9
Où la terre se met à tourner à l’envers
Quand, ce matin-là, Aldo descendit rejoindre Guy pour le petit déjeuner, il le trouva debout près d’une fenêtre, en train de lire une page de journal et visiblement très soucieux. Très absorbé aussi, car il ne leva pas la tête à l’entrée de son ancien élève. Et le café refroidissait dans sa tasse.
— Elles sont si passionnantes que cela, les nouvelles de ce matin, mon cher Guy ? s’écria-t-il joyeusement car il se sentait dans une forme voisine de la perfection… et surtout heureux d’aller bientôt chercher Lisa et les enfants à la gare. Mais vous en faites une tête ! ajouta-t-il, soudain inquiet.
— Je ne pense pas que vous apprécierez. On nous a envoyé cette feuille de chou sous pli cacheté. Il s’agit de L’Intransigeant d’hier. Il vaudrait mieux que vous vous asseyiez. Je vais redemander du café…
Toute sa belle humeur envolée, Aldo vit tout de suite le gros titre : « Une Américaine disparaît du Ritz ». Suivait un long développement soulignant le fait que l’on était sans nouvelles de Mrs Pauline Belmont. Grande artiste américaine richissime, elle avait quitté l’hôtel cinq jours plus tôt pour un court voyage dont elle n’était pas encore revenue, alors qu’elle avait annoncé son retour pour le surlendemain, mais sans indiquer sa destination. Fort inquiet, l’un de ses proches amis, le comte Ottavio Fanchetti, avait alerté la police qui n’avait pas cru devoir y attacher toute l’attention qu’il aurait fallu. Le comte s’était alors adressé à une agence de détectives privés qui n’aurait eu aucune peine à découvrir que Mrs Belmont avait pris, le 15 novembre, le Simplon-Orient-Express à destination de Venise où elle ne serait jamais arrivée. Suivait évidemment le rappel de l’affaire Helen Adler, elle-même femme de chambre de Mrs Belmont et victime à l’hôtel Ritz d’une agression qui avait mis ses jours en danger puisque, si elle n’en était pas morte, elle demeurait plongée dans un coma profond. Ensuite venait une interminable digression sur les Belmont en général et Pauline en particulier – famille, fortune, portrait physique –, et le chef-d’œuvre s’achevait en mentionnant que Mrs Belmont était apparue en public pour la dernière fois à l’Opéra, lors de la représentation de l’incomparable Torelli dans le rôle de La Traviata et cela dans la loge d’un compatriote fort ami de la diva, Mr Cornélius B. Wishbone, de Dallas, Texas. Elle y était en compagnie de la marquise de Sommières, de Mlle du Plan-Crépin, de M. Adalbert Vidal-Pellicorne et du prince Morosini…
Aldo eut l’impression soudaine que le sang se retirait vers ses extrémités et dut, en effet, s’asseoir. Pauline disparue, Pauline enlevée sans aucun doute, mais par qui ? comment ? où ?… Une bouffée de colère lui fit froisser le journal et il remarqua alors qu’il s’agissait d’une seule feuille et non du quotidien tout entier.
— Comment ce… cette horreur est-elle arrivée ici ? Et où est le reste ?
— Il n’y en a pas. Cette double page était soigneusement pliée dans une enveloppe au format commercial… et sans un mot !
— Et pourquoi L’Intransigeant seul ? Les autres journaux ne sont pas au courant ?
— Ils doivent l’être maintenant. En tout cas, ce canard semble sûr de lui ! Puisque, si je ne me trompe, vous avez emprunté le même train ? Mme Belmont était-elle avec vous ?
— Elle devait y être, car je l’ai aperçue.
— Seulement ? Vous ne l’avez pas rencontrée au wagon-restaurant ?
— Je ne m’y suis pas rendu. J’avais trop peur de rencontrer qui que ce soit parce que je me sentais déjà mal fichu.
— Qu’allez-vous faire maintenant ?
— Je ne sais pas. Attendre…
La sonnerie du téléphone lui coupa la parole. Agacé, il fit signe à Guy d’aller répondre. Celui-ci revint presque aussitôt.
— C’est Mme la marquise de Sommières, annonça-t-il.
— Tante Amélie ? Au téléphone ? C’est à n’y pas croire ! Elle l’exècre !
— Pas d’erreur possible !
Un instant plus tard, il lui fallait se rendre à l’évidence… Elle ne lui laissa d’ailleurs pas le loisir de s’étonner :
— Tu sais ce qui se passe ici ?
— Pas depuis longtemps. On m’a envoyé par la poste la page de titre de L’Intransigeant d’avant-hier. Anonymement, je précise.
— Bon ! On n’a pas le temps pour ergoter. Il faut que tu viennes par le train qui quitte Venise ce soir. Ta femme est là ?
— Non. Elle ne rentre que demain. Elle est à Zurich auprès de son père qui lui a donné des inquiétudes…
— Pour une fois, ça tombe opportunément. Laisse-lui une lettre et rapplique ! Dis-lui… que je suis malade, tiens !
— Je déteste ce genre d’excuses ! Il arrive que cela devienne vrai !
— Et superstitieux avec ça ! Alors, explique que je t’ai appelé pour une urgence sans préciser laquelle…
— C’est tout juste ce que vous faites, savez-vous, ma bonne dame ?
— D’accord : pourtant je ne t’en dirai pas davantage, ce matin. Il arrive si fréquemment dans ton joyeux pays que les écoutes téléphonique se mettent à fonctionner que je préfère m’abstenir. Tu ne feras que l’aller et retour ! Je t’embrasse ! À demain !
Et elle raccrocha.
— Qu’en est-il ? demanda Guy Buteau.
— Elle veut que j’aille à Paris illico presto. À part ça, vous en savez autant que moi ! Si Pisani est arrivé, expédiez-le me retenir un sleeping pour ce soir ! Maintenant ce qu’il me faut c’est du café, des litres de café, parce qu’il faut que je réfléchisse !
— Il faut aussi que vous dormiez cette nuit ! fit Guy avec une certaine autorité. Si c’est pour tirer la sonnette d’alarme à Dijon, vous n’arrangerez rien ! Alors, du café mais modérément !
Zaccharia arrivait d’ailleurs, poussant un chariot chargé d’une cafetière ventrue, de toasts et de croissants qu’Aldo investit comme s’il n’avait rien mangé depuis trois jours ! Après ce qu’il avait lu et le coup de téléphone de Tante Amélie, il sentait qu’il allait avoir besoin de toutes ses forces. Tout cela ne présageait rien de bon ! Il essayait surtout de ne pas penser à Pauline. Du moins remettre à plus tard. En revanche, il pensa à sa femme. C’était une chance qu’elle ne soit pas là, mais c’était peut-être reculer pour mieux sauter et il se faisait une montagne de la lettre qu’il allait lui laisser… et qui ne pouvait être qu’un tissu de mensonges qu’elle aurait probablement vite fait de décrypter. Donc la vérité ? Ô combien dangereuse !… Même arrangée et amputée… Alors ?
Écartant son couvert, il alluma la première cigarette de la journée et se tourna vers Guy qui avait repris le journal et le relisait dans le vain espoir d’en extraire un supplément d’informations.
— J’ai envie, dit-il, de prévenir Lisa par téléphone. Elle va être furieuse quand, en rentrant, vous serez obligé de lui apprendre que je suis reparti. Au cas où elle préférerait rester un peu plus longtemps auprès de son père !…
— Et lui donner tout le temps de faire sa petite enquête elle-même ? Je ne suis pas certain que ce soit très prudent. Faites-moi confiance, Aldo, je saurai quoi lui raconter. C’est-à-dire, une partie de la vérité. En outre, c’est votre tante en personne qui vous a appelé et je ne crois pas que l’idée vienne jamais à Lisa de la mêler à une quelconque embrouille. Ce qui n’empêche pas que vous pouvez cependant lui laisser un mot ! Juste ce qu’il faut de tendresse pour qu’elle n’ait aucun doute !
— Évidemment ! Mais qu’est-ce qui m’a pris de vouloir aider Wishbone dans la recherche de sa foutue Chimère ? ragea-t-il soudain.
— Vous ne pouviez pas deviner. Et puis j’ose vous rappeler que, de toute façon, vous deviez vous rendre à l’hôtel Drouot pour la vente Van Tilden. Wishbone ou pas, vous auriez vu arriver Mr Belmont et je donnerais ma tête à couper que vous vous seriez empressé d’enfourcher votre cheval de bataille pour lui venir en aide. Vrai ou faux ?
— Vous parlez comme un livre, mon ami ! Ce qu’il y a de réconfortant chez vous, c’est justement que vous ayez toujours raison !
En reprenant son train ce soir-là, Aldo pensa, non sans agacement, qu’il arrivait au sort de pratiquer une ironie détestable. Le compartiment qui lui échut portait le numéro sept et possédait une porte communicante avec son voisin, le numéro huit.
— Qui va voyager de l’autre côté ? demanda-t-il au conducteur.
— Un vieux militaire, le général Trevisani. Il ronchonne et il ronfle, mais il n’est pas agressif ! fit l’homme avec un sourire rassurant. Je pense qu’il ne devrait pas vous empêcher de dormir.
Rien donc qui évoquât Pauline et, à y réfléchir, c’était aussi bien. La présence d’une femme lui eût été insupportable. Quant au général, il pouvait jouer de la trompette si ça lui faisait plaisir, car Aldo – qui pourtant ne se droguait pas ! – avait demandé un somnifère à son ami Graziani, le pharmacien.
— Il est indispensable que j’arrive à Paris avec les idées claires, lui avait-il confié. Alors donne-moi quelque chose qui ne m’abrutisse pas.
— J’ai ce qu’il te faut, à condition de ne pas en abuser. Un comprimé avec un verre d’eau en te couchant ! Ne t’en sers que si tu en as vraiment besoin. On s’y habitue très vite !…
— Sois tranquille !
Au wagon-restaurant, il expédia son dîner, ne prit pas de café et se hâta de regagner sa cabine où le conducteur avait préparé son lit. Une toilette rapide et, sans même s’accorder une cigarette, il avala un comprimé et se glissa dans ses draps. C’était la nuit, en effet, qui lui faisait peur. Elle était trop proche d’une autre qu’il avait vécue dans les bras de celle qui occupait alors toutes ses pensées. Comment pouvait-il en être autrement après avoir appris qu’elle avait disparu ? Mais où ? quand ? comment ? Il l’avait vue quitter la gare de Brigue et il était impensable que quelqu’un pût l’y attendre, puisqu’elle avait d’abord songé descendre à Milan. Et où pouvait-elle être à cette heure… en admettant qu’elle soit encore vivante ! Et pour quelle raison Tante Amélie l’avait-elle appelé en urgence ? C’était cette espèce de hantise à laquelle il voulait couper court, au moins durant ces heures de nuit où les choses prennent des dimensions effrayantes… Et, soudain, tout disparut, tout s’apaisa. Aldo tomba comme une pierre dans un profond sommeil…
Ce fut la douane franco-suisse qui l’éveilla en frappant à sa porte. Il sauta de son lit en pyjama et alla ouvrir, aussi alerte que s’il avait repris conscience une heure avant, et envoya un remerciement muet à Graziani. Son somnifère était vraiment du tonnerre ! Avec ce qui l’attendait à Paris, il serait peut-être difficile de ne pas y recourir à nouveau ! Mais dès l’instant où il pourrait prendre le problème à bras-le-corps, il comptait sur son goût du combat pour y remédier…
En arrivant en gare de Lyon, il s’engouffra dans un taxi et se fit conduire rue Alfred-de-Vigny avec l’impression réconfortante de rentrer chez lui. C’était presque aussi bon qu’à Venise, d’où Lisa s’absentait presque aussi souvent que lui. Dès l’entrée il fut accueilli par le sourire d’un Cyprien toujours imperturbable, comme si une tempête ne menaçait pas la maison.
— J’espère que Monsieur le prince a fait bon voyage ?
— Très bon, Cyprien, merci ! Madame la marquise est…
— Dans le jardin d’hiver, comme d’habitude !
Comme d’habitude ! Tellement agréable à entendre !
— Et Mlle Marie-Angéline ? fit-il, étonné de ne pas l’avoir vue surgir plus ou moins excitée.
— À l’église ! Elle a tenu à se rendre au « Salut » !
Aïe ! Cette subite soif de prières supplémentaires était inquiétante… mais il ne fallait pas faire attendre Tante Amélie !
Un instant plus tard il était dans ses bras, un peu rasséréné. Elle avait eu pour lui le même sourire que de coutume et son baiser chaleureux à souhait. Sans compter la bouteille de champagne et les flûtes de cristal ! Aldo s’assit.
— Dites-moi tout maintenant ! Pourquoi m’avez-vous appelé ?
— Pour que tu répondes à quelques questions. Les miennes bien sûr, mais aussi celles que Langlois va venir te poser tout à l’heure.
— Des questions de Langlois ? Ici ?
— Afin de t’éviter d’aller y répondre Quai des Orfèvres. C’est un ami, tu sais ?
— Que veut-il savoir ?
— La vérité ! Du fait que vous avez pris le même train, Pauline et toi, on en a déduit que vous étiez partis ensemble !
— Pour Venise ? Il aurait fallu que je sois devenu complètement dérangé, non ?
— Si… et tu ne l’es pas. Pourtant vous vous êtes bien embarqués sur le Simplon le même jour à la même heure ?
— Exact, mais je ne le savais pas.
— Comment cela ? Ce n’était pas convenu entre vous ?
— En aucune façon ! Tante Amélie, vous me connaissez assez cependant ! Emmener Pauline à Venise, autant dire chez moi, et pour y faire quoi ? La cacher dans un coin tranquille, pourquoi pas dans une île de la lagune afin de pouvoir filer le parfait amour avec elle ? Quasiment sous les yeux de ma femme ?
— Mais enfin tu l’y as rencontrée ?
— Ça, oui, je l’admets ! La surprise a été totale.
— Donc à t’entendre, c’est elle qui a pris l’initiative de te suivre ?
— J’ai conscience de manquer gravement à la galanterie mais c’est vrai ! À vous, je peux l’avouer.
— Où l’as-tu vue ? Au wagon-restaurant ?
— Non. Elle occupait la cabine voisine de la mienne… et elles étaient communicantes !
— Ah !…
Aldo se leva, alluma une cigarette en faisant quelques pas, mais s’immobilisa finalement devant la vieille dame.
— Et pour répondre à la question que vous avez au bout de la langue, c’est oui. J’ai passé la nuit avec elle !… Essayez de comprendre, Tante Amélie ! Je jure que j’ignorais sa présence dans le train et c’est seulement quand la porte s’est ouverte… Elle était si désirable dans ses mousselines blanches et ses cheveux répandus sur les épaules !…
Il toussa afin d’éclaircir sa gorge qui s’enrouait.
— … et je ne suis qu’un homme ! murmura-t-il si visiblement malheureux que la marquise se déplaça, remplit un verre et le lui porta.
— On n’est pas de bois, que diable ! Comme disait mon grand-père ! Tiens ! Ça te remettra les idées en place !
Il la regarda, vit son sourire chaleureux, prit le verre et l’avala tandis qu’elle réintégrait son fauteuil.
— Et après ? Que s’est-il passé ?
— Au lever du jour, nous nous sommes séparés. Elle avait d’abord songé descendre à Milan mais cela représentait plusieurs heures, pour elle, à rester enfermée dans son compartiment, et elle a finalement choisi Brigue d’où elle pensait attraper facilement un train pour Lausanne et, de là, regagner rapidement Paris. Je prenais le petit déjeuner au wagon-restaurant quand je l’ai vue passer pour gagner la sortie…
— Si je comprends bien, personne ne vous a vus ensemble ? Pas même aux repas ?
— Non, elle s’est fait servir chez elle. Même le conducteur du sleeping n’a rien vu !
— Ne te fais pas trop d’illusions ! Ces gens-là en savent généralement beaucoup plus que nous ne l’imaginons. Et toi qu’as-tu fait après… le petit déjeuner ?
— J’ai vécu un assez mauvais moment. J’étais à la fois heureux et bourrelé de remords…
— En proportions égales, je suppose ? Une position bien inconfortable !
— Plus encore ! La seule idée de me retrouver le soir même en face de Lisa, des enfants, me mettait mal à l’aise. En outre, je me sentais perclus de fatigue. Je n’ai plus vingt ans et deux nuits consécutives sans sommeil…
— Deux nuits ?
— Je n’avais pas fermé l’œil après l’Opéra. L’esclandre avec Adalbert m’interdisait tout repos !
— Oh, ce n’était pas la première fois. Tu le connais…
— Peut-être, mais là c’est différent. Probablement parce que je déteste cette Torelli. Elle me hait et fera tout pour le détacher de moi et j’ai l’impression qu’il est passé à l’ennemi. Toujours est-il que, pour en revenir à mon train, j’ai décidé de le quitter à Milan. Comme je n’avais prévenu personne de mon arrivée à la maison, c’était sans importance. Je suis donc allé passer une bonne nuit au Continental et, le lendemain, je suis enfin rentré au bercail.
— Je connais la suite !… À présent, tu devrais peut-être aller te rafraîchir un peu, ajouta Mme de Sommières en consultant la discrète montre bijou accrochée à sa robe… Langlois devrait arriver dans deux petits quarts d’heure et tu sais son exactitude.
En traversant l’enfilade des salons qui reliaient le jardin d’hiver au vestibule, Aldo passa tout près de Marie-Angéline. Rentrée depuis un moment, elle avait trouvé refuge derrière une pendule de parquet mais en sortit dès que le bruit des pas d’Aldo sur les marbres du hall lui fut parvenu.
— On dirait qu’il est là ? commença-t-elle. Je viens de l’entendre monter l’escalier…
— Pas à moi, Plan-Crépin ! coupa la marquise. Il y a au moins dix minutes que vous êtes tapie derrière le régulateur après avoir pris soin d’enlever vos chaussures ! Donc vous n’ignorez plus rien !
— Je devrais pourtant savoir qu’il est à peu près impossible de vous cacher quelque chose ! soupira l’incorrigible curieuse. Drôle d’histoire en tout cas !
— Drôle n’est pas le terme que je choisirais. C’est une parfaite démonstration des mauvais tours que le destin tient en réserve à l’intention des pauvres humains !
— Reste à savoir si le commissaire va avaler ça.
— Et pourquoi pas ? C’est un fin psychologue et il commence à connaître notre Aldo. Et de plus, son histoire respire la vérité !
— Nous admettrons que j’avais raison de me méfier de cette Pauline ! Avoir le culot de le poursuivre jusque sur le chemin de son foyer, dans ce train où il est aussi connu que le loup blanc, s’offrir à lui avec cette impudeur !…
— Plan-Crépin ! Il est parfaitement conscient que c’était une folie, mais elle l’aime passionnément ! Je l’ai su à Versailles au premier regard que je l’ai vue poser sur lui…
— … et comme ces Américaines n’ont aucune morale, ce n’est pas difficile de deviner ce qu’elle cherche : l’obliger à divorcer afin de prendre la place…
— En voilà assez ! Aldo n’est pas un gamin que l’on mène par le bout du nez ! Il ne nie pas être sensible à son charme mais de là à… oh, hé… puis vous venez de l’entendre ! Et je vous rappelle qu’elle a disparu !
— Pourquoi n’aurait-elle pas manigancé une fausse disparition ? Rien de tel que la peur d’un destin tragique pour chauffer à blanc l’intérêt d’un homme ! Et pourquoi choisir Brigue quand il était si facile de choisir Lausanne ? Le train s’y arrête…
La sonnette de l’entrée retentit, annonçant le commissaire. Mme de Sommières frappa vigoureusement le sol de sa canne.
— Assez déraillé, Plan-Crépin ! Et tâchez de tenir votre langue pointue si vous ne voulez pas aller aider Prisca à traire ses vaches !
Élégant à son habitude – costume gris anthracite et cravate assortie à peine éclairée de fines rayures blanches et rouges, ces dernières en accord avec la discrète rosette de la Légion d’honneur –, Langlois s’inclina sur la main de Mme de Sommières, serra celle de Marie-Angéline en s’inquiétant de leur santé.
— Rien à signaler de ce côté-là ! sourit la marquise, je vais vous conduire à la bibliothèque où mon époux aimait se retirer. Vous y serez plus à l’aise pour causer entre hommes qu’au milieu de mes plantations. Il y a du feu et Cyprien vous servira ce que vous voudrez !
— Votre accueil à lui seul est un plaisir, Madame, et je tiens à vous remercier de l’aide que vous voulez bien m’apporter !
— Ne renversez pas les rôles ! Je vous suis infiniment reconnaissante d’avoir évité à Aldo la convocation dans vos bureaux que la presse doit assiéger sans désemparer !
— Elle n’y manque pas. Bonsoir, Morosini ! ajouta-t-il à l’adresse de ce dernier qui les rejoignait. Désolé de vous avoir fait refaire le voyage depuis Venise, mais il est impératif que je vous parle…
— Vous n’allez pas vous excuser, j’espère, alors que vous agissez en ami ! Je ne vous cache pas que je suis complètement déboussolé…
Après les avoir guidés à la pièce annoncée, Mme de Sommières se retira, fermant silencieusement la porte sur les deux hommes assis de part et d’autre de la cheminée dans les grands fauteuils tapissés de velours vert anglais, un plateau chargé de verres et de bouteilles posé près d’eux sur une table basse. Une image de paix plutôt rassurante…
Elle s’apprêtait à regagner son jardin d’hiver, quand un bruit de voix l’attira dans le vestibule. Elle y découvrit Plan-Crépin en compagnie de Théobald, le valet multifonction d’Adalbert Vidal-Pellicorne… lequel pleurait à creuser les cailloux.
— Théobald ? Mais que vous arrive-t-il ?
— Il vient nous dire adieu ! expliqua Marie-Angéline qui, les bras croisés et les sourcils froncés, observait le phénomène.
— Comment cela, adieu ? Mais d’abord ne restons pas là, c’est plein de courants d’air…
Elle tourna les talons pour rejoindre son poste de commandement habituel, les deux autres à sa suite. Et se laissa tomber dans son fauteuil : Théobald en était à présent aux sanglots. Il tremblait comme une feuille et, craignant qu’il ne s’effondre sur le tapis, elle le fit asseoir.
— Donnez-lui un remontant, Plan-Crépin, et, en attendant qu’il reprenne son souffle, racontez ce qu’il a pu réussir à articuler ! Adalbert déménage ?
— Si je ne craignais d’être vulgaire, je dirais qu’en effet il déménage, mais au figuré ! Il n’est pas question de vendre l’appartement de la rue Jouffroy, ni même d’en liquider les meubles, mais de tout épousseter avant de poser les housses, d’emballer la garde-robe de Monsieur ainsi que les matériaux du livre qu’il est en train d’écrire, de tout fermer soigneusement en avertissant le concierge et de rejoindre Adalbert à Londres. C’est bien ça, Théobald ?
— Ouiiiiiiiiii…
— Bah ! Ce n’est pas la première fois que « Monsieur » va séjourner dans son appartement de Chelsea !
— Mais il ne va pas y séjourner, justement. Il le « prête » à la Torelli tandis que lui-même se logera au Savoy.
— Pourquoi ne laisse-t-il pas Théobald à Paris, comme il en avait coutume depuis des années pendant ses campagnes de fouilles en Égypte et autres déplacements ?
— Tout bonnement parce qu’il met ce malheureux au service de cette abominable créature. Madame veut faire de Londres – où elle chante en ce moment – son centre d’activités. Et la maison d’Adalbert lui plaît d’autant plus que c’est lui qui paiera le loyer !
— Je ne vois là aucune raison pour que Théobald nous fasse ses adieux !
Celui-ci jugea utile d’intervenir :
— Si… avec la permission de Madame la marquise, parce que je vais porter là-bas tout ce que Monsieur m’a demandé mais je vais aussi lui rendre mon tablier. J’ai déjà eu l’honneur de vous le dire : je ne servirai pas cette… dame ! Ma mission remplie, j’irai retrouver mon frère Romuald dans son jardin d’Argenteuil ! J’ai trop souffert du temps de Mme la princesse Obolensky ! Je préfère m’en aller !
— Je vous proposerais volontiers de venir chez nous, dit Mme de Sommières, mais, dans l’état actuel des choses, vous auriez l’air de trahir votre patron. En outre, je pense que cette histoire ne durera pas plus que les précédentes. Aussi je vous propose de ne pas couper les ponts avec qui que ce soit ! Ou je me trompe fort, ou vous n’en avez pas fini avec notre égyptologue ! Et je vous en prie, suivez-le, ne serait-ce que pour nous tenir au courant !
Théobald parti, un peu réconforté, les deux femmes gardèrent le silence un moment. Ni l’une ni l’autre n’aimaient la tournure que prenaient les événements mais aucune ne voulait en convenir. Finalement, la marquise soupira :
— Vous, je ne sais pas, mais moi je boirais bien encore un peu de champagne !
— Ne pensons-nous pas qu’il vaudrait mieux prier ?
— L’un n’empêche pas l’autre ! Demain, vous ferez dire une neuvaine de messes !
— À qui ?
— Comment « à qui » ? Je ne sais pas, moi ! C’est vous, la spécialiste. Personnellement, j’opterais pour saint Michel ! D’abord c’est un archange, ensuite les milices célestes, l’épée flamboyante me paraissent tout à fait adéquates ! Sinon, vous penseriez à qui ?
— Je redoute d’être obligée d’appeler au secours sainte Rita !
— Je n’ai pas l’honneur de la connaître !
— Sainte Rita de Cascia, la patronne des causes désespérées !
— On n’en est tout de même pas là ! Du moins je l’espère ? Tenons-nous-en à l’Archange ! Et vous pourriez lui promettre, dans la foulée, un pèlerinage ! Le sublime Mont au Péril de la Mer m’a toujours profondément fascinée et émue…
Cela, Plan-Crépin voulait bien le croire, en dépit de la foi assez tiède de sa cousine et patronne. Peut-être à cause de la larme, vite essuyée d’un doigt nerveux, qui avait brillé un instant au coin d’un œil toujours aussi vert…
En attendant, elle alla chercher le champagne.
Pendant ce temps, dans la bibliothèque, Langlois achevait de confesser Aldo sans mettre sa parole en doute un seul instant. Il connaissait trop les hommes et surtout celui-là qui semblait attirer les femmes – et pas les plus laides ! – comme le miel attire les mouches pour qu’il en soit autrement. À plusieurs reprises déjà, Morosini avait manqué laisser sa vie au cours de leurs relations houleuses et, une fois, l’harmonie de son couple. Naturellement il connaissait moins son épouse, mais suffisamment pour deviner que cette superbe fille rousse aux yeux de velours violet ne supporterait pas le scandale public qui était à deux doigts d’éclater.
Après le papier fracassant de L’Intran, d’autres publications de moindre importance avaient fait paraître des « échos » sur le mode plaisant, mais d’autant plus venimeux, dans le genre : « Enlèvement ou escapade amoureuse ? » qui, s’ils parvenaient jusqu’à Lisa, ne manqueraient pas de soulever sa colère et la pousser à rejeter définitivement son mari.
Jusqu’à présent, le mal était à peu près jugulé. Il avait suffi au policier – chose qu’il n’aurait concédée à personne d’autre ! – de faire circuler, aux rédacteurs desdites publications, l’ordre – avec toute la courtoisie voulue ! – de mettre en « attente » temporairement, et dans l’intérêt d’une enquête plus dangereuse qu’il n’y paraissait, « leur petit jeu ». En promettant de les tenir au courant des résultats quand on en aurait. Et ça avait marché parce que sa réputation de grand chef n’était plus à démontrer et que tous savaient que se le mettre à dos pouvait coûter très cher.
Aldo ne lui avait rien caché de ce qu’avaient été ses relations avec Pauline Belmont, gêné d’ailleurs de devoir lui laisser la responsabilité de leur dernière rencontre dans le train.
— Sans doute l’ai-je appelée inconsciemment puisque, plantant là mon client et sa Chimère, c’était en fait elle que je fuyais. J’aurais dû…
— Oubliez vos scrupules de gentilhomme ! Moi, ce que j’ai besoin de connaître, c’est la seule vérité. Vous ne l’avez pas enlevée et vous m’avez fourni tous les éclaircissements qu’il me fallait. Je vais la faire rechercher. Une femme d’une telle beauté, d’une telle élégance ne laisse pas indifférent ! Je ferai aussi vérifier votre passage au Continental de Milan. Mais je crains qu’en fait d’escapade amoureuse il ne s’agisse bel et bien d’une affaire criminelle et que, si Mrs Belmont n’a pas été escamotée par vous, c’est par quelqu’un qui ne lui veut aucun bien…
— Vous la croyez en danger ?
— Je le craignais plus ou moins mais à présent j’en suis persuadé. Qu’allez-vous faire, vous-même ?
— Vous laisser travailler… et retourner chez moi en espérant que ma femme ignorera toujours tout de cette aventure !
— Si cela arrivait, envoyez-la-moi ! Je saurais quoi lui dire !
— Merci. Je commence à croire que vous êtes vraiment un ami !
— Vous ne vous en étiez pas encore rendu compte ? En tout cas, bon voyage ! Et… que cela vous serve de leçon ! Bon… maintenant, je vais de ce pas saluer ces dames et prendre congé…
— Pas sans avoir bu un verre de champagne ! Tante Amélie prône ses vertus pour les baisses de moral !
Le champagne était bel et bien au rendez-vous, mais de toute évidence, la sérénité, elle, n’y était pas. Mme de Sommières, visiblement soucieuse, s’efforçait de calmer une Plan-Crépin furibarde chez qui la colère avait au moins l’avantage de sécher des larmes avant qu’elles ne sourdent…
— Quel imbécile ! Non, mais quel imbécile ! répétait-elle en arpentant le tapis, les bras croisés.
Trop content d’avoir une belle occasion de piquer une rogne, Aldo rejoignit son camp. Depuis les péripéties d’Assouan, il savait qu’elle s’était découverte amoureuse d’Adalbert. Langlois, lui, se rangeait aux côtés de Tante Amélie.
— Cette histoire ne me plaît pas, lui confia-t-elle. Les coups de cœur de notre savant lui valent en général plus de déboires que de satisfactions. Et puis, je vous avoue que je n’aime pas cette Torelli ! Elle est sublime, j’en conviens, et les anges ne doivent pas chanter mieux, mais il y a en elle quelque chose qui m’inquiète. Quoi, par exemple ? ajouta-t-elle avec un geste d’impuissance.
— Sans doute le dessèchement du cœur presque obligatoire chez les femmes trop adulées ! Et il paraîtrait que le caractère de la Torelli ne serait pas des plus accommodants ! J’aurais plutôt tendance à plaindre Vidal-Pellicorne. Il risque d’y laisser des plumes.
— Chaque fois qu’il tombe amoureux, il en laisse ! clama Plan-Crépin. Avec celle-ci, il joue peut-être aussi sa fortune ! Voulez-vous me dire de quoi il aura l’air quand il n’aura plus rien ?
— D’un pigeon déplumé ! asséna la marquise. Il lui restera cependant son immense savoir, ses qualités humaines… du moins il faut l’espérer… et trois ou quatre amis fidèles !
— Ça, c’est plus aléatoire ! grommela Aldo, soudain très sombre.
— Allons donc ! Tu lui en as déjà pardonné de pires !
— Oui, mais je ne suis pas certain d’en avoir encore envie !
— Commencez par rentrer à Venise ! conseilla Langlois en lui serrant la main. Rien que dans le nom de cette ville il y a une consonance magique !
— C’est la sagesse même, cet homme-là ! apprécia Tante Amélie quand Aldo revint après avoir raccompagné le commissaire au vestibule. Essayons à présent de passer une soirée reposante et une bonne nuit en attendant que tu nous quittes une fois de plus ! Je te donnerai une lettre pour Lisa. Ainsi mon courrier arrivera plus vite que par la poste.
En dépit de ses soucis, Aldo ne put s’empêcher de rire.
— Qu’ai-je dit de si drôle ? demanda-t-elle.
— Adalbert m’a dit un jour que j’avais passé l’âge des « mots d’excuses » ! Apparemment, vous pensez autrement !
Après un dîner rapide et plutôt silencieux, on se souhaita bonne nuit et chacun se retira, conscient de ce que ce souhait paisible pouvait avoir de factice. Marie-Angéline croqua une pomme et avala un grand pot de tilleul, sans parvenir à s’extraire Adalbert de la tête. Mme de Sommières se retrouva sur le chemin de la prière, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps ; quant à Aldo, même s’il se sentait soulagé de ne plus être impliqué dans la disparition de Pauline, il ne pouvait la chasser de son esprit : elle était en danger, sans doute possible, et la perspective de retourner tranquillement chez lui en jouant les Ponce Pilate lui déplaisait au plus haut point ! S’il réussit à obtenir quelques heures de sommeil, ce fut en ayant recours – non sans répugnance mais il en avait besoin ! – à la médecine de Franco Graziani. En se jurant que c’était la dernière fois !…
Quand il descendit pour le petit déjeuner, il vit Marie-Angéline déjà revenue de la messe de 6 heures en train de tremper mélancoliquement un croissant dans sa tasse de café au lait, l’œil fixé sur une marmelade d’oranges dont elle n’avait pas fait usage contrairement à son habitude. Elle avait à peine fait attention à lui quand il s’était attablé après avoir répondu un bonjour machinal au sien. Il était évident qu’elle avait beaucoup pleuré…
— Angelina ! fit-il, désolé. Vous allez vous rendre malade et cela me navre ! Vous êtes la force de cette maison et si vous vous abandonnez au désespoir, que va-t-il advenir de vous… et de Tante Amélie ? Croyez-vous que je vais pouvoir partir tranquille si…
Elle darda sur lui un regard furieux.
— Ne me racontez pas d’histoires, Aldo ! Même si j’arborais un large sourire, vous ne partiriez pas tranquille ! Ou alors vous avez énormément changé !
— Que voulez-vous dire ?
— Que même si vous n’êtes pour rien dans l’enlèvement de Mrs Belmont, n’essayez pas de me faire croire que cela vous laisse indifférent ! Si vous n’étiez pas marié…
— Mais je suis marié à une femme merveilleuse et cela change tout ! Sinon bien sûr que je me serais lancé à sa recherche, quelle que soit la confiance que je place dans les talents de Langlois mais…
— Une lettre pour Monsieur le prince ! annonça Cyprien qui entrait à cet instant, portant une enveloppe blanche sur un petit plateau d’argent.
— Ce n’est pas l’heure du courrier ! remarqua Marie-Angéline.
— En effet, Mademoiselle, mais le concierge vient de la trouver sous le portail…
Aldo s’en était emparé aussitôt et déchirait l’enveloppe d’un doigt nerveux, tandis que son cœur manquait un battement. Les messages délivrés hors norme ne lui inspiraient aucune confiance. Celui-là, cependant, rédigé sur un papier épais et par une main élégante, semblait pourtant animé des meilleures intentions : « Ne vous laissez surtout pas aller à la tentation de vous mêler de l’enquête et surtout ne manquez pas votre train demain soir ! Cela n’aiderait personne et pourrait avoir des conséquences dramatiques pour la paix de votre ménage ! » Pas de signature. Seulement : « un ami ».
Sans un mot, il tendit le billet à son vis-à-vis. Qui le prit, le parcourut, fronça les sourcils, le relut et finalement le rendit mais sans perdre son air soucieux.
— Bizarre ! Cela semble provenir de quelqu’un qui vous connaît bien. Auriez-vous dans l’idée de rester ici quelque temps afin de voir comment tournera l’enquête et, si nécessaire, vous en mêler ?
— Voyons, Marie-Angéline, vous me connaissez suffisamment pour comprendre que je me soucie du sort de P… Mrs Belmont ! Si elle est tombée dans un guet-apens – et on peut le redouter ! –, il m’est impossible…
Plan-Crépin devint rouge brique et brandit dangereusement une cuillère tardivement enduite de marmelade d’oranges :
— Si elle est tombée dans un piège, elle l’a bien voulu ! Et d’abord pourquoi ne serait-elle pas en train de goûter les charmes du bel automne suisse au bord d’un lac… et en compagnie d’amis de rencontre ?…
— Sans bagages et après avoir prévenu le Ritz qu’elle s’absenterait deux ou trois jours ? Allons donc !
— Avec de l’argent on obtient ce que l’on veut – par exemple des vêtements ! – dans n’importe quel coin d’Europe ! Quant au Ritz, il en a vu d’autres et on n’en demande pas plus dès l’instant où elle conserve sa chambre et ses affaires dedans ! Ces Américaines sont capables de tout…
— Et de n’importe quoi, je sais ! Mais que vous a-t-elle fait pour que vous la haïssiez à ce point ?
Sans lâcher sa cuillère, elle se laissa aller sur sa chaise, semblant soudain très lasse.
— Mais je ne la hais point !… Simplement elle me fait peur en raison de sa puissance sur vous ! Il suffit qu’elle paraisse et vous voilà sens dessus dessous !
— Où allez-vous chercher ça ?
— J’ai des yeux pour voir, des oreilles pour entendre. Quand elle vous parle, elle roucoule ! Et vous aussi !
— Moi, je roucoule ? se rebiffa-t-il, trop abasourdi pour trouver une parade.
On ne l’avait encore jamais comparé à un pigeon mais Plan-Crépin était hors d’elle.
— Parfaitement ! Et, bien entendu, quand vous l’avez rencontrée dans le sleeping, vous l’avez invitée à prendre une tasse de thé au wagon-restaurant en causant de la pluie et du beau temps ? s’écria-t-elle en se dressant sur ses pieds, ce qui amena Aldo à en faire autant.
— J’ai fait ce que j’avais à faire !
La phrase était maladroite. La riposte claqua :
— Oui. L’amour !
L’entrée inopinée de Mme de Sommières sauva Marie-Angéline de la gifle qui démangeait la main d’Aldo.
— Qu’est-ce qui vous prend de hurler de la sorte, tous les deux ? On vous entend depuis l’escalier.
Plan-Crépin prit la lettre restée sur la table et la tendit à la marquise d’une main tremblante de colère :
— Tenez ! Lisez ! Je ne suis pas seule à penser que cet homme devient fou dès que son Américaine s’inscrit dans le paysage ! Et il était grand temps que quelqu’un lui dise ses quatre vérités ! Pauvre, pauvre Lisa !
Et elle sortit sans oublier de claquer la porte derrière elle. Les deux autres observèrent le phénomène sans souffler mot. Enfin, après un court silence, Tante Amélie soupira.
— Pauvre Plan-Crépin ! Elle déverse sur toi le chagrin que lui cause la désertion de notre Adalbert ! Ce qui ne veut pas dire que ta conduite la laisse indifférente. Seulement, toi, elle t’a sous la main !
— Plus pour longtemps ! Encore quelques heures et j’aurai cessé de troubler votre quiétude !
— Tu es bien le seul à le penser ! J’aperçois une suite infinie de jours où toi et Adalbert allez vous retrouver au centre de toutes nos conversations. Curieuse, cette lettre ! Elle semble animée des meilleures intentions, alors pourquoi est-elle anonyme ?
— On peut souhaiter mettre quelqu’un en garde, tout en ne désirant pas se faire connaître. Au surplus, cela tombe plutôt bien !
— Pourquoi ?
— Croyez-vous que cela m’amuse de rentrer tranquillement chez moi alors que Pauline est peut-être en danger ?
— Sans doute, mais tu n’as pas le choix si tu ne veux pas mettre ton couple en péril. Or, d’après ce que je crois comprendre, tu hésitais ! Donc cet avis est on ne peut plus opportun. Va prendre ton train, mon garçon, et laisse Langlois faire son travail. Au moins tu peux être certain qu’il le fera convenablement ! Et tu lui as promis de partir !
La journée se traîna lamentablement sous un jour bas et lugubre. Il faisait froid et, par-dessus le marché, une pluie têtue se déversait interminablement sur Paris : un temps capable de mettre à fond de cale le moral le plus solide. Ce que n’était pas celui d’Aldo. Pour ne pas emplir de fumée la demeure de Tante Amélie, il sortit griller quelques cigarettes sous les arbres dépouillés du parc Monceau à peu près désert. Même les nurses anglaises les mieux aguerries avaient renoncé à pousser leurs landaus armoriés sous cette tristounette contrefaçon du déluge. Le promeneur solitaire se garda d’ailleurs d’aller trop loin, le trop loin étant représenté par l’entrée du boulevard de Courcelles où l’on se trouvait à deux pas de chez Adalbert. La seule idée d’apercevoir les hautes fenêtres de son appartement haussmannien occultées par des volets lui donnait mal au cœur.
C’était la seconde fois que son ami lui tournait le dos à cause d’une femme, mais il n’avait pas ressenti la première brisure aussi douloureusement que celle-ci, qu’il devinait plus grave. Alice Astor avait ébloui Adalbert mais c’était une femme impossible et surtout trop sotte pour qu’il ne s’en aperçoive pas un jour ou l’autre. Et puis Aldo avait lui-même autre chose à faire. La Torelli, sa beauté rayonnante et sa voix de sirène s’apparentaient davantage à Circé et, s’il n’avait été prévenu – aussi bien par leurs relations initiales que par les demi-confidences de Wishbone ! –, il aurait pu se laisser séduire, mais en fait il n’y croyait pas. Lui avait Lisa… et Pauline ! Adalbert n’avait que le souvenir ébloui que lui avait procuré la découverte du tombeau de la Reine inconnue. Au contraire de ce qu’avait espéré son ami, la belle image devait être trop profondément enfouie dans le cœur d’Adalbert pour le protéger d’une femme redoutablement vivante !
Ce fut avec un réel soulagement qu’il vit tomber le soir, boucla sa valise et descendit boire une dernière coupe de champagne en compagnie de Tante Amélie et de Marie-Angéline. Mais l’habituelle magie des petites bulles dorées ne joua pas. C’était un vin de fête et, sans vouloir l’avouer, aucun des trois ne se sentait le cœur léger : l’ombre de Pauline Belmont abandonnée à son sort, peut-être ?
Aussi, quand Cyprien vint annoncer que le taxi appelé par Lucien attendait Monsieur le prince, celui-ci embrassa sa tante avec une chaleur inaccoutumée, sans oublier d’appliquer deux baisers sur les joues maigres de Plan-Crépin.
— Sois tranquille ! On te communiquera toutes les nouvelles qui passeront à notre portée ! Fais-nous... ou plutôt fais confiance à Plan-Crépin !
— Je n’en doute pas un seul instant ! Merci d’avance ! Veillez bien sur elle, ajouta-t-il à l’oreille de cette dernière… qui répondit par un regard indigné et un haussement d’épaules.
Comme si elle n’avait jamais fait autre chose !
Avec la déprimante impression d’être en train de devenir idiot, Aldo grimpa dans son taxi auquel Lucien intima :
— Gare de Lyon ! Au départ des grandes lignes !
L’homme fit signe qu’il avait compris et démarra sur l’asphalte mouillée où se reflétaient les réverbères. Aldo s’enfonça dans son coin, croisa les bras sur sa poitrine et ferma les yeux. L’itinéraire qu’il connaissait parfaitement pour l’avoir parcouru si souvent n’avait plus pour lui le moindre intérêt !
Il n’avait pas envie de dormir pourtant, alors de temps en temps, il ouvrait un œil. Il vit ainsi défiler la Madeleine, un bout des Grands Boulevards et la place de la République. La circulation était dense à cette heure et les artères abondamment éclairées. Il y eut la Bastille et, cette fois, il garda les yeux ouverts : la gare était proche…
Mais soudain, au lieu de piquer droit dessus par la rue de Lyon, le taxi obliqua à gauche pour s’engager dans l’avenue Daumesnil.
— Dites donc, où allez-vous ? cria-t-il au chauffeur en tirant sur le loquet maintenant la vitre de séparation.
Qui ne s’ouvrit pas ! Imperturbable, l’homme poursuivit son chemin comme s’il n’avait rien entendu.
Pris de colère, Aldo frappa à coups redoublés sur le carreau.
— Arrêtez-vous !… Arrêtez-vous immédiatement !
Toujours rien. Il se jeta sur la portière… qui résista. Puis sur l’autre, qui ne s’ouvrit pas davantage…
S’efforçant de maîtriser une fureur capable de lui brouiller les idées, il se recala sur les coussins. Peu passante, la grande artère prise entre une ligne de chemin de fer et quelques immeubles était mal éclairée et quasi déserte. Il comprit alors qu’il venait de se faire enlever à son tour, en plein Paris…