5
Un curieux personnage et une leçon d’histoire !
Construit à l’écart de Chinon sur le coteau dominant la Vienne, le château de la Croix-Haute semblait sorti des Très Riches Heures du duc de Berry avec ses girouettes dorées, ses poivrières bleutées, ses fenêtres aux meneaux affinés et ciselés comme des coffrets, ses blanches murailles où s’accrochait une vigne vierge rougie par l’automne. Des vergers qui ressemblaient à des jardins où s’attardaient quelques fleurs en découlaient, jetés là comme par inadvertance, et coupés par le chemin bordé d’ifs aux cimes bien rondes toutes égales, comme si un peintre soigneux les y avait déposés. Sur les arrières on apercevait l’avant-garde de la grande forêt et à l’autre extrémité du chemin c’était le village, joli lui aussi avec son église coiffée d’un petit clocher et construite comme les maisons de ce beau tuffeau de Touraine aux pierres couleur de crème. Proche de ladite église, l’auberge de « Maître François » tenait le milieu du village dont elle était aussi le centre nerveux. Dotée d’une réputation assise depuis près de deux siècles, la maison n’avait jamais manqué de chalands désireux de vérifier, de génération en génération, si le produit de ses casseroles et le contenu de sa cave étaient toujours égaux à eux-mêmes… Le miracle étant que personne, jamais, n’était reparti déçu ! Et cela par la vertu d’une circonstance rarissime : depuis tout ce temps, il y avait toujours un François Maréchal derrière fourneaux et tonneaux – seul variait le prénom de la patronne – si bien que la vieille enseigne, vouée au départ au curé de Meudon François Rabelais, annonçait aussi tous ces François qui s’y étaient succédé.
Un détail qui n’avait pas échappé à Adalbert, fervent lecteur du Guide Michelin et attentif aux petites étoiles que celui-ci dispensait parcimonieusement. Et l’auberge en avait décroché une. Comme, en outre, la maison disposait de quelques chambres, rustiques mais confortables, ce fut non sans un plaisir secret qu’après une manière de course à l’abîme dans laquelle son passager avait pensé périr cent fois, il stoppa la voiture devant « l’hostellerie » aux environs de midi et demi.
— Voilà ! soupira-t-il avec satisfaction. Nous sommes sur place. Alors d’abord s’enquérir si l’on peut nous loger, puis nous sustenter et enfin tâcher de se faire bien voir du patron… Toi, je ne sais pas, mais moi je me sens une faim de loup, ajouta-t-il en ôtant ses gants sous l’œil tout de même un peu surpris d’Aldo.
— Dis-moi, demanda le rescapé, tu n’aurais pas un peu perdu de vue ce qui nous amène dans cet endroit ? Charmant au demeurant, mais nous allons peut-être découvrir un véritable drame.
— Raison de plus pour l’aborder en pleine forme !
Un quart d’heure plus tard, nantis chacun d’une chambre claire et fleurant bon le linge frais où ils ne s’attardèrent que le temps de se laver les mains et de se donner un coup de peigne, ils prenaient place à une table proche de la vaste cheminée à l’ancienne où brûlaient trois grosses bûches pour « dégourdir l’atmosphère », comme le précisa Joséphine Maréchal, la patronne, en venant prendre leur commande. D’un commun accord, ils optèrent pour les rillettes locales, une alose de Loire au beurre blanc et un poulet aux champignons : ce sympathique programme arrosé, bien entendu, d’un vin de Chinon d’une année particulièrement réussie et, pendant un moment appréciable, on n’entendit dans la salle que le cliquetis des couverts, quelques appréciations laudatives et le bruit de papier froissé généré par le seul client qui, près des fenêtres, lisait un journal derrière lequel il disparaissait la plupart du temps.
Le patron arriva avec le café. Sous la toque blanche qui lui mettait la tête à mi-chemin des pieds, c’était un petit homme rond de partout : le visage, le nez, les yeux, la bedaine tendant sans un faux pli le tablier blanc immaculé. S’il n’avait arboré une imposante moustache grisonnante, on aurait pu le prendre pour le jumeau de sa moitié tant ils se ressemblaient. Son sourire dévoilait un assortiment judicieux de dents blanches et de dents en or.
— Ces messieurs sont-ils satisfaits ? demanda-t-il en disposant sur la table trois verres ballon qu’il emplit aussitôt avec le contenu à peine doré de la bouteille qu’il serrait sous son bras.
— Tout à fait ! fit Aldo. C’était remarquable ! Je n’avais pas vraiment faim mais je me suis régalé… au point d’avoir un brin sommeil !
— Goûtez mon eau-de-vie de poire ! Elle vous réveillera… à moins que vous ne préfériez une petite sieste ?
— Je ne dirais pas non, répondit Adalbert après avoir « tasté », mais on n’est pas ici pour dormir, hélas ! On verra ce soir !… Votre poire est géniale ! J’en reprendrais volontiers une lichette. C’est vous qui la faites ?
— Non. C’est le frère de Mme Maréchal. Il met toutes sortes de fruits en tonneaux !
— On en avait déjà entendu parler par un ami, reprit Aldo. Un ami qui d’ailleurs devrait être ici…
— Ah bon ? C’est un client habituel ?
— Habituel, non… Il est venu deux ou trois fois au château au temps de ce pauvre Van Tilden qui, chose rare, lui accordait de bonne grâce un moment d’entretien. On sait qu’il descendait chez vous et, pour ne rien vous cacher, c’est lui que nous venons rejoindre.
— Il s’appelle comment ?
— Berthier, Michel Berthier… du Figaro. Vous avez dû le voir ces jours-ci ?
La bonne figure épanouie de l’hôtelier eut tout à coup l’air de rétrécir. On put même craindre, un instant, qu’il ne se mette à pleurer.
— Le journaliste ? émit-il à voix presque basse. C’est l’un de vos amis ?
— Oui, répondit Adalbert. C’est un confrère… et même assez souvent un concurrent !
— Vous êtes de la presse, vous aussi ?
— Exact ! Moi, je suis Lucien Lombard de L’Intran et mon copain c’est Morlière de L’Excelsior… On ne serait pas venus si la femme de Berthier ne nous avait appelés parce qu’elle est inquiète. Il paraît que son mari avait déniché un scoop dans le coin. Évidemment, il ne lui a pas expliqué de quoi il retournait, mais il devait partir pour deux jours. Or ça en fait quatre et il ne lui a plus donné signe de vie, contrairement à son habitude !
— Il lui raconte tout ce qu’il fait ?
— Quasiment. Ils sont jeunes mariés et parents d’un bébé de quelques mois. Ils se sont connus pendant une affaire pénible où elle a été blessée. Alors elle s’affole facilement ! Il faut comprendre !
— Mais comme il a dû venir ici, il vous a peut-être dit quelque chose ? intervint Morosini.
— Eh non ! Il ne m’a rien dit pour la simple raison qu’on ne l’a pas vu ! Enfin, je veux dire qu’on ne s’est pas parlé. Je n’ai pu que voir passer sa voiture.
— Elle se dirigeait de quel côté ?
— Vers le château… enfin vers le haut du village.
— Il allait visiter quelqu’un ? Parce que, évidemment, dans le château il n’y a plus grand monde !
— Détrompez-vous ! Il est à nouveau occupé !
— Par qui ?
— Un étranger… un certain M. Catannei, malade de surcroît. Il est arrivé en ambulance. C’était, paraît-il, un ami de M. Van Tilden et, comme il aimait particulièrement le château où il est venu plusieurs fois, il l’a loué à la mairie pour une durée indéterminée. On en avait parfaitement le droit puisque le domaine nous appartient…
— On ? s’étonna Morosini.
— Je suis conseiller municipal… et comme ce monsieur proposait un prix plus que raisonnable, il n’y avait aucune raison de lui refuser, au contraire : il a amené des domestiques et la maison sera bien entretenue.
— À quoi ressemble-t-il ? demanda Adalbert.
— Ma foi, je l’ignore. Il ne s’est pas encore montré dans le village. Seul Monsieur le maire l’a… entrevu. D’après lui, notre locataire est très âgé mais apparemment très gentil.
— Ce n’est pas incompatible, sourit Aldo. Mais revenons-en à Berthier. Vous dites que vous l’avez vu passer. Et c’est tout ?
Maréchal resservit de la poire, hésita un instant, puis attira une chaise et s’installa.
— Écoutez, ça ne sert à rien de tourner autour du pot ! Autant vous raconter tout de suite. Votre copain, il allait chez Louis Dumaine, un ancien serviteur du château qui habite une jolie petite maison au bout du village. On ne sait pas combien de temps il y est resté ni quand il est parti… sans doute aux environs de 11 heures du soir d’après le médecin légiste.
— Le médecin légiste ? s’exclamèrent les deux hommes d’une seule voix.
— Ben, oui. Ça va vous faire un choc, mais le lendemain matin, on a retrouvé Dumaine assassiné.
Ce fut d’abord le silence. Ni Aldo ni Adalbert n’en croyaient leurs oreilles. Ce fut le second qui réagit en premier :
— Vous n’imaginez tout de même pas que c’est Berthier qui l’a tué ?
— Et qui d’autre ? Personne ne l’a revu. Quelqu’un a entendu sa voiture repartir. Les gendarmes le recherchent toujours, mais il doit être loin…
— Pas chez lui en tout cas puisque sa femme est malade d’inquiétude ! En outre au Figaro ils ne savent pas ce qu’il a pu devenir…
— Vous pensez bien qu’après avoir fait son coup il a dû filer le plus loin possible avec ce qu’il était venu chercher…
— Il n’est pas venu chercher quelque chose mais apprendre quelque chose et si vous voulez tout savoir, c’est ce Dumaine qui l’a appelé…
Emporté par son élan, Adalbert allait sans doute en dire plus qu’il ne convenait – après tout, même conseiller municipal, même étoilé au Michelin et pourvu d’une bouille sympathique, le digne aubergiste n’était peut-être pas blanc bleu –, aussi Aldo intervint-il :
— … et il ne devait pas mourir d’envie de se faire trucider. Qui mène l’enquête ?
— Les gens de Chinon, forcément. C’est à deux pas et c’est la sous-préfecture. On nous a envoyé l’inspecteur Savarin et, croyez-moi, s’il a un nom succulent, c’est vraiment tout ce qu’on lui a trouvé. Il soupçonne tout le monde.
— Il faudrait s’entendre, reprit Aldo. Il soupçonne Berthier, non ?
— Je vous l’ai dit !
— Alors pourquoi tout le monde ?
— Parce qu’il est comme ça et comme vous n’allez pas tarder à le voir, vous pourrez en juger !
Les deux complices échangèrent un regard. Si ce Savarin ressemblait à Lemercier, le policier de Versailles, ils couraient tous les deux à la catastrophe, surtout en se baladant sous une fausse identité.
L’aubergiste se leva soudain et se pencha vers la fenêtre :
— Tenez ! Qu’est-ce que je disais ! Le voilà qui arrive à la mairie ! Ce serait étonnant s’il ne venait pas faire un tour chez moi !
— Pourquoi ? Il vous suspecte aussi ?
— Oh, avec lui on ne sait jamais ! Je croirais plutôt qu’il vient voir s’il n’y a pas du nouveau. Des voyageurs inconnus, par exemple…
Sur cette prédiction rassurante, il regagna sa cuisine en se dandinant avec, semblait-il, une certaine hâte.
— Qu’est-ce qu’on décide ? demanda Aldo. On s’en va ou on l’attend ? Et si on l’attend, on se déclare sous quelle identité ?
— La fausse ne tiendrait pas la route. Et si on partait, on aurait l’air de fuir…
— Entièrement d’accord, mais si c’est ça, je crois judicieux d’ouvrir un parapluie. Avec ta permission, je vais téléphoner à Langlois et lui déballer notre histoire. Il vaut mieux qu’il soit au courant…
Il s’enfonça dans les profondeurs de la maison en réclamant le téléphone et le trouva sur le comptoir du bar, comme le lui indiqua Maréchal.
— Quel numéro demandez-vous ? fit celui-ci. La préposée est légèrement dure d’oreille et faut savoir la prendre.
— Alors, dans l’ordre : Paris, la préfecture de police et le commissaire principal Langlois ! Voilà le numéro, ajouta-t-il en l’écrivant sur une page qu’il arracha de son calepin. Ça va demander longtemps ?
— On ne sait jamais ! Dites donc, vous avez de belles relations, vous ! C’est vrai que les journalistes…
— Vous n’avez pas de cabine téléphonique ? Ce que j’ai à dire…
— Oh, faut pas vous tourmenter pour ça, je n’écouterai pas ! On a sa dignité, que diable !
La chance était avec Aldo. Cinq minutes plus tard, la voix peu amène de Langlois se faisait entendre.
— Morosini ? C’est vous ? Mais on m’a annoncé… Dans quelle aventure délirante vous êtes-vous encore lancé ? Ma parole…
— Pour l’amour du Ciel, laissez-moi parler. Hier soir, la femme de Michel Berthier, du Figaro, m’a appelé au secours. Son mari parti depuis plus de trois jours ne donne plus signe de vie…
— Qui l’avait demandé ?
— Un certain Dumaine, ancien serviteur de Van Tilden qui lui a assuré posséder la preuve qu’il ne s’était pas suicidé. Naturellement, il a filé immédiatement et nous on a suivi…
— « Nous », ça signifie Vidal-Pellicorne et vous ?
— Qui voulez-vous que ce soit ? Berthier est effectivement arrivé au village. On l’a vu passer dans sa voiture et on l’a entendu repartir. Seulement le lendemain matin on a trouvé Dumaine assassiné… et Berthier envolé. Mais vous êtes peut-être au courant ?
— Non. Les faits divers locaux ne nous parviennent pas forcément !
— Locaux ? La mort du milliardaire, de son serviteur et un reporter du Figaro soupçonné de meurtre suivi de fuite ? Vous êtes bien délicat, dites donc.
— On va jeter un coup d’œil de ce côté-là… mais, à propos, que dit la police de Chinon ?
— Je ne sais pas encore, mais on ne va pas tarder à faire connaissance avec l’inspecteur Savarin. C’est lui qui poursuit Berthier et il aurait, paraît-il, tendance à suspecter tout ce qui n’appartient pas au panorama local et…
Un éclat de rire lui coupa la parole et le vexa.
— Heureux de vous amuser ! Je ne vois pas ce que j’ai dit de si drôle…
— Oh, mais vous l’apprendrez. D’abord il s’appelle comment, votre inspecteur ?
— Savarin mais…
— Joli nom ! Seulement vous avez une frousse bleue de tomber sur une copie conforme de ce bon Lemercier ! Vrai ou pas ?
— Vrai ! lâcha Morosini de mauvaise grâce. Mais par pitié, arrêtez de rigoler ! Que Van Tilden ait été assassiné ne devrait pas éveiller une aussi franche gaieté chez le grand patron du Quai des Orfèvres, sacrebleu !
— Non. Vous avez raison. Je vais…
Aldo n’en entendit pas plus : une main large comme un battoir à linge et ornée de quelques poils bruns et frisés venait de couper la communication. En même temps la source de lumière que déversait la fenêtre voisine se trouva occultée par une résurgence d’homme des cavernes barbu, moustachu, assez bien habillé d’ailleurs, qui dardait sur lui un sourire féroce et un regard de matou hargneux voisin de celui de Plan-Crépin quand elle était en colère. Simultanément une voix de basse-taille susurrait :
— Intéressant, tout ça ! On téléphone à qui ?
S’il était une chose dont Morosini avait horreur, c’était qu’on le traite en petit garçon sous le prétexte que l’on dominait son mètre quatre-vingt-trois d’une quinzaine de centimètres ! Il répondit d’un ton sec :
— Commissaire principal Langlois, 46, quai des Orfèvres à Paris… et dont vous connaissez certainement le numéro. Vous devriez le rappeler, ne serait-ce que pour vous excuser de lui avoir coupé la parole. Il a le cuir sensible !
— On verra plus tard ! Pour l’instant nom, prénom, âge et qualité ! fit le policier en sortant un carnet et un crayon.
Sa voix portait loin et attira Adalbert.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien ! Ça ne vous regarde pas !
L’archéologue considéra un instant le phénomène et afficha un sourire enjôleur.
— Moi, je crois que si, parce qu’on fait une paire, mon camarade et moi. À qui ai-je l’honneur ?
— Inspecteur Savarin, présenta Aldo. De la police de Chinon. On en est au contrôle d’identité. Mais tu vas devoir y passer aussi ! ajouta-t-il en sortant son passeport qu’il présenta ouvert et le policier, bien sûr, tiqua :
— Prince… Morosini, de Venise ?
Puis brama :
— Encore un de ces fichus Italiens ! Comme ceux du château ? Mais ce n’est pas possible, c’est une invasion ?… Et vous, continua-t-il à l’adresse d’Adalbert, vous en êtes aussi ?
— Ah non ! protesta l’interpellé qui avait envie de rire en lui tendant sa carte d’identité. Moi, je suis un brave petit Français moyen !
— Et vous faites quoi ?
— Archéologue ! C’est écrit là…
— Bon, je les garde… provisoirement ! En attendant, vous allez venir avec moi !
— Et où ?
— À Chinon pour qu’on prenne vos dépositions ?
— Vous ne pensez pas, opposa Aldo qui commençait à bouillir, qu’il serait plus judicieux de se mettre à la recherche de Michel Berthier qui est, paraît-il, accusé de meurtre et dont nous avons grand-peur qu’il ne lui soit arrivé un sérieux problème ? J’ose vous rappeler qu’il a disparu depuis quatre jours !
— Mais on s’y active, figurez-vous ! Et comme vous me semblez avoir plein de choses à m’apprendre, on va s’en occuper dans les règles à mon bureau !
— Bon ! fit Aldo, conciliant. Je vais chercher la voiture !
— Inutile. Elle peut dormir au garage… et on vous ramènera ! Chinon n’est jamais qu’à cinq kilomètres !
— On pourrait aussi revenir à pied, marmotta Aldo entre ses dents.
Le policier l’avait entendu, et riposta même jeu :
— … ou ne pas revenir du tout !
Aldo préféra ne pas insister. Non sans une certaine mélancolie, il pensa qu’il devait traîner, accrochée à ses basques, une espèce de malédiction qui le rendait antipathique à première vue à la gent policière de quelque pays que ce soit ! À peine entrevu, ils se ruaient sur lui, portés par une sorte de frénésie gourmande. Avec le temps il avait réussi à vaincre l’antipathie initiale de Langlois comme du Britannique Warren jusqu’à en faire des amis, mais ce n’avait pas été sans mal. Seul Phil Anderson, le patron de la police métropolitaine de New York, l’avait traité cordialement mais c’était bien le seul et c’était grâce à une recommandation de Warren. Tous les autres, sous toutes les longitudes, l’avaient traité en gibier de potence qu’il convenait de retirer le plus vite possible de la circulation. Rien n’avait changé et c’était reparti pour un tour ! Il en vint à conclure que Lisa avait raison : on ne devrait jamais quitter Venise !
En dépit de ses idées sombres, il se laissa séduire par ce qu’il voyait. La campagne était ravissante et il aima tout de suite Chinon, ses maisons blanches coiffées d’ardoise bleutée étirées le long de la Vienne, sous l’œil débonnaire d’une monumentale statue de Rabelais, d’une autre plus guerrière de Jeanne d’Arc et sous la protection d’une immense ruine féodale accrochée au coteau. Des platanes la soulignaient, faisant de ses quais une agréable promenade qu’il devait faire bon, le soir, longer en compagnie d’un cigare en regardant les étoiles se refléter dans l’eau. La Vienne, à cet endroit, était toute proche de son union avec la Loire. Elle était large, splendide et toute bruissante du cri des martins-pêcheurs. Une île qu’enjambait le pont gisait en plein milieu comme un joyau entre deux rubans d’argent.
Élevé par une mère restée française au fond du cœur, il n’ignorait rien d’une histoire dans laquelle l’épopée de Jeanne, la Pucelle aux voix célestes, occupait une belle part. Or c’était à Chinon qu’elle avait rejoint le roi Charles, puis joué un rôle si éclatant en donnant la chasse aux Anglais. En dépit de ses soucis, Aldo aurait aimé errer dans les rues étroites, si typiquement médiévales, qui avaient vu parader la jeune fille sur son cheval blanc. Il imaginait la curiosité mâtinée de ferveur chez ceux qui la regardaient passer. Elle devait être…
Un coup de coude dans les côtes le ramena sur terre.
— Tu sais qu’on est à deux doigts de l’arrestation ?
— Euh… oui.
— Et ça t’enchante à ce point-là ? À quoi penses-tu avec ce sourire ?
— Je suis retourné cinq siècles en arrière. À Jeanne d’Arc montant au château. C’est si facile de l’imaginer dans ce merveilleux vieux quartier que les gens du pays ont si intelligemment su conserver !
— Pense plutôt à ce merveilleux commissariat de police fleurant joyeusement la sueur et le tabac refroidi.
Adalbert se trompait. Occupant quelques pièces du rez-de-chaussée de la mairie, le commissariat était un modèle d’ordre et de propreté sentant bon l’encaustique et le café. Savarin les introduisit dans un couloir vitré contre les murs duquel s’alignaient des bancs qu’on les invita à occuper avant que leur mentor ne s’éclipse par la porte du fond qui, elle, n’avait pas de carreaux. Sans doute le bureau du patron où Savarin disparut en oubliant de frapper… Il en ressortit presque aussitôt, visiblement mécontent, s’assit entre ses deux « suspects », poussa un énorme soupir, extirpa une pipe de sa poche et entreprit de la bourrer.
— On peut en faire autant ? demanda Adalbert, mais il n’eut pas le loisir de prendre la sienne : la porte s’ouvrait et le commissaire en sortit, escortant avec toutes les marques du respect un homme d’un âge respectable, très grand et très maigre qu’il accompagna au bout du couloir tandis que, rassemblant ses troupes, Savarin les propulsait dans le bureau déserté où le commissaire Desjardins revint peu après pour considérer ces bobines nouvelles qu’on lui amenait.
— Qui sont ces messieurs ? s’enquit-il en leur désignant deux chaises.
— Les suspects que je vous ai annoncés, patron ! Des amis de l’assassin dans l’affaire Dumaine.
— En quoi sont-ils suspects ?
— D’abord d’usage de fausse identité. Je les ai trouvés à l’auberge de Maréchal où ils venaient déjeuner en usurpant la qualité de journalistes.
— Que nous ne sommes pas, je l’admets volontiers, Monsieur le commissaire, coupa Adalbert. Seulement des amis de ce pauvre Berthier – qui lui en est un vrai – envoyés à sa recherche sur la prière de sa jeune femme qui n’a plus de nouvelles depuis quatre jours. Il nous est apparu que nous aurions les coudées plus franches en nous présentant sous le couvert de membres de la presse pour essayer de savoir ce qu’il est devenu. C’est un remarquable reporter et un charmant garçon…
— Remettons à plus tard le plaidoyer ! Qui êtes-vous en réalité ?
Savarin lui tendit les titres d’identité ouverts et il donna d’abord la priorité au passeport, relevant aussitôt un sourcil surpris.
— Prince Morosini, de Venise ? Peste ! Il me semble que depuis quelque temps nous intéressions beaucoup nos voisins italiens ! Et vous, Monsieur… ?
— Vidal-Pellicorne ! Adalbert Vidal-Pellicorne ! C’est à n’y pas croire ! Mais je suis sûr de ne pas me tromper !
En effet ce n’était pas Adalbert qui avait répondu à la question du commissaire, mais bien le vieux monsieur qui venait de sortir et qui faisait irruption dans le bureau. Sans plus de façons, il prit celui-ci aux épaules pour mieux l’examiner.
— Saperlipopette ! Si je m’attendais… Et qu’est-ce que vous fabriquez ici, mon garçon ?
— Vous le connaissez, Monsieur le professeur ? émit le commissaire.
— Je pense bien ! C’était mon meilleur élève à Janson-de-Sailly ! L’un des plus turbulents aussi ! Mais il a fait une sacrée carrière depuis et j’ai lieu d’en être fier, même si ce n’est pas dans la même partie que moi. Égyptologue, hein ?
— C’est ça ! exulta Adalbert avec un large sourire. Moi aussi, cela me fait plaisir de vous revoir, Monsieur le professeur ! J’ai eu également des échos de votre parcours : le Collège de France, n’est-ce pas ?
— S’il vous plaît, Messieurs, intervint Desjardins d’une voix plaintive. J’aimerais énormément que vous portiez votre attention sur ma modeste personne. Je souhaiterais savoir si vous connaissez aussi mon autre visiteur, professeur ?
— Pas du tout !
Adalbert prit la parole :
— Je vais remédier à cela : professeur, je vous présente le prince Aldo Morosini, expert international en joyaux anciens et aussi mon meilleur ami.
Le nouveau venu, qui ressemblait curieusement à une tortue à moustache et cheveux blancs habillée d’un ample manteau en tweed gris et d’une sorte de chapeau assorti, avança son grand nez pour mieux dévisager Aldo.
— Morosini de Venise ?
— On n’en trouve pas des masses ailleurs, fit observer Adalbert : Aldo, voici l’un des meilleurs historiens français – si ce n’est le meilleur ! –, le professeur Hubert de Combeau-Roquelaure.
Ce fut au tour d’Aldo de relever les sourcils en regardant plus attentivement le personnage que cet examen semblait amuser follement :
— Roquelaure ? apprécia-t-il. Des ducs ?
— Vous en connaissez d’autres ? Il m’étonnerait ! Ne cherchez pas, mon garçon ! J’ai été moi aussi amoureux de ma cousine Isabelle, votre mère, avant qu’elle ne préfère aller soupirer à deux sous le pont adéquat. J’ajoute que j’ai furieusement détesté votre père… mais que je suis très content de vous connaître… cousin ! conclut-il en tendant une main qu’Aldo saisit avec enthousiasme, tandis qu’Adalbert éclatait de rire.
— Ça, c’est incroyable ! Si ça continue, je vais finir par croire qu’on a été frères dans une vie antérieure…
— Ce qui est incroyable, brama le commissaire au bord de la crise de nerfs, c’est que vous ayez choisi mon bureau pour vos retrouvailles familiales ! On se croirait dans une sacristie un jour de mariage royal ! Je vous rappelle que nous nous occupons d’un crime ! Alors, s’il vous plaît ! intima-t-il en désignant les sièges abandonnés.
— Excusez-nous, commissaire, plaida Aldo en allumant son plus séduisant sourire, mais admettez que ce qui nous arrive est peu courant…
— J’admets tout ce que vous voulez, à condition que nous revenions au but premier de votre visite : le meurtre de M. Dumaine et la disparition de votre ami Berthier. Pour votre identité, elle me paraît établie de façon… surabondante. Alors maintenant racontez-moi votre version des faits ! À vous, Monsieur…
— Vidal-Pellicorne ! souffla obligeamment le professeur qui s’installait au lieu de repartir, visiblement ravi de l’aubaine. Il va vous exposer la chose de façon magistrale. Ses conférences sont très courues… Bon, je me tais !
Ce fut en effet clair, rapide net et précis. Le commissaire Desjardins reprit :
— Cette Mme Berthier vous a informé que Dumaine avait téléphoné à son époux pour lui demander de venir le voir discrètement ?
— Ce n’est pas moi qui ai reçu l’appel, mais mon ami Morosini. Cependant j’étais auprès de lui, je tenais l’écouteur et j’ai entendu Mme Berthier dire que Dumaine prétendait posséder la preuve que M. Van Tilden ne s’était pas suicidé mais avait été assassiné…
— Où étiez-vous à ce moment-là ?
— Chez la grand-tante de Morosini, la marquise de Sommières chez qui il descend toujours quand il est à Paris.
Le professeur émit alors une sorte de ricanement qui lui valut un coup d’œil exaspéré du commissaire. Cependant le policier n’eut pas le loisir de reprendre son questionnaire : l’inspecteur Savarin, qui s’était éclipsé au début de la joute oratoire, vint avertir que l’on venait de repêcher une voiture dans la Loire et que, d’après le numéro minéralogique, il pourrait s’agir de celle du journaliste : mais nulle trace de lui.
Aussitôt Aldo et Adalbert furent debout.
— C’est ce que nous redoutions ! s’écria le premier. Il a été bel et bien attiré dans un guet-apens et si, cela se trouve, Dumaine était déjà mort quand Berthier est arrivé chez lui ! Juste à temps pour faire un coupable idéal ! Lui aussi a été éliminé ! Ensuite on a dû se débarrasser de son corps et de sa voiture séparément !
— Pourquoi séparément ? bougonna Savarin. Je veux dire, pourquoi pas l’un dans l’autre ?
— Mais pour laisser planer un doute, voyons ! expliqua Adalbert. En admettant toutefois que ça puisse avoir un sens ! Se débarrasser d’une auto rapide au lieu de filer avec ne relève pas d’une vive imagination !
— Comme on ne sait pas en quoi consistait la preuve annoncée, cela peut être un objet précieux valant la peine de disparaître pour un certain laps de temps.
— Écoutez, s’indigna Aldo au bord de l’explosion, il me semble urgent de prendre vos lorgnettes par le bon bout, d’essayer de voir les faits comme ils se sont vraiment passés et chercher une victime plutôt qu’un coupable ! Berthier n’est ni un truand, ni un criminel, sacrebleu ! C’est l’une des plus brillantes plumes du Figaro. En outre, marié à une ravissante jeune femme qu’il adore, il vient d’être père d’un petit garçon. En répondant à ce coup de téléphone bizarre, il n’a fait que son métier et vous voulez lui coller un meurtre sur le dos ?… Réveillez-vous, bon sang ! Je jurerais qu’il a trouvé votre Dumaine déjà refroidi. Qu’a révélé l’autopsie ?
Le commissaire toussota et se mit à tripoter les papiers épars sur son bureau.
— Notre médecin légiste est malade et celui de Tours est débordé. Il sera là demain à la première heure !
— C’est le Moyen Âge ici ! relaya Adalbert. Au fait, pendant que vous y serez profitez-en pour faire exhumer Van Tilden !
— Pour quoi faire ? Il s’est suicidé en laissant une lettre de sa main !
— Et on n’a pas pratiqué d’expertise médicale ? Quand il y a suicide, c’est obligatoire !
— On s’est contenté d’un prélèvement stomacal. Van Tilden appartenait à une secte pour qui l’ouverture d’un corps est une intolérable profanation. Son secrétaire et plusieurs membres du personnel appartiennent à la même association. Ils étaient en larmes. On n’a pas jugé utile de les blesser dans leurs croyances. Pour quelle raison d’ailleurs ?
— Pour apprendre, intervint le professeur, qu’entre un suicidé volontaire et quelqu’un que l’on y contraint, il existe toujours de menues différences. Et comme les fidèles serviteurs ne sont plus dans les parages, vous pourriez au moins demander un nouvel examen. Cela vous renseignerait si Dumaine avait une chance de posséder une preuve… et d’attirer votre journaliste dans un piège, non ?
— Possible, mais cela va déclencher tout un tintouin. Il faut des autorisations judiciaires. En outre, si M. Van Tilden repose dans sa chapelle, le château est occupé par un étranger, malade de surcroît, qui peut ne pas apprécier de voir sa maison envahie…
Le commissaire Desjardins fut interrompu par le téléphone qu’il décrocha d’un geste excédé.
— Allô !… Oui, c’est moi !
Un silence puis soudain le ton se fit beaucoup plus amène.
— Je comprends entièrement votre point de vue, Monsieur le principal, et je peux vous assurer… oui… oui… Tout à fait… Ils sont là et… Je vois !
La conversation se poursuivit, mais Aldo et Adalbert avaient échangé un coup d’œil satisfait : le principal en question ne pouvait être que le cher Langlois qui, après mûre réflexion, avait décidé d’étendre son aile tutélaire sur ses deux éclaireurs occasionnels. S’ils l’agaçaient souvent, ils ne lui en avaient pas moins rendu de petits services non négligeables.
La communication terminée, Desjardins trouva un sourire pour annoncer à ses visiteurs, sans d’ailleurs s’expliquer davantage sur son correspondant, qu’il leur rendait leur liberté, en les priant toutefois de rester jusqu’à nouvel ordre à sa disposition. Ce qu’ils acceptèrent volontiers.
— Nous vous demandons seulement, Monsieur le commissaire, d’avoir l’amabilité de nous ramener à notre auberge.
— N’en faites rien, mon ami, intervint le professeur. J’ai ma voiture dans la cour et je vais emmener ces messieurs afin de pouvoir bavarder avec eux !
— S’ils aiment vivre dangereusement, pourquoi pas ? Donc, ajouta-t-il s’adressant aux deux hommes, vous nous restez ?
— Rassurez-vous, Monsieur le commissaire, c’était bien dans nos intentions, dit Morosini. Nous ne partirons pas avant d’avoir une certitude sur le sort de notre ami…
En entendant Desjardins émettre l’idée qu’il y avait un danger quelconque à se faire transporter par le professeur, Aldo pensait qu’ils allaient confier leurs vies à l’un de ces fous de la vitesse qui, une fois un volant entre les mains, foncent droit devant eux avec un parfait mépris des obstacles, et il ne se trompait pas tout à fait. À ceci près que le véhicule en question était une vénérable Delaunay-Belleville qui devait être contemporaine de la Panhard-Levassor de Tante Amélie, et bénéficiait de soins tout aussi attentifs. Pas une éclaboussure, pas un grain de poussière sur la carrosserie gris Trianon et les accessoires de cuivre brillants comme de l’or. Elle était garnie de cuir noir sans la moindre égratignure. Son propriétaire en était d’ailleurs assez fier !
— Qu’en pensez-vous ? Voilà ce que j’appelle une voiture ! Prenez place, Messieurs, et vous pourrez constater qu’elle est aussi des plus confortables…
C’était indéniable et les deux compères s’installèrent sur la banquette arrière avec un sourire indulgent. Qui s’effaça vite quand, après avoir mis en marche d’une manivelle autoritaire, le professeur, le nez chaussé de grosses lunettes, se lança dans la circulation – heureusement relativement réduite ! – de la ville. Ses passagers eurent juste le temps de se cramponner aux luxueuses dragonnes de passementerie pour ne pas être précipités à genoux sur le tapis, et aussi de recommander leurs âmes à Dieu.
— Tu es sûr qu’il ne cousine pas plus ou moins avec le cher colonel Karloff ? demanda Adalbert. C’est tout à fait son style : « Droit sur l’obstacle et advienne que pourra ! »
— Pour la parenté, ça m’étonnerait, mais pour la manière, il y a de ça ! répondit Aldo qui se souvenait de parcours terrifiants dans le taxi de l’ancien colonel des cosaques du Tsar. Vu l’âge, ils ont dû avoir le même moniteur ! On peut toujours adresser une prière à saint Christophe !
Craintes inutiles ! Aussi habile – ou chanceux ! – que le Russe, le Français déposa – ou pour être plus exact, vida – le contenu de sa machine infernale pile devant la porte de l’auberge.
— Alors ? Elle marche, hein ? fit-il, une note de triomphe dans la voix.
— À… à merveille ! Et même plus, à miracle ! approuva Adalbert. J’ignorais qu’on pouvait atteindre cette vitesse avec ce genre de machine !
Le professeur eut un geste désinvolte.
— Question de réglage !… Mais il est déjà tard, ajouta-t-il en consultant un gros oignon en or, et il est temps que je vous laisse.
— Vous ne voulez pas rester un peu et dîner avec nous ? proposa Aldo. Vous vivez ici et je ne connais pas beaucoup, sinon pas, la région.
— Quoi ? Jamais visité les châteaux de la Loire ? Alors que vous êtes à moitié français ?
— Jusqu’à la guerre, l’occasion ne s’en est pas trouvée et après je n’en ai plus eu le loisir.
— On va y remédier ! En attendant, je dînerai volontiers avec vous…
Maître François qui s’était fait quelques soucis pour ses clients en les voyant partir avec le redoutable Savarin, et ravi d’un convive supplémentaire – qu’il connaissait d’ailleurs ! –, se montra aux petits soins. Il les installa près d’une fenêtre dominant la vallée de la Vienne, non loin de la vaste cheminée où crépitait un bon feu. Le temps d’automne était beau mais il commençait à faire frais…
On avait à peine entamé le vouvray de l’apéritif qu’Aldo lâchait la question qui lui brûlait les lèvres depuis un moment déjà :
— Tout à l’heure, lorsque j’ai répondu au commissaire qu’à Paris je logeais chez la marquise de Sommières, vous avez, il me semble, émis une sorte de… ricanement. Me suis-je trompé ?
— Non ! J’ai en effet ricané. C’était difficile de faire plus.
— Vous la connaissez donc ?
— C’est peu de le dire… Elle était ma belle-sœur ! J’avais épousé sa sœur, si vous préférez ! Dites-moi, mon garçon, vous ne me paraissez guère au courant des alliances familiales ! Ce n’est pourtant pas le bout du monde, votre sublime Venise ! Ou serait-ce que le vieux chameau m’aurait définitivement rayé de son carnet d’adresses ?
Le « vieux chameau » ne passa pas. Aldo s’étrangla dans son verre de vin et se fût étouffé si le coupable n’était venu à son secours en lui assénant dans le dos quelques tapes à assommer un bœuf.
Du coup il ne trouva plus à son service qu’un filet de voix à peine audible qu’Adalbert se hâta de relayer :
— Évidemment, vous ne pouviez pas savoir, professeur, mais Morosini a beaucoup d’affection pour Mme de Sommières. Affection que je partage d’ailleurs, précisa-t-il en manière d’avertissement. C’est, en vérité, une merveilleuse vieille dame, encore très belle malgré son âge et, en outre, elle est douée d’un solide sens de l’humour !
— J’en viens à me demander si nous parlons bien de la même personne ! Marie-Amélie de Feucherolle, devenue par mariage marquise de Sommières, mère d’un fils…
— … qu’elle a eu la douleur de perdre il y a quelques années. Si vous ajoutez qu’elle habite, rue Alfred-de-Vigny, un magnifique hôtel hérité d’une grande cocotte qu’un oncle aimant s’amuser avait eu l’audace d’épouser.
— C’est bien ça ! Et maintenant je m’interroge : me serais-je trompé ?
— De quoi ? croassa Aldo qui retrouvait à la fois son souffle et sa couleur habituelle.
— De sœur ! Feu mon épouse Cécile – Dieu ait son âme et grand bien lui fasse ! – était jolie, timide, douce et adorait chanter des romances en s’accompagnant de la harpe. Elle est devenue au fil des années acariâtre, méfiante, sotte à pleurer et effroyablement bigote ! J’avoue l’avoir un brin trompée – en particulier par la pensée avec ma sublime cousine Isabelle Morosini ! –, pas assez pleurée quand elle est morte. C’est à ce moment-là qu’Amélie m’a fait entendre ce qu’elle pensait de moi et m’a interdit à jamais l’entrée de ses demeures ainsi que toutes occasions de lui adresser la parole. Comme il se doit, je me suis révolté et voilà où nous en sommes. Maintenant, conclut-il en se levant, j’aimerais savoir si je vais finir de dîner chez moi !
— Je vous en prie ! le calma Aldo en se levant à son exemple pour poser une main apaisante sur son bras. C’est à moi de m’excuser d’une réaction vaguement ridicule. N’y voyez qu’un reflet de la tendresse que je lui porte, assez floue au début lorsque j’étais enfant, même adolescent, mais qui s’est développée depuis quelques années. Aussi comprenez à votre tour que c’est la première fois que j’entends quelqu’un en dire du mal…
— En ai-je vraiment dit du mal ? Étant donné l’étendue de mon répertoire, il me semble même avoir usé d’un euphémisme ! Suis-je pardonné ?
— Vous l’êtes ! Buvons à sa santé !
Ce qui fut fait, debout et avec une solennité respectueuse. Après quoi, Adalbert en vint à ce qui lui semblait un sujet particulièrement brûlant : ce qui s’était passé dans la maison de Dumaine quatre jours auparavant.
— Je ne comprends pas pourquoi la police s’obstine à voir dans Berthier le meurtrier de ce Dumaine. Et ce que je comprends encore moins, ce sont les autopsies que l’on traite ici avec désinvolture ! Dans le cas Dumaine, l’heure est essentielle puisque notre aubergiste a vu arriver Berthier !
— Vous savez, Chinon n’est pas une ville comme les autres. Elle est tellement chargée d’Histoire ! -j’entends celle avec un H majuscule – que l’on s’efforce d’en conserver l’atmosphère… ou plutôt la magie, en la préservant autant que possible des réalités par trop vulgaires que sont les meurtres crapuleux. Cela attire la presse, les curieux, cette ingérence brutale de la vie moderne. Chez nous, ceux qui parcourent nos vieilles rues sont d’une tout autre qualité. La ville, où bien peu de choses ont changé, vit agenouillée dans l’ombre de la ruine formidable d’un château qui l’était plus encore à l’époque où les Plantagenêts le hantaient après l’avoir agrandi. Il a entendu les querelles d’Henri II d’Angleterre contre Beckett, les conspirations de ses fils : le Cœur de Lion dont il avait mis la fiancée dans son lit, le Sans Terre qui le caressait dans le sens du poil pour devenir le plus aimé, le mieux apanagé. Il a retenti des fureurs de leur mère Aliénor, l’Aigle des deux royaumes, qu’Henri tenait en prison en Angleterre mais faisait parfois venir pour en tirer une soumission qu’elle ne lui accorda jamais. La tour du Coudray conserve sur ses murs ce qu’y ont écrit les Templiers incarcérés par Philippe le Bel, à commencer par le Grand Maître, Jacques de Molay, et les plus hauts dignitaires qui n’en sortirent que pour le bûcher de l’île aux Juifs à Paris… Puis après tant d’ombres, de colère et de haine, Chinon a vu venir la fille de lumière, Jeanne d’Arc, apparue un beau jour pour « bouter » l’Anglais hors de France et rendre courage à un malheureux roitelet, renié par sa mère Isabeau la putain, isolé dans un royaume qui rétrécissait comme peau de chagrin et qui d’ailleurs se croyait bâtard. « Je suis venue te dire de la part de Messire Dieu que tu es héritier de France et vrai fils de roi !… », ouvrant aussi devant lui les portes d’Orléans et tant d’autres cités sur le chemin de la cathédrale de Reims, du sacre et de la victoire finale. Qu’elle ne verrait pas, puisqu’une Église criminelle l’enverrait mourir au milieu des flammes où elle ne poussa qu’un cri : « Jésus ! »…
— Certes, Chinon est une ville différente, reprit Adalbert. J’ai lu quelque part qu’on la disait fondée par Caïn, que son nom d’origine était Caynon. Elle posséderait un écho étonnant. Si l’on s’éloigne du château de quelques minutes et que l’on lance le vieux cri des druides… « Ho hue », si je ne me trompe, il se répercutera dix fois !
— Pourquoi ce cri-là et pas un autre ? se passionna Aldo.
— Je n’ai jamais dit que ça ne marchait pas avec un autre mais celui-là est resté dans les mémoires parce que la forêt voisine était un site important du druidisme. Je me demande même, professeur, si je n’ai pas appris cela à l’un de vos cours.
— Oh, c’est possible ! Je vous ai raconté une telle flopée d’anecdotes, qui me venaient parfois spontanément, fit celui-ci avec un geste désinvolte avant de retourner à son sujet : De toute façon, l’histoire de cette ville que j’adore ne s’arrête pas à Jeanne d’Arc.
— Bien sûr, il y a eu l’illustre Rabelais ! Et son manoir de La Devinière n’est pas loin…
— Sans doute mais, entre-temps, il y eut quelqu’un d’autre et, après l’ange, le démon : César Borgia !
— Il est venu ici ? s’écria Morosini.
— Vous l’ignoriez ?
— Mon Dieu, oui ! Je savais qu’il était venu en France pour apporter à Louis XII l’annulation de son mariage avec la pauvre Jeanne de France, fille de Louis XI, une sainte mais laide et contrefaite, afin d’épouser Anne de Bretagne, veuve de son cousin Charles VIII, en échange de quoi il voulait obtenir la main d’une fille de sang royal et un titre français, mais je ne savais pas qu’il était venu ici. Louis XII habitait plus volontiers son château de Blois.
— … où il faisait effectuer alors d’importants travaux. D’où Chinon. Et le souvenir de l’arrivée de Borgia est resté gravé dans l’esprit des bonnes gens de l’époque. Ils en ont gardé un souvenir aussi effaré que s’ils avaient assisté à celle du Grand Turc. Jamais on n’avait compté autant de mulets chargés de bagages, autant de serviteurs, ménestrels, tambourinaires, musiciens ou valets de chiens ou d’écuries, pages ou chambriers, tous vêtus d’or frisé et de pourpre. Quant à César lui-même, il était enguirlandé d’une telle profusion de cordons de perles, de pierreries et d’or, qu’il ressemblait à un arbre de Noël avant que cela ne soit connu en France. Au retroussis de son chapeau était piqué un joyau étrange, fabuleux, fascinant : une Chimère d’or émaillée de rouge et de blanc dont le corps était constitué d’une magnifique émeraude. D’autres émeraudes et des rubis servaient de cadre à une très grosse perle baroque figurant un rocher et où s’appuyait la griffe de l’animal. Ce n’était pas, et de loin, le seul bijou, mais c’était le plus frappant. Toute cette richesse cependant suscita autant de sourires que de regards émerveillés : elle sentait trop le parvenu, car cet homme que Louis XII venait de faire duc de Valentinois n’était rien d’autre qu’un cardinal défroqué aux mains rouges de sang – à commencer par celui de son propre frère –, sans oublier qu’il était aussi le fils du pape Alexandre VI. Des remparts du château, le roi contemplait avec stupeur l’incroyable mascarade et commençait à se demander si accueillir ce fanfaron n’était pas cher payer sa bulle d’annulation et s’il viendrait à bout des exigences du personnage. Le duché de Valentinois n’était que broutille à côté de l’autre prétention : épouser une fille de roi. Déjà, l’une des deux possibles, Catherine d’Aragon, avait refusé en se moquant, disant qu’elle ne voulait pas être appelée « la Cardinale » ! Restait Charlotte d’Albret et elle aussi refusait de joindre sa main à celle d’un meurtrier notoire… Ce furent d’interminables palabres, mais finalement, la jeune fille accepta. En janvier 1499, Louis XII épousait sa chère Bretonne et, le 12 mai, Charlotte disait enfin oui à César, mais Chinon ne vit pas le mariage qui eut lieu à Blois fraîchement restauré. Ensuite le couple partit pour le petit château de La Motte-Feuilly où Charlotte resta seule dans l’attente de son enfant. En septembre, César repartait pour l’Italie afin d’aider Louis XII à conquérir le Milanais qu’il estimait sien par l’héritage de sa mère, Valentine Visconti. Et Charlotte ne revit jamais son fugitif époux… Le regretta-t-elle, c’est ce que l’Histoire ne dit pas… Mais le souvenir du Borgia est resté tenace, ici.
— Où logeait-il ? demanda Aldo.
— Au début, dans la tour du Coudray… que Jeanne d’Arc avait habitée avant lui, mais il se peut qu’il ait aussi résidé à la Croix-Haute. La Chimère d’or, elle, y est revenue, je peux le certifier ! acheva tranquillement Combeau-Roquelaure.
Morosini tressaillit mais ce fut Adalbert qui, plus rapide que lui, s’étonna.
— Comment le savez-vous ?
— Mais parce que je l’y ai vue ! Allons, ne me regardez pas comme ça de ces yeux effarés ! Dirait-on pas que j’avance là une nouvelle incroyable ?
— Mais elle est incroyable ! répliqua Aldo. Puis-je vous demander quand était-ce ?
— Oh !… Il y a deux ou trois ans ! Au hasard d’une promenade dans la forêt voisine j’avais lié connaissance avec Lars Van Tilden qui, lui aussi, appréciait son calme et sa beauté. Nous partagions la même passion de l’Histoire, surtout des pays de Loire…
— Là, vous exagérez, professeur ! protesta Adalbert. À Janson vous ne vous êtes pas limité à cette région ! Et pas davantage au XVIe siècle ! En dehors de ce dernier et de son prédécesseur, j’ai conservé le souvenir de cours… magistraux, dans toute l’acception du terme, sur la civilisation celte… mais revenons, si vous le permettez, à Van Tilden. Il lui est arrivé de vous inviter au château ?
— Naturellement et je ne vois pas en quoi c’est étrange !
— On nous a dit, assura Aldo, qu’en dehors des quelques notabilités du village il ne voyait personne ! Je le tiens de son notaire, Maître Baud !
— Il n’a aucune raison d’être au fait de notre amitié. Au village d’ailleurs, on n’en savait pas beaucoup plus. C’était le soir, le plus souvent, que je grimpais à son refuge. À mon grand regret, Van Tilden ne venait jamais chez moi parce qu’il tenait à sa légende claustrophobe. N’essayez pas de comprendre, ajouta-t-il avec une sorte d’indulgence. Van Tilden compartimentait ses amitiés. Il n’était vraiment pas comme tout le monde !
— On veut bien vous croire, concéda Morosini, mais, par exemple, le journaliste accusé de meurtre et recherché, vous l’aviez déjà vu ?
— Non. Et pas davantage le notaire, ni le maire, ni le pharmacien, ni le curé ! Notre amitié était secrète : il la voulait ainsi !
Adalbert offrit à son ancien maître un sourire épanoui.
— Loin de moi le désir de vous vexer, mais je vous admire de pouvoir conjuguer une amitié discrète avec le vacarme que génère votre voiture. Quand elle montait au château, tout le village devait être sinon aux fenêtres, du moins renseigné ?
— Je ne m’en suis jamais servi. Van Tilden avait horreur de tout autre bruit que celui de la musique. Aussi m’envoyait-il une de ses voitures, la plus silencieuse. Elle m’emmenait et me ramenait, pas plus compliqué !
Aldo aurait volontiers objecté que le professeur harnaché de ses vastes tweeds flottants était aussi facile à remarquer que le nez au milieu de la figure, mais garda ses réflexions pour lui… Adalbert, d’ailleurs, reprenait :
— À présent, si vous nous parliez de la collection. Vous l’avez vue, n’est-ce pas ?
Un sourire indulgent répondit au sien.
— Rarement mais quelques fois tout de même. Nous ergotions à perte de vue sur telle ou telle pièce possédant une véritable histoire et j’ai passé, auprès de lui, des heures captivantes. En particulier quand la Chimère était sur le tapis. Il adorait réellement ce superbe joyau qui exerçait sur lui une espèce de fascination.
— Donc elle faisait bel et bien partie de la collection ? conclut Morosini. D’où vient alors qu’au moment de la vente elle ait disparu ? Quelqu’un l’a volée entre le château et l’hôtel Drouot ? Ou l’aurait-il donnée… ? mais non ! Je dis des stupidités puisque vous assurez qu’elle le fascinait.
— Oh ! C’est élémentaire pourtant. Elle n’a jamais quitté le château !
Suffoqués, les deux autres le regardèrent comme s’il tombait du ciel.
— Comment le savez-vous ?
— Parce qu’il me l’a confié. Je vais essayer de vous faire comprendre : quand il a acheté la Croix-Haute, ce n’était pas par hasard ou pour faire plaisir à son notaire, comme celui-ci le croit, mais parce qu’il savait que César Borgia y avait résidé un temps. Je n’ai jamais compris ce qui pouvait l’attirer dans ce fils de pape qu’aucun crime ne faisait reculer… pas même l’inceste puisque ce personnage trouble que l’on connaît sous le nom d’Infant romain serait né de ses amours avec Lucrèce ! Lucrèce, à cause de qui il a tué leur propre frère, Juan de Gandia, et dont il a assassiné le second époux, Alfonso d’Aragon, presque dans ses bras. Je vous rappelle en passant que le premier époux, Jean Sforza, n’avait jamais touché son épouse, un peu jeune il est vrai, et qu’on l’avait écarté de son lit au moyen d’un procès pour impuissance !
— Charmant garçon, apprécia Adalbert qui, jusque-là, ne s’était pas intéressé aux Borgia en général. Et vous dites que Van Tilden était hypnotisé par ce monstre ?
— Positivement, mais j’insiste sur la beauté exceptionnelle de la Chimère. L’art du ciseleur y atteint au sublime et les pierres – les émeraudes surtout ! – semblent irradier la lumière… Or, mon ami Lars était conscient qu’il n’atteindrait pas un âge avancé. Il avait donc pris les dispositions que tout le monde connaît maintenant : le château légué à la mairie avec défense de le vendre, la collection mise aux enchères pour alimenter une œuvre. Quant à la Chimère, elle devait rester ad vitam aeternam dans sa cachette… et où elle doit être toujours !
— Et dont vous n’avez pas la moindre idée ?
— Pas la moindre… et je ne chercherai pas, car ce serait aller contre sa volonté !
— On ne peut que vous approuver, soupira Aldo. Cependant, j’aimerais vous poser encore une question, si vous y consentez ?
— Mais je vous en prie !
— Vous a-t-il confié le nom de celui qui la lui a vendue… ainsi que les deux autres pièces provenant des biens de la comtesse d’Anguisola ?
— Non, rien ! Et pas davantage sur les autres pièces de sa collection. Uniquement l’Histoire, pas le côté mercantile… Mais il se fait tard, Messieurs, et il serait temps, pour moi, de rentrer à la maison. Viendrez-vous y déjeuner demain en ma compagnie ? Cela me ferait un immense plaisir et, sans être un cordon-bleu confirmé, ma vieille Sidonie ne se débrouille pas si mal avec ses casseroles !
Ils acceptèrent naturellement et raccompagnèrent le professeur jusqu’à sa vénérable « automobile » qu’il mit en marche avec le cérémonial que l’on sait. Tout en enfilant ses gants, le conducteur hurla pour dominer le vacarme généré par son engin :
— Dans le feu de la conversation, nous avons oublié de parler de ce jeune homme que vous cherchez. Vous avez une idée quelconque de ce qu’il a bien pu fabriquer ?
— Aucune, déplora Aldo. Plus exactement, rien de plus que la trouvaille dont on a parlé au commissariat : une voiture immergée dans la Loire. Et dont nous ne connaissons ni la marque ni le numéro minéralogique.
— Ça, c’est l’affaire de Desjardins. Il pourra vous renseigner… s’il est de bon poil ! S’il est avéré que c’est celle du journaliste, c’est qu’on lui aura fait un mauvais parti. Si j’étais vous…
Il prit un temps un doigt en l’air comme s’il attendait une inspiration du Ciel puis énonça :
— Vous devriez essayer d’en savoir un peu plus sur les nouveaux habitants du château !
— Ce… Catannei ? Vous pensez qu’il pourrait être… un mafioso, par exemple ?
— Pas vraiment mais il y a un détail qui me laisse à penser.
— Lequel ?
— Ce nom de Catannei. La mère de la tribu Borgia – donc de César ! – s’appelait Vanozza Catannei. Je vous souhaite une bonne nuit !
Et l’ancestrale machine démarra dans un boucan du diable…