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Coup de tonnerre !
Comme le pensait Mme de Sommières, Adalbert n’ignorait rien des aventures prêtées à son ancien « associé » et la belle Pauline Belmont… En dépit du fait qu’il eût une idée assez nette du crédit que l’on pouvait accorder à certaine presse, cette espèce d’unanimité avait suscité sa colère et même son dégoût. Mais pas envers les plumitifs : contre Aldo et celle qu’il nommait à présent sa « complice ». Et cela à cause de l’admiration qu’il avait toujours portée à Lisa. Avoir une telle femme pour épouse et oser afficher une liaison avec une autre – fût-elle aussi séduisante que Pauline Belmont ! – lui paraissait impardonnable !
Lucrezia, elle, avait beaucoup ri, estimant non sans quelque cruauté qu’il était temps que l’on fasse toute la lumière sur les « agissements de l’arrogant prince Morosini » ! Il était même arrivé à Adalbert de se moquer avec elle, tant elle y mettait de grâce ! Et pour rien au monde il n’aurait voulu la contrarier en quoi que ce soit ! Ce qu’énonçait sa voix envoûtante ne pouvait être que parole d’évangile ! Ne s’était-elle pas abandonnée à lui, sitôt installée dans la chambre qui était devenue la sienne à Chelsea ?
— Une façon comme une autre de vous remercier d’avoir mis à ma disposition cette adorable maison… Et puis peut-être devriez-vous voir dans ces moments – délicieux, j’en conviens – une sorte de répétition générale en prévision de la vie qui pourrait être la nôtre ?
Il avait tout de même accusé le coup.
— Une quoi ?
Elle avait alors pris un air mutin et lui avait donné un baiser.
— Pardonnez à l’artiste que je suis d’avoir employé un terme familier ! Voyez-vous, je n’ai pas l’intention de courir le monde pendant encore des années et je veux être sûre de trouver le bonheur auprès du compagnon que je choisirai ! Ne vous hérissez pas, carissimo mio ! Vous avez toutes les chances d’être celui-là. Aussi pardonnez-moi ma franchise, même si elle vous paraît un peu brutale !
— Mais je vous aime, Lucrezia ! Et si…
Elle posa ses doigts sur ses lèvres.
— Chut ! Sachez attendre et n’en demandez pas plus pour le moment ! Lorsque je viendrai à vous, ce sera pour toujours et il n’y aura plus de Torelli ! Rien que Lucrezia… votre femme !
— Je serai l’homme le plus heureux du monde… mais, en ce cas, pourquoi n’en finissez-vous pas avec ce Wishbone qui vous suit partout comme un cocker barbu ?
— Placido Rognoni, mon imprésario, nous suit aussi partout et je dois honorer mes contrats. Je vous promets d’ailleurs de n’en pas signer d’autres ! Quant à ce brave vacher texan, je vous rappelle qu’il doit m’apporter la Chimère à laquelle je tiens tant !
— Et s’il vous la rapporte, vous devrez l’épouser !
— Bien sûr que non ! Je la lui rachèterai… sans problème ! Je suis très riche, vous savez ?
— Alors qu’il se mette à sa recherche, sacrebleu ! Ce n’est pas en tournant autour de vous qu’il la trouvera !
— Je vous rappelle qu’il a chargé de cette recherche votre si précieux ami Morosini – raison pour laquelle j’ai renoncé à vous la demander, à vous ! – mais à vrai dire, il ne semble pas s’en soucier beaucoup.
— À mon avis, il ne s’en occupe même pas du tout !…
— Je ne veux pas le savoir ! Cornélius m’a promis la Chimère et je m’en tiens là ! Donc… faites un effort pour être gentil avec lui !
— Que je le sois ou non, il s’en fiche complètement !
— C’est exact, mais tant que je n’en ai pas fini avec cette existence quasi errante, je tiens à le garder : il s’entend si bien à simplifier pour moi les petites tracasseries de la vie quotidienne ! soupira-t-elle en s’étirant avec une grâce féline. Je vous en prie, laissez-le-moi encore un peu !
Ce qu’elle appelait les petits soucis de la vie quotidienne, c’étaient des fleurs tous les matins, une Rolls avec chauffeur à sa disposition de jour comme de nuit, un compte ouvert chez le meilleur traiteur quand elle souhaitait rester chez elle et quelques autres détails du même genre qui mettaient Adalbert hors de lui, parce que le Texan ne se départait jamais d’une inusable bonne humeur qui devait lui être naturelle et qu’il n’aurait jamais eu l’idée de croiser le fer contre un rival envers lequel il n’usait que de bons procédés.
— Nous tentons tous les deux de conquérir la déesse, lui déclara-t-il un jour où le Français, exaspéré, essayait de lui chercher noise. Chacun ses armes, voilà tout ! Vous c’est la maison, moi c’est le reste !
Et quel reste !
Difficile de répondre à cela en lui appliquant une paire de claques ou en l’expédiant par la fenêtre. Aussi Adalbert n’arrivait-il pas à pardonner sa défection à Théobald qui, à lui seul, constituait un cadeau royal et aurait implanté chez sa bien-aimée un centre d’informations inappréciable ! Mais non ! La divine Lucrezia ne plaisait pas à Monsieur qui lui avait préféré la culture des asperges chez son jumeau à Argenteuil ! Impavide, Wishbone l’avait remplacé par un « butler » digne de régenter un palais impérial dans une maison où il prit les rênes en main, secondé par Renata, la femme de chambre, et une autre de ménage qui venait tous les matins. L’accompagnateur Giacomo vivait là, lui aussi.
En dépit de l’espèce de sortilège qui le tenait captif, il y avait des moments où Adalbert se sentait seul, même s’il suivait sa sirène à peu près partout. C’était au cœur de la nuit quand il se retrouvait dans sa chambre au Savoy avec l’unique consolation de savoir Wishbone dans la sienne au Ritz. Et où il s’ennuyait ferme.
Il s’efforçait bien de rédiger son ouvrage sur les reines-pharaons mais, même si Théobald – ce déserteur ! – lui avait apporté le nécessaire en fait de documentation, cela ne marchait pas. Question d’atmosphère sans doute ! Celle du palace londonien n’avait rien de comparable avec celle, feutrée, confortable, habitée par quelques « souvenirs » de fouilles, de son cher vieux cabinet de travail parisien. Alors, afin de se prouver à lui-même qu’il avait choisi le bon chemin et que sa vie était là, il « passait » un disque de son idole sur le gramophone qu’il s’était procuré et finissait par s’endormir bercé par la voix qui lui avait pris son âme, puis le jour revenu, il retournait vers elle. Et le bonheur d’être vu en sa compagnie l’emplissait d’une sorte de béatitude.
Ce matin-là, tandis que l’on approchait de Noël et qu’il se demandait ce qu’il allait pouvoir lui offrir, il se fit appeler un taxi et conduire à Chelsea. Il était plus tôt que d’habitude mais il avait en vue d’escorter Lucrezia dans les courses qu’elle aimait faire le matin – sauf quand elle avait chanté la veille ! – dans quelques magasins de luxe. Cela lui donnerait peut-être une idée.
Il se sentait d’autant plus heureux que l’éternel Wishbone était parti deux jours avant pour Paris où l’appelait une affaire urgente. Trois ou quatre jours à goûter les joies d’un tête-à-tête qui se prolongerait peut-être la nuit. Et le temps du trajet fut occupé de bien séduisantes anticipations que n’arrivait pas à obscurcir le ciel gris renforcé d’un voile de brouillard… Ce Noël serait peut-être le plus beau de sa vie. Surtout si Lucrezia acceptait la bague de fiançailles à laquelle il songeait… Il restait cependant assez lucide pour que cet état d’esprit l’amuse : « Tu as tout du collégien, mon vieux ! se disait-il. C’est sans doute complètement fou mais c’est rudement agréable ! »
Et il se mit à chantonner pour agrémenter son parcours.
L’arrivée à Chelsea le ramena sur terre. Sans ménagements.
Il y avait, en effet, beaucoup de monde devant la jolie maison qui avait été celle du peintre Dante Gabriel Rossetti. Tout cela réuni autour du gardien qui avait l’air de tenir une sorte de meeting. Il y avait aussi des journalistes et… la police !
Saisi d’épouvante à l’idée qu’il pouvait être arrivé malheur à sa déesse, Adalbert se précipita hors de son taxi et se rua sur le gardien.
— Qu’est-ce qui se passe ici, Hubbard ?
— La police, sir… vous vous rendez compte ? Dans « ma maison » ! Et pas n’importe qui : le Chief Superintendant Warren en personne !
Adalbert n’en écouta pas davantage et s’engouffra à l’intérieur, escalada l’escalier quatre à quatre et pénétra en trombe dans le salon jaune, s’attendant au pire pour que le grand chef se soit dérangé. Il eût atterri sans doute dans un meuble si Warren, qui le connaissait bien, ne l’avait stoppé au passage et remis sur ses pieds avec le flegme dont il ne se départait jamais… sauf quand il avait une bonne raison de se mettre en colère.
— Ah, Vidal-Pellicorne ! Vous tombez à point ! J’allais justement vous faire chercher !
Un petit reste de sang-froid lui fit souffler :
— Bonjour, Warren ! Il y a eu un accident ?… Un…
Il n’osa pas prononcer le mot qui l’épouvantait mais qui ne gêna pas le policier :
— Un meurtre ?… Où avez-vous été pêcher ça ?
— Mais… ce déploiement de police… votre présence que la notoriété de Lucrezia pourrait justifier…
— Rassurez-vous ! Personne n’est mort et on ne trouvera pas ici la plus minuscule goutte de sang, à moins que la cuisinière ne se soit coupée en préparant les toasts du breakfast ! D’ailleurs sauf elle et le gardien, il n’y a plus personne ici !
— Qu’est-ce à dire ?
— Tout le monde a déménagé cette nuit, à l’exception du gardien, du chauffeur, de la cuisinière et de son matou !
— Partis où ? balbutia Adalbert qui n’en croyait pas ses oreilles. Et on ne m’a rien dit à moi ?
— On s’en serait bien gardé. Je soupçonne qu’une information discrète venue je ne sais d’où a dû déterminer cette fuite…
— Cette fuite ? Vous avez de ces mots !
Plus « ptérodactyle » que jamais dans son macfarlane grisâtre, Warren darda sur lui son œil jaune.
— Vous en voyez un autre ? Un individu étrangement bien renseigné a dû prévenir la Torelli qu’on allait l’appréhender ce matin ! Pour meurtre !
C’en fut trop pour le malheureux ! Il pâlit, verdit, sa bouche s’ouvrit, cherchant l’oxygène, et il se serait abattu sur le tapis si Warren ne l’avait saisi au vol et assis dans un fauteuil où il dénoua sa cravate, ouvrit le col de sa chemise et lui appliqua plusieurs paires de claques en réclamant un verre de scotch… Encore dut-il desserrer les dents avec la pointe d’un couteau pour réussir à faire couler quelques gouttes dans la bouche.
— Bonté gracieuse ! s’exclama-t-il à l’adresse de son assistant qui l’aidait de son mieux. Je ne pensais pas lui causer un tel choc !
— Preuve qu’on ne sait jamais ! Ce sont parfois les plus costauds qui encaissent le plus mal ! Vous voulez que j’appelle un médecin, sir ?
— Essayons encore le whisky, on verra après… S’il y résiste, c’est qu’il relève des urgences !
Mais la panacée nationale opéra un miracle de plus ; Adalbert commença par tousser, cracher pour finalement tâtonner à la recherche du verre – et pas un petit ! – dont il avala le contenu d’un trait.
— By Jove ! admira l’inspecteur. Quelle descente !
— Oh ! Je l’ai déjà vu faire mieux ! Il mériterait d’être écossais ! Retirez-vous à présent, Parnell ! Ce que je vais lui raconter ne sera pas plus agréable à entendre ! Aussi laissez la bouteille !… Et fermez la porte ! Je ne veux pas être dérangé !
Le silence régna un moment. Warren contemplait sa victime revenir à la vie très lentement, plus sonné sans doute que si, sur un ring, on l’avait mis knock-out. Il en était à se demander s’il ne devrait pas tout de même faire venir un médecin, quand Adalbert tendit son verre pour se faire resservir, avala une partie du contenu, garda l’autre et interrogea d’une voix curieusement détimbrée :
— Qui l’accuse-t-on d’avoir tué ?
— La marquise d’Anguisola, au cours du naufrage du Titanic. Le commissaire principal Langlois m’a appelé tout à l’heure pour m’apprendre que la femme de chambre de Mrs Belmont, Helen Adler, poignardée au Ritz sous les yeux de Morosini après avoir acheté un journal et tombée dans le coma à la suite de cet attentat, en était sortie…
— Quoi ? explosa Adalbert. Elle ne doit pas avoir les idées claires après si longtemps. Et, tout d’un coup, elle accuse Lucrezia de meurtre ? Ça ne tient pas debout ! D’abord, le Titanic, ça remonte à vingt ans ! Lucrezia était une gamine à l’époque ! Elle ne devait pas avoir beaucoup plus de…
— Dix-neuf ans ! Elle approche la quarantaine à présent même si, j’en conviens, elle le cache admirablement ! En outre, elle était inscrite sur la liste des passagers, partageant un appartement sur le pont supérieur avec un certain Catannei dont elle était la maîtresse et qui la gardait sous clef. Elle ne l’a pas quitté de toute la traversée…
— Sauf pour aller assassiner une femme déjà âgée à un moment où régnait la panique ? Comme c’est vraisemblable ! Quant à cette Helen…
— J’aurais juré que vous refuseriez de me croire ! Mais vous devriez me connaître assez pour savoir que je ne déploie pas les forces de police et ne me dérange pas sur une vague dénonciation ou un on-dit ! De toute façon, Langlois se dispose à franchir le Channel pour me communiquer ce dont il dispose. Et vous l’avez vu trop souvent à l’œuvre pour douter un seul instant de son sérieux ! Comme du mien ! Et je vais devoir vous interroger.
— M’interroger ? Mais que voulez-vous que je vous dise ? émit le malheureux de mauvaise grâce et déjà sur la défensive. Je n’étais pas sur le Titanic, moi !
Son œil froid rivé au rebelle, Warren extirpa sa pipe de sa poche, la bourra tranquillement, l’alluma, aspira deux ou trois bouffées et finalement soupira en s’adossant à la cheminée.
— Écoutez, mon vieux : ici – autrement dit, chez vous ! – on peut encore s’expliquer sur le plan amical mais si vous préférez mon bureau au Yard, je vous laisse une convocation en bonne et due forme et je rentre ! Choisissez, mais choisissez vite ! Je n’ai pas de temps à perdre !
Comprenant qu’il prenait la mauvaise direction, Adalbert rendit les armes.
— Que voulez-vous savoir ?
— Quand vous l’avez connue… et la suite ? fit-il moins sèchement en traînant une chaise près du fauteuil de son hôte involontaire de façon à se trouver à sa hauteur au lieu de le dominer :… Et grillez donc une cigarette !
Un peu remonté par cette petite phrase, Adalbert se hâta d’obéir. Ce fut tout de suite plus facile de raconter son histoire : la représentation de La Traviata, le coup de foudre qui l’avait autant dire assommé avant de l’envoyer au comble de l’exaltation, sa décision immédiate de s’attacher aux pas de la diva, l’installation à Londres, l’espèce de duel à fleurets mouchetés qui l’opposait à Cornélius Wishbone… Là, Warren l’interrompit :
— Au fait, où est-il, celui-là ? demanda-t-il.
— Aucune idée pour le moment ! Il avait pris ses quartiers au Ritz de Londres… mais il est parti avant-hier pour Paris où il descend aussi au Ritz.
— On va vérifier ! Parnell ! !
Quelques minutes plus tard, on était fixé : Mr Wishbone avait en effet annoncé son arrivée dans la capitale française, mais on ne l’avait pas encore vu. Cette simple information suffit à réveiller la colère d’Adalbert.
— Elle a dû l’appeler en lui racontant Dieu sait quoi ! Et je suppose que la Rolls…
— Vous avez dû remarquer que le chauffeur est toujours ici. La voiture aussi comme il se doit(15). Ils ont dû faire venir un taxi…
— … ou deux, ou trois s’il fallait transporter – outre les imposants bagages de Lucrezia – sa femme de chambre, son imprésario, son accompagnateur et Wishbone par-dessus le marché ! Un vrai déménagement ! ragea Adalbert.
— Vous délirez ! Allez faire un tour dans sa chambre ! La majeure partie de sa garde-robe est là. Elle n’a dû emporter qu’une valise, un nécessaire de toilette mais aussi tous ses bijoux ! La sagesse voudrait d’ailleurs qu’elle soit partie seule afin de passer plus facilement inaperçue, quitte à donner rendez-vous à ses complices hors de la ville…
Une idée – née de la désespérance ! – traversa alors Adalbert.
— Et si… elle avait été… enlevée ?
— Ne rêvez pas ! Sa culpabilité ne fait aucun doute et elle a filé juste à temps pour m’éviter, mais elle n’ira peut-être pas très loin. Sa photo a déjà été transmise par bélinogramme à tous les ports et à tous les postes de police. Mais j’admets que ça risque d’être insuffisant : c’est à la fois une grande cantatrice ainsi qu’une véritable comédienne connaissant à merveille l’art du grimage, et elle possède certainement une belle collection de passeports ! Pourquoi voulez-vous que la police arrête une vieille Japonaise par exemple ?
— Ce serait un peu gros tout de même !
En dépit de la situation, Gordon Warren se mit à rire.
— Ce qu’il y a de réconfortant en vous, c’est votre fraîcheur d’esprit ! Vous ne parvenez pas à admettre que votre belle amie ne soit rien d’autre qu’une criminelle en fuite !
— Vous avez raison ! Il doit y avoir une erreur quelque part. Elle, une criminelle ? Avec son visage d’ange ?
— Il existe des anges déchus, vous savez ? Ils seraient même les plus beaux de tous ! Jamais entendu parler de Lucifer ?
— Vous pouvez dire ce que vous voudrez, vous ne me persuaderez pas. Pas davantage d’ailleurs de l’histoire de cette Helen Adler : elle pourrait identifier sans se tromper un visage aperçu au milieu d’un affolement général vingt ans plus tôt ? Allons donc !
— Il n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas ouvrir les yeux ! Je vous certifie que le doute n’est pas possible ! J’ai fermement l’intention d’arrêter la Torelli et de la faire juger ! Et n’essayez pas de m’en empêcher !
— Je n’en aurai pas besoin : il y a prescription ! Vingt ans ! Vous pensez !
— Elle n’existe pas chez nous et le Titanic était territoire britannique. Même chez vous, ça ne marche pas pour les crimes de sang ! Alors tenez-vous tranquille et laissez-moi faire mon travail ! Tiens, il vous serait plus profitable de vous occuper de votre ami Morosini.
De rouge, Adalbert devint violet.
— Ce triste imbécile qui abandonne une femme merveilleuse pour courir filer le parfait amour dans quelque coin idyllique avec sa maîtresse ? Vous voulez rire !
Warren eut un haut-le-corps et considéra le phénomène avec un sincère ahurissement.
— Mais vous tombez d’où ? De la Lune ? Vous ne lisez plus les journaux français ?
— Non. Pour quoi faire ?
— Ni apparemment les journaux anglais, parce que avant-hier ils consacraient une belle place à la sévère mise au point du commissaire principal Langlois à la presse française l’accusant d’entraver la police dans son travail. La « romance » un rien scabreuse ne serait qu’un écran de fumée destiné à dissimuler un double enlèvement en plein Paris par un taxi fantôme, mais pas le même jour ni à la même heure : Mrs Belmont arrivait de Lausanne et Morosini rentrait chez lui ! Vous voilà fixé ! À présent faites ce que vous voulez, mais ne venez pas me mettre des bâtons dans les roues, sinon je vous boucle comme un vulgaire voleur de poules ! Parce que mon enquête aussi est délicate et que je soupçonne la mafia de ne pas être étrangère à tout ceci ! Vu ?
— Oh ! C’est très clair !
Une chose était certaine pour Adalbert : il encombrait ! Aussi, après un regard désolé à sa chère maison que Scotland Yard était en train de passer au peigne fin, il pensa qu’aller se dégourdir les jambes lui changerait les idées. Sur le seuil, il trouva le gardien qui lui demanda ce qu’il devrait faire quand la police en aurait fini.
— À moins qu’ils ne posent les scellés, essayez de remettre de l’ordre… On verra ensuite !
— Mais le chauffeur et la voiture ?
— Ils appartiennent à Mr Wishbone. Attendez qu’il revienne. Je repasserai demain voir s’il y a du nouveau…
En fait, il ne savait ni que faire ni que dire. Le choc violent qu’il venait d’encaisser le désorientait. En dépit du temps « de saison » – léger brouillard agrémenté de menus flocons de neige ! –, il alla s’asseoir sur un banc pour regarder couler la Tamise. Et là il s’accorda le soulagement des larmes. Lucrezia, criminelle ! Lucrezia, poursuivie par la police ! Cela relevait du cauchemar… et d’autant plus qu’une voix intérieure – bien faible et qu’il essayait de museler – réussissait tout de même à lui souffler qu’il y avait du vrai là-dedans ! Peut-être à cause de ce sang Borgia qu’elle revendiquait hautement et dont elle était plus que fière ! Surtout de César dont les crimes ne se comptaient pas dans une Rome où l’on pouvait – sans trop risquer de se tromper ! – attribuer au poison la moindre indigestion, où chaque nuit les poignards s’en donnaient à cœur joie, où l’on faisait l’amour entre frère et sœur, voire entre père et fille ! Vu sous cet angle, que représentait la vieille femme assassinée alors que la meurtrière elle-même était en danger de mort par noyade ? Adalbert aurait aimé savoir ce que sa Lucrezia répondrait si on lui posait la question. Ou quand on la lui poserait, car il ne faisait guère de doute pour lui que Gordon Warren réussirait tôt ou tard à mettre la patte dessus. À fortiori s’il recevait l’aide de Langlois et des forces de police françaises !… Rien que cet acharnement qu’elle mettait à vouloir à tout prix cette maudite Chimère était révélateur !
Repoussant une issue dont il savait qu’il aurait à souffrir, il examina son propre cas. Depuis… disons des semaines parce qu’il n’avait pas vu passer le temps, il jouait les toutous savamment dressés, fous de joie pour un sucre, délirant de bonheur pour une caresse et prêts à tout pour en obtenir d’autres. Il n’avait pas écrit une ligne de son livre, n’avait rien lu, rien appris, lui qui s’intéressait à tant de choses ! Il n’avait pris contact avec personne, vu aucun ami, perdu son Théobald qui cependant en avait supporté de pires mais lui avait refusé clairement de servir « cette dame »… et il avait failli lui cogner dessus pour le simple fait qu’il n’aimait pas Lucrezia. Morosini, on n’en parlait même plus : Rayé ! Balayé !… et sans doute avec lui les dames de la rue Alfred-de-Vigny et tout ce qui constituait son univers et le charme de sa vie jusque-là ! Depuis cette soirée à l’Opéra, il vivait suspendu aux lèvres de Lucrezia, buvant ses paroles quand elle était avec lui, l’écoutant indéfiniment au moyen de disques sur le gramophone lorsqu’elle était absente…
Il eut froid tout à coup. Jusqu’aux tréfonds de lui-même, et un frisson le secoua. Où était-elle à présent, sa sirène ? L’idée de son départ tellement précipité qu’elle n’avait pas pris le temps de lui laisser un mot, un seul, qu’il ne comptait pas pour elle, qu’elle l’avait laissé tomber alors qu’il se croyait si près du bonheur, le ravagea au point de lui faire perdre la tête. Il quitta son banc et comme un automate se dirigea vers la Tamise… Le fleuve devait être glacé mais c’était de peu d’importance. Il était déjà gelé jusqu’aux os !… Un peu plus un peu moins, quelle affaire ! En un court moment il en aurait fini avec la souffrance. C’était si simple !… Et soudain il revit la blanche silhouette d’une jeune fille avalée par les eaux noires d’un autre fleuve au cœur de la nuit égyptienne… Salima était morte d’amour, elle aussi !
Il allait prendre son élan en murmurant son nom quand une main lui agrippa le bras, tandis qu’une voix furieuse proférait :
— Vous en avez encore pour longtemps à faire l’imbécile ?
Plan-Crépin ! Soi-même et en personne ! Équipée comme pour affronter le cap Horn d’un « ciré » et d’un suroît écossais renforcés d’un parapluie assorti qu’elle brandissait comme un Zoulou sa sagaie, elle était visiblement hors de ses gonds et, sans prendre le temps de respirer, poursuivait son réquisitoire :
— Je n’aurais jamais cru vivre assez vieille pour assister à un gâchis de cette envergure ! Voir un homme pourvu d’une vaste intelligence – ou prétendu tel ! – tout abandonner d’une vie jusque-là remarquable : travail, recherches, réputation, carrière, famille…
— Je n’en ai pas…
— Et nous, alors ? Je reprends : famille, patrie…
— Oh, les grands mots !…
— Vous me laissez finir, oui ou zut ? Ça fait trop longtemps que j’ai ça sur l’estomac : il faut que ça sorte ! Un homme habitué à vivre droit sur ses deux jambes, les changer pour quatre pattes en rétrécissant à vue d’œil jusqu’à se retrouver transformé en chien de manchon, pékinois ou chihuahua, afin de pouvoir se nicher dans le giron d’une chanteuse plus très fraîche…
— Plus très fraîche ? Vous êtes folle ! L’avez-vous seulement regardée ? Elle est…
— Rien du tout ! Sinon une femme avide, cruelle et totalement dépourvue de cœur et de tripes dont il faut espérer pour la paix des gens normaux et des générations à venir…
— Qu’est-ce qu’elles viennent faire là-dedans ?
— Ma foi, je n’en sais rien, mais l’image m’a séduite… des générations à venir donc, qu’elle se retrouvera bientôt assise dans le box des accusés en grand danger d’être pendue ! Voilà ! Et maintenant, qu’est-ce qu’on décide ? Vous tenez toujours à votre projet d’aller barboter dans cette eau boueuse au milieu des trognons de choux, des rats crevés, des morceaux de charbon et des huiles de vidange, ou on va rejoindre notre marquise au Savoy boire un double irish coffee brûlant ?
— Elle est là ?
— J’y suis bien, moi ! Naturellement, elle y est ! La mer ne l’effraie pas plus que moi : elle a dans les veines du sang de Tourville et du bailli de Suffren…
— … qui appartenait à l’ordre de Malte et n’a jamais eu d’enfants ! corrigea Adalbert, entraîné machinalement.
— Non, mais il était d’une famille qui, elle, en a eu ! Où en étais-je ?… Ah, oui ! Vous n’auriez pas voulu que je la laisse à la maison seule en compagnie de sa crainte de ne jamais revoir Aldo vivant !… Oh, mon Dieu ! C’est… c’est trop affreux !
Sans transition elle éclata en sanglots, vira sur ses talons et s’élança vers un taxi stationné un peu plus loin. Adalbert, alors, lui courut après et la saisit par le bras.
— Venez, je vous ramène à elle…
À sa compassion se mêlait une curieuse sensation de soulagement.
En abordant le trottoir le long duquel patientait le taxi qui avait transporté la vieille fille, Adalbert vit Warren sortir de la maison, planta là sa compagne en assurant qu’il revenait immédiatement, et rejoignit le policier :
— Une seule question, si vous permettez !
— Allez-y… mais vite !
— Comment… ou par qui Mlle Torelli a-t-elle été prévenue de votre prochaine visite ?
Le Superintendant darda sur l’imprudent un œil jaune et un sourire féroce.
— Si je le savais, cher ami, une part appréciable de mes soucis s’envolerait ! Ce n’est pas le cas, hélas ! Mais s’il vous vient une idée, ma porte vous sera ouverte jour et nuit !… Et, pendant que j’y pense, ne vous réinstallez pas dans votre appartement. On ne vous le rendra que lorsqu’on aura fini de le passer au crible !
— Dans l’état actuel des choses, je n’ai guère envie d’y reprendre mes habitudes. Me retrouver tout seul dans ce…
— Parfait ! Mais d’autre part ne quittez pas Londres sans m’en avertir !
— Vous me suspectez ?
— D’appartenir à la mafia, sûrement pas !… Mais de filer la retrouver au cas où la belle dame vous ferait un signe… Là, j’ai des doutes !
— Vous avez aussi ma parole ! Essayez de vous en contenter !
Quand, une demi-heure plus tard, Marie-Angéline ouvrit devant lui la porte de la suite que Mme de Sommières et elle-même occupaient au Savoy, ils trouvèrent celle-ci pelotonnée au fond d’une bergère, près de la cheminée, un châle de mohair blanc sur les épaules, regardant tristement fumer devant elle la tasse de café à laquelle elle n’avait pas touché. En dépit de la perfection de sa toilette comme de sa coiffure, elle était l’image même de la détresse, au point que Plan-Crépin, première surprise parce qu’elle ne l’avait jamais vue ainsi, faillit repousser Adalbert dans l’antichambre. Prise de court, elle clama :
— Le voilà ! Je vous l’ai déniché !
L’effet fut instantané. En un clin d’œil, la marquise se redressa, se leva et, incapable d’articuler une parole et les yeux mouillés de larmes, tendit les bras. Bouleversé, Adalbert s’y jeta, refermant les siens sur elle, ému de la sentir si fragile en dépit de sa haute taille. Mais ce ne fut qu’un bref instant. Elle posa un baiser sur sa joue puis s’écarta avec un sourire un peu tremblant.
— Bienvenue, mon cher enfant ! Vous êtes exactement celui dont nous avions besoin pour rendre quelque saveur à cette fichue existence ! Comment avez-vous réussi ce miracle, Plan-Crépin ?
Celle-ci commença par éternuer, se moucha puis déclara :
— Oh, on s’est rencontrés fortuitement au bord de la Tamise, on a causé mais il faisait un brin frisquet : il est gelé et moi aussi !
— Alors faites monter ce que vous voulez, que diable ! Et puis vous me raconterez ce que vous fabriquiez tous les deux par ce vilain temps auprès de ce fleuve sinistre !
— Nous n’étions pas vraiment seuls. Il y avait même pas mal de monde ! soupira Adalbert d’un air détaché en s’installant dans un fauteuil, les mains nouées sur l’estomac et ses longues jambes étendues devant lui.
— Quel monde ?
— La police, le Superintendant Warren, des badauds, des curieux… et tout ça…
— On dirait que notre Langlois n’a pas chômé ? fit Mme de Sommières en regardant sa lectrice.
Puis revenant à son visiteur :
— Il nous faut vous apprendre, Adalbert, qu’avant-hier ce cher ami nous a emmenées, à titre de témoins, au chevet d’Helen Adler qui venait enfin de sortir du coma dans le but de lui faire répéter devant nous ce qu’elle lui avait déjà révélé : en achetant un journal place de l’Opéra deux jours après son arrivée à Paris, elle y avait vu une photo de la Torelli qui l’avait bouleversée parce qu’elle avait reconnu en elle la meurtrière du Titanic…
— Elle en est vraiment certaine, alors qu’elle vient de passer je ne sais combien de semaines dans un cirage qui a dû tout de même mettre un bon moment avant de se dissiper ?… et après vingt ans ?
— Oh, formelle ! Pareille beauté ne s’oublie pas, a-t-elle affirmé, d’autant plus surprise qu’elle ne l’avait pas encore vue à bord. L’homme qui voyageait avec elle ne devait pas vouloir la montrer. Jalousie ou souci de frapper un grand coup lors de sa première apparition sur scène ? Allez savoir !…
— Quoi qu’il en soit, reprit Marie-Angéline, au lieu de partir pour Venise comme nous en avions l’intention, nous avons préféré venir ici afin de tenter de vous éviter… ce que vous venez de vivre, mais à Calais, il a fallu attendre la fin de la tempête qui venait de se lever et nous n’avons rien évité du tout !
Le service d’étage, en apportant du chocolat chaud, interrompit la conversation. Il était excellent, mousseux à souhait, et réchauffait chaque fibre du corps. En outre, il permit à Adalbert, devinant qu’on allait en venir à un sujet délicat, de réfléchir à ce qu’il allait dire. Finalement, reposant sa tasse vide avec un soupir de satisfaction, il hasarda… pour tâter le terrain et poussé peut-être par un démon malin :
— Vous vous apprêtiez à vous rendre à Venise ? Dans l’intention louable de recoller les morceaux du ménage ?
— Oh !…
Devenue soudain rouge brique, Plan-Crépin le foudroya d’un regard indigné et courut vers sa chambre.
— Qu’est-ce qui lui prend ? demanda Adalbert qui commençait à regretter de faire comme si Warren ne lui avait rien dit.
C’était cruel et inutile, le patron du Yard n’ayant aucune raison de lui raconter des craques.
Cependant et sachant parfaitement ce qui allait suivre, Mme de Sommières lui adressait un sourire compatissant.
— Vous ne semblez pas être au courant des dernières nouvelles de France…
Il n’eut pas le temps de répondre : le génie de la vengeance était de retour et lui expédiait des journaux sur les genoux.
— Et ça ? N’avez-vous que de mauvaises lectures ou serait-ce que la presse de la perfide Albion ne s’intéresse chez nous qu’aux gazettes croustillantes ? C’est pourtant écrit assez gros et l’on peut constater que notre ami Langlois a mis le paquet ! Et à cause de quoi croyez-vous que notre marquise a les yeux jusqu’au milieu de la figure ?
Adalbert ne l’écoutait plus. Prenant les quotidiens l’un après l’autre, il les parcourait avec avidité en les froissant quelque peu.
— Enlevés ? Qu’est-ce que ça signifie ?
— Vous le demanderez à Langlois quand vous le verrez. Ce qui ne saurait tarder ! En attendant, rendez-les-moi ! ajouta-t-elle en raflant les journaux. Ils peuvent encore servir !
— Est-ce que Lisa les a vus ?
— Vous oubliez que, dans l’Italie fasciste, la presse est muselée et les feuilles de chou étrangères soumises à une sévère censure…, quand on les laisse paraître !…
— De toute façon, soupira la marquise, le mal est fait en ce qui concerne Lisa. Quelqu’un l’aurait mise au courant de son infortune conjugale et c’est pour essayer de colmater le plus gros des dégâts que nous avons décidé de nous rendre là-bas !
— Et vous m’avez donné la préférence ? fit-il, ébranlé.
— Il nous a paru que c’était le plus urgent ! À présent, rien ne nous retient et c’est ce que nous allons faire dès notre retour à Paris. Ne fût-ce que pour passer Noël avec Lisa et les enfants…
— Laissez-moi vous accompagner ! À nous trois, on aura plus de poids ! Mais tous ces voyages coup sur coup…
— Dites « à votre âge » pendant que vous y êtes et je ne vous adresse plus la parole de ma vie ! gronda la vieille dame.
Plan-Crépin mit son grain de sel.
— … et puis le Super vous a prié de rester encore un moment et si vous lui ajoutez son collègue français qui ne serait pas fâché de bavarder avec vous, cela va prendre du temps. Et nous, on est pressées.
— Pas à ce point, tout de même… surtout pour trouver maison vide. Si les choses en sont là, je serais fort étonné que Lisa n’aille pas se réfugier à Vienne auprès de sa grand-mère, en particulier pour cette fête qu’elle aime entre toutes, non ?
Les deux femmes se regardèrent : dans leur marasme elles n’y avaient pas pensé ! Il en profita :
— Croyez-moi ! Accordez-vous à vous-même une bonne nuit de repos… et à moi le plaisir de vous inviter à dîner… S’il vous plaît… Tante Amélie !
Le mot signant un retour au bercail qu’elle n’osait plus guère espérer la fit sourire. À nouveau, elle l’embrassa.
— Oui. Je crois que nous pouvons le faire.
Rasséréné, il regagna sa propre chambre à l’étage au-dessus dans l’intention de s’étendre un moment pour essayer de mettre de l’ordre dans tout ce gâchis, mais il était à peine entré que le téléphone sonnait. Au bout du fil, Gordon Warren en personne, toujours aussi gracieux.
— Si vous n’avez rien d’autre en perspective, un saut jusqu’ici serait une idée judicieuse ! J’ai quelques questions à vous poser.
— Vous m’en avez déjà posé une flopée, il me semble ? émit d’un ton plaintif Adalbert qui n’avait aucune envie de ressortir sous la bourrasque – pluie et vent mélangés – qui se déchaînait depuis cinq minutes sur Londres.
— Peut-être mais j’étais tellement furieux que j’en ai oublié. Alors rappliquez ! aboya l’appareil.
— Et vous ne l’êtes plus ?
— À peine, mais ça pourrait revenir !
Un « clac » des plus expressifs mit fin à la communication. Avec un soupir, Adalbert sonna le portier et demanda un taxi…
Ce n’était pas la première fois qu’il pénétrait dans le sanctuaire du « ptérodactyle », avec toujours la même impression d’accablement. Les sévères meubles victoriens d’un brun presque noir, les lampes à abat-jour d’opaline verte, les armes d’Angleterre au mur étaient sans doute plus pompeux que le décor où évoluait Langlois, Quai des Orfèvres, mais au moins trouvait-on chez celui-ci, pour se reposer la vue, le superbe « kilim » rouge et bleu couvrant le parquet et l’attendrissant petit vase de cristal ou de barbotine, selon l’humeur, où quelques fleurs parlaient de jardin et d’air pur.
Assis dans son fauteuil de cuir noir, Warren écrivait, sans doute un rapport, quand le « planton » introduisit le visiteur. Sans lever la tête il désigna l’une des deux chaises – de cuir, elles aussi ! – placées en face de son bureau puis signa, referma son stylo et s’adossa confortablement, les coudes sur les bras du siège et les mains jointes par le bout des doigts. Apparemment, les révérences n’étaient pas au programme et Adalbert s’intéressa aux gypseries du plafond jusqu’à ce que Warren émette :
— Quand avez-vous vu Miss Torelli pour la dernière fois ?
— Hier soir…
— C’est vague. À quelle heure ?
— Je n’en sais rien. Disons vers la fin de l’après-midi. Nous étions allés voir l’exposition Holbein à la Tate Gallery… Elle semblait en pleine forme quand, soudain, elle a éprouvé une douleur et elle m’a demandé de la ramener à la maison. Il faut vous dire qu’elle est sujette à des crises de névralgies faciales qui la font énormément souffrir et l’obligent à s’étendre dans l’obscurité…
— Gênant ! Et ça ne lui est jamais arrivé en scène ?
— Pas que je sache. Chose curieuse, le mal se manifeste surtout quand elle ne joue pas. Ce qui était le cas… Elle doit alors s’enfermer dans le noir, une poche à glace sur le visage.
— Elle n’avait pas chanté du tout ?
— Si, le matin. Elle travaille sa voix chaque jour avec son accompagnateur et c’est ce qu’elle a fait hier matin sans problèmes. Et puis, au cours de cette visite…
— Pendant que vous étiez à la Tate, elle ne vous a pas quitté ?
— Si. Pour se rendre aux toilettes afin de se passer un peu d’eau fraîche sur la figure pendant que j’allais chercher un cab. Je l’ai donc raccompagnée à Chelsea et nous nous sommes séparés. À mon immense regret. J’avais retenu une table au Trocadero et je me faisais une joie de cette soirée en tête à tête mais je n’avais rien d’autre à faire que rentrer au Savoy en ne sachant plus trop à quoi m’occuper. Alors j’ai dîné et je me suis couché, moi aussi !
— Avant de dormir, vous n’avez pas essayé de téléphoner pour avoir de ses nouvelles ?
— Certainement pas ! Elle ne supporte alors plus aucune sonnerie et son personnel fait ce qu’il faut pour les éviter. Je ne vous cacherai pas que j’étais désespéré. Pour une fois que ce fichu Américain n’était pas dans le secteur ! J’avais rêvé d’une nuit…
— Je vois très bien ce que vous voulez dire ! coupa le policier, mettant ainsi un frein prudent au lamento qu’il sentait poindre. Et, à ce propos, vos relations avec cet Américain m’intriguent. Vous arriviez à vous supporter ?
— Oh, ce n’est pas un garçon désagréable et, puisque Lucrezia désirait qu’il en soit ainsi, nous avions établi une sorte de modus vivendi en accord avec ses désirs.
— Elle hésitait entre vous deux ? Bizarre, non ?
— Oui. Peut-être, mais il faut comprendre : elle songeait à mettre fin à sa carrière afin de partir en beauté…
— Sa voix lui causait des inquiétudes ?
— Non, mais justement elle détestait l’idée qu’elle pût un jour en avoir. Elle ne me l’a jamais confié, mais je sais qu’elle atteignait quarante ans et voulait en terminer avec une existence errante, exaltante évidemment, mais où le temps jouait contre elle. Aussi souhaitait-elle se retirer dans une vaste propriété, protégée par un époux qui lui apporterait tout ce qu’elle souhaiterait et l’entourerait d’une tendresse soutenue par une beauté dont le repos favoriserait l’entretien avec le plus d’efficacité possible. Afin de n’être pas oubliée, elle pourrait donner un concert, une fois l’an par exemple…
Plus ronds que jamais, les yeux jaunâtres du « ptérodactyle » s’animèrent d’une petite flamme moqueuse.
— Beaux projets mais qui requièrent une solide fortune ! Et de ce côté-là votre rival me semble le mieux nanti !
— Et pourtant elle m’avait laissé entendre qu’elle m’accorderait la préférence. Certes Wishbone roule sur l’or, mais je n’en suis pas tout à fait dépourvu, grinça Adalbert devenu ponceau. Et, en parlant de propriété, je pense qu’un château dans un lieu édénique serait pour elle un cadre plus flatteur que des centaines de kilomètres carrés au Texas supportant d’énormes troupeaux de vaches et une forêt de derricks !
— Sans doute… mais l’archéologie dans tout cela ?
— Elle n’y voyait pas d’incompatibilité. Les pays chauds sont excellents pour la voix…
— La poussière aussi, comme chacun sait !
— Allons, mon cher ami, ne vous faites pas l’avocat du diable ! Les hôtels de luxe poussent un peu dans tous les coins…
— On dirait que vous êtes sûr de votre fait ! Alors pourquoi laisser l’Américain entretenir des espoirs… inutilement cruels ?
— Il recherchait pour Lucrezia un joyau familial auquel elle tenait par-dessus tout. Ou plutôt, il le faisait chercher par…
— Morosini ! Et je suppose que vous n’ignorez plus ce qui lui est arrivé ? asséna Warren, soudain sévère. Ne devriez-vous pas être en train de le rechercher, lui, au lieu de roucouler aux pieds d’une criminelle ?
S’il fut tenté un instant de plaider pour Lucrezia, Adalbert y renonça aussitôt. Le siège de l’Anglais était fait, d’autant plus ancré qu’il s’appuyait sur les convictions de son collègue français tout aussi intransigeant ! Aussi préféra-t-il faire dévier la conversation :
— Pour en revenir à Wishbone, vous pourriez l’entendre ! Il doit être revenu ?
— Non… ou plutôt si : il est reparu au Ritz hier soir… le temps de régler sa note et de reprendre les bagages, impressionnants, qu’il avait laissés ! Amusant, non ?
Non, Adalbert ne voyait rien d’« amusant » là-dedans, mais conscient du regard inquisiteur qui ne décramponnait pas, il réfréna sa colère, luttant contre l’envie de desserrer sa cravate et de sauter à la figure de son tortionnaire. Il réussit tout de même à prendre une cigarette, à l’allumer, à en tirer une bouffée et, dans le meilleur style Morosini, à ironiser :
— Ne devriez-vous pas lancer votre meute à ses trousses, Superintendant ? À mon grand regret, je suis bien obligé de tirer une seule conclusion de cela : s’il existe quelque part un dindon de la farce, j’ai la joyeuse impression que c’est moi !
Puis, après avoir inhalé encore un peu de fumée, il se leva en écrasant son mégot dans le cendrier en onyx posé sur un coin du bureau.
— Si vous avez encore besoin de moi, vous savez où me trouver… Mais plus pour longtemps. Mme de Sommières et Mlle du Plan-Crépin qui m’attendent au Savoy souhaitent se rendre à Venise pour tenter d’adoucir un Noël qui s’annonce fort triste et je voudrais les accompagner.
Le tenant toujours sous son regard, Warren ne bougea pas, mais au bout d’un instant, il eut un rire bref parfaitement inattendu et se leva.
— Mes compliments, Vidal-Pellicorne ! Vous savez encaisser. Saluez pour moi ces dames ! Je vous souhaite bon voyage !
Et il tendit une main qu’Adalbert serra sans plus d’arrière-pensée.
À Paris, ce même soir vers 19 h 30, Fédor Razinsky déposait rue de Maubeuge un client qu’il avait pris en charge aux Champs-Élysées. Comme il avait encore du temps avant de remiser, il pensa que le train d’Amsterdam-Anvers-Bruxelles-Paris arrivant à 20 heures, il avait une bonne opportunité de faire une dernière course augmentée d’un volume de bagages peut-être intéressant… Quatre taxis stationnaient déjà, plus un cinquième, devant et nettement détaché de ces derniers, et qui devait avoir été retenu par une agence quelconque.
Il ne faisait pas très froid mais la neige s’était mise à tomber vers la fin du jour et Fédor eut soudain envie d’un bon café-calva revigorant au buffet de la gare du Nord. Le taxi détaché était comme lui un G7 et il eut l’idée de lui demander de jeter un coup d’œil à sa voiture pendant sa courte absence. Aussi remonta-t-il la file d’attente, d’autant plus encouragé dans son projet que le numéro d’immatriculation était celui d’un copain, russe lui aussi.
Or, le sourire qu’il arborait en s’apprêtant à s’arrêter à sa hauteur s’effaça aussitôt et, au lieu d’avancer, il recula : le conducteur n’était pas Dimitri Nazeff, ancien capitaine au régiment Préobrajensky, à peu près du même gabarit que lui, mais un homme d’une quarantaine d’années, à moustache noire, qui ne devait pas mesurer plus d’un mètre soixante-dix et dont il aurait juré qu’il était né quelque part dans le Sud. En tout cas cet homme conduisait une voiture qui ne lui appartenait pas.
Afin de mieux réfléchir, Fédor ressortit de l’aire d’évolution des taxis, refit un tour et alla stationner rue de Compiègne, à un endroit d’où il pouvait surveiller son « collègue », baissa lui aussi son drapeau puis attendit. Il avait bien pensé aller dans un café téléphoner à l’inspecteur Sauvageol dont il avait les coordonnées, mais il n’osa pas s’éloigner, de crainte de ne pas le joindre et, si on lui imposait une attente, de laisser filer pendant ce temps-là ce qu’il considérait comme son gibier. Or, il était fermement décidé à savoir où l’oiseau allait emmener les gens qu’il attendait…
Sa patience ne fut pas mise à longue épreuve. Quelques minutes tout au plus, avant que l’afflux des voyageurs n’apparût sous la verrière de la gare pour prendre d’assaut ses confrères. La foule était nombreuse et, afin de mieux voir, il sortit de sa voiture et s’appuya à la portière ouverte, repoussant en arrière la visière vernie de sa casquette… Encore deux minutes et un couple se détacha : une dame âgée qui devait être assez grande mais marchait soutenue d’un côté par son compagnon, un homme dans la force de l’âge, et de l’autre par une canne. Une voilette enveloppait son chapeau. Le chauffeur était descendu pour leur ouvrir la portière. Son attitude était empreinte d’une certaine déférence puisqu’il mit la casquette à la main… Après quoi, il referma et démarra pour prendre le large virage rejoignant le boulevard Magenta sens descendant. Fédor embraya et entreprit de le suivre le plus discrètement possible mais sans laisser trop de voitures entre eux.
On gagna ainsi la place de la République, puis le boulevard du Temple, celui des Filles-du-Calvaire et le Beaumarchais reliant en ligne droite la République à la place de la Bastille que l’on contourna. Et là, Fédor fit la grimace : si ce voleur allait déposer ses clients à la gare de Lyon pour y prendre un autre train ? Mais non, il s’engagea dans l’avenue Daumesnil et le suiveur respira mais ce ne fut qu’un instant. Passé le feu rouge du boulevard Diderot, le taxi ralentit… et s’engagea dans le passage Raguinot, l’une des deux ou trois ruelles sordides où il était prudent de ne pas s’aventurer la nuit. Heureusement elles n’étaient pas très longues et, n’osant y engager sa voiture, il stoppa au coin de l’avenue quasiment déserte et descendit pour être plus à même d’observer. Les clients du voleur étaient trop élégants pour habiter un pareil coupe-gorge !
Et pourtant ! Vers le milieu de la rue l’autre s’arrêta, débarqua ses passagers après avoir ouvert ce qui semblait être la large porte coulissante d’un hangar, enfin reprit sa place au volant et rentra la voiture à leur suite. Tout se referma…
Envahi par une foultitude de points d’interrogation, Fédor n’hésita qu’à peine, remit son moteur en marche et vint silencieusement se poster au même endroit que le faux taxi, éteignit ses feux et s’efforça d’observer, conscient de prendre un certain risque mais, outre qu’il n’avait jamais connu la peur, le Russe ne s’embarquait jamais sans biscuits. Au propre comme au figuré : ouvrant sa boîte à gants, il en sortit un « Petit Lu » qu’il ficha entre ses mâchoires et un revolver dont il s’assura qu’il était prêt à fonctionner…
Une ombre se détacha soudain d’un mur et vint se pencher à sa portière : celle d’un gamin, mal vêtu évidemment, et la tête bâchée d’une casquette dans le meilleur style Gavroche :
— T’as un peu de tunes à claquer ? fit-il d’une voix assortie.
— Faut voir !
— Bon, j’me risque parce que t’as une bonne bouille. Si t’espères que le Rital va sortir, tu vas glander longtemps : il crèche là !
— Et ses clients ? Ils « crèchent » aussi là ? Ça m’étonnerait !
— Bien sûr que non…
En même temps, le gamin faisait le geste expressif de palper sa poche. Fédor comprit et lui donna cinq francs. Ça devait être suffisant : l’autre se pencha un peu plus.
— L’rez-de-chaussée, c’est seulement un passage qui communique avec l’passage Gatbois qu’est parallèle…
— Ça, je sais ! Je connais mon métier !
Le garçon se mit à rire.
— T’as pourtant pas dû faire que çui-là ! T’es un Russko, pas vrai ? Souvent généreux !… Non, attends encore un brin ! fit-il. Qu’au moins t’en aies pour ton fric ! Alors, j’accouche : les clients ont fait qu’changer de voiture. D’l’autre côté, y a une maousse bagnole noire… et un autre chauffeur, mais lui il habite pas là tout l’temps. Sa tire non plus. C’est pas la peine d’aller voir : ont sûrement démurgé.
Fédor leva les yeux vers une fenêtre qui venait de s’éclairer.
— Alors, là-haut, c’est le Rital, comme tu dis ? Il y a quelqu’un d’autre ?
— Non, il est tout seul. Pourquoi ? ajouta-t-il en voyant son nouvel ami fourgonner dans sa boîte à outils. T’as pas l’intention de…
— De monter faire sa connaissance ? Tout juste, mon gars ! Quant à toi, tu n’as rien vu et tu disparais ! conclut-il en lui octroyant une deuxième pièce qui lui valut un large sourire.
— J’ai rien vu, d’accord !… Mais laisse-moi tout de même regarder un p’tit peu ? L’Rital, j’l’ai pas à la bonne ! C’t’un teigneux qui joue du couteau facile…
— Merci du renseignement ! Allons-y !
Parmi une longue lignée de magistrats et de boyards, Fédor comptait sans doute un serrurier car la porte du garage ne lui résista qu’une demi-minute, suscitant ainsi chez son nouvel ami un profond respect. Le taxi en effet était là mais, sur le côté du garage, s’ouvrait un escalier en bois, qui eut le bon esprit de ne pas protester quand Fédor lui imposa son poids.
Il débouchait dans une pièce meublée de l’essentiel sur laquelle ouvrait une chambre de dimensions modestes, où le Rital s’occupait à se déshabiller en s’y encourageant à l’aide du contenu d’une bouteille posée par terre.
Comme il tournait le dos à la porte, il n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait : Fédor l’assomma d’un maître coup de poing, puis le ligota avec une corde qu’il avait apportée, le bâillonna de son mouchoir et d’un chiffon, et, finalement, le balança sur son épaule comme un prosaïque fagot de bois.
— Voilà ! fit-il, hilare, à l’intention de son associé fortuit béat d’admiration. Et maintenant on y va !
— Où ça ?
— Tu en sais suffisamment ! En revanche, dis-moi, comment tu t’appelles ?
— Pignon, Baptiste ! J’habite au-d’sus du Chinois d’en face !
— Facile à retenir ! C’est ce que les Français appellent avoir pignon sur rue ! rigola le Russe. Éteins maintenant, on descend !
— C’est quoi, ton blaze à toi ?
— Fédor Razinsky ! C’est moins facile à retenir, mais si un jour tu as besoin de moi, je serai toujours à ton service…
— On te trouve où ? Au cas…
— Boulevard du Temple, le bistrot qui est à côté du Cirque d’Hiver. C’est autant dire ma… cantine ! Ou alors à la G7…
Sa capture dûment coincée entre le siège arrière et la cloison vitrée de séparation, Fédor tendit au garçon une large main que celui-ci prit sans hésiter, puis demanda :
— T’aurais pas dans l’idée d’le transbahuter chez les poulets ?
— Si. Tu as quelque chose contre ?
— Oh, non ! On serait même plutôt potes !
— En tout cas, si tu remarques ici des trucs bizarres, n’hésite pas à me prévenir ! Il pourrait y en avoir d’autres ! conclut-il en tirant une troisième pièce de sa poche.
Baptiste émit un sifflement admiratif !
— Pffuii ! T’es un vrai prince, toi !
Fédor haussa des épaules résignées.
— Je l’ai été jadis… mais ça fait une trotte !
Et démarra en douceur pour rejoindre la rue de Chalon.
On devait se raconter encore longtemps au Quai des Orfèvres l’arrivée triomphale de Fédor Razinsky portant sur une épaule comme une simple musette un bonhomme inerte – il avait dû le renvoyer au pays des rêves quand il l’avait extirpé de sa voiture ! – qu’il déposa délicatement sur le bureau de l’inspecteur Sauvageol sidéré en déclarant :
— Tenez ! C’est le faux chauffeur de taxi ! Je l’ai un brin abîmé mais il devrait en avoir beaucoup à vous raconter ! Suffira de le faire parler !…