutte insensée et terrible, parmi les touffes de genévriers et de myrtes et les souffles violents du vent...
Brusquement le forçat fut comme arraché de terre et projeté sur le sol à quelques pas. Un homme venait de surgir des buissons. Son uniforme bleu déchiré laissait voir ses épaules et sa poitrine zébrées de meurtrissures, son visage était tuméfié et marbré de sang séché, mais Angélique reconnut le jeune lieutenant de Millerand. Nicolas, qui se relevait, le reconnut aussi.
– Oh ! môssieu l'officier, fit-il en ricanant, vous n'étiez donc pas encore bon à manger par les poissons lorsqu'on vous a expédié par-dessus bord ? Dommage que je ne me sois pas chargé de la besogne. Vous ne seriez pas là à nous em...
– Misérable ! gronda le jeune homme, tu vas payer tes crimes.
Nicolas se rua sur lui, mais un poing vigoureux l'envoya de nouveau à terre. Le forçat rugit de colère et revint à la charge. Pendant d'interminables minutes les coups résonnèrent, serrés et meurtriers, Les deux hommes étaient à peu près de taille et de force égales. À plusieurs reprises l'officier du roi lui aussi mordit la poussière. Certaines fois Angélique crut qu'il n'allait pas se relever. Déjà, Nicolas, penché sur lui, le martelait sauvagement. Mais d'un mouvement souple, le lieutenant se retourna et frappa du pied son adversaire, à l'estomac. Une seconde plus tard il était debout. Un autre coup, au ventre, fit blêmir Nicolas, sous la salissure de sa barbe. Il faiblit, plié en deux.
– Vermine ! gronda-t-il. Tu étais nourri, toi, tu mangeais des ortolans, pendant que je me gobergeais à la soupe aux fèves des galères...
Implacable, le lieutenant de Millerand le frappa au visage. Nicolas recula encore. Alors les coups commencèrent à tomber dru comme grêle.
Nicolas reculait toujours, en titubant, vers le rebord de la falaise.
– Non ! hurla Angélique.
Brusquement Nicolas perdit pied. Il bascula en arrière, dans le bleu du ciel. Le cri aigu d'Angélique accompagna sa chute à travers la lumière éblouissante, jusqu'au choc sur les rochers pourpres du rivage.
Le lieutenant de Millerand s'essuyait le front.
– Justice est faite, dit-il.
– Il est mort, cria Angélique, oh ! cette fois, il est bien mort. Oh ! Nicolas. Oh ! cette fois, tu ne reviendras plus...
– Oui, il est mort, répéta l'officier. Déjà la mer l'emporte.
Étourdi par le combat qu'il venait de soutenir il ne comprenait rien à ces cris, et à cette sorte de douleur qui la précipitait à genoux, au bord de la falaise, en se tordant les mains.
– Ne regardez pas, madame, c'est inutile. Il est bien mort. Ne craignez plus rien. Mais venez, et taisez-vous de grâce. Il faut éviter d'alerter les autres bandits.
Il l'aida à se relever et tous deux, d'un pas de somnambule, s'éloignèrent du lieu tragique.