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Les cloches de Noël

Quand le Calais-Paris s’arrêta au quai n° 4 en gare du Nord à Paris, Adalbert eut l’impression de revenir d’une odyssée interplanétaire et d’atterrir en pays inconnu. Peut-être à cause de la foule surexcitée qui l’environnait. On était le 24 décembre, veille de Noël, et l’air était plein d’appels, de cris et d’embrassades entre ceux qui arrivaient et ceux qui les attendaient. Tous anticipaient la fête et, s’il n’y avait eu Tante Amélie et Plan-Crépin, il se fût senti affreusement seul avec la lourde déception que lui infligeait son rêve brisé.

Eux aussi d’ailleurs, on les attendait. Droit comme un I dans son impeccable tenue de chauffeur, Lucien était sur le quai pour prendre les bagages – assez légers ! – des femmes. Pour les valises et la malle de leur compagnon, beaucoup plus encombrants, il avait retenu les services d’un taxi et de deux porteurs.

Après leur avoir demandé s’ils avaient fait bon voyage avec un large sourire de bienvenue à l’adresse de l’enfant prodigue, il les guida en direction de la sortie, puis vers le trottoir le long duquel stationnaient les voitures sous la garde de l’automédon parisien. Lequel, planté devant la vénérable mais rutilante Panhard et Levassor, semblait fasciné.

Les dames prirent place mais, au moment de monter, Adalbert se récusa :

— Le plus simple est que j’aille déposer tout ce fourniment chez moi et me changer.

— Mais n’oubliez pas que nous vous attendons pour dîner ! rappela Marie-Angéline.

— N’ayez crainte ! À 8 heures pile, je serai là !

Tandis que son conducteur l’emmenait vers le quartier Monceau et sa rue Jouffroy, Adalbert, tassé dans son coin, pensait que ce retour-là n’aurait aucun point commun avec ceux de naguère. D’où qu’il revînt, il était toujours ravi de rentrer chez lui dans son vaste appartement fleurant bon l’encaustique, le tabac fin et, surtout, certains effluves délectables issus de la cuisine. Or il n’y aurait rien de tout cela, sauf peut-être la cire, mais en aucun cas la senteur divine d’un gâteau en train de cuire ou d’un salmis de bécasses… Seuls l’obscurité, le froid, les meubles couverts de leurs housses et la solitude l’attendaient. De quoi pleurer !… Peut-être vaudrait-il mieux pour son moral – et pour cette nuit seulement, bien sûr ! – aller coucher au Royal Monceau peu éloigné… à condition d’y trouver de la place ce soir !

Quand le taxi stoppa devant sa porte, il leva les yeux vers ses fenêtres aux volets clos, pénétra dans le vestibule afin de requérir l’aide du concierge mais à la porte de la loge un écriteau annonçait qu’il s’était absenté. Décidément, la maison était déserte et son humeur se fit plus noire.

Avec l’assistance de son chauffeur, il entassa ses bagages au pied de l’escalier et quelques-uns dans l’ascenseur, paya royalement cet homme serviable qui lui souhaita « Joyeux Noël ! », répondit de même et entra dans la cage vitrée… pour monter à son premier sur entresol.

Enfin il se retrouva devant sa porte, chercha ses clefs, les fit tomber au moment précis où la minuterie s’éteignait, le laissant dans une quasi-obscurité.

— M… ! jura-t-il en se mettant à la recherche du bouton d’allumage… qui ne se s’alluma pas !

Déversant une série d’imprécations, il tâtonna pour retrouver ces fichues clefs quand un rai lumineux filtra sous la porte qui s’ouvrit.

— Mon Dieu ! compatit Théobald en l’aidant à se relever. Mais pourquoi Monsieur n’a-t-il pas sonné ?

— Tu es là, toi ? Par quel…

Il allait dire « miracle » mais il se retint, essayant de se rappeler sa colère quand son fidèle majordome lui avait rendu son tablier à Londres. Au lieu de ça, il en aurait pleuré de joie ! Derrière Théobald, la maison s’était éclairée et, de la cuisine, parvenait une alléchante odeur de truffes…

Tandis que celui-ci se mettait en devoir de rapatrier tous les bagages, Adalbert fit le tour de son appartement. L’ordre y était parfait. Il y avait des fleurs, le feu flambait dans les cheminées, y compris dans son cabinet de travail rangé comme il ne l’avait pas été depuis longtemps. Avec béatitude il retrouva son vieux fauteuil de bureau où il se laissa aller tout en posant un regard affectueux sur les beaux objets égyptiens, fruits de son labeur, qui ornaient avec tant d’élégance ce qui était son temple à lui. Surtout une tête de femme du Moyen Empire qu’il aimait particulièrement… Ne lui manquait plus pour être au paradis que sa vieille veste d’intérieur à brandebourgs et ses charentaises…

— Théobald ! appela-t-il.

— Oui, Monsieur ?

— Comment se fait-il que tu sois ici ?

— Mlle du Plan-Crépin m’a prévenu, Monsieur. Je suis donc accouru ! Il était impensable de laisser Monsieur rester dans un appartement vide, avec des housses partout… sans son atmosphère habituelle... et la veille de Noël !

— Je te remercie. Mais ça sent diantrement bon dans ta cuisine ! Tu fais à dîner ?

— Bien sûr ! Il y aura…

— Arrête ! Je préfère ne pas savoir ! Pour que je ne me sente pas trop abandonné, ces dames m’ont invité !

— Je sais, Monsieur. Mademoiselle Marie-Angéline m’a mis au courant.

— Alors ?… Tu as invité un copain ?

— Monsieur plaisante, j’espère ? Mademoiselle Marie-Angéline m’a dit aussi que l’on n’attendait pas vraiment Monsieur rue Alfred-de-Vigny. Du moins ce soir, car elle était certaine que Monsieur n’aurait plus la moindre envie de ressortir une fois rentré. D’ailleurs Madame la marquise et elle-même devant aller entendre la messe de minuit à Saint-Augustin, elles ne pourraient se restaurer qu’après avoir reçu la sainte communion. En revanche, Monsieur sera le très bienvenu demain à midi pour le déjeuner de Noël !

Adalbert se lova davantage dans son fauteuil et se mit à rire.

— Sacrée fille ! Elle pense décidément à tout ! Je vais quand même lui téléphoner pour leur souhaiter un heureux Noël !… Ou plutôt, non ! Ce n’est pas le mot qui convient ce soir !… D’abord me changer et, toi, tu mettras le couvert dans la cuisine : on va dîner tous les deux comme avant, à l’époque héroïque…

— Vraiment ? Monsieur veut ? émit Théobald, soudain rouge de joie.

— Oh oui, je veux !… Il faut que l’on remette les pendules à l’heure, nous deux !… Et puis les fumets provenant de ton antre sont divins et j’ai une faim d’ogre !

C’est ainsi qu’Adalbert rentra chez lui sans l’amertume qu’il avait redoutée. Quant aux regrets, ils faisaient curieusement silence. Il avait surtout l’impression de sortir d’une espèce de coma, à l’instar d’Helen Adler. Depuis la soirée à l’Opéra, tout ce qui l’entourait s’était pratiquement figé en ne laissant animée que la seule Lucrezia. Elle lui avait fait l’effet d’une de ces révélations éblouissantes comme celle qui avait frappé celui qui n’était pas encore l’apôtre Paul sur le chemin de Damas. Lui n’avait plus vu que Lucrezia et son charme fabuleux, comme ceux auxquels les plus forts se prenaient parfois jusqu’à l’idiotie, comme Samson devant Dalila, Hercule aux pieds d’Omphale, Ulysse face à Circé et Énée près de Didon. Encore les deux derniers avaient-ils su briser l’enchantement. Son cas à lui était moins romantique : un face-à-face avec un policier anglais contre lequel d’abord il s’était révolté, bien que son bon sens anesthésié jusque-là lui soufflât que Warren énonçait seulement une sordide vérité… et maintenant cette espèce de béatitude retrouvée en regagnant un chez lui qui lui était beaucoup plus cher qu’il ne se l’imaginait. Au fond, il espérait bien être désormais à l’abri si, par aventure, il la revoyait. Encore fallait-il ne jurer de rien…


Quand, vers 10 h 30, les cloches se mirent à carillonner pour appeler les fidèles vers les autels, Marie-Angéline regarda sa montre puis Mme de Sommières qui, délaissant son cher jardin d’hiver, se tenait assise près du feu qu’elle avait fait allumer dans la petite bibliothèque en dépit du chauffage central. Il faisait un temps affreux, pluie et neige mêlées, et la marquise avait l’impression que rien ne pourrait la réchauffer. Marie-Angéline toussota.

— Nous sommes sûre de vouloir aller à l’église ? Il fait si mauvais ! La grand-messe de demain serait peut-être suffisante ?

La vieille dame lui jeta un coup d’œil mécontent.

— Vous y allez bien, vous ? Et la voiture marche toujours ?

— C’est oui aux deux questions, mais…

— Pas de mais ! Quand on a quelque chose à demander et que l’on a beaucoup à se faire pardonner, on n’ergote pas avec le Seigneur !…

— Alors il est temps de partir !…

Vingt minutes plus tard, appuyée sur une canne d’une main et tenant de l’autre le bras de sa compagne, Mme de Sommières faisait dans Saint-Augustin une entrée remarquée, pour ne pas dire royale, en manteau et toque de zibeline. Au contraire de Plan-Crépin qui en était l’un des piliers, on l’y voyait rarement pour ne pas dire jamais. Si sa foi ne pouvait être discutée, elle n’en entretenait pas moins avec Dieu des relations toutes personnelles, nécessitant pour s’extérioriser le décor adéquat, selon elle. Ainsi, détestant la pompeuse église néogothique ainsi que quelques autres jugées hideuses et fleurant quelque peu le parvenu, elle ne se sentait bien qu’à Notre-Dame, construite par la ferveur et les mains de bâtisseurs inspirés et non par des entreprises pourvues de moyens mécaniques… ou alors Saint-Julien-le-Pauvre, la plus petite, la plus vieille, la plus modeste aussi, dont le contraste avec la cathédrale, sa voisine, était frappant… Elle aurait aimé y venir entendre la messe nocturne mais elle s’était décidée pour sa paroisse, pour ne pas faire de peine à « son fidèle bedeau », toujours très fier de se montrer à ses côtés. Elle avait même fait mieux – et plus difficile encore ! – en s’y rendant en fin d’après-midi pour l’obligatoire confession. Elle aurait tellement préféré un curé de campagne à cet inconnu, deviné dans l’ombre et qu’elle avait trouvé un rien trop parfumé.

— Si c’est ça l’odeur de sainteté, je peux vous assurer qu’on peut se la procurer facilement chez Houbigant ! avait-elle confié à Marie-Angéline, scandalisée.

Pour l’heure présente, elle n’était plus qu’une vieille dame au cœur désolé, venue supplier l’Enfant Dieu de lui permettre, avant de mourir, de pouvoir encore embrasser celui qu’elle considérait comme son fils. Et délaissant le prie-Dieu, ce fut sur le dallage qu’elle s’agenouilla à l’instant de l’« Élévation », tandis qu’une admirable voix d’homme lui arrachait des larmes sur la fin du « Minuit Chrétiens » :


… Peuple à genoux, renais à l’espérance

… Noël, Noël, voici le Rédempteur

… Noël, Noël, voici le Rédempteur


Elle songea soudain que se relever allait peut-être lui poser un problème, même avec l’aide de Plan-Crépin, quand une main vigoureuse se glissa sous son aisselle.

— On le retrouvera, Tante Amélie ! chuchota la voix d’Adalbert. Je vous promets de tout faire pour vous le rendre !


Deux heures avant Paris, Lisa, à Venise, avait entendu les cloches annonçant la messe de minuit mais n’y avait apporté qu’une attention fugitive. Noël, cette année, ne signifiait rien pour elle. Son cœur était plein d’amertume, la maison plongée dans le silence et une semi-obscurité. Pas de guirlandes lumineuses, pas de sapin chargé de boules miroitantes, de rubans scintillants, de cheminée ornée de branches et de fleurs, pas de cadeaux empaquetés de papiers chatoyants autour des petits souliers. Les enfants auraient leur Noël à Vienne chez leur arrière-grand-mère à qui Lisa les avait amenés avec ce qu’on appelait en souriant « leur maison » : Trudi, Mademoiselle et Johanna, une jeune bonne dont le plus gros de la fonction consistait surtout à suivre les jumeaux à la trace…

Ainsi l’avait voulu Lisa afin de ne pas priver sa marmaille de leur fête préférée, car elle admettait volontiers que l’atmosphère du palais vénitien n’était guère respirable ces temps-ci. À ce moment précis, elle était enfermée dans le bureau d’Aldo en la seule compagnie de Guy Buteau, elle dans l’un des fauteuils réservés aux visiteurs, lui à la table même de Morosini. Ce n’était pas sans réticences qu’il y avait pris place, mais Lisa le voulait ainsi et il ne faisait plus bon résister aux volontés de la jeune femme.

— C’est vous qui dirigez cette maison davantage que lui, depuis un moment, avait-elle dit, non sans amertume, et j’en viens à me demander si je l’y reverrai un jour !

— Lisa, Lisa ! Cessez donc de vous torturer et tâchez d’oublier cette ignoble dénonciation qui vous a fait tant de mal ! Pour que le commissaire Langlois ait imposé à la presse cette sévère mise au point, il faut qu’il soit sûr de son fait et nous savons ce qu’il en est de cette prétendue fugue ! Évidemment un enlèvement est beaucoup plus grave ! Je suppose que l’un comme l’autre ont été attirés dans un piège…

— Mon cher Guy, vous pouvez dire tout ce que vous voudrez, il a tout de même fallu qu’ils se retrouvent dans le même train à un moment ou à un autre ! Aldo a seulement donné une bonne idée à ses ennemis et il n’en manque pas !

— Ce qui serait surprenant, c’est qu’il n’en ait pas. Je ne vous cache pas que cet enlèvement me tourmente beaucoup plus que l’escapade et que j’ai peur. Pour la simple raison que, depuis des semaines, aucune rançon n’a été réclamée. Cela peut signifier…

D’une poche de son tailleur, Lisa sortit une lettre pliée en quatre qu’elle lança sur le bureau presque entre les mains de son vieil ami. Qui ne la prit pas tout de suite. Au contraire, il en écarta ses doigts comme s’il craignait de s’y brûler. D’une façon un peu enfantine, il murmura :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Lisez ! Vous verrez bien ! Je ne vous empêche pas de prendre votre mouchoir pour éviter de vous salir : c’est assez infâme !

— Voyons, fit Guy en chaussant ses lunettes : « Si vous souhaitez récupérer votre mari et sa maîtresse en état de marche, nous sommes tout disposés à vous faire ce plaisir contre la somme d’un million de dollars en coupures usagées. Vous n’aurez, je pense, aucune peine à les réunir, la banque Kledermann n’ayant rien à vous refuser. Il serait bon, d’ailleurs, qu’afin d’éviter les tracasseries douanières, fort actives en Italie et en Suisse, ladite banque charge son agence de Paris de vous les porter discrètement à l’adresse que nous vous indiquerons en vous faisant parvenir votre sleeping sur le Simplon du 8 janvier. Inutile de vous dire que vous serez surveillée tout le long du trajet et qu’une voiture vous attendra en gare de Lyon. Vous porterez une tenue de deuil discrète qui pourrait devenir d’obligation au cas où la police, quelle qu’elle soit, aurait le moindre soupçon de notre affaire. Étant donné les circonstances, vous pourriez être tentée de vous débarrasser d’un époux par trop infidèle, sans parler de la belle Pauline ! Auquel cas, nous aurions recours à une autre monnaie d’échange infiniment plus précieuse : vos enfants ! Recevez nos vœux de Joyeux Noël et de Bonne Année !… »

Guy abandonna le papier sur le plateau du ravissant bureau « Mazarin » et soupira.

— C’est assez répugnant, en effet ! Comment est-ce arrivé ? Par la poste ?… Non, c’est idiot ! Je sais trop qu’ici comme dans toute l’Italie il arrive que notre courrier soit lu avant nous.

— Un gamin venu par les rues l’a déposé à la cuisine et a filé sans demander son reste…

— Le coup classique ! Et que pensez-vous faire ? Obéir ?

Elle eut un sourire nerveux en levant sur lui ses yeux las.

— Me donne-t-on le choix ?

— Non, il est vrai, mais on pourrait peut-être transiger sur… le porteur de la rançon puisqu’il faut bien l’appeler ainsi. Pourquoi pas moi ? On m’a si souvent répété que je faisais partie de la famille ! Et vous avez une mine affreuse. Qu’en sera-t-il après ce calvaire que l’on veut vous imposer ?

— Je sais, mais je pense que mon humiliation… ma douleur aussi – pourquoi le dissimuler ? – en voyant mon époux et cette femme ensemble doivent faire partie du scénario. À moins que le dégoût ne vienne à mon secours. Auquel cas, il me restera le divorce !

— Vous savez que c’est impossible ! Le divorce est interdit en Italie à moins d’une dispense papale. Vous êtes croyants tous les deux, même si vous n’êtes pas des modèles de dévotion. En outre, vous avez trois enfants…

— Quatre ! Je suis enceinte de plus de trois mois ! De là ma mauvaise mine !

— Doux Jésus !

Quittant le siège de son bureau, Guy en fit le tour, attira l’un des fauteuils visiteurs près de celui de la jeune femme pour prendre ses mains dans les siennes.

— Mais vous êtes gelée ! Et vous tremblez ! Attendez !

Après l’avoir munie d’un verre d’armagnac dont il avala lui aussi une ration, il revint s’asseoir près d’elle et reprit ses mains.

— Je refuse de vous laisser partir dans cet état. Il faut trouver un moyen d’entrer en contact avec ces gens pour leur dire ce qu’il en est !

— En admettant que nous y arrivions, cela ne fera peut-être que leur faire plaisir… Ce chiffon respire le sadisme…

— Qui pourrait vous remplacer ?… Si vous ne voulez pas de moi ?

En dépit de sa situation dramatique, Lisa se mit à rire.

— Vous, vous avez dans la tête de rééditer l’idée de Marie-Angéline(16) quand Aldo était aux mains de ce malade… Je dirais qu’elle s’en était tirée plus que brillamment mais les miracles ne se répètent pas deux fois…

— Possible !… Encore que je n’en sois pas certain ! De toute façon, on pourrait au moins lui demander son avis et celui de Madame la marquise ? Sans compter Vidal-Pellicorne !

— Vous oubliez qu’il s’est entiché de la Torelli et vit à Londres auprès d’elle en compagnie de ce drôle d’Américain que nous avons eu ici… Les journaux en ont assez parlé ! Quant à Tante Amélie, je ne veux à aucun prix qu’elle apprenne dans quel marasme nous nous débattons ! Elle doit déjà se faire un sang d’encre pour Aldo !

— Elle serait peut-être contente tout de même d’apprendre au moins qu’il est toujours vivant ?

Pendant quelques instants Lisa garda le silence, à la suite de quoi elle laissa tomber d’une voix enrouée :

— Si seulement on en était sûrs ! Qu’est-ce qui nous prouve qu’on ne nous le rendra autrement que m…

Elle buta sur le mot puis, se levant soudain, quitta le bureau en courant. Resté seul, Guy se servit un second verre, le but d’un trait et retourna s’asseoir au bureau d’Aldo. Là, il entra en méditation. De tout cela, il ressortait qu’il fallait agir. Mais comment ?

Le dernier appel des cloches de la Salute, toujours légèrement en retard sur celles de San Marco, se fît entendre. Le vieux monsieur les accueillit d’un signe de croix… assez machinal, en pensant tout de même qu’une intervention du Saint-Esprit serait la bienvenue…

Le lendemain, Lisa montait dans le train à destination de Zurich afin de prendre avec son père les dispositions exigées, et prévint Guy qu’elle ne reviendrait pas avant une semaine. Elle souhaitait, en effet, aller embrasser ses enfants et avertir sa grand-mère de la menace qui planait sur eux. Elle avait une mine si épouvantable qu’il avait essayé de la persuader de l’envoyer, lui, tandis qu’elle se reposerait avant l’épreuve. Mais elle n’avait rien voulu entendre, lui opposant un argument aussi désolant qu’irréfutable :

— Je ne sais si nous sortirons vivants de ce guêpier. Je veux pouvoir une fois encore embrasser mes petits et j’aurai bien deux ou trois jours de repos chez mon père et autant chez Grand-Mère…

On pouvait au moins l’espérer… et surtout que Moritz Kledermann ou Valérie von Adlerstein trouvent l’idée géniale que n’arrivait pas à faire surgir son vieux cerveau fatigué…


Le commissaire principal Langlois avait passé la nuit de la Nativité dans son bureau du Quai des Orfèvres et c’étaient les cloches de Notre-Dame qui s’étaient chargées de lui suggérer que la Terre n’était pas peuplée uniquement de criminels en fuite et de bandits de tout poil ! Ce faisant, il n’avait fait que suivre une habitude instaurée depuis qu’il était devenu le patron : celle de rester au bureau en compagnie de l’obligatoire équipe de garde, de casser une petite croûte et de boire un verre de champagne avec eux.

Célibataire – on pourrait presque dire par vocation bien qu’il aimât les femmes –, il se considérait comme marié à la police, une épouse ô combien exigeante à laquelle il avait sacrifié un légitime désir d’avoir un foyer et des enfants. Le foyer, il avait failli le bâtir. Jeune inspecteur alors âgé de vingt-cinq ans, il avait aimé Marion qui en avait dix-neuf et le lui rendait de tout son cœur. Ils étaient sur le point de se marier quand sa ravissante fiancée avait été fauchée par une voiture que conduisait un chauffeur ivre. Les fleurs blanches du mariage avaient été celles du tombeau et Pierre, crucifié, avait juré qu’il n’y aurait plus jamais de fiancée. Quelques aventures rafraîchissantes seulement. Autre élément féminin dans sa vie : sa « gouvernante » Félicité qui veillait avec compétence et dévouement sur son appartement du boulevard Saint-Germain, sur son élégance vestimentaire, sur les casseroles de la cuisine quand il était là – et non sans un certain talent qu’appréciaient ses amis –, enfin sur les petits détails de la vie quotidienne. En fait, un mode de vie beaucoup plus proche de celui de Vidal-Pellicorne que de Morosini, le type parfait de ce qu’il voulait s’éviter à tout prix : les dangers que sa profession pouvait faire courir à une épouse et à des enfants.

C’était à ce dernier d’ailleurs qu’il pensait au moment où les notes allègres du carillon venaient frapper les vitres de ses fenêtres. Où pouvait-il être depuis tout ce temps ? L’inquiétait surtout l’absence de demande de rançon. Même chose pour Mrs Belmont. Cela pouvait signifier, hélas, qu’ils étaient morts, victimes de quelque obscure vengeance peut-être ?… L’Américaine était liée, évidemment, à l’identification de la célèbre Torelli par sa femme de chambre et Aldo était lié à elle par cette attirance sensuelle dont il lui avait fait l’aveu chez Mme de Sommières, ainsi que par le fait qu’Helen avait été abattue presque sous ses yeux, et à la Torelli par cet Américain qui l’avait supplié de retrouver pour elle la Chimère. Que l’on ait enlevé l’une pour faire chanter l’autre ou vice versa eût été compréhensible mais les deux à la fois ? Et surtout pour ne rien réclamer ensuite !

L’arrestation du faux chauffeur de taxi de Sauvageol, après une période d’observation, n’avait rien donné. L’homme était resté aussi muet qu’un mur, même quand le jeune policier, exaspéré, avait entrepris un interrogatoire… musclé, il n’avait pas bronché. Ses papiers – vrais ou faux ? – avaient révélé son nom : Carlo Bacci, qu’il était sicilien mais c’était strictement tout ! Autant pour le taxi passé au peigne fin : aucun indice. Enfin et en dépit d’une attentive surveillance – rétribuée ! – du « pote » Pignon qui n’avait pas caché son vif désir d’entrer dans la police, le double garage n’avait pas vu revenir la voiture noire. Langlois se trouvait donc face à un énorme point d’interrogation que n’arrangeait pas celui posé à son collègue britannique : où était passée la Torelli ?

D’après le Chief Superintendant, elle semblait s’être volatilisée avec sa femme de chambre, son accompagnateur et son imprésario. Aucune trace. Nulle part ! Mais, en fait, le « ptérodactyle » ne s’attendait guère à en relever. Il était probable que le groupe s’était scindé et que l’on avait dû user de déguisements. Plus inquiétante, l’éclipse de Cornélius Wishbone qui n’était pas reparu au Ritz autrement que sous forme d’un chèque réglant sa note d’hôtel enflé d’un supplément confortable. Il ne faisait même aucun doute pour les deux policiers qu’il avait dû mettre sa personne et son incalculable fortune au service de sa divinité. Tout était envisageable avec ce genre de Crésus, depuis l’achat clandestin d’un avion, d’un chalutier ou de n’importe quoi d’autre pour transporter la bien-aimée là où elle le souhaiterait. Et cela avec d’autant plus d’enthousiasme que l’encombrant Vidal-Pellicorne avait disparu du paysage.

En fait la récupération de l’égyptologue par l’incroyable Mlle du Plan-Crépin était le seul cadeau de Noël tombé du Ciel. Non qu’il pût leur apprendre grand-chose : le coup asséné par le policier anglais l’avait autant dire anesthésié mais il n’en était pas moins rentré en France et Langlois avait accepté avec bonheur l’invitation de Mme de Sommières à partager le déjeuner de Noël rue Alfred-de-Vigny car, au fond, la disparition de la cantatrice n’était pas ce qui le tourmentait le plus, mais en priorité de ne retrouver qu’un cadavre dans les jours à venir. Si dur à cuire qu’il soit, il éprouverait une peine infinie à lire une douleur crucifiante dans les yeux de trois femmes exceptionnelles…


Et pourtant, Aldo n’était pas mort. Lui aussi, du fond de la prison où il était revenu à la conscience, avait entendu les cloches annonçant la messe nocturne. C’est ainsi qu’il avait su que l’on était à Noël et qu’il y avait près de deux mois qu’il était captif dans cet endroit. Une grotte qui aurait pu servir de cave, si l’on s’en tenait au soupirail garni de barreaux ouvert presque au ras de la voûte par où arrivaient le jour et l’air, situé trop haut pour qu’on puisse l’atteindre et lui donner, peut-être, une idée du pays où il se trouvait. À la campagne très certainement, les bruits de la ville étant bien différents de ceux qui lui parvenaient : le cri enroué d’un coq par exemple, des aboiements de chiens qui se répondaient, une certaine qualité de silence et puis cette église qui ne devait pas être grande, si l’on s’en tenait au son de ses deux cloches…

À la suite de son enlèvement, il s’était réveillé assis sur le lit grossier d’une sorte de caveau, rappelé à la réalité par des claques appliquées sans ménagement. Il avait la tête lourde et la langue pâteuse comme s’il avait pris une cuite la veille. Pourtant, il se souvenait de s’être endormi tout naturellement dans la voiture qui l’emportait. Or il avait l’impression d’être drogué. Il avait alors voulu se lever mais sans succès.

— Vous m’avez fait boire quelque chose ? demanda-t-il à l’homme toujours encagoulé qui surveillait son retour à la conscience.

— Évidemment ! Pour que tu ne trouves pas le chemin trop long. Tu as eu l’élégance – tu vois, je reconnais tes mérites ! – de t’endormir de toi-même. On s’est seulement arrangés pour que ça dure. Mais t’fais pas d’bile, ça va passer !

— Me voilà rassuré ! Qu’est-ce ce que je suis censé faire dans ce trou ?

— Ce que font tous les prisonniers : attendre !

— Quoi ?

L’homme avait haussé des épaules fatalistes.

— Qu’est-ce que j’en sais ? La mort, sans doute ?

En dépit du frisson qui lui parcourait l’échine, Morosini s’offrit le luxe d’une moquerie.

— On dirait que vous ne connaissez pas la règle du jeu ! Quand on enlève quelqu’un, c’est en général dans le but d’obtenir une rançon, après quoi le quidam…

— Le quoi ?

— Le quidam – la personne en question – est restitué à sa famille angoissée. La culture ne va pas très loin chez vous, hein ?

— À ta place, je ne ferais pas tant le malin ! grinça l’homme. La restitution n’est pas obligatoire. Quelquefois on rend le cadavre. C’est souvent plus sûr. Pour tout le monde, d’ailleurs ! Il arrive que la famille concernée refuse de raquer. Surtout quand elle n’a pas envie de revoir le… quidam, comme tu dis ! À mon avis, ça pourrait bien être ton cas ! Bon ! Il faut que j’y aille ! Je te laisse t’installer ! Tu trouveras ici le nécessaire pour te récurer… et tu ne crèveras pas de faim !

— Autrement dit, ceci est un hôtel ? Je ne l’aurais pas cru !

— Cesse donc de faire l’imbécile et mets-toi dans la caboche qu’on est avant tout des hommes d’affaires. Si par hasard on décidait de la restituer, vaux mieux que la marchandise soit dans un état potable !

— Alors commencez par me rendre mes cigarettes ! Elles font partie de ma santé morale !

— On verra ça !

Et l’homme sortit après avoir donné quelques coups de poing dans une porte qu’Aldo n’avait pas remarquée parce qu’elle s’ouvrait dans le mur même, le long duquel le lit était placé, mais qui ne devait pas être facile à forcer, si l’on en jugeait le fracas de verrous, de clefs et même de chaînes que l’appel déclencha. Laissé seul, Aldo examina son nouveau logis et dut reconnaître qu’il avait connu pire : en Turquie, par exemple, et surtout quand il était aux mains d’un marquis espagnol à moitié fou…

Outre le lit, sans draps mais pourvu d’oreillers, de deux couvertures et d’un couvre-pieds en satinette verte, il y avait sur un tonneau tenant lieu de table de chevet un bougeoir et une provision de bougies. Au mur d’en face s’appuyait une table de toilette supportant une cuvette et un pot à eau ventru en grossière faïence un peu ébréchée, un pain de savon de Marseille, une brosse à dents et de la pâte dentifrice. Plus deux serviettes-éponges à peu près aussi douces que de la paille de fer. Les lieux d’aisances étaient assumés par une antique chaise percée et un tas de vieux papiers. Enfin, luxe inouï pour un homme dont les bronches fragiles redoutaient le froid, se tenait au milieu de l’endroit un brasero allumé près d’un seau plein de charbon. S’il échappait au gaz carbonique, au moins Aldo ne mourrait pas de froid…

Les premiers jours, le prisonnier réussit à conserver un certain optimisme. Il était en forme. La nourriture qu’on lui servait était rustique mais acceptable… Ce n’était pas le cas des cigarettes qu’on lui alloua. Les siennes, de fin tabac anglais, avaient disparu dans les poches de l’homme qui avait endossé ses vêtements – avec leur étui d’or ! En échange, celles qu’on lui apporta dans un paquet bleu frappé d’un casque ailé – des « Gauloises » bleues – étaient composées de ce tabac que les soldats de la Grande Guerre avaient baptisé le « gros cul », si fort qu’il vous arrachait la bouche. Et pourtant il avait des amateurs, même à l’étranger. Témoin Gordon Warren qui avait avoué un jour en avoir pris le goût en France pendant ladite guerre et n’en plus vouloir d’autre. L’odeur en imprégnait d’ailleurs ses vêtements et son bureau. Cette évocation requinqua un peu le moral d’Aldo qui alluma la première après lui avoir porté un toast et dans le seul but de retrouver un instant l’odeur qui lui rappelait le plus épineux de ses amis. Il en retira un moment de détente mais il ne la consomma pas jusqu’au bout : sa langue brûlait…

Cependant il aimait trop la saveur du tabac et sa fumée qui l’aidait à réfléchir – de préférence en faisant trempette dans une grande baignoire pleine d’eau tiède parfumée à la lavande ! –, alors il fallait se contenter de ce que l’on avait et, petit à petit, il s’habitua. Peut-être parce que l’envie était trop forte !

Les jours passaient, monotones, tous semblables, et l’inaction commença son travail de rongeur. Aldo ne voyait que les deux hommes – l’un armé d’un fusil-mitrailleur pour protéger le travail de l’autre. Encore n’apparaissaient-ils qu’une fois dans la journée pour apporter la nourriture, vider les eaux usées et remplir les pots. Ils ne parlaient ni l’un ni l’autre, l’un d’eux devant être une sorte de domestique. Cela signifiait qu’Aldo ne mangeait chaud qu’une seule fois par vingt-quatre heures, ce qui lui était pénible. L’hiver s’annonçait précoce cette année et, malgré le brasero, la température de la grotte ne devait pas s’élever au-dessus d’une dizaine de degrés à cause du soupirail qui, s’il permettait l’aération, laissait aussi entrer le froid.

La tentation était grande alors de rester couché, soigneusement enveloppé dans les couvertures et l’édredon, mais Aldo était conscient qu’il s’affaiblirait de plus en plus et il s’obligeait à quelques allées et venues dans sa cave ainsi qu’à des mouvements de culture physique. Mais cela n’empêchait pas l’ennui de le miner. S’y ajoutait l’impossibilité d’une toilette complète. D’abord il ne disposait pas de tonnes d’eau mais d’un broc d’eau froide avec lequel il n’arrivait pas à se laver entièrement : aussi se résignait-il à récurer plus particulièrement un jour le haut et le lendemain le bas. En outre, sa barbe poussait et aussi ses cheveux et, n’ayant pas de miroir à sa disposition, il n’avait guère de moyen de voir à quoi il ressemblait. Enfin il portait toujours le linge et les vêtements qu’on lui avait donnés en échange des siens et, en dépit de ses réclamations, il n’avait pas réussi à obtenir une chemise, un slip et des chaussettes propres.

— Tu n’es pas dans un palace, tu sais ? lui avait fait remarquer son geôlier qui avait consenti à lui confier qu’il s’appelait Max. On n’est pas dans une succursale du Ritz ! Dis-toi bien que si on te permet de te laver, c’est pour que tu ne pues pas quand tu reverras ta belle amie !

— Mrs Belmont ? Elle est ici ?

— Où veux-tu qu’elle soit ? Évidemment qu’elle est ici ! Tu ne voudrais pas que l’on sépare ceux que l’amour a unis ! Et je peux te promettre que tu la reverras !

— Elle est soumise au même régime ?

— Tu ne voudrais pas. On sait vivre. Et puis elle a une telle cote avec le patron qu’il ne voudrait pas la faire souffrir… tout au moins jusqu’à nouvel ordre ! Rassure-toi, tu ne la trouveras pas changée. Elle, en revanche, pourrait être frappée par ton côté… rustique ! Et je ne parle pas de ta femme !

Aldo se sentit blêmir.

— Ma femme ? Vous l’avez capturée ?

— Tu nous prends vraiment pour des ploucs ! On vient seulement de l’inviter courtoisement à venir nous rendre une visite d’amitié… avec une bonne grosse valise pleine de beaux billets verts !

— Ainsi vous avez fini par me mettre à rançon ? De combien ?

— Je ne sais pas au juste !… Un million de dollars je crois…

— Pourquoi des dollars ?

— Le patron les aime. Chacun ses goûts ! Remarque, entre parenthèses, qu’elle en aura pour son argent : on lui fait un lot, elle aura ta maîtresse en prime ! Et elle le sait…

— Bande de salauds ! cracha Aldo, indigné. Mais il se peut que vous soyez déçus si vous lui avez exposé le marché dans toute son ampleur, il se pourrait même qu’elle ne vienne pas !

— Que si ! Tu veux parier ?

— Sûrement pas ! Elle doit me haïr à présent !

— Ça, c’est possible, mais tu peux être certain qu’elle viendra. C’est une bonne mère et elle…

Il ne put en dire plus. Fou de rage, Aldo lui avait sauté à la gorge et l’eût sans doute étranglé en dépit de ses forces amoindries, si l’autre ne lui avait appliqué un méchant coup de genou entre les cuisses dont la douleur lui fit lâcher prise. Prestement relevé, Max lui avait encore administré son pied dans les côtes avant d’éructer :

— Si tu veux jouer au mariolle, tu pourrais te retrouver mort sans avoir le temps de dire « ouf ». En attendant, tu vas me le payer !

Et les cigarettes lui furent supprimées… et il en souffrit.

Bien qu’il ne soit pas parvenu à aimer les Gauloises, il s’y habituait parce qu’elles l’aidaient à réfléchir. Si le côté plaisir n’y était pas, le côté drogue y était. Joint à ce que son geôlier lui avait appris de ce qui l’attendait, il redoutait d’être victime d’une dépression dont il ne voulait à aucun prix. Le combat serait rude, surtout pour sauver Lisa dont il ne craignait pas un instant qu’elle vienne payer la rançon, le dégoût au bord des lèvres sans doute quand elle se retrouverait face à l’époux infidèle et sa maîtresse, mais elle viendrait. Or, qui pouvait présager si, ensuite, on lui permettrait de repartir ? Outre sa fortune à lui – et peut-être aussi celle des Belmont – se tenait derrière sa femme la puissance financière de la banque Kledermann et, si importante que soit la somme exigée, ces bandits auraient certainement du mal à s’en contenter.

L’idée l’effleura de se donner la mort, mais avec des gens à ce point dépourvus de scrupules, cela ne servirait strictement à rien ! Lisa prendrait sa place et on ferait chanter son père !

Même chose peut-être pour Belmont… encore qu’on y regarderait peut-être à deux fois avant de faire venir des États-Unis un homme d’affaires de son importance – dépourvu d’enfants et dont l’épouse Cynthia devait être déjà sous protection – pour l’embarquer au fond d’une campagne perdue. Cela devait représenter pas mal de difficultés, d’où la bonne idée d’obliger Lisa à payer pour sa rivale.

Et à propos de ladite campagne, ce n’était pas la première fois qu’Aldo essayait de deviner où elle se situait, n’ayant aucun moyen de se repérer. D’abord aveuglé et drogué, il lui avait été impossible d’évaluer le kilométrage parcouru, ensuite en dehors des cloches du dimanche et des échos des fusils des chasseurs, des aboiements de leurs chiens, des bruits de moteurs ou des cris d’oiseaux, il n’entendait rien qui pût éveiller ses souvenirs. Il ne savait pas s’il était au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest de Paris, son soupirail trop haut placé ne lui permettait même pas d’apercevoir le ciel.

La nuit de Noël, comme le jour lui-même, lui fut cruelle bien qu’il s’efforçât de repousser les merveilleux instants qui s’y rattachaient : les lumières, les vieux chants, la joie des enfants, le sourire de Lisa, la gaieté qui éclatait un peu partout dans les places et sur les canaux de Venise… ou même à Vienne car il n’était pas rare que l’on se rendît chez « Grand-Mère ». Tout ce bonheur qui, sans doute, ne reviendrait plus !

Ce fut la dernière semaine de l’année qu’il eut avec Max l’altercation révélatrice de ce qui l’attendait et, à mesure que coulaient les jours, son angoisse grandissait. Les nerfs à vif, il vécut dès lors suspendu au moindre bruit…

Jusqu’à cette nuit où, incapable de dormir, il aperçut soudain dans le fond de sa grotte un mince pinceau lumineux vers lequel il se précipita. Il y avait là, en effet, une fissure à laquelle il colla son œil. Par chance, la fente rocheuse allait s’élargissant vers l’extérieur. Il vit un homme brandissant une torche et vêtu d’une longue robe blanche qui semblait errer dans ce qui avait l’aspect d’un couloir taillé dans le roc. Son cœur manqua un battement. Le personnage semblait s’éloigner. Alors collant sa bouche à la fente, il appela…

Au même moment, dans le Simplon-Orient-Express qui l’emmenait vers Paris, Lisa s’efforçait de trouver un sommeil qui la fuyait. Elle avait déjà vécu, quelques années plus tôt, une aventure analogue avec l’incertitude, le cœur qui cogne, les larmes au bord des yeux, mais les circonstances étaient différentes. Moins cruelles parce qu’une amère jalousie n’y mêlait pas son fiel. Cette fois, on n’allait pas lui rendre son mari mais un couple, celui qu’il formait avec sa maîtresse et dont elle allait payer la liberté. Elle les verrait côte à côte sans doute en face d’elle dans un rôle qu’elle ne pouvait s’empêcher de comparer à celui d’une acheteuse dans un marché d’esclaves. Il faudrait subir leurs remerciements, alors qu’elle mourait d’envie de les étrangler… mais non, cela n’irait pas jusque-là. Elle donnerait l’argent et s’en irait. Très vite !

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