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Où Pauline commet une folie…

Le lendemain matin, vers 11 heures, Adalbert s’apprêtait à sortir quand il trouva Aldo devant sa porte, la main levée pour sonner.

— Qu’est-ce que tu fais là ? fit-il d’un ton rogue.

— Puisse entrer ? demanda le visiteur, suave.

— Je n’ai pas le temps !

— Eh bien, tu le prendras ! Je n’ai jamais compris quel charme il pouvait y avoir à discuter sur un paillasson.

— Je n’ai rien à te dire !

— Moi, si ! Allons, un bon mouvement ! ajouta-t-il en pointant un index autoritaire sur la poitrine de son ami qui recula automatiquement.

Ils se retrouvèrent bientôt dans le cabinet de travail de l’égyptologue qu’Aldo conduisit ainsi jusqu’à son fauteuil où il appuya un peu plus pour l’y faire choir.

— Mais que veux-tu à la fin ?

— Mettre les choses au point ! Primo, tu dois au moins une visite à Tante Amélie pour t’excuser du spectacle navrant que tu lui as offert hier soir ! Tante Amélie et Plan-Crépin ! Celle-ci en avait les larmes aux yeux !

— Tu ne manques pas d’audace ! Qui s’est conduit comme un goujat en face de cette sublime artiste devant laquelle on ne peut que s’agenouiller ?

— Je n’ai pas l’habitude de plier le genou devant qui m’insulte ! Parce que c’est exactement ce qu’elle a fait, ta nouvelle déesse. Même Cornélius, qui est aussi fondu que toi, l’a compris.

— Il te l’a dit ?

— Quasiment. Ce qui le désole, lui, c’est que je le laisse se débrouiller avec sa Chimère. Mais au fond, tu pourrais peut-être te lancer dans la course au trésor à ma place ? Souviens-toi de la récompense ! La belle épousera celui qui la lui rapportera. Libre à vous d’y croire ! Moi, je suis seulement venu te dire adieu !

— Tu pars vraiment ?

— Ce soir. J’ai retenu ma place. Tu vas avoir le champ libre pour roucouler autant que tu voudras aux pieds de ta belle. Et pourquoi pas en duo avec Cornélius ?

Adalbert devint rouge brique.

— De quoi je me mêle ? Veux-tu me dire en quoi ça te regarde que je fasse la cour à telle ou telle femme ? J’ai le droit d’être amoureux, non ?

— Oui, l’ennui c’est que tu as en général l’art de te jeter sur un bouchon de carafe en le prenant pour un diamant ! J’en veux pour exemple Hilary Dawson, Alice Astor…

— Si tu prononces un autre nom, tu prends mon poing dans la gueule…

— Non, dit Aldo, soudain grave… Celle-là était trop belle pour la Terre et j’espérais un peu que son souvenir te protégerait, car elle ne supporte aucune comparaison. La Torelli est une garce et une garce dangereuse…

— Parce qu’elle n’est pas tombée en pâmoison devant toi et t’a envoyé sur les roses ? Rien que sa voix est un enchantement ! En outre, elle y joint une beauté, une grâce, un charme devant lesquels on ne peut que s’incliner…

— Les sirènes aussi chantaient divinement mais Ulysse s’est fait enchaîner au mât de son navire pour ne pas leur obéir… Cela posé, il est, je crois, inutile de palabrer plus longtemps ! Je te souhaite d’être heureux ! À toi la chasse à la bestiole ! Tu en sais autant que moi.

— Tu abandonnes ?

— Non sans un certain soulagement ! Cet objet ne m’a jamais franchement attiré. Le monstre qui la portait d’abord, le sang versé ensuite… tâche de ne pas y verser le tien ! Et de faire bon ménage avec Wishbone ! C’est lui aussi quelqu’un de bien. Malheureusement il se fourvoie et tu t’apprêtes à l’imiter ! Je te souhaite bonne chance !

— Va au diable ! Et surtout restes-y !

Morosini sortit du bureau en fermant calmement la porte derrière lui… Au bout de la galerie il rencontra Théobald, visiblement soucieux.

— Monsieur le prince s’en va ?

— Oui, Théobald, c’est préférable.

Spontanément, il tendit une main que le fidèle valet serra avec déférence. Puis ajouta avant de franchir le seuil :

— Prenez soin de lui !… Et, au cas où cela tournerait mal, appelez-moi !

Il rentra rue Alfred-de-Vigny en traversant le parc Monceau à peu près désert, à l’exception des jardiniers occupés à ramasser les dernières feuilles mortes. Le ciel gris déversant un crachin à la mode de Bretagne n’incitait guère à la promenade mais s’accordait si justement à l’humeur d’Aldo qu’il prit un certain plaisir à parcourir les allées silencieuses, les mains au fond de son Burberry’s. Une sorte de nostalgie s’y mêlait comme si, ce parcours, il le faisait pour la dernière fois, et il pouvait s’avouer sans honte qu’il avait envie de pleurer…

Il trouva Tante Amélie seule dans un petit salon voisin du jardin d’hiver où elle avait fait allumer du feu dans la cheminée de marbre blanc. Une tasse de café devant elle et dans un froissement de papier plus que sonore, elle parcourait les journaux du jour, sourcils froncés, les expédiant à terre l’un après l’autre après les avoir effleurés, comme si elle leur en voulait personnellement. L’élégant face-à-main d’or serti d’émeraudes avait fait place à une démocratique paire de lunettes.

— Si tu veux un café, sonne Cyprien ! conseilla-t-elle. Tu pourras aussi en demander pour moi : celui-ci est froid !

— On peut savoir ce que vous cherchez, Tante Amélie ?

— Je n’ai plus besoin de chercher ! Je trouve plus que je n’en voudrais ! Les plumitifs de ces canards n’ont rien d’autre à se mettre sous la dent pour intéresser leurs lecteurs que les excentricités de cette Torelli ? On la voit partout ! Et on l’encense ! Et l’on crie au miracle ! Que de fleurs ! Que de fumées volatilisées pour rien ! En revanche, ta propre réputation en prend un coup, comme on dit chez les voyous ! Enfin je te fais grâce du détail ! Et Adalbert ?

— À peu près le même qu’à l’époque d’Alice Astor. En pire, peut-être ! Non seulement c’est une beauté – ce qui est vrai d’ailleurs ! – mais aussi elle a une voix d’ange et il est subjugué ! J’espérais pourtant que son aventure avec la Reine inconnue le mettrait à l’abri de ce genre de mégère. Parce que c’en est une ! J’en jurerais ! Au fait, où est Plan-Crépin ?

— Je ne sais pas si elle apprécierait ton rapprochement entre elle et une mégère ! Elle est à l’église.

— Elle ne va plus à la messe de 6 heures ?

— Si, mais elle est tout de même retournée à Saint-Augustin. Il y a « Adoration Perpétuelle » et je la soupçonne d’en profiter pour glisser un mot à saint Michel, son archange favori, pour qu’il s’occupe un peu de la Torelli.

— Ne me dites pas qu’elle prie pour elle ?

— Tu n’y es pas ! C’est l’épée flamboyante qui l’intéresse. Elle aimerait la voir s’abattre un bon coup sur une femme en qui elle voit un suppôt de Satan. Qu’Adalbert en soit tombé amoureux, c’est plus qu’elle n’en peut supporter. J’avoue que je ne lui donne pas tort. Et toi, tu t’en vas ! ajouta-t-elle tristement.

— Je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre ! Adalbert n’attend que ça ! Mais rassurez-vous, Tante Amélie, j’ai dit à Théobald de me prévenir en cas de danger et je reviendrai. Quant à Marie-Angéline, il faudrait savoir ce qu’elle veut. Durant tout mon séjour elle m’a fait la tête parce qu’elle redoute Pauline et maintenant elle voudrait que je reste ?

— Bah ! Elle est incohérente comme pas mal de femmes. Quelques hommes aussi d’ailleurs et tu es du nombre.

— Moi ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Pauline, justement ! J’avoue que je l’aime bien… mais toi ?

— Qu’avez-vous en tête ?

— Je ne veux pas savoir si tu es son amant mais seulement si tu l’aimes ?

— Vous oubliez le bel Ottavio. Il la suit comme son ombre et cela n’a pas l’air de lui déplaire.

— Tu ne réponds pas à ma question. L’aimes-tu ? À moi tu peux tout dire, tu le sais ? Et je peux tout comprendre parce que tu es l’enfant de mon cœur…

— En vérité, je ne sais pas. Ça peut paraître idiot et pourtant c’est vrai. Je ne parviens pas à démêler mes sentiments quand je pense à elle.

— Et cela t’arrive souvent ?… Je veux dire, d’y penser ?

— Trop souvent quand je la sens proche. Autant vous l’avouer tout de suite : j’éprouve pour elle un… un ardent désir, murmura-t-il.

— Alors écoute mon conseil ! Même s’il n’est pas des plus moraux : assouvis-le une bonne fois ! Tu seras délivré de ton obsession !

Il détourna les yeux dans la vaine espérance d’échapper à ce regard si limpide, si perspicace aussi, tout en sachant fort bien que c’était inutile.

— C’est déjà fait ! avoua-t-il dans un souffle.

— Et ?

— Je ne rêve que de recommencer… Comment vous expliquer ?…

— C’est inutile… et tellement facile à comprendre ! Il est évident qu’elle t’aime… Une femme de cette valeur ne se partage pas. Elle se donne tout entière et sans retour. Alors ce ne sont pas uniquement tes sens mais ton cœur qui pourrait s’engager et le seul conseil utile que je puisse te donner, c’est de t’en aller ! Je sais que, chez les Morosini, on n’a jamais accepté de fuir devant le danger, mais celui-là est trop séduisant ! Tu pourrais y laisser une partie de toi-même.

— Je sais et c’est pourquoi ce soir je rentrerai sagement à la maison !

Mme de Sommières fit une affreuse grimace.

— Oh, que je n’aime pas ça ! Ta phrase sent le pot-au-feu et les pantoufles et ta femme ne mérite pas cette étiquette. Elle est beaucoup trop belle et trop racée pour cela ! En outre, la maternité l’a épanouie de façon magnifique.

— L’ennui, c’est qu’elle l’ait aussi envahie ! Dieu sait que j’aime mes trois lurons ! Mais il y a des moments où j’ai l’impression d’être une sorte de supplément et je ne retrouve plus ma Lisa des premiers temps de notre mariage !

— Parlons-en des premiers temps ! À l’exception de six ou sept malheureuses semaines, elle les a vécus sous le figuier d’un rabbin roublard avec pour seule compagnie une brave femme avec qui la conversation ne devait être ni enrichissante ni passionnante puisqu’elle faisait preuve d’un mutisme admirable, et n’oublions pas les premières semaines de grossesse dont tu ne sauras jamais à quel point elles sont récréatives ! Pendant ces joyeusetés, tu galopais on ne sait où avec Adalbert en te faisant un sang d’encre. Ce qui me fait espérer que tu aimes toujours ta femme, même si ses antécédents helvétiques se font souvent sentir !

— Mais évidemment que je l’aime ! Sinon, je ne serais pas aussi mal dans ma peau !

— Alors file prendre ton train pour Venise et laisse les choses se remettre en place toutes seules !

Aldo se leva et vint entourer de ses bras la tête de la vieille dame pour y poser un baiser reconnaissant.

— Merci infiniment, Tante Amélie ! Faites-moi penser à vous dire plus souvent que je vous aime, vous aussi !

— Mais j’espère bien ! fit-elle en lui rendant son baiser et en refoulant ses larmes.


Dans la soirée, plein de bonnes résolutions mais triste tout de même de n’avoir pas revu Adalbert, Aldo Morosini arrivait à la gare de Lyon d’où partait le Simplon-Orient-Express qui en vingt-deux heures le ramènerait au bercail.

Voyager à bord de ce beau train aux wagons bleu foncé était un plaisir dont il ne se lassait pas. Il en aimait le confort absolu, le luxe de bon ton, la cuisine excellente et le service irréprochable. C’était un long moment de tranquillité où, seul avec soi-même, on pouvait mettre à plat tous ses problèmes pour les examiner sans crainte d’être dérangé, reposer ses yeux sur d’admirables paysages de montagnes et de lacs bleus ou simplement rêver en fumant une cigarette ou un cigare… Tout cela, bien sûr, à condition de ne pas tomber dès les premiers tours de roue sur une quelconque relation, immanquablement du genre casse-pieds et s’entendant comme personne à changer en enfer vos délicieux instants d’un paradis égoïste. La seule porte de sortie, alors, était de se proclamer malade et de rester au lit la plupart du temps… et encore ! Il se pouvait que s’éveille chez l’importun la vocation de frère de la Charité doublé d’un médecin improvisé, capable de s’installer à votre chevet pour vous prendre le pouls ou vous lire les dernières nouvelles de la presse. La seule parade, dans ce cas, était de renvoyer le personnage dans ses couettes et de se brouiller à mort avec lui… qui pouvait être un bon client dans la vie quotidienne.

Mais ce soir-là était béni du Ciel. Pas la moindre tête connue à l’horizon ! Rien que de sympathiques anonymes à l’exception d’Albert Gaillet, le « conducteur » du wagon-lit avec lequel il avait déjà voyagé plusieurs fois et qui était la courtoisie même.

— Bonsoir, Excellence ! lui dit-il en contrôlant son titre de transport. Et bienvenue à bord ! Je pense que le voyage sera agréable : le temps est un peu froid mais sec et demain nous promet une journée ensoleillée.

— Rien que des bonnes nouvelles ! Y a-t-il des gens connus sur votre train ?

— Aucun pour ce que j’en sais, Excellence ! Beaucoup d’Anglais(14). Si vous voulez bien me suivre, vous êtes au numéro sept et, dès le départ du train, je vous ferai porter une fine à l’eau !

— C’est décidément un bonheur que voyager avec vous, Albert ! Vous avez une mémoire fantastique.

Peu de temps après, assis près de la fenêtre sur le divan dont Albert ferait un lit tout à l’heure, Aldo, sans toucher à la pile de journaux qu’il avait posée près de lui, allumait une cigarette et se mit à fumer en regardant, sans trop le voir, le décor de la gare. Le train allait partir dans quelques instants et c’était un moment qu’il aimait où, après le dernier « En voiture, s’il vous plaît ! » clamé par le chef de train, le claquement des portières, les derniers « au revoir » échangés entre ceux du quai et ceux des fenêtres, le convoi bleu et or entamait lentement et majestueusement son voyage vers les pays du soleil. Peu à peu, le rythme se faisait plus rapide jusqu’à ce que, signalé par un long sifflement quasi triomphal, il atteigne sa vitesse maximale.

Quand Albert lui eut apporté la boisson promise, Aldo la dégusta en regardant vaguement défiler une banlieue dont la nuit dissimulait la lèpre au bénéfice des lumières jaunes évoquant un champ de lucioles.

Maintenant qu’il était confortablement installé, il donna un regret au seul visage qu’il eût aimé voir sur le quai du départ : celui d’Adalbert bien sûr ! Son plus cher ami, son copain d’aventures : celui que Lisa appelait le « plus que frère ! », et il dut lutter pour ne pas laisser la tristesse l’envahir.

Ce n’était pas la première brouille survenue entre eux, mais les précédentes n’avaient pas excédé quelques semaines sans les séparer tout à fait parce qu’ils défendaient les mêmes intérêts, pourtant maintenant, Aldo craignait que ce ne fût plus grave… voire définitif puisqu’ils ne se retrouvaient plus dans le même camp. Et c’était pour cela surtout qu’il abandonnait sans combattre : Adalbert allait chercher la maudite Chimère pour l’offrir à sa belle, balayant au besoin pour ce faire le gentil Wishbone. Et là, Morosini ne pouvait se défendre d’un remords : n’avait-il pas promis son aide à ce dernier ? L’art du grand joaillier Cartier lui fournirait une copie irréprochable, mais si Adalbert parvenait à trouver le vrai joyau, c’est à lui que cette garce – il aurait mis sa main au feu qu’elle en était une ! – donnerait la préférence. Ce qui ne l’empêcherait certainement pas d’accepter aussi celle du petit Texan !

La cloche du premier service le tira de ses réflexions. Il se lava les mains, donna un coup de brosse à ses cheveux puis, choisissant un journal pour lui tenir compagnie, il prit le chemin du wagon-restaurant où un maître d’hôtel – il le connaissait, lui aussi ! – le conduisit à une table individuelle.

— Voyant ce que nous avons ce soir, j’ai pensé que vous préféreriez la solitude, chuchota-t-il avec un léger mouvement de tête en direction des tables de quatre convives que leurs occupants, anglais ou américains, animaient trop bruyamment.

— C’est sagement pensé ! apprécia Aldo qui consulta le menu, choisit son vin puis plia son journal de façon à pouvoir l’adosser à la lampe habillée de soie orangée et le lire tranquillement tout en mangeant.

Décidé à dîner léger pour se ménager un sommeil réparateur, il commanda des huîtres, une sole meunière et une compote de fruits variés, sans oublier un champagne d’un bon cru, ce qui eut l’avantage d’apporter quelques couleurs à une humeur qui décidément se mettait à raser les murs à la recherche des ombres les plus denses.

Délaissant un journal qui au fond ne l’intéressait absolument pas, il entreprit d’examiner le phénomène. Qu’est-ce qui, à mesure que le train s’enfonçait dans la nuit et l’éloignait de Paris, lui faisait éprouver cette espèce de regret ? Adalbert, encore ! C’était trop bête d’en rester à cette querelle idiote à propos d’une femme qu’ils ne connaissaient ni l’un ni l’autre ! Il aurait fallu percer l’abcès, quitte à s’administrer mutuellement quelques horions. Peut-être qu’à bout de souffle ils seraient tombés dans les bras l’un de l’autre en éclatant de rire, avant de fêter leur réconciliation en débouchant la première bouteille venue. Et maintenant chaque tour de roue élargissait la déchirure… peut-être jusqu’à l’irréparable ?

Et puis, il y avait Pauline. Ses bras étaient si doux pour y réfugier un chagrin ! Sans compter un corps assez envoûtant pour faire oublier ses angoisses, ne serait-ce que l’espace d’une nuit… Mais ce n’était pas tout et, en creusant la question, Aldo découvrit qu’il regrettait… la Chimère ! Ou plutôt, la chasse à la Chimère ! C’était la première fois de sa vie qu’il abandonnait une proie. Pratiquement sans combattre et, ça, c’était en totale contradiction avec sa nature profonde, avec sa vocation de chercheur de trésors et surtout l’excitation de la traque avec tout ce qu’elle pouvait comporter de dangers si avantageusement compensés par la formidable explosion de la victoire ! Or, Adalbert allait s’engager seul dans le sentier truffé des pièges qui mènent aux plus splendides joyaux ! Et celui-là, même s’il ne lui plaisait pas, était l’un d’eux. En plus, c’était un Borgia !

Son sentiment d’avoir déserté face à l’ennemi fut soudain si puissant qu’en quittant le wagon-restaurant il faillit tirer le signal d’alarme ! Heureusement, sa raison le retint à temps en lui soufflant que le train, lancé alors à pleine vitesse, le déposerait au milieu d’une campagne nocturne d’où il ne voyait pas clairement comment il pourrait sortir. Et surtout, qu’il aurait l’air d’un imbécile !

Consultant sa montre, il constata que l’arrêt à Dijon aurait lieu dans une heure. La halte durait dix minutes, plus qu’il n’était nécessaire pour descendre en gardant toute la dignité voulue, et il rentra dans sa cabine, prêt à prendre ses dispositions. La tentation gagnait du terrain.

Durant son absence Albert avait fait le lit, aux draps d’une blancheur impeccable et aux couvertures moelleuses, plutôt tentant pour un homme fatigué. Mais il se contenta de s’asseoir près de la fenêtre et d’allumer une cigarette en se posant de nouvelles questions. Où irait-il à Paris ? Difficile de retourner chez Tante Amélie ! Encore que…

Il en était à ce stade quand il entendit frapper, alla à la porte, ne vit personne et revenait s’asseoir quand on frappa de nouveau, mais c’était à la porte de communication contiguë au compartiment voisin, fermé des deux côtés comme il se doit. Sans se demander qui cela pouvait être, il tira les verrous, ouvrit… et recula comme si on lui avait porté un coup : Pauline était devant lui.

— Puis-je entrer ? murmura-t-elle.

Vêtue de blanches mousselines, ses abondants cheveux noirs croulant sur ses épaules, son visage sensible levé vers lui offrant son regard brumeux et ses lèvres rouges entrouvertes, elle était si belle qu’il eut un éblouissement.

— Toi, exhala-t-il. Toi… enfin !

Il prit doucement entre ses mains le beau visage offert pour un long baiser puis referma ses bras sur elle et l’emporta… Quand le train fit halte à Dijon, il ne s’en aperçut même pas…


Jamais nuit d’amour ne fut plus ardente… ni plus inconfortable ! Tenir à deux dans une couchette, même étroitement enlacés, n’est pas si évident. Il y eut même un épisode où un cahot sur la voie envoya Aldo sur le tapis à un moment crucial, mais Pauline l’y rejoignit aussitôt… et tout rentra dans l’ordre.

Quand le jour les trouva, peu après Lausanne, ils n’avaient pas accordé au sommeil une seule minute de cette précieuse nuit. Ils n’avaient pas beaucoup parlé non plus. La vie quotidienne cependant reprenait ses droits en même temps que celle du train… et de la sagesse. Tout ce qu’ils avaient joyeusement balayé de leur étroit sanctuaire et qu’il fallait pourtant prendre en considération. Le mot était affreux mais la chose indispensable.

Et malheureusement se séparer. Le plus difficile ! Et sans trop traîner ! Pauline avait choisi de descendre à Brigue, imposant nœud ferroviaire juste avant que le convoi n’entame la montée vers le tunnel du Simplon, d’où elle repartirait rapidement pour Lausanne – d’où il lui serait aisé de regagner Paris. Et le train y serait à 9 h 20.

Elle avait d’abord songé continuer jusqu’à Milan où le grand express européen arriverait à 14 h 40, mais ces quelques heures supplémentaires, il aurait fallu les vivre séparément. Impensable à la suite de tant de divines folies ! Aussi, sur un ultime – et interminable ! – baiser où leurs corps s’épousèrent pour la dernière fois, Pauline, traînant ses mousselines au bout d’un doigt, regagna son compartiment dont la porte se referma derrière elle. Le discret bruit du verrou que l’on tire boucla définitivement l’accès à ce paradis inespéré et d’autant plus pénible à quitter.

Aldo resta un moment le dos collé au battant d’acajou pour laisser à son cœur le temps de reprendre un rythme normal, plongea dans l’étroit cabinet de toilette pour se laver entièrement à l’eau froide, s’habilla et baissa sa vitre afin que l’air du dehors emporte autant que faire se pourrait l’envoûtant parfum de Pauline, ce N° 5 de Chanel qui était déjà pour lui une invite à l’amour…, sortit dans le couloir, alluma une cigarette bien qu’il n’aimât pas fumer avant le petit déjeuner, tira trois ou quatre bouffées, puis la laissa se consumer toute seule dans le cendrier.

L’arrêt en gare de Brigue le trouva au wagon-restaurant où il fit grand honneur au petit déjeuner suisse, le meilleur du monde peut-être. De sa fenêtre il vit passer Pauline tirée à quatre épingles et très élégante à son habitude dans un tailleur aussi Chanel que son manteau de vison gris posé sur les épaules. Il admira aussi les larges lunettes noires qu’un pâle soleil faisait ce qu’il pouvait pour justifier. Tout comme la longue et fine écharpe grise dont était entourée la tête de la jeune femme, accessoires destinés à compenser une coiffure bâclée et des lèvres meurtries par trop de baisers. Quelques heures de repos et un maquillage soigné répareraient les dégâts…

Dans le regard qu’il posait sur elle tandis qu’elle se perdait au milieu des voyageurs se mêlaient l’orgueil d’avoir à ce point conquis une telle femme et un profond sentiment de tendresse. Pour la première fois il lui avait dit « je t’aime ». Elle avait répondu par une sorte de sanglot étouffé qui pouvait traduire une joie longtemps attendue. Avant de se séparer, ils ne s’étaient pas joué la comédie – sincère en général, une fois la passion apaisée ! – des bonnes résolutions. C’était ridicule, chacun d’eux sachant pertinemment à présent qu’ils auraient envie de s’étreindre chaque fois qu’ils se reverraient ! La sagesse consisterait donc à en éviter les occasions le plus possible.

Entre Brigue et Venise, Aldo avait encore dix heures de voyage. Incapable de dormir, il en employa deux à se restaurer. Lui en restait par conséquent huit à faire son « examen de conscience ». Et ce n’était pas le plus facile parce que la séance d’introspection passait d’abord par Lisa.

Pourrait-il vraiment plonger son regard dans les profondeurs violettes du sien, la tenir dans ses bras, la caresser avec, dans les yeux, l’image du visage de Pauline à l’instant suprême, dans les oreilles le cri qu’il avait étouffé sur sa bouche, dans les mains la douceur veloutée de sa peau ?

La réponse immédiate fut : non. Non ! Trois fois non ! Et s’il se maudit d’avoir cédé à l’irrésistible tentation, même s’il ne l’avait ni voulue ni cherchée, il était bien obligé de s’avouer qu’il en rêvait depuis que le nom de Belmont avait été prononcé devant lui et qu’il se sentait vraiment coupable ! Rentrer à Venise dans cet état était impensable. Pas ce soir ! Pas si tôt ! Lisa était bien trop fine, surtout si sa jalousie s’éveillait, pour ne pas déceler sur lui la trace de celle qui devenait « l’autre » ! Elle rejetterait son mari infidèle avec dégoût et de cela il ne voulait à aucun prix. Lisa était sa femme, la mère de ses enfants, elle était à lui et la seule idée de la perdre lui serrait le cœur. Leur amour était de ceux que rien ne peut briser… Sauf justement ce qui venait de se passer, surtout en disant à Pauline qu’il l’aimait. Était-ce d’ailleurs la réalité même si, à cet instant-là, il avait été sincère ?

Ce qu’il fallait, c’était gagner du temps. Mais comment ?

Le train atteignait le lac Majeur en approchant de Stresa. Endroit idyllique s’il en fut où, au bord du lac ou voguant dessus pour admirer les îles Borromées, on rencontrait plus d’amoureux que de piétons solitaires. À fuir, et comme la peste ! Mais une heure et demie plus tard, ce serait Milan… dernier arrêt avant Venise !

Aldo y connaissait pas mal de monde et s’y rendait plusieurs fois par an pour ses affaires. Ses habitudes étaient attachées à l’hôtel Continental, le plus ancien palace de la ville, où il était certain de trouver le confort, le repos et le calme – sauf au bar, des plus courus ! – dont il avait le plus urgent besoin. Après tout, rien ne l’obligeait à rentrer ce soir à Venise puisqu’il avait eu la bonne idée de ne pas annoncer son retour afin d’en faire la surprise à sa famille… Sa décision fut vite prise. Il sonna Albert qui apparut presque instantanément.

— Je vais descendre à Milan, l’informa-t-il. Vous voudrez bien, en arrivant, faire déposer mes bagages à la consigne ?

— Bien sûr, Excellence ! Y a-t-il quelqu’un à prévenir ?

— Non. Personne ne m’attend. Vous serez gentil de remettre la clef au chef de gare Bronzini ! recommanda-t-il en y ajoutant un billet de banque.

Il ne conservait que la mallette contenant le minimum nécessaire pour un ou deux jours et, dans le double fond, les joyaux achetés à la vente Van Tilden. Cependant le fonctionnaire s’inquiétait.

— Monsieur le prince ne se sent pas bien ? Je lui trouve moins bonne mine qu’hier !

— Vous ne le savez sans doute pas, mon cher Albert, mais je ne dors jamais dans un sleeping !

Ce qui était faux. C’était même l’un des endroits au monde où il dormait le mieux, bercé par le rythme des bogies. Il n’en alla pas moins s’examiner dans le miroir. Tout à l’heure en se rasant il n’y avait pas pris garde, mais Albert avait raison en disant qu’il n’avait pas l’air brillant. Il est vrai qu’une nuit aussi agitée que celle qu’il venait de vivre pouvait compter double… surtout quand la précédente n’avait pas été fameuse. Il l’avait occupée en fumant cigarette sur cigarette tourmenté par le virage brutal que la Torelli avait imposé à sa vie. Jamais Adalbert ne l’avait regardé avec cette fureur… proche de la haine. Oui, c’était cela qu’un instant il avait lu dans ses yeux. Et ce regard l’avait tenu éveillé presque toute la nuit… Si l’on y additionnait les heures brûlantes dans les bras de Pauline, il ne fallait pas s’étonner du résultat... et il avait été sagement inspiré en décidant de descendre à Milan. Infliger cette figure à Lisa eût relevé de la démence : ou bien, le croyant malade, elle l’aurait fourré au lit en déployant tout l’arsenal de remise en forme suisse, ou bien elle aurait deviné la vérité et, ça, ce n’était pas pensable ! Elle aurait pris ses enfants sous le bras et serait partie pour Vienne en lui disant qu’il ne la reverrait jamais !

Le Continental lui offrit tout ce qu’il en espérait : une chambre calme, une vaste baignoire qu’il remplit d’eau délicieusement chaude additionnée de sels de bain à la lavande, un dîner léger qu’il se fit servir à domicile, enfin un lit, qui aurait pu accueillir trois personnes, aux moelleuses profondeurs et où il plongea comme dans un nuage pour un sommeil sans rêves dont il émergea douze heures plus tard, les idées remises à neuf. Une douche froide, un solide petit déjeuner et il se sentit de nouveau frais comme un gardon et prêt à reprendre la vie à pleins bras !

Sa nuit avec Pauline, il lui fallait à présent la remiser au plus obscur de sa mémoire. Elle avait été trop merveilleuse – comme l’avaient été celle du Ritz et l’aurore de Newport ! – pour l’effacer mais il était impératif qu’il n’y en eût jamais de quatrième ! Pour cela, éviter Pauline ! Ce ne serait peut-être pas toujours facile mais sa paix intérieure à lui, a fortiori celle de Lisa, était à ce prix. Il découvrait d’ailleurs, non sans surprise, qu’il n’avait jamais autant aimé sa femme.

— Tu aurais pu y penser plus tôt, émit la voix intérieure qui se manifestait parfois et qu’en général il n’écoutait pas.

Cette fois, il accepta le dialogue :

— Facile à dire maintenant que le mal est fait ! Que voulais-tu que je fasse quand Pauline m’est apparue rayonnante dans le cadre de la porte ? Que je la renvoie à l’intérieur en tirant le verrou par-dessus le marché ?

— J’en admets la difficulté ! D’autant plus que, depuis que tu la savais à Paris, tu mourais d’envie de la reprendre !

— Là ! Tu vois bien…

— Tu aurais pu au moins t’abstenir de lui raconter que tu l’aimais !

— Mais je l’aimais… à cet instant-là !

— Et plus après ? Est-ce que tu te rends compte de ce que tu as fait avec ces deux petits mots que tu n’avais jamais murmurés à son oreille. Elle les a reçus dans son cœur et les a emportés avec elle comme un trésor, et elle est prête à tout balayer pour toi !

— Faut rien exagérer !

— Je n’exagère rien et tu le sais. Que t’a-t-elle confié après le dernier baiser ?

— Heu… qu’elle m’aimait !

— Et quoi ensuite ?

— À plus tard… à toujours !

— Que tu le veuilles ou non, tu es bel et bien, pour elle, son amant ! Ce qui signifie…

— Ça suffit ! Il n’est pas question que je recommence ! C’est trop compliqué de vivre un remords ! Et tu vas me répondre, moins que des regrets ! Mais je saurai me vaincre ! Et toi je t’ai assez entendu !

Ainsi conforté dans ses résolutions, Aldo descendit dans le hall, régla sa facture, demanda un taxi et se fit conduire à la gare. Il avait un train à 14 h 15 et il aurait pu déjeuner au Continental mais, de même qu’il avait évité le bar, de même il renonça au restaurant par crainte d’y rencontrer une ou plusieurs têtes connues. Il n’avait pas envie d’inventer encore Dieu sait quel mensonge ! Il se contenta donc, au buffet de la gare, d’un plat de lasagnes arrosé de valpolicella et d’un café. Après quoi il acheta un journal et s’en alla prendre le train qui, après quelques arrêts, le ramena à Venise… Il était 7 heures du soir et, par extraordinaire, aucun duo de « Chemises noires » n’arpentait les quais.

Plein de révérence pour cette notabilité de la ville, le chef de gare envoya récupérer les bagages à la consigne et arrêter un motoscaffo où il les fit déposer. Morosini n’ayant pas informé qu’il rentrait plus tôt que prévu, il était normal qu’aucune des embarcations du palais, pilotée par Zian, ne fût venue l’attendre. Et ce fut l’âme sereine, sûr d’être accueilli par des sourires, qu’Aldo réintégra ses pénates…

Pour y rencontrer la stupeur la plus totale en la personne de Guy Buteau qui traversait le vestibule, des papiers à la main, au moment où il y prenait pied.

— Aldo ? Mais d’où sortez-vous ?

— Du train évidemment ! D’où voulez-vous que ce soit ?

— Du quel ? Pas du Simplon-Orient-Express en tout cas ! Il n’y en a pas aujourd’hui ! Et hier vous n’étiez pas à l’arrivée !

— Qui vous a prévenu que j’y étais ?

— Mlle du Plan-Crépin nous a appris que vous veniez de partir quand nous avons téléphoné ! Mais ne restez pas dans ces courants d’air ! Il fait un froid de loup ici ! Venez dans votre bureau ! Ah ! Zaccharia ! Apportez vite une tasse de café bien chaud à votre maître !

— Alléluia ! On l’a retrouvé ! Merci, mon Dieu ! On se faisait un sang !…

— Mais enfin je ne vois pas pourquoi ?… Et, en passant : je préfère une fine à l’eau à votre café !

Comme tous ceux qui se sentent en faute, il se fâchait presque, pénétra en trombe dans son cabinet de travail où il fit sursauter Angelo Pisani, son secrétaire occupé à ranger des livres dans la bibliothèque.

— Don Aldo ? On vous a donc retrouvé ?

— Mais, sacrebleu, qu’est-ce que vous avez tous ? Et d’abord où êtes-vous allés pêcher que j’étais perdu… et que j’avais pris le Simplon ?

Il alla se jeter dans son fauteuil sur lequel il entreprit de mettre du désordre. En ronchonnant et en vouant Plan-Crépin aux tourments de l’enfer.

— Et où est Lisa ? clama-t-il en une sorte de point d’orgue.

Guy Buteau connaissait trop parfaitement son ancien élève pour être dupe de cette crise d’humeur. Il se mit à rire et servit lui-même le verre d’alcool.

— Et si vous vous calmiez, on pourrait peut-être s’expliquer ?

— D’accord ! Expliquez ! Moi qui voulais vous faire une surprise !…

— Eh bien, la surprise est faite ! fit Guy sur le mode lénifiant. Et maintenant j’explique : avant-hier, Lisa a reçu un télégramme du maître d’hôtel de son père. M. Kledermann a eu un accident et a été transporté en clinique. Elle a naturellement pris le téléphone pour annoncer qu’elle arriverait par le premier train et, ensuite, elle a appelé chez Mme de Sommières afin que l’on vous avertisse. Il était déjà tard et c’est alors que Mlle Marie-Angéline lui a appris que vous étiez parti pour Venise et il est logique qu’elle nous ait demandé de vous avertir afin que vous l’appeliez dès votre retour… hier soir !

— Miséricorde ! gémit Aldo, calmé mais vaguement inquiet. Qu’est-ce que je vais pouvoir lui raconter ?

— Mais… la vérité ! Elle ne doit pas être si terrible ? Ou alors vous avez été vous aussi victime d’un accident ? Grâce à Dieu, cela ne se voit pas. Vous avez l’air en pleine forme !

— Et pourtant ça en approche ! Hier matin, je ne me suis pas senti bien. Je n’avais pas dormi une minute dans ce fichu train et la nuit précédente pas davantage non plus à cause… oh, autant vous le dire tout de suite, j’ai eu des mots avec Vidal-Pellicorne et nous sommes brouillés.

— Allons bon ! commenta Guy avec un demi-sourire. On a l’habitude ! Ça s’arrangera…

— J’en suis moins sûr que vous ! Toujours est-il qu’après le tunnel je me suis senti comme une faiblesse. J’ai failli descendre à Stresa mais j’ai voulu tenir le coup et ça ne s’arrangeait pas. Comme vous ne m’attendiez pas, je n’ai pas eu le courage de me montrer à vous vert comme un concombre et avec des nausées. Je suis donc descendu à Milan en indiquant au chauffeur de faire mettre mes bagages à la consigne de Venise et d’en donner la clef à Bronzini, le chef de gare. Je suis descendu au Continental après une visite chez un pharmacien, j’ai passé une bonne nuit… et me voilà ! Rien de dramatique, comme vous voyez !…

Il éprouvait une sorte de bonheur à ne proférer aucun mensonge. Rien de plus roboratif, quand on se sent en faute, que la vérité ! Même un brin édulcorée. Mais maintenant :

— Occupons-nous de mon beau-père ! Voulez-vous joindre Zurich pendant que je me rafraîchis un peu, mon cher Guy ? Elle vous a donné le numéro de la clinique ?

— Non. Elle a dit d’appeler la résidence.

— Alors faites-le ! Les enfants sont à la maison, je suppose… bien qu’aucun vacarme ne signale leur présence !

— Non. Lisa les a emmenés ainsi que Trudi et Mademoiselle !

— Tout ce cirque auprès d’un grand malade ?

— Justement ! fit Guy avec dans la voix un rien de sévérité. Il faut comprendre : elle souhaitait qu’il puisse les embrasser une dernière fois… au cas où ! Vous savez comment elle est !

— Oui, murmura Aldo, assombri. Quelqu’un de très bien ! Appelez-la vite, mon cher Guy ! Ensuite nous verrons ce qu’il y a comme train pour Zurich !

— Ce soir ? Vous arriverez après minuit. Est-ce bien raisonnable ? Lisa doit elle aussi avoir besoin de dormir !

— Appelez toujours ! Comme il doit y avoir une attente…

Les lignes étant encombrées il y en avait une de trois heures et Aldo examinait l’idée d’une nouvelle douche pour se débarrasser des escarbilles du train, quand le téléphone sonna. Guy décrocha, dit quelques mots et rappela Aldo.

— Lisa ! fit-il en tendant l’écouteur.

— Quel est le ton de sa voix ? chuchota Aldo, redoutant d’entendre des sanglots.

— Normal, souffla Guy avec un sourire encourageant.

— Lisa ! appela Aldo. Comment va-t-il… et surtout comment vas-tu ?

— Moi, ça va très bien… d’autant mieux que Papa est tiré d’affaire…

— Tu es sûre ? Qu’est-ce qui s’est donc passé ?

— Rien de vraiment grave, grâce à Dieu ! On a cru à une crise cardiaque mais apparemment ce n’en était pas une ! J’en suis quitte pour la peur !…

— Et je n’étais pas là pour t’aider ! Je m’en veux, tu sais ?

— Faut pas ! À propos : où avais-tu disparu ? Tu as raté ton train ou quoi ?

— Du tout ! J’étais bel et bien dedans mais j’ai eu une mauvaise nuit consécutive à une autre où je me suis brouillé avec Adalbert !

— Encore ? Cela devient une habitude ! La raison, cette fois ?

— Une raison qui ne mérite pas ce nom : la Torelli ! Il est tombé amoureux fou et comme, moi, j’ai eu des mots avec la dame, il m’a autant dire fichu à la porte quand j’ai voulu arranger les choses avant de partir. Mais je te raconterai. Demain matin, je te rejoins !

— Non, ne fais pas ça ! C’est inutile, surtout si tu es encore mal fichu. Tu n’as pas besoin d’une nouvelle nuit blanche…

— La dernière ne l’a pas été et je te finis mon histoire. Après le passage des montagnes, je me suis senti devenir vraiment patraque : maux de tête, vagues nausées… je ne voulais pas débarquer chez nous vert comme une laitue. Et comme vous ne m’attendiez pas, j’ai quitté le train à Milan ou, après un tour chez le pharmacien, j’ai échoué au Continental. Voilà !

Il eut l’impression qu’au bout du fil Lisa avait émis un léger soupir de soulagement aussitôt suivi de son rire, aussi cristallin que d’habitude.

— Il faudrait peut-être songer à te ménager un peu, mon chéri ?

— Traite-moi de vieux croûton tant que tu y es !

— Toujours les grands mots ! Plus sérieusement, il faudrait que tu cesses de prendre feu pour le premier joyau plus ou moins sanglant que l’on vient t’agiter sous le nez ! Et à ce propos, qu’as-tu fait de ton Texan ?

— Wishbone ? Il a entamé un duo avec Adalbert aux pieds de la madone du bel canto. J’espère que ça ne finira pas en duel !…

Une friture vint grésiller sur la ligne annonçant une prochaine interruption. Aldo accéléra :

— On va nous couper. Si tu ne veux pas que je vienne, quand rentres-tu au bercail ?

— Dans quelques jours. Je veux être sûre, pour Papa, qu’il ne s’agissait que d’une fausse alerte. De toute façon, on se rappelle ! Dors bien, mon cœur !

Et Lisa raccrocha.

— On dirait que ça va mieux ? demanda Guy en refermant l’horaire des trains qu’il était allé chercher.

— On en est quitte pour la peur, mon cher ami ! Et puisqu’une fois de plus je me retrouve célibataire, nous allons aller déguster une ou deux langoustes chez Montin !

— Est-ce bien raisonnable ? Vous venez d’avoir des ennuis de digestion, si mon diagnostic est exact ?

— Foutaise, mon ami ! Notre ciel est redevenu bleu et nous allons trinquer à la santé de Moritz Kledermann, mon merveilleux beau-papa !

Aldo se sentait incroyablement joyeux tout à coup ! Sans doute pour avoir senti d’un peu près le vent du boulet. Et, en regagnant ce soir-là son lit solitaire, il se jura que plus aucune sirène – fût-elle aussi adorable que Pauline – n’y viendrait occuper la place de Lisa.

Il fut tenté cependant d’appeler, anonymement, le Ritz pour savoir si elle était bien rentrée, mais à la réflexion s’en abstint. Sa voix pouvait être reconnue et il n’était pas censé être au courant des faits et gestes de la belle Américaine. Et comme il n’y avait aucune raison pour qu’il lui soit arrivé quoi que ce soit, le mieux était de se remettre au travail sans plus tarder, en montrant à son ancien précepteur les achats effectués en salle des ventes à Paris. C’était toujours pour lui une joie sans mélange que manier des pierres chargées d’histoire. Il admira en particulier le collier composé d’un gros rubis, de deux émeraudes et d’une très belle perle en poire réunis par des entrelacs d’or semés de perles plus petites.

— Vous pensez réellement que c’est celui que François Ier a fait exécuter pour Éléonore d’Autriche au moment de leur mariage ?

— Où voyez-vous un doute ? C’est un travail français et les pierres étaient encore dans les joyaux de la Couronne lors du vol du Garde-Meuble…

— J’ai pourtant l’impression qu’elles ont été desserties et remontées !

— C’est possible, après tout. Il va falloir s’en assurer avant de prévenir le baron Ellenstein. Mais comme ce sont principalement les pierres qui l’intéressent, cela ne devrait poser aucun problème. Quant à l’enseigne aux chevaux du soleil, on a la certitude du nom de l’artiste qui l’a ciselée…

— Benvenuto Cellini, bien sûr…

— Une pure merveille ! J’ai eu d’ailleurs quelque peine à l’emporter ! Gulbenkian la voulait à tout prix !

— Autrement dit, elle vous a coûté la peau du dos ?

— Oui, mais je ne regrette rien. Elle en vaut la peine !

— Cela signifie que vous la gardez ?

— J’hésite ! À moins que je n’en tire un joli bénéfice. Gulbenkian était fou de rage !

— Pourquoi a-t-il cessé d’enchérir alors ?

— Allez savoir ? Pour l’instant, elle reste ici !

Repris par sa passion pour son métier et les pierres, Aldo se retrouvait lui-même, ressentant moins douloureusement sa rupture avec Adalbert. Il évitait d’y penser le plus possible. Tout comme il s’efforçait d’effacer de son esprit sa nuit avec Pauline. Peut-être rentrerait-elle bientôt à New York et lui n’avait plus aucune raison de se rendre à Paris ! Tant qu’elle y serait, tout au moins ! Et puis Lisa allait revenir. Avec elle tout serait plus facile ! Quant à Wishbone, s’il revenait le voir, il le recevrait avec toute l’amitié que sa gentillesse, sa candeur même lui inspiraient, mais il dépenserait toute son énergie à le dissuader d’acquérir la Chimère. Qu’il en fasse effectuer une copie ? Soit, puisque c’était réalisable, mais qu’il n’essaie surtout plus de mettre la main sur l’originale !

Quelques jours après l’accident vasculaire qui l’avait mené si près de la mort, Moritz Kledermann l’appela au téléphone. Après lui avoir assuré qu’il était revenu à une vie normale et qu’il allait sous peu lui restituer son épouse et ses bruyants petits corollaires, le banquier ajouta :

— Lisa m’a dit que vous cherchiez la fameuse Chimère des Borgia ?

— Oh, j’ai renoncé ! D’abord elle ne m’a jamais vraiment attiré…

— À cause de sa provenance ? Vous n’aimez pas le sulfureux César ?

— Qui l’aimerait ?

— Pas moi, en tout cas, et si j’ai un conseil à vous donner, c’est de la fuir comme la peste !

— Pourquoi ?

— C’est un bijou malfaisant ! Cela vous étonne de m’entendre prononcer ce mot, moi qui étais agnostique et hermétique à l’occultisme et à l’ésotérisme quand vous me mettiez vous-même en garde ?

— Pas vraiment, Moritz, fit Aldo avec une soudaine douceur. Après…

— … le drame affreux que nous avons vécu et que je ne cesse de me reprocher ! Si je vous avais écouté, j’aurais renvoyé loin de nous le rubis de la Folle et le chagrin ne me consumerait pas ! C’est pourquoi j’espère être écouté, moi l’incrédule, l’esprit supérieur, quand je vous supplie de ne pas chercher – même à approcher ! – la Chimère. Elle est redoutable.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— J’ai bien connu, jadis, le marquis d’Anguisola. Il tenait la Chimère de famille et, bien qu’il refusât de faire le rapprochement – je crois même qu’il en était fier ! –, il m’a raconté la vie de certains de ses aïeux et surtout des morts… des « accidents » pour la plupart mais qui pouvaient fort avoir été des meurtres déguisés. Il avait épousé une Américaine passionnée comme lui de bijoux.

— Je sais. Je connais sa famille : des gens charmants !

— Alors dites-leur que c’est une chance que ce bijou ne soit pas parvenu jusqu’à eux : Anguisola est mort brûlé vif et sa femme a été assassinée, ainsi que vous le savez, sur le Titanic pendant le naufrage.

— C’est étrange ! Je n’ai jamais entendu parler d’une malédiction quelconque. Pourtant cette Torelli qui la veut doit être superstitieuse en bonne Italienne ?

— C’est vrai, j’allais oublier : le sort fatal épargne ceux qui ont dans leurs veines quelques gouttes de sang Borgia. Cela ne vous amuse pas ? J’entends : venant de moi ?

— Surtout venant de vous, justement ! Mais je croyais que les Anguisola faisaient plus ou moins partie de la descendance ?

— Ils le croyaient aussi mais les bâtards insoupçonnés, cela existe !

Au bout du fil il entendit rire le banquier.

— Ne vous vexez pas. Je dois en avoir autant à votre service… et je suis un Helvète ! S’il y tient tellement, dites à votre cher cow-boy de laisser agir les magiciens de chez Cartier ! Ce sera mieux pour tout le monde !

Quand il eut raccroché, Aldo eut l’impression que le ciel venait de s’éclaircir et, en attendant sa femme, il se lança dans le travail à corps perdu.

Il ignorait encore que Pauline n’était jamais rentrée au Ritz…

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