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Un parfum de scandale…

Cependant Aldo n’eut pas beaucoup de temps pour se poser des questions sur la longueur du parcours : on était presque arrivés. Franchi le boulevard Diderot, l’avenue devenait plus obscure et les grandes arcades de briques soutenant la ligne de chemin de fer banlieusarde faisaient face à des maisons basses, lépreuses pour la plupart, et à de petits entrepôts, le tout percé de ruelles mal pavées, mal éclairées et ne donnant passage qu’à un seul véhicule. Le taxi s’engagea dans l’un de ces boyaux sinistres, habités le plus souvent par des Chinois qui lui avaient cependant procuré une certaine réputation, car dans les deux bistrots aux vitres sales la cuisine asiatique s’y révélait excellente. Quelques connaisseurs s’y aventuraient parfois.

Le taxi les dépassa pour s’arrêter un peu plus loin, feux éteints. Des hommes masqués de passe-montagnes percés de trous en firent sortir Aldo après lui avoir asséné, du tranchant de la main, un coup sur la tête qui lui fit perdre connaissance. Pas longtemps, d’ailleurs. Quand il refit surface, on l’avait déposé sur un divan défoncé autour duquel se tenaient quatre hommes armés de pistolets, cependant qu’un cinquième lui appliquait des claques. Sur une table voisine, deux bougies allumées dans une assiette ébréchée faisaient de leur mieux pour éclairer la scène.

Retrouvant sa colère en même temps que sa conscience, Aldo se leva, les poings en avant, prêt à foncer, mais le plus grand de ses ravisseurs, celui qui paraissait le chef, lui mit le canon de son arme sur le ventre.

— Tiens-toi tranquille si tu ne veux pas prendre un pruneau dans le bide ! On ne te veut pas de mal pour le moment !

— Que voulez-vous alors ?

— Que tu te déshabilles et dare-dare !

— Pourquoi ?

— T’occupe ! On va t’aider ! Allons, dépêche !

Le moyen de résister ? En un rien de temps, Aldo n’eut plus sur lui que ses sous-vêtements, ses chaussures et ses chaussettes, et comme il avait froid, il eut un frisson qui fit rire l’homme.

— T’inquiète pas ! On veut pas ta mort. Pas tout de suite, tout au moins ! Mets ça ! Et ne fais pas la grimace ! C’est moins élégant mais c’est propre !

En effet, il se retrouva nanti d’un pantalon de velours côtelé, d’un gros pull marin à col roulé, d’un caban et même d’un bonnet de laine. Dans les profondeurs obscures de la pièce, il pouvait voir un homme de sa taille, mais dont le visage demeurait caché, enfiler rapidement ce qu’on lui avait confisqué, y compris ce qu’il y avait dans ses poches !

— Pressez-vous un peu, bon sang ! gronda le chef. Il ne faut pas que le prince Morosini manque son train !

— Vous voulez faire passer ce type pour moi ? C’est ridicule !

— Ah, tu crois ? Tu es drôlement vaniteux, dis donc ! Moi, je suis sûr qu’il fera parfaitement illusion le temps nécessaire ! Ah, n’oublions pas !

Il avait pris les mains d’Aldo pour en retirer la sardoine gravée à ses armes qui ne le quittait jamais et que se transmettaient les aînés de sa maison, sa montre-bracelet et, ce qui lui fut douloureux, son anneau de mariage.

L’inconnu le comprit à la brève crispation de son visage et se mit à ricaner. Un ricanement cruel, discordant, inattendu compte tenu de sa voix, une voix plutôt agréable, policée même malgré les expressions vulgaires.

— Cela fait si mal que ça ? Surprenant, si l’on considère la désinvolture avec laquelle tu traites le serment des noces ! Elle est pourtant bien belle, ta femme ! De toute façon, elle ne viendra pas te demander d’explications là où tu vas atterrir !

— Mais sacrebleu, qu’est-ce que vous cherchez ? Que voulez-vous ?

— Moi ? Rien. Je vais même te dire mieux : j’aurais tendance à te trouver sympathique ! Est-ce amusant !

— Alors qu’est-ce que je fais là ?

— Tu fais comme moi : tu obéis à des ordres supérieurs ! Tu es prêt, toi ? ajouta-t-il à l’adresse du fac-similé qui, grâce à l’aide d’un comparse, achevait sa transformation. Assez réussie, pour autant qu’Aldo puisse en juger dans ce lieu obscur. Et non sans un serrement de cœur, surtout quand l’homme eut drapé une écharpe dans le col relevé du manteau de vigogne et escamoté le haut du visage sous l’ombre de la casquette.

— J’y suis ! On peut y aller, répondit l’homme, et le malaise du modèle s’accentua : la voix de ce malfrat ressemblait à la sienne…

Les hommes descendirent. Peu après, il entendit démarrer le taxi, vite remplacé par un bruit de moteur. Les deux hommes qui avaient accompagné la « doublure » reparurent.

— La bagnole est là ! fit l’un d’eux. Il serait peut-être temps de lui fermer les yeux, à ton client !

Une seconde plus tard, Aldo était aveugle par la vertu d’une paire de lunettes noires aux verres opaques dont les branches s’élargissaient sur les tempes afin qu’il lui fût impossible de distinguer quoi que ce soit. Simultanément, un bracelet appartenant à des menottes emprisonnait un de ses poignets, puis il entendit le déclic du second.

— Voilà ! On est inséparables ! conclut gaiement celui qui devenait son gardien. Maintenant on va t’aider à descendre !

— Où m’emmenez-vous ? demanda-t-il.

— Tu crois sincèrement qu’on va te le dire ? Au point où tu en es, ici ou là qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Je suis ainsi : un rien m’intéresse ! ironisa-t-il. J’imagine que nous allons dans un coin reposant – une forêt, de préférence ? – où il sera plus pratique de me tuer et vous débarrasser de ma carcasse qu’en plein Paris ?

— Te tuer ? Pourquoi ? Tu es déjà mort !

— C’est toujours bon à savoir…

Son gardien l’aida à s’installer à l’arrière d’une voiture – confortable, d’ailleurs – et prit place à côté de lui. Le chauffeur et un troisième larron s’assirent à l’avant et le véhicule embraya doucement. À quelques mètres de là, on entendit siffler un train puis l’écho d’un haut-parleur et divers bruits normaux à proximité d’une gare.

— Même un défunt de mon genre peut avoir envie d’une cigarette. Et vous m’avez pris les miennes, fit remarquer Aldo calmement.

— Tu ne manques pas de cran ! J’aime ça !

Il sentit que l’on plaçait le mince rouleau de tabac entre ses lèvres et que l’on approchait une flamme. Il aspira la fumée qu’il garda un instant dans sa bouche avant de l’avaler avec l’impression de renaître. Ce n’était pas le tabac anglais dont il avait l’habitude, mais une « Gitane » française qu’il ne détestait pas. Au moins, c’était une odeur familière et puis c’était chaud ! Bigrement appréciable par cette nuit froide et humide.

Le silence régnait dans l’habitacle. Quand Aldo eut fini sa cigarette, il se sentit las tout d’un coup et bâilla.

— Si tu veux dormir, ne te gêne pas ! dit son voisin. On en a pour un moment à tailler la route…

Pourquoi pas, après tout ? Il n’avait aucun moyen de repérer seulement la direction. L’auto – une machine assez puissante – s’était livrée à un certain nombre de manœuvres, tournant à droite, à gauche, à plusieurs reprises. Il y eut un rapide passage de l’octroi mais qui ne lui apprit rien : ce pouvait être au nord aussi bien qu’au sud, à l’est ou à l’ouest. Ses compagnons de voyage restaient muets. Il aurait aimé pouvoir croiser les bras pour mieux s’accoter dans son coin, mais son poignet gauche captif l’en empêchait. Aussi se contenta-t-il d’appuyer sa tête au dossier et de fermer les yeux. Il avait faim et soif, et il était préférable de ne pas songer à sa copie peut-être en train de s’installer, à cet instant, à une table de l’agréable wagon-restaurant. Quoiqu’en y réfléchissant son alter ego eût intérêt à se faire servir dans sa cabine. La ressemblance n’était peut-être pas suffisante pour affronter trop d’éclairage et il était difficile d’aller dîner coiffé d’une casquette et affublé d’une écharpe remontant jusqu’au nez !

Quant à ce qui l’attendait lui-même, il le verrait bien une fois arrivé à destination. Une chose était certaine, on l’avait piégé de main de maître et il ne se faisait guère d’illusions : ça n’allait pas être une partie de plaisir de se sortir de ce pétrin. Surtout si c’était une tombe perdue au fin fond d’une campagne…

Pour éviter de s’attendrir sur son sort, il ferma les yeux en s’efforçant de ne plus penser et, la fatigue aidant, s’endormit presque aussitôt…


En revenant de la messe, le surlendemain, et sans même prendre le temps d’ôter ses vêtements de sortie, Marie-Angéline demanda à Cyprien :

— Toujours pas de nouvelles ?

— Toujours pas ! Mais il n’est qu’un peu plus de 7 heures ! Madame la marquise a déjà demandé son petit déjeuner.

En grimpant l’escalier quatre à quatre, elle pensa que la vieille dame n’avait pas dû dormir beaucoup non plus cette nuit et, de fait, en pénétrant dans la vaste chambre, elle la vit assise sur son lit, contemplant avec une mélancolie en accord avec ses traits tirés le plateau posé sur ses genoux.

— Nous chipotons ? s’écria-t-elle en affectant de prendre un ton enjoué.

Mme de Sommières fit la grimace.

— Ne criez pas si fort ! Je ne suis pas encore sourde ! Non, je ne chipote pas ! Je n’ai pas faim, c’est tout ! Mais que cela ne vous coupe pas l’appétit, ajouta-t-elle en voyant entrer Louise, sa femme de chambre, munie d’un nouveau plateau copieusement garni qu’elle déposa sur une petite table proche du lit.

C’était une habitude ancienne : quand Marie-Angéline rentrait de Saint-Augustin – à jeun, communion oblige ! – les deux dames déjeunaient ensemble, l’une dans son lit, l’autre à la table, en commentant les potins du quartier dont l’arrivante rapportait toujours un plein panier, grâce à l’espèce de centre de renseignements qu’elle s’était créé au contact des habitués de l’office matinal. Le rituel commençait en général par le « Quelles nouvelles aujourd’hui ? » de la marquise. Cette fois, rien ne vint sinon, au bout de quelques instants :

— Nous sommes idiotes toutes les deux de nous tourmenter comme nous le faisons ! Bien sûr Aldo avait promis de téléphoner dès son arrivée mais souvenons-nous que le Simplon n’entre en gare de Venise qu’à 19 h 40… sauf retard possible, qu’il faut le temps de rentrer à la maison et que, si on lui a annoncé, à ce fichu téléphone, une attente de trois ou quatre heures, il aura pensé que cela nous amènerait trop tard – surtout s’il est lui-même fatigué ! – et je reste persuadée qu’il va appeler ce matin ! Mangez donc, au lieu de continuer à tartiner ce toast d’un air dégoûté !

Ce qui eut pour effet de faire reposer aussitôt couteau et tartine.

— Je ne peux m’empêcher d’être inquiète ! Et je ne sais même pas pourquoi !

— Naturellement, nous le savons ! D’ailleurs je suis dans le même cas ! Est-ce assez bête !… Ah ! Il me semble que le téléphone sonne à la loge !

Plan-Crépin avait de bonnes oreilles. Elle partit au galop et dégringola l’escalier…

Quand elle revint de la loge du concierge, elle était verte et dut s’asseoir sur les premières marches. Ce que voyant, Cyprien partit chercher un verre de cognac qu’il lui mit dans la main. En temps normal, il ne débordait pas d’affection pour elle à cause de cette compétition larvée qui les opposait depuis la prise de fonction dans la maison de Marie-Angéline, au sujet de l’affection de Mme de Sommières. Mais là !…

— Qu’est-ce qui se passe ? chuchota-t-il.

— C’était M. Buteau. Hier soir, il est allé le chercher à la gare de Santa Lucia… et Aldo n’y était pas !

— Quoi ? Mais Monsieur le prince est bien parti avant-hier ! C’est Lucien qui s’est occupé de lui trouver le taxi à qui il a donné l’ordre de conduire son passager à la gare de Lyon !

— Oui. Tout ça est vrai !… Seulement il reste qu’à l’arrivée à Venise il n’était plus dans le train !

— Doux Jésus ! émit le vieux maître d’hôtel en joignant les mains et en levant les yeux vers les hauteurs de l’escalier, imité en cela par Plan-Crépin.

— Eh oui ! soupira celle-ci. Il va falloir lui dire !

Et d’un pas alourdi par l’inquiétude, elle remonta lentement les marches dévalées à si vive allure un moment plus tôt… Enraciné dans les dalles, Cyprien tendit l’oreille jusqu’à ce qu’il perçoive une exclamation, puis plus rien, sinon le bruit de la porte refermée.

— … Et ce n’est pas tout ! continua Marie-Angéline encore appuyée à la poignée. Mais je n’ai pas jugé utile d’en faire part à Cyprien. Nous pensons bien que M. Buteau n’en est pas resté là… Il s’est élancé sur le quai à la recherche du chef de train et des conducteurs de wagons-lits… Celui qui s’occupait de la voiture quatre a confirmé avoir embarqué le prince Morosini – qu’il ne connaissait pas d’ailleurs ! – et a mentionné que son passager s’était déclaré souffrant afin de se faire servir dans son compartiment…

— Souffrant ? Mais il était en pleine forme !

— C’est ce que j’ai dit à ce pauvre Guy qui était aux cent coups surtout quand ledit conducteur lui eut signalé que la santé du prince n’avait pas dû s’améliorer pendant la nuit, parce qu’il toussait de façon alarmante quand il a quitté le train à Brigue…

— À Brigue ? Lui aussi ? Comme Pauline ?… C’est très beau, j’en conviens, et le vieux château des Stockalper mérite sans conteste une visite mais, en dehors de cela, du ski et des excursions en montagne, qu’est-ce qu’on peut bien y faire ? Aldo serait-il devenu fou ?

— Il n’en donnait pas l’impression ! Aussi, avec votre permission, je vais faire la seule chose intelligente qui me vienne à l’esprit…

— Dites toujours !

— Me changer et filer Quai des Orfèvres ! Le commissaire doit être mis au courant tout de suite !

— Bien entendu vous avez ma permission.

Et, voyant qu’elle allait sortir :

— M. Buteau vous a-t-il dit comment Lisa a pris la nouvelle ?

— Ça, c’est le pire ! Elle s’est enfermée dans sa chambre en interdisant qu’on la dérange. Il faut dire aussi… qu’elle a reçu une lettre – anonyme ! – aux termes de laquelle on la plaint beaucoup de son infortune conjugale !

— Miséricorde !… Foncez, Plan-Crépin !… Ou plutôt, téléphonez ! Ce sera plus rapide et j’aimerais le voir ! Nous n’avons plus que lui maintenant qu’Adalbert nous a rayées de ses relations ! ne put-elle s’empêcher d’ajouter…

Marie-Angéline ne releva pas, disparut et revint dix minutes plus tard.

— Il sera là à 11 heures… et il se permet de nous donner un conseil : c’est de vaincre nos réticences et de faire entrer le téléphone dans la maison. Ne serait-ce que dans le vestibule !

La marquise ne répondit pas tout de suite, se mit à la recherche de ses pantoufles pour se lever, renifla… et finalement rendit les armes.

— Comme toujours, il a raison ! Occupez-vous de ça, Plan-Crépin ! Après tout, ce ne sera jamais moi qui répondrai la première !

Elle réfléchit un instant puis conclut :

— Puisque nous en sommes à ce point, il serait peut-être utile de prévoir deux dérivations : une dans le jardin d’hiver et une autre dans votre chambre, par exemple !

Bien que le moment ne soit pas franchement à la gaieté, l’air faussement candide de la vieille dame fit sourire son « fidèle bedeau » !

— On pourrait, en effet ! Cela me paraît même une très bonne idée !

Et, en attendant, elle retourna chez le concierge…


À 11 heures tapantes, Langlois effectuait son apparition, et tout le monde put constater que sa mine était sombre. Passé les politesses de la porte, il accepta le fauteuil qu’on lui offrait et braqua sur Plan-Crépin un regard plus que soucieux.

— Racontez ! fit-il sobrement.

Elle s’y employa de son mieux, veillant à n’omettre aucun détail et, quand ce fut fini, à n’ajouter aucun commentaire, se contentant d’attendre en observant le bout de ses doigts. Après un court silence, le policier se leva pour aller s’adosser à une jardinière, ce qui lui permettait de voir les deux femmes à la fois.

— Vous dites qu’il était en parfaite santé quand il vous a quittées ?

— Parfaite ! confirma Mme de Sommières. Il est fragile des bronches depuis la guerre, comme vous le savez, mais il avait relevé le col de son pardessus et portait une écharpe de soie, il n’était pas le moins du monde emmitouflé. Que pensez-vous de tout cela, Monsieur le commissaire ?

— Rien de bon, Madame, parce que la fable de l’escapade amoureuse ne tient plus et – pardonnez-moi si je vous inquiète ! – nous sommes en présence d’une affaire très certainement criminelle.

— Vous pensez…

— … qu’on a enlevé Aldo… je veux dire votre neveu…

— Ne changez rien surtout ! pria-t-elle avec un sourire un peu tremblant. Seuls ses vrais amis l’appellent ainsi ! Mais je vous ai interrompu ! Veuillez continuer !

— Merci ! On l’a enlevé donc ! Reste à savoir si c’était avant le départ du train ou en cours de route !

— Cela me paraît difficile, objecta Plan-Crépin. Aldo est de taille à se défendre et s’il avait subi une contrainte quelconque durant le trajet, le conducteur du wagon-lit ou même un autre passager s’en serait aperçu !

— On a pu lui remettre un message lui enjoignant de descendre à Brigue et menaçant par exemple la vie de Mrs Belmont qui, elle-même, a disparu à cet arrêt !

— Possible, en effet, parce qu’en allant à la gare cela me semble improbable. On n’arraisonne pas un taxi en plein Paris.

— On en fait bien d’autres !

— Vous le savez mieux que moi, mais je vous rappelle qu’il est allé à la gare et que c’est seulement à Brigue qu’il s’est volatilisé.

— Était-ce vraiment lui ?

— Vous pensez… à un imposteur ? Mais, cher commissaire, c’est tout à fait impossible ! Il est inimitable !

— Là, c’est votre affection qui parle… et je vous rappelle que dans le « milieu » il existe de véritables artistes. Il est parti en taxi, m’avez-vous dit ? Savez-vous quelle compagnie ?

— Ma foi non, mais on peut demander à Lucien qui est allé le chercher à la station. Pas de bon gré, soit dit en passant ! Il ne comprendra jamais pourquoi un membre de la famille peut faire appel à ces gens-là quand il a ici à sa disposition le meilleur des chauffeurs – lui ! – et la plus belle voiture du monde. Il n’a consenti qu’une seule exception pour le colonel Karloff, parce que c’était un seigneur reconverti par la Révolution russe ! Appelez-le, Plan-Crépin !

Le vieux chauffeur ne manqua pas une si belle occasion de livrer le fond de sa pensée :

— C’était un G7, Monsieur le commissaire principal. Et il avait une sale gueule ! D’ailleurs, c’était un Italien !

— Lucien ! Attention à vos paroles ! protesta la marquise. Je vous rappelle que les Morosini…

— … sont vénitiens, Madame la marquise ! Ce n’est pas du tout pareil ! Et Monsieur le prince ne manque jamais de le préciser ! Mais celui-là avait un accent à couper au couteau.

Suivit une brève description à la suite de laquelle Lucien ajouta, l’air de ne pas y toucher :

— … mais au cas où ça vous intéresserait, je peux vous donner son numéro minéralogique !

— Comment, si ça nous intéresse ? s’exclama Langlois en sortant de sa poche un calepin noir sur lequel il nota soigneusement le chiffre indiqué. Ça vous arrive souvent de relever les numéros des taxis ?

— Quand on en fait venir un ici, toujours ! Sauf, évidemment, quand c’était celui du colonel Karloff ! Mais depuis l’enfance, j’ai la passion des chiffres !

— Eh bien, continuez, mon ami ! C’est un petit talent qui peut se révéler utile. La preuve ! Merci beaucoup !

Il s’apprêtait à se retirer quand il se ravisa.

— J’allais oublier de vous demander si vous pourriez me prêter une photo de votre neveu ? Dans l’état actuel de la situation, je préfère m’adresser à vous plutôt qu’à la presse afin de ne pas éveiller de curiosités intempestives.

— Même plusieurs, si vous voulez ! Dès le berceau jusqu’à des coupures de journaux justement ! Plan-Crépin, allez voir dans mon secrétaire !

Il y avait effectivement l’embarras du choix. Le commissaire Langlois s’attarda un instant sur celles du mariage.

— Ils forment vraiment un beau couple ! remarqua-t-il.

— Dommage qu’il se trouve tant de gens qui se donnent un mal de chien pour le démolir ! fit Plan-Crépin acerbe. À commencer par Aldo lui-même en certaines circonstances !

Langlois toussota, l’air soudain gêné.

— À ce propos… et pardon si je vous choque mais… vous n’en auriez pas une de Mrs Belmont ? Je sais, je pourrais m’adresser aux magazines mondains comme Vogue, mais si ce ne sont pas des quotidiens, ce n’en sont pas moins des journaux et je ne veux pas lever le moindre lièvre chez eux, vous devez le comprendre !

— Si vous avez la bonté de patienter quelques instants… en buvant un petit quelque chose, je pourrais peut-être vous aider, proposa Marie-Angéline en se levant et en se dirigeant vers la porte sans attendre la réponse.

— À quoi pense-t-elle ? demanda le policier quand elle eut disparu.

— Je crois le savoir. Outre une mémoire photographique étonnante, notre Plan-Crépin possède une foule de talents variés, au nombre desquels se trouve le dessin et, chez elle, c’est un réel talent qui n’a rien à voir avec les aquarelles de fleurs pratiquées dans les couvents et autres maisons d’éducation pour jeunes filles. Je vous parie qu’elle vous rapporte un portrait fidèle de Pauline Belmont.

— Il vaudrait peut-être mieux que j’envoie quelqu’un le chercher ? Cela va prendre du temps.

— Oh, que non ! Le temps de boire un verre en ma compagnie !

— Elle en est proche à ce point ? Il faut connaître quelqu’un de longue date pour reproduire ses traits de mémoire.

— La connaître, non ! Mais elle la déteste parce qu’elle voit en elle un danger pour Lisa.

— Et… elle se trompe ? Quelle est votre opinion, Madame ?

— Oui et non. Aldo est profondément attaché à Lisa et jamais il n’accepterait de la perdre.

— Seulement il aime jouer avec le feu, si je m’en réfère à notre dernier entretien.

— Ce n’est pas cela. Son attirance pour Mrs Belmont est purement physique. Malheureusement, elle l’aime passionnément et…

Le retour de Marie-Angéline interrompit la marquise.

— Voilà ! dit-elle en tendant au commissaire deux dessins à la plume exécutés sans le moindre repentir et d’une vérité criante… Un visage et une silhouette.

— Fabuleux ! apprécia-t-il, abasourdi. Comment faites-vous ?

— Oh, ce n’est rien, dit-elle d’un ton léger. J’imite Cyrano de Bergerac : je mets ma mémoire à côté du papier et il ne reste plus qu’à la recopier !

Il ne put s’empêcher de rire.

— Tout simple, en effet !… Si un jour Mme de Sommières vous met au chômage, n’hésitez pas à venir me voir ! Vous êtes la physionomiste la plus remarquable que j’aie jamais rencontrée. Un grand merci !

Il acheva son verre de whisky et allait quitter son fauteuil quand, après une brève hésitation, « l’artiste » demanda :

— Auriez-vous des relations… amicales dans la police de Londres ? Par exemple, à Scotland Yard ?

— J’ai déjà rencontré le Superintendant Gordon Warren, mais Aldo Morosini et Vidal-Pellicorne le connaissent mieux ! Pourquoi ?

— C’est que justement, il s’agit d’Adalbert. Il est parti habiter à Londres pour être auprès de cette bourrique de Torelli et les ponts sont coupés entre lui et nous… alors qu’on aurait un tel besoin de son aide !

— C’est pourtant vrai qu’il ne s’est pas manifesté ! Vous dites qu’il a rejoint cette chanteuse ?

— Avec armes et bagages. Il l’héberge dans la demeure qu’il possède là-bas et il ne tient plus compte de personne sauf de son rival, ce brave Mr Wishbone. C’est au point qu’il a tout fait fermer à Paris et appelé Théobald, son fidèle factotum, pour qu’il vienne servir… non pas lui, mais la dame ! Le pauvre garçon désespéré a obéi, mais uniquement pour rendre son tablier !

— Ce genre de comportement ne lui ressemble guère !

— Plan-Crépin ! soupira Mme de Sommières. Vous n’avez pas l’impression que le commissaire a suffisamment de soucis ? Ce n’est pas la première fois qu’Adalbert tombe amoureux et se brouille avec Aldo. Je ne peux qu’espérer que ce ne sera pas la dernière !

— Je vais tout de même essayer d’en apprendre plus ! J’ai déjà entendu… de vagues bruits touchant cette femme qui aurait tendance à abuser de son pouvoir de séduction et compterait même un ou deux suicides à son actif ! Vous avez bien fait de m’en parler ! De toute façon, dès que j’aurai des nouvelles d’Aldo, je vous tiendrai au courant… Et surtout ne perdez pas courage !

— Ça, on n’en manque jamais ! affirma fièrement Marie-Angéline. Cela se transmet de génération en génération. Nous sommes tous de la même trempe dans la famille…

— … depuis les croisades ! conclut Tante Amélie avec, dans son regard vert, l’ombre d’un sourire.


L’enquête à la compagnie des taxis G7 fut rapide et instructive. Le numéro indiqué par Lucien était, comme par hasard, celui d’un autre Russe, Fédor Razinsky, ancien avocat près les tribunaux de Saint-Pétersbourg, qui n’avait strictement rien de commun avec l’Italien grassouillet et résolument trivial décrit par Lucien. Physiquement, il était même son contraire. Long, maigre, blond, légèrement grisonnant, il offrait certaines ressemblances avec son compatriote Karloff – que d’ailleurs il connaissait ! –, ressemblance qui n’était pas uniquement extérieure. Il était doté lui aussi d’une voix de style bourdon de cathédrale qui avait dû faire merveille dans les prétoires, sans oublier un caractère chatouilleux qui lui permettait de s’exprimer pleinement quand on lui en offrait l’occasion. Ce que fit, en toute innocence, l’inspecteur Sauvageol quand il s’aventura à son domicile, rue des Filles-du-Calvaire, pour s’enquérir, fort poliment, de son emploi du temps au cours de la soirée du 3 décembre.

— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? tonna-t-il.

Refusant de le suivre sur ce terrain, le petit Sauvageol lui offrit un sourire amène.

— J’ai besoin de le savoir, tout bêtement.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ? !

— Pour savoir si je ne vais pas être obligé de vous coffrer pour complicité d’enlèvement, fit-il, toujours aussi gracieux.

— Moi ?… En prison ?

— Eh oui ! Vous et votre voiture bien entendu. C’est un objet indispensable pour un kidnapping réussi.

Du coup, le géant se plia pour regarder l’imprudent sous le nez avec un frémissement de mauvais augure.

— Et j’aurais kidnappé qui ? !

— Un noble étranger, le prince Morosini de Venise. Ça vous dit quelque chose ?

— L’ami du colonel Karloff ? rugit Fédor qui, instantanément calmé, se rassit. Posez les questions !

— C’est toujours la même : où étiez-vous dans la soirée du 3 décembre entre 18 h 30 et 22 heures ?

— Rue Daru dans la salle de répétition de l’église. Je chantais avec les choristes !

Et de donner aussitôt un échantillon de son talent qui fit trembler le lustre à pampilles.

— Et votre taxi, il était où ?

— Devant la porte.

— On aurait pu vous l’emprunter !

— Non. On ne pouvait pas ! Roue de secours et roue arrière gauche crevées par mauvais plaisant. On réparait pendant que je chantais !

— Bien ! Je ne vais pas vous déranger plus longtemps. On vérifiera…

— Vérifiez, vérifiez ! Vous verrez ! Et dites un peu, s’il vous plaît… C’est Morosini qu’on a enlevé ? À ce moment-là ? Mais à quel endroit ?

— Sur le trajet entre la rue Alfred-de-Vigny et la gare de Lyon et sans doute pratiquement devant chez lui. Le taxi passait… Un G7 portant votre numéro !

— Mon numéro ! Qui a osé ?… Il faut que je le trouve, celui-là ! clama Fédor revenu à sa tonalité naturelle. Il me ressemblait ?

— Absolument pas ! Ça pouvait être un Italien !

— Italien ?… Alors, par les reliques de saint Vladimir, qu’est-ce que vous faites ici ?

— La plaque minéralogique ! Vous auriez pu la prêter !

— À un moujik italien ? Jamais… Si je le coince, je le livre… à qui ?

Sauvageol lui tendit sa carte et s’en alla vérifier les assertions de Fédor qu’au fond il ne mettait pas en doute. Si c’était un ami de ce Karloff dont il avait déjà entendu parler par le patron, ce pouvait même être un auxiliaire bénévole intéressant. À condition, s’il dénichait l’individu, de ne pas l’étendre pour le compte d’un seul coup de poing !

En sortant du logis de Razinsky, Sauvageol s’en alla rendre compte à Langlois. Ce n’était pas lui son chef direct mais l’inspecteur principal Durtal. Pour ce que l’on appelait déjà l’affaire Morosini, que le grand patron entendait mener en personne, celui-ci avait fait appel à la meilleure paire de ses services : l’inspecteur principal Émile Durtal et un nouveau venu dans le cénacle, l’inspecteur Gilbert Sauvageol. Aussi différents l’un de l’autre que possible d’ailleurs ! Autant Durtal – nettement plus âgé ! – était massif, monolithique en quelque sorte, impressionnant même à cause de ses yeux froids et de son allure lente pouvant donner à croire que ses pensées marchaient au même rythme – ce qui était une lourde erreur ! –, autant « le petit jeune » était vif, primesautier et volubile : un vrai farfadet ! De même leurs armes étaient différentes, l’un donnait le frisson alors que l’autre, avec sa gaieté à fleur de peau, séduisait d’emblée.

Ils arrivèrent l’un après l’autre ce soir-là dans le bureau de Langlois où le plus jeune se pointa le premier et rendit compte de sa visite.

— Si le numéro est bien le même que celui de son taxi, ce ne peut être le chauffeur en aucun cas. C’est un Russe bon teint qui, même grimé d’un sérieux maquillage, ne réussirait jamais à se faire passer pour un Rital ! Il est d’ailleurs copain avec un certain Karloff qui est retiré des voitures mais que vous devez connaître.

— Oh, oui ! C’est un cas celui-là, mais d’une honnêteté inattaquable… et qui connaît bien Morosini à qui il a sauvé la vie. Il tient un garage à Versailles maintenant ! Pour en revenir à notre affaire, il faut continuer à chercher à la G7. Si aucun véhicule n’a été volé…

— Aucun, Monsieur !

— Il peut s’agir d’un complice qui n’a pas vu d’inconvénient à changer de plaque, ou d’un des chauffeurs, moyennant finances évidemment. Ce ne sera peut-être pas facile à démêler et faites attention où vous mettez les pieds. Voyez chez ceux qui font la nuit surtout ! Tous ne ramènent pas forcément leur caisse au dépôt ! Ah, vous voilà, Durtal ! ajouta Langlois à l’adresse du collègue qui venait d’entrer. Vous allez faire du tourisme. J’ai tout ce qu’il vous faut ! Sauvageol, vous pouvez disposer !

Avec une grimace de regret, le jeune homme s’exécuta. Il aurait aimé en savoir davantage, mais quand le grand patron prenait un certain ton il n’était jamais sain d’insister. Il sortit aussitôt.

— Voilà, reprit Langlois en extirpant d’un de ses tiroirs un portefeuille dans lequel il choisit divers documents. Vous partez ce soir pour Brigue par l’Orient-Express…

— Mazette ! fit l’inspecteur avec l’ébauche d’un sourire. On donne dans le luxe maintenant, chez nous ?

— Le cas est exceptionnel !… et vous n’allez que jusqu’à Brigue qui prend de plus en plus d’importance dans notre affaire. Vous avez là des francs suisses et l’autorisation de la police fédérale vous permettant d’enquêter sur leur territoire. D’autre part, j’ai obtenu une excellente photographie de Morosini, bien meilleure évidemment que celles des journaux, et surtout ceci ! continua-t-il en tendant les portraits de Pauline.

Le policier siffla entre ses dents.

— Bigre ! La belle femme ! Elle ne doit pas facilement passer inaperçue ! À moins que le dessinateur ne la voie…

— C’est une dessinatrice et elle la déteste ! Mais elle a fait du très bon travail puisqu’elle a pris la peine de reproduire le visage d’une part et la silhouette incroyablement vivante… Ce qui est important parce qu’on a dû la remarquer dans un bled tel que Brigue, en particulier en cette saison. Quant au train, c’est le dernier qu’a pris Morosini. Donc le personnel est le même. Vous glanerez peut-être un renseignement capital en montrant la photo…

— Il paraît qu’il prend ce train presque aussi souvent qu’un Parisien le métro ! On doit le connaître comme le loup blanc. Alors la photo !…

— Il se trouve que le chef de train comme le conducteur sont des nouveaux. Cela m’ennuie un peu, mais on fait avec ce que l’on a. C’est pourquoi la photo est primordiale. Je suis persuadé que Morosini n’est jamais monté dans ce train et qu’il a été intercepté avant la gare…

— D’où l’enquête de Sauvageol. Vous auriez pu me le dire plus tôt !

— Ne râlez pas ! Il me semblait préférable que vous embarquiez avec un œil neuf, mais j’ai changé d’avis ! Allez vous préparer, mon vieux, et bon voyage !

Demeuré seul, Langlois s’adossa à son fauteuil et ferma les yeux, pris d’une soudaine lassitude. Décidément, il n’aimait pas cette affaire, en raison de la réelle amitié qu’il éprouvait pour Aldo et les siens. Le joyeux tandem Morosini-Vidal-Pellicorne lui avait fait tourner les sangs à plusieurs reprises, mais si le premier devait ne jamais reparaître, il manquerait quelque chose dans sa vie ! Et il ne comprenait pas pourquoi l’égyptologue se désintéressait aussi complètement du sort de son ami. Les quelques venimeux papiers émis par les journaux à scandale avaient bien dû parvenir jusqu’à Londres ! Était-il à ce point épris de sa cantatrice pour les avoir gobés comme des œufs frais ? Que Morosini laisse tout tomber : épouse, enfants, affaires – ô combien importantes ! – pour partir vivre dans l’anonymat et un trou perdu le parfait amour avec une autre femme que la sienne était pour lui impensable ! Voire grotesque ! Il est vrai que l’épouse en question semblait attacher crédit à cette fable, d’après ce qu’il en savait, et ça non plus il n’arrivait pas à le croire ! Il n’était pas près d’oublier l’affaire de la Perle de Napoléon où, pour sauver son mari, elle s’était jetée délibérément dans la gueule du loup. Vrai aussi qu’ensuite, elle l’avait éloigné d’elle pendant plusieurs mois parce qu’une femme séduisante était mêlée à cette histoire…

Il caressa un instant le projet de se rendre lui-même à Venise pour un entretien à cœur ouvert avec Lisa Morosini, puis y renonça parce qu’elle n’y serait peut-être pas et qu’il se voyait mal galoper à sa suite en Suisse ou en Autriche ! D’abord retrouver l’époux envolé en priant Dieu qu’il soit intact ! Ensuite, il serait temps d’en venir aux plaidoiries ! Et, en attendant, jeter un coup d’œil sur la nouvelle passion de Vidal-Pellicorne.

Se redressant, il appela son secrétaire.

— Allez voir aux archives si vous avez quelque chose concernant Lucrezia Torelli, la cantatrice célèbre. Après vous viendrez prendre une lettre…

— Si elle est urgente, je pourrais commencer par ça ?

— Non, les archives d’abord.

L’idée lui était venue, soudain, de prendre contact avec le Chief Superintendant Gordon Warren, de Scotland Yard…

Les jours qui suivirent furent difficiles à vivre tant pour le patron de la police judiciaire que pour les amis mis en cause : alléchée par des « révélations » discrètes, peut-être aussi pour de l’argent, la presse à sensation, oubliant la mise en garde de Langlois, se lança de nouveau à l’assaut des deux absents. L’un d’entre eux publia même, en une, la photographie, assez floue d’ailleurs, d’un couple se promenant enlacé au bord du « lac des Quatre Cantons ».

— Ça peut être n’importe qui, ces gens-là ! tonna Langlois en assénant un poing sur son bureau quand le canard responsable du « scoop » atterrit dessus. Et puisque ces publicistes à la manque ne veulent pas entendre raison, nous allons donner du canon. Convoquez-moi d’urgence les grands manitous de la presse ! ordonna-t-il à ses principaux collaborateurs réunis dans son bureau pour le tour d’horizon du matin. Ce scandale a assez duré !

— Quelles sont vos intentions, Monsieur ? demanda quelqu’un.

— Vous le verrez bien ! Et pendant que j’y pense, ajoutez-y quelques-uns des plumitifs en délire qui font monter leurs tirages aux dépens de deux vies humaines et sans se soucier des dégâts ! Je les veux ici même demain à 11 heures ! Partagez-vous le travail et dégagez ! Durtal et Sauvageol, vous restez ! clama-t-il en guise de péroraison avant de se rejeter dans son fauteuil.

— Toujours les mêmes ! osa bougonner le vieil Etienne Blanchard qui était dans la police depuis trop longtemps pour se laisser impressionner par les coups de gueule du patron.

Rares tout de même ! Sachant qu’il n’était pas concerné, il resta tranquillement assis sur sa chaise et alluma sa pipe comme si de rien n’était. Il faut dire qu’il avait le rare privilège de tutoyer le « patron » qu’il connaissait depuis toujours. Il s’enquit calmement :

— As-tu au moins quelque chose à leur mettre sous la dent ?

— Tu ne devrais même pas me poser la question. Interroge ces deux-là, si tu veux ! Durtal revient de Suisse.

— Et alors ?

— J’ai acquis deux certitudes, dit celui-ci. Mrs Belmont a exécuté point par point le programme qu’elle avait dû prévoir : elle a quitté Brigue pour Lausanne et, de là, s’est embarquée pour Paris quelques heures plus tard. À ce propos, ajouta-t-il en se tournant vers Langlois, les dessins de Mlle… du Plan-Crépin ont fait des merveilles aussi bien au restaurant de Brigue où Mrs Belmont a déjeuné en attendant de prendre le train de Lausanne, que dans cette ville où elle a été remarquée à la gare. Quant à Morosini, personne ne l’a vu à Brigue !

— Comment ça ?

— Je veux dire qu’une fois descendu du Simplon-Express il semble s’être volatilisé !

— Une voiture devait l’attendre ?

— Non, je vois les faits autrement. Morosini est bien descendu à la gare mais ce n’est pas lui qui en est sorti !

— D’où le tenez-vous ?

— Des toilettes de ladite gare… où la femme de ménage a trouvé une paire de lunettes noires échappées, je pense, de la poche d’un personnage qui n’en avait plus besoin pour dissimuler une partie de son visage. D’où l’on peut déduire, en toute logique, que leur propriétaire si soigneusement emballé au départ de la gare de Lyon, atteint, entre parenthèses, d’un rhume spectaculaire dont il ne souffrait pas en quittant la rue Alfred-de-Vigny, n’était pas le prince Morosini.

— Et d’où on peut conclure de tout ceci, reprit Langlois, qu’aussi bien Mrs Belmont que son compagnon d’« escapade amoureuse » ont été enlevés tous les deux à Paris. Autant dire sous notre nez ! Elle à l’arrivée en gare de Lyon et lui au départ de la rue Alfred-de-Vigny ! Et par le même taxi !

— Vous l’avez trouvé, ce taxi ?

— Pas encore, mais ça ne tardera pas ! intervint Sauvageol… J’ai passé au peigne fin la compagnie des G7, avec l’aide enthousiaste, je le signale, de Maître Krasinski, ex-avocat russe à qui le ravisseur avait emprunté son numéro et copain comme tout avec l’ex-colonel Karloff que tout le monde connaît ici. Aucun de leurs collègues ne correspond à la description que le chauffeur de Mme de Sommières a faite du conducteur… On en est venu à penser que le taxi fantôme pourrait être le même qui a chargé Mrs Belmont à Paris !

À mesure que le jeune homme parlait, le vieux Blanchard s’assombrissait au point d’en oublier de tirer sur sa pipe…

— Drôle d’affaire ! Qui sent plutôt mauvais et qui suppose de gros moyens ! Tu penses à quoi, Langlois ?

— Peut-être à la mafia ? Ceux dont elle dispose semblent illimités !

— Et tu vas offrir tous ces tuyaux à ces messieurs de la presse ?

— Évidemment non. Seulement les mettre en face de leurs responsabilités. S’il reparaît un jour, Morosini pourrait se faire une fortune en les attaquant en diffamation ! Une perspective qui devrait donner à réfléchir aux torchons besogneux que j’ai convoqués en même temps que les grands.

— Surtout, susurra le vétéran, qu’il y en a un parmi ceux-là qui pourrait se reconnaître. Tu n’as pas lu Le Figaro de ce matin ?

— Pas eu le temps !

— On peut lire – en page 7 – un petit papier fort bien écrit, ma foi !…

— Tout le monde écrit bien dans Le Figaro !

— … et signé par un certain Frédéric Simonnet qui juge bon – Dieu sait pourquoi ? – de rappeler que Morosini a été soupçonné d’être impliqué dans les meurtres de Chinon : Van Tilden et son ancien serviteur. Ça m’étonne un peu que son rédacteur en chef ait laissé publier cet article…

— D’autant que Simonnet remplace plus ou moins Michel Berthier pendant sa convalescence. Berthier qui, lui, est un ami de Morosini. Il y a là un détail qu’il faudra éclaircir… De toute façon, demain, on va remettre de l’ordre dans les idées de ces messieurs !


— Enfin ! s’écria Marie-Angéline en rejetant le dernier des journaux qu’elle avait achetés en sortant de Saint-Augustin et qu’elle avait étalés sur le lit de Mme de Sommières. Enfin ces imbéciles ont vu la lumière ! Il était grand temps !

— Ils ne l’ont pas vue tout seuls ! On dirait que notre ami Langlois leur a apporté une aide vigoureuse ! C’est pratiquement lui qui a signé tous les articles de tête !

En effet, sur trois colonnes à la une, les quotidiens annonçaient quelques variantes suivant la couleur politique : la sévère mise au point du commissaire principal Langlois mettant les divers rédacteurs en face de leurs responsabilités qu’il n’hésitait pas à qualifier de criminelles vis-à-vis de familles plongées dans l’angoisse. « Nous avons acquis la certitude que Mrs Belmont comme le prince Morosini ont été victimes d’enlèvements qui n’ont pas eu lieu le même jour ! Il importe donc d’en finir avec les “romances” plus ou moins grivoises et de laisser la police travailler en paix »…

— Bon ! Enlevez-moi ce tas de papiers, intima la marquise en ôtant ses lunettes, et faites monter le petit déjeuner ! J’ai faim et je ne sais pas ce que fabriquent Cyprien et Louise !

La vieille fille eut un petit rire.

— Ils font comme nous : ils lisent les journaux que Cyprien est allé chercher de son côté.

Puis s’asseyant sans façon sur le bord du lit :

— Cette belle unanimité va faire du bruit ! Pensons-nous qu’elle en fera assez pour traverser la Manche ?

— Je pense que oui. Cette espèce de mobilisation générale doit être relayée par la presse londonienne et le sera aussi en Amérique.

Les plateaux ayant fait leur apparition, il y eut un silence. Puis :

— À propos d’Amérique, comment se fait-il que Mr Belmont ne se soit pas encore manifesté ?

— Il n’avait guère de raisons tant qu’il s’agissait d’une aventure, Pauline étant d’âge à se gouverner toute seule… À présent, on va sûrement avoir de ses nouvelles !

— À moins qu’il ne soit parti en croisière sur l’un de ses chers bateaux ?

— En décembre ?

— Pourquoi pas ? C’est un vrai loup de mer ! En outre… et en ce qui me concerne, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas naviguer en décembre ! Il suffit d’avoir l’estomac solide !

— Comme le vôtre, par exemple ? Je suis certaine que… franchir le Pas-de-Calais ne vous causerait aucune gêne !

Devenue soudain ponceau, Plan-Crépin fit toute une affaire de chercher son mouchoir qui était cependant à sa place habituelle dans sa manche gauche. L’ayant enfin trouvé, elle se contenta de renifler puis soupira.

— J’avoue que j’en meurs d’envie !

— Pour aller mettre Adalbert en face de ce que vous considérez comme son devoir ? Mais ma pauvre petite, si je pensais qu’il y ait la moindre chance qu’il vous écoute, je vous aurais déjà expédiée… moi aussi d’ailleurs, parce que aucune traversée, même par gros temps, ne m’a jamais rebutée. Mais nous ne ferions que nous couvrir de ridicule ! Londres n’est pas si loin ; les nouvelles de France y parviennent régulièrement et je suis persuadée que notre égyptologue en folie en sait presque autant que nous ! N’oubliez pas qu’il est en compétition avec Wishbone et que celui-ci a déjà dû repérer « l’affaire Morosini » depuis longtemps. Et comme son intérêt est d’éloigner un rival qui a logiquement pris l’avantage en logeant la dame chez lui, vous pensez bien qu’il n’a pas dû se gêner.

— Ainsi nous ne représentons plus rien pour lui ?

— Vous et moi peut-être que si, parce que nous ne vivons pas à Venise, que nous sommes ses voisines et devenues de ce fait, avec le temps, une douce habitude. En ce qui concerne Aldo, je ne sais trop que penser. Peut-être le trouve-t-il trop séduisant ?

— Allons donc ! Adalbert est fort satisfait de sa propre apparence !

Mme de Sommières examina l’idée d’une quatrième tasse de café, jugea qu’elle était intéressante, se la fit servir, la but et conclut finalement :

— C’est assez juste, au fond !… À présent si vous vous sentez à ce point d’humeur voyageuse, nous pourrions abandonner le nord-ouest au bénéfice du sud-est ?

— À quoi pensons-nous ?

— À Venise où, selon Guy Buteau, les dégâts sont sérieux. Si nous ne voulons pas nous trouver en face d’un divorce…

Plan-Crépin se signa précipitamment :

— Quelle horreur ! Lisa ne fera jamais une chose pareille !

— Justement, c’est ce dont j’aimerais m’assurer ! Alors ramassez tous ces canards – on va en emporter quelques-uns ! – et dites à Lucien de vous appeler un taxi… – ou plutôt faites-lui sortir la voiture ! Les taxis sont devenus malsains, ces temps-ci ! et faites-vous conduire chez Cook ! Nous allons à notre tour embarquer sur ce fichu Simplon-Orient-Express !

L’effet fut magique : requinquée d’un seul coup, elle était déjà à la porte.

— Et nous, on ne descendra pas à Brigue ! Je dois téléphoner là-bas pour nous annoncer ?

— Pour que Lisa file à Vienne ou à Zurich par le premier train ? Je suis certaine que nous sommes les dernières qu’elle ait envie de voir !

Seulement, le voyage à Venise n’était pas pour tout de suite…


Au même moment, environné lui aussi de journaux, le commissaire principal Langlois s’accordait un moment de détente bien mérité en compagnie de sa pipe et d’une tasse de café. Pour une fois, cette sacrée presse, qui bien souvent lui donnait la migraine, avait fait du bon boulot en exécutant ponctuellement ses exigences et en donnant le pas à la tragédie sur la gaudriole.

Son regard apaisé passait de l’attendrissant vase en cristal dans lequel trois roses jaunes sans parfum s’épanouissaient aux volutes de la fumée odorante que sa bouche laissait échapper.

Il luttait même mollement contre une légère somnolence, quand le téléphone posé sur son bureau sonna… C’était trop beau pour durer, décidément ! Luttant contre l’envie infantile de ne pas répondre, il décrocha, émit deux ou trois onomatopées puis, brusquement réveillé, il se dressa sur ses pieds.

— Nom de Dieu ! émit-il sobrement, avant de se jeter sur son chapeau et son manteau et de se ruer sur sa porte en réclamant sa voiture à grands cris.

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