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Un client peu ordinaire…

L’Américain regardait autour de lui et Aldo Morosini regardait l’Américain. De toute évidence aucun d’eux ne s’attendait à ce qu’ils voyaient. Pour l’un, c’était la somptuosité – mesurée mais d’autant plus imposante ! – du décor : le haut plafond aux poutres enluminées, la fresque de Tiepolo, le bureau Mazarin de bois précieux, d’écaille et de cuivre avec d’admirables bronzes dorés, les sièges et les longs rideaux de velours d’un jaune doux, le portrait d’un doge entre deux fanaux de navires, l’immense tapis de la Savonnerie aux nuances assorties et quelques rares mais très beaux objets comme ce vase Kien-Long empli de feuillage roux et d’une poignée de chrysanthèmes jaunes. Seul le personnage assis derrière le bureau ne l’étonnait pas : il l’avait déjà vu dans un journal…

Pour Morosini, ce fils des États-Unis ne ressemblait en rien à ceux qu’il avait rencontrés, et il y en avait beaucoup. En fait, Cornélius B. Wishbone avait l’air d’un ange farceur un peu âgé habillé par un tailleur connaissant son métier…

Sous des moustaches grises, légères et frisottantes, et une courte barbe en éventail se séparant par le milieu, il avait un visage ouvert, une bouche aux coins retroussés, des yeux d’un bleu candide regardant bien droit, un front à moitié dégarni et, brochant sur le tout, un chapeau de feutre noir à larges bords qu’il portait en arrière comme une auréole et dont il semblait avoir le plus grand mal à se séparer : il ne l’avait ôté qu’un instant, pour saluer avant de le remettre en place. Maintenant qu’il était assis, on ne remarquait plus ses jambes légèrement arquées annonçant un cavalier. En fait il venait du Texas où il possédait un ranch gigantesque.

Patiemment, le prince-antiquaire et expert en joyaux rares attendit que le regard de son visiteur, examen local terminé, revînt se poser sur lui et sourit :

— Cela vous plaît ?

— Faudrait être difficile ! Un vrai palais !

Morosini faillit lui dire qu’on l’appelait comme ça à Venise mais se contenta de répondre :

— Un petit alors ! Ce n’est pas Versailles !

— Ver… sailles ? Connais pas !

Aldo pensa qu’il tenait là une rareté. Les Américains qui débarquaient en Europe inscrivaient toujours la demeure du Roi-Soleil dans les premiers rangs des sites qu’il fallait à tout prix visiter. Peut-être pour s’assurer que les dollars investis par leur compatriote Rockefeller dans la réfection du monument ne l’étaient pas à fonds perdus !

— C’est sans importance, concéda-t-il. À présent, si vous m’appreniez ce que vous attendez de moi ?

Pour l’encourager, il présenta un coffret à cigares que l’on refusa :

— Merci grandement mais je préfère ma pipe !

Et, joignant le geste à la parole, Mr Wishbone sortit l’objet qu’il entreprit de bourrer avec un tabac très noir qu’Aldo regarda avec inquiétude. Si jamais c’était du tabac français, Lisa – sa femme ! – allait encore insister pour que l’on envoie les rideaux chez le teinturier ! Les premières bouffées le renseignèrent : c’était exactement ça ! Mais, après tout, si le client en valait la peine… À titre de consolation, il eut droit à un rayonnant sourire, après quoi Wishbone se carra dans son fauteuil, croisa les jambes et commença :

— Voilà ! Il faut vous dire d’abord que je suis très très riche ! Des prairies à perte de vue avec dessus des vaches, des chevaux… et du pétrole en dessous !

— En effet ! apprécia Aldo. Ce n’est guère courant…

— N’est-ce pas ? J’ajoute que je suis célibataire mais très, très, très amoureux de la plus merveilleuse des femmes ! Mais peut-être la connaissez-vous ? Elle chante l’opéra et s’appelle Lucrezia Torelli.

Aldo ne put s’empêcher de rire. La Torelli ! Rien que ça ! Une voix sublime, une silhouette de rêve, un visage de madone… et très probablement une redoutable… emmerdeuse ! Deux ans plus tôt, elle était venue chanter Tosca à la Fenice avec un art si bouleversant qu’elle avait mis toute la ville à ses pieds, à l’exception du personnel du Danieli que ses caprices et ses exigences avaient mis sur les genoux et de tous ceux qui avaient eu à la servir. Elle possédait même sa légende : se disant descendante des Borgia, elle exigeait de ses soupirants avant de leur accorder quelque faveur de lui offrir des objets provenant de leur époque et, si possible, leur ayant appartenu. Des bijoux, de préférence !

À Venise, elle avait « convoqué » Morosini afin qu’il lui apporte à son hôtel un « choix » de ce qu’il avait de mieux dans le genre, faisant preuve d’une désinvolture qui l’avait mis hors de lui. Patraque, d’ailleurs, il avait répondu qu’il la recevrait volontiers mais ne se dérangerait pas. Sur ce, nouveau message de la « diva » : des rois se déplaçaient pour elle et il n’y avait aucune raison pour qu’un « prétendu » prince – commerçant, de surcroît ! – se prenne pour ce qu’il n’était pas ! Furieux, il n’avait pas répliqué et avait même interdit à Guy, qui lui avait proposé ses bons offices, de le remplacer. Leurs relations s’étaient arrêtées là.

— Vous trouvez ça drôle ? s’offusqua l’Américain.

— Oui et non. C’est en effet une admirable artiste et une très belle femme. Mais je sais ce que vous venez chercher ici… Un objet – de préférence un bijou – ayant appartenu aux Borgia ?

— Oui. Mais pas n’importe lequel ! Je veux…

Il s’interrompit tira d’une poche un calepin, le feuilleta et lut : « La Chimère de César ». Quel qu’en soit le prix ! Elle a promis de m’épouser si je la lui apporte ! C’est pour elle d’une importance majeure : encore petite fille déjà, elle s’était juré de ne donner sa main qu’à celui qui la lui offrirait !

Cette fois, Morosini n’avait plus envie de rire. Cet homme lui était sympathique et il aurait aimé lui faire plaisir. Quant à la Torelli, elle dépassait les bornes. Peut-être pour avoir trop joué Turandot, la princesse chinoise qui exigeait de ses soupirants qu’ils résolvent trois énigmes et qui les faisait mettre à mort dès qu’ils avaient échoué ! Si, en ce qui le concernait, il adorait l’air du prince Calaf et surtout celui de Liu, la petite esclave, il n’aimait pas beaucoup l’héroïne… et pas davantage celle qui se prenait pour elle. Quant à Cornélius B. Wishbone, mieux valait lui ôter ses illusions sans plus tarder.

— Je suis navré, dit-il, mais elle vous a demandé l’impossible !

— Et pourquoi ? Elle n’invente rien, je suppose, et ce joyau existe bien !

— Il a existé !

— Ce qui veut dire ?

— Qu’il a disparu depuis… vingt ans ! Il fait désormais partie des trésors de Neptune !

— Ce qui signifie ?

Morosini retint un soupir. La culture de ce sympathique bonhomme ne semblait pas l’encombrer.

— Le Titanic, vous connaissez ?

— Comme tout le monde ! Une sacrée catastrophe !

— Eh bien, votre Chimère y est toujours. Elle était depuis longtemps la propriété de la famille d’Anguisola désormais éteinte. La dernière marquise, une Américaine, ne pouvant plus supporter de vivre en Italie sans son époux, a décidé de rentrer chez elle. Le voyage inaugural d’une aussi magnifique unité l’a tentée. Elle est partie avec… et n’en est jamais ressortie…

— Je croyais qu’on avait sauvé les enfants et les femmes ?

— Pas toutes ! Il faut comprendre : la catastrophe a dû causer une effroyable pagaille ! Votre belle amie va devoir se trouver une autre preuve d’amour !

Les sourcils, le front et l’auréole de feutre noir remontèrent avec ensemble mais Cornélius ne broncha pas :

— Impossible ! C’est celui-là qu’elle veut !

— Peut-être ne sait-elle pas quel sort a été le sien ? Quand vous lui aurez dit que la Chimère a péri dans le naufrage le plus célèbre de l’Histoire, elle ne pourra que vous demander autre chose !

— Non, parce que je ne le lui dirai pas ! Elle veut ce bijou, elle l’aura !

— Voulez-vous m’expliquer comment ? répliqua Aldo qui sentait la moutarde lui monter au nez.

Si sympathique que fût le bonhomme, il y avait des limites.

— Vous n’avez pas la prétention d’endosser un scaphandre ? De toute façon, l’épave est inaccessible, elle gît à une profondeur abyssale. Il n’existe aucun moyen de l’atteindre !

— Oh, j’avais compris. Seulement -je crois vous l’avoir dit ! – je suis vraiment très riche ! À quoi elle ressemble, votre Chimère ?

Aldo aussi avait compris et ne cacha pas sa stupeur :

— Vous n’auriez pas dans l’idée de la faire copier par hasard ?

— Tout juste ! fit l’autre avec un large sourire. Ce n’est jamais qu’un bijou, finalement !

— Oui, mais pas n’importe lequel. Veuillez m’attendre un instant !

Il alla ouvrir une précieuse bibliothèque Boulle dans laquelle il conservait les livres, parfois fort anciens, ayant trait aux pierres, perles et joyaux de toutes les époques, en choisit un, le feuilleta jusqu’à ce qu’il trouve la page qui l’intéressait puis revint la mettre sous le nez de son incroyable client.

— Voilà ! triompha-t-il. En couleurs et en taille réelle !

Cornélius B. Wishbone parut un peu surpris.

— Ah… hum… oui ! fit-il.

— Si vous en convenez, vous m’en voyez ravi ! Ce n’est pas un colifichet ! En admettant qu’on les déniche, chacune des deux pierres principales représente une fortune.

Ciselé dans l’or avec un art délicat, l’animal mythique – tête de lion rugissant, corps de bouc et queue de dragon – était long d’une dizaine de centimètres et non seulement le corps était taillé dans une seule émeraude de la même nuance que celles des yeux et de la flèche de la queue, mais l’une des pattes griffues s’appuyait sur une grosse perle baroque figurant un rocher. Rien que la reproduction était impressionnante. Qu’en serait-il de la réalité !

La tête penchée, Wishbone considéra un moment la gravure, eut un discret reniflement puis émit d’un ton rêveur :

— Ça devrait pouvoir se faire !

— En y mettant du temps, de la patience et énormément d’argent, je suis d’accord avec vous, mais ce n’est plus de mon ressort ! Seul un joaillier – et pas des moindres ! – pourrait reproduire cette pièce. Et encore ! À condition d’avoir les pierres nécessaires.

— Oh, moi, j’ai tout mon temps ! émit le Texan, placide. Vous savez qui pourrait exécuter ce machin ?

— Ils sont plusieurs, rue de la Paix ou place Vendôme, à Paris, qui en sont entièrement capables. Certains réalisent pour les maharadjahs des bijoux fabuleux. Je citerais : Boucheron… ou Cartier, ou Chaumet, ou Mellerio ! Et parmi eux je penserais plutôt au deuxième ! La directrice artistique de la maison, Jeanne Toussaint, est une femme exceptionnelle qui, sans avoir jamais tenu un crayon de sa vie, peut créer des pièces extraordinaires. Cela pourrait l’amuser… mais je n’en suis pas sûr ! Elle préfère sans doute innover !

— Vous pouvez me donner une lettre pour elle ? Ou pour les autres, si cela ne l’intéressait pas ?

— Avec joie !… Oh, je vais même faire mieux : je pars ce soir pour Paris afin d’assister à une vente de joyaux. Si vous n’avez rien en perspective à Venise, je vous emmène !

Les moustaches et les coins de la bouche remontèrent de quelques centimètres.

— Une fameuse bonne idée que vous avez là ! D’autant que je pourrais vous accompagner aussi à la vente… au cas où il y aurait une babiole… un peu amusante pour inciter Miss Torelli à la patience !

— Je vous préviens qu’il n’y aura que des bijoux fort coûteux, si ce n’est ruineux. C’est une importante collection qui sera mise aux enchères. Sinon, je ne me dérangerais pas.

— C’est bien ce que j’espère ! Je me vois mal lui rapporter un briquet même en platine ou un collier d’ambre !

Morosini ne put s’empêcher de rire ! C’était vraiment une sorte de nabab, ce bonhomme !

— Savez-vous que vous êtes incroyable ? dit-il en lui tendant l’un des deux verres de whisky qu’il venait de servir. On a l’impression que rien n’est capable de vous arrêter quand vous voulez quelque chose.

— Dès l’instant où cela ne porte tort à personne, je ne vois pas pourquoi je me gênerais !

Entre leurs paupières plissées, les yeux bleu azur pétillaient de malice. Wishbone était trop sympathique pour que l’on n’essaie pas de l’aider. Aldo, tout à coup, se sentait l’envie de parcourir un bout de route avec lui.

— Je vais prier mon secrétaire de vous retenir un single pour ce soir sur l’Orient-Express. On se retrouvera à la gare ! Où descendez-vous à Paris ?

— Nulle part… enfin, je veux dire : je n’en sais rien ! En venant, je n’ai fait que changer de train !

— Alors ne vous en souciez pas ! Nous irons ensemble là où j’ai l’habitude de séjourner !

L’idée lui en était venue tout naturellement. Cet Américain hors norme allait faire le bonheur de Tante Amélie et de « Plan-Crépin » ! Ce serait trop dommage de les en priver !

Il l’aurait volontiers gardé à déjeuner mais Lisa, sa femme, hébergeait déjà à la maison son cousin Friedrich von Apfelgrüne, personnage original s’il en fut, accompagné de son épouse Hilda et de ses deux enfants, Frantz et Élisabeth, dont l’entente avec les jumeaux, Antonio et Amélia, avait été immédiate. Un peu trop même ! Et depuis leur venue, le palazzio Morosini retentissait de leurs exploits et d’une joie de vivre particulièrement inventive ! Aldo les aimait bien mais n’était pas fâché d’avoir une excuse pour un séjour reposant à Paris ! D’autant qu’aux deux paires de gamins s’ajoutait le jeune Marco, le dernier arrivé des Morosini et l’enfant chéri de Lisa, solide petit rouquin de trois ans plus jeune que les jumeaux qui, s’il ne participait pas encore aux galopades et autres grandes aventures des autres, se contentait de jouer les voix mais s’en tirait de façon remarquable en faisant preuve d’une rare vigueur de gosier qui agaçait Aldo. Celui-ci prétendait qu’on devait l’entendre jusqu’au palais des Doges ! Ce qui amusait beaucoup Lisa.

— On voit que tu étais fils unique !

— Toi aussi !

— Oui, mais moi, j’avais tellement de cousins qu’on ne s’en apercevait pas…

Aldo, pour sa part, aurait préféré des frères, les cousins en question ayant tous été – ou étaient peut-être encore ! – amoureux de Lisa. Même Apfelgrüne qui, au début de leurs relations, avait fait son possible pour l’écarter de sa belle cousine, avant de se transformer, il est vrai, en assistant plein de bonne volonté quand son ami Adalbert et lui traquaient l’opale manquant au Pectoral du Grand Prêtre de Jérusalem. Depuis, évidemment, il avait rencontré son Hilda à un bal chez les Kinski, s’était retiré de la compétition et transformé en un excellent ami. Ce qui n’était pas le cas de certains autres, comme le cousin Gaspard, suisse comme Lisa mais installé à Paris, qui ne se décourageait pas mais avait au moins la pudeur de ne pas se montrer à Venise…

Après avoir raccompagné Cornélius à la gondole du Danieli qui l’attendait, Aldo se rendit dans le bureau de Guy Buteau, son fondé de pouvoir qui avait été, jadis, son précepteur, et le trouva en compagnie de Lisa venue demander qu’il sorte du coffre la parure d’aigues-marines et de diamants qu’elle porterait le soir même au bal chez les Foscari où, puisque Aldo partait pour Paris, elle comptait emmener Friedrich et Hilda.

Comme chaque fois qu’il les voyait ensemble, Aldo admira le contraste formé entre la somptueuse chevelure rousse de sa femme et les cheveux neigeux de son vieil ami. Ils se connaissaient depuis des années, du temps où Lisa, fille d’un richissime banquier zurichois, officiait auprès d’Aldo en tant que secrétaire – ô combien compétente ! – sous le nom et l’aspect ahurissant de Mina Van Zelden, Hollandaise à lunettes et chignon serré, engoncée dans d’incroyables tailleurs en forme de cornets de frites(1). Une véritable affection les unissait mais, à l’entrée de son mari, Lisa tourna vers lui son beau regard couleur de violettes.

— Alors, ton Américain ? Il ne ressemble pas beaucoup à ceux que l’on voit d’habitude !

— Ça, tu peux le dire ! Tu ne devineras jamais ce qu’il est venu me demander ?

— L’émeraude de Néron ?… Les perles de Cléopâtre – celles qui n’ont pas fondu !… La pierre philosophale ?

— C’est presque ça : la Chimère des Borgia !

— Cela aurait pu se faire il y a des années mais depuis vingt ans qu’elle repose au fond de l’océan, cela me paraît plus difficile ! dit Guy.

— Curieux ! fit Lisa. C’est même de la folie pure. Il devrait se trouver un rêve plus accessible.

— Aussi n’est-ce pas pour lui mais pour la dame de ses pensées.

— Qui est ?… Si toutefois il te l’a confié ?

— Lucrezia Torelli, la cantatrice !

— Ta bête noire ? Celle qui se prend pour Turandot ? Le pauvre ! Il a l’air si gentil ! Tu lui as dit qu’il perdait son temps ?

— Bien sûr ! Ça ne l’a pas découragé pour autant !

— Comment cela ? s’étonna Guy. On ne possède aucun moyen de fouiller l’épave du Titanic.

— Oh, c’est beaucoup plus simple : il veut qu’on la lui copie… en vrai !

Satisfait de l’effet produit, il s’accorda le loisir de contempler les deux visages sidérés qui lui faisaient face.

— En admettant qu’on trouve des pierres semblables, cette bagatelle va lui coûter sa fortune !

— Ça ne semble pas l’inquiéter. Apparemment, elle peut supporter la dépense !

M. Buteau ôta ses lunettes, prit son mouchoir et les essuya avant d’en rechausser son nez.

— Ce n’est pas un bijou de femme. D’après les reproductions, je lui trouve même un côté menaçant !

— C’est un bijou Borgia. Le pape Alexandre VI l’avait commandé pour son fils César dont cette femme se prétend la descendante. En outre, elle jure qu’elle épousera celui qui la lui rapportera !

— Elle est futée ! commenta Lisa, amusée. Comme elle ne doit rien ignorer du naufrage, c’est une façon comme une autre d’avoir la paix, mais je ne suis pas certaine que l’idée de ton Américain soit si géniale ! Au fait, il s’appelle comment ?

— Cornélius B. Wishbone !

— En admettant qu’il réussisse à la faire copier, elle saura tout de suite que ce n’est pas la vraie…

— Les pierres seront pourtant authentiques !

— Il se peut alors qu’elle la conserve mais refuse le mariage ! Il se sera ruiné pour rien !

— Ruiné ? Cela m’étonnerait, mon cœur ! Comme je lui proposai de l’emmener chez Cartier voir ce que Mme Toussaint penserait de son projet en précisant que je devais aller à Paris pour la vente, à Drouot, de la collection Van Tilden, il m’a rétorqué qu’il avait l’intention de m’y accompagner – tenez-vous bien, mes enfants ! – pour voir s’il ne trouverait un « petit quelque chose » à acheter pour faire prendre patience à son idole !

— Mais, fit Guy Buteau d’une voix plaintive, c’est la plus belle collection privée de joyaux de la Renaissance ! Tiens, j’y pense : il y aura même trois des quelque 3 780 bijoux que Lucrèce Borgia, duchesse de Ferrare, a laissés à sa mort !

— Com… bien ? hoqueta Lisa, suffoquée.

— 3 780… à deux ou trois près ! La moindre bricole va coûter cher.

— Je le lui ai dit, reprit Aldo. Ça n’a pas l’air de le troubler !

— Et il le sort d’où, son argent, ton milliardaire ?

— Texas ! Des terres à perte de vue avec dessus des milliers de vaches… et quelques puits de pétrole !

— Tu m’en diras tant ! S’il est aussi riche, il doit être imbuvable !

— Lui ? C’est un amour ! Je vais l’emmener chez Tante Amélie. Il va la distraire énormément et j’ai hâte de savoir ce que Plan-Crépin en pensera.

— Et moi, je n’y serai pas ! gémit Lisa. Pendant ce temps-là, je vais continuer à promener la famille Apfelgrüne à travers Venise ! C’est trop injuste !

— C’est toi qui les as invités, mon cœur ! Et ce soir, chez les Foscari, tu feras encore des ravages avec cette parure qui te rend si irrésistible ! Ce pauvre Apfelgrüne va se demander pour quelle raison obscure il a épousé Hilda !

— Parce qu’elle est charmante ! Quant à toi, je me méfie toujours quand tu te lances dans les compliments ! Tu comptes rester combien de temps à Paris ?

— Trois ou quatre jours !

— Oui… mais après ? Tu iras où ?

— Quelle question ! Je rentrerai, bien sûr ! Où veux-tu que j’aille ?

— Je ne sais pas moi !… Le Tibet ?… L’Alaska ?

— Fait trop froid !

— Alors le Mexique, la Colombie aux émeraudes… les îles Sous-le-Vent.

— N’importe quoi ! Tiens, si tu es bien sage, j’essaierai de te ramener Cornélius ! Il est distrayant au possible !

— À moins que ce ne soit lui qui t’emmène au bout du monde !

Aldo fronça les sourcils. C’est qu’elle avait l’air d’y croire ! Quittant le ton de la plaisanterie, il emprisonna les épaules de sa femme dans ses mains tandis que Guy Buteau s’esquivait discrètement :

— Qu’est-ce que tu as, Lisa ? On dirait que ce voyage à Paris te tourmente vraiment ?

— N’exagérons rien ! Souviens-toi seulement que, la dernière fois, tu devais rester en Égypte cinq ou six jours et tu es resté quatre mois !

— Encore heureux de ne pas y être resté définitivement ! fit-il un peu sèchement. Que veux-tu, il faut bien que je fasse mon métier et il m’oblige à voyager ! Je ne te propose pas d’envoyer Guy à ma place pour cette vente ! Elle est importante… et je ne devrais pas être obligé de te l’expliquer. Mina Van Zelden aurait compris sans qu’on soit obligé de lui faire un dessin !

— Mais j’ai compris, rassure-toi ! Et puis tu pourras toujours revenir en compagnie d’Adalbert qui sera sûrement à Paris !

— Pas sûr : il a un appartement à Londres !

— Il m’étonnerait fort qu’il ne soit pas là ! Puisque tu vas chez Tante Amélie il s’arrangera pour que le « gang » soit au complet !

Et, posant un baiser rapide sur le bout du nez de son époux, Lisa ramassa ses écrins et remonta dans sa chambre. Elle s’en voulait d’avoir donné libre cours à la vague inquiétude qui lui était venue en apprenant qu’il allait s’occuper de cet Américain, si sympathique soit-il.

Elle n’avait rien contre l’Amérique en général et même elle y comptait des amis, mais ayant vécu auprès d’Aldo quelques années, d’abord sous un camouflage de secrétaire insipide puis comme épouse après la parenthèse du désastreux mariage polonais(2), elle avait appris à le connaître à fond et savait que, tout en lui gardant son amour intact, il était sujet à des coups de cœur dont certains pouvaient être dangereux. Elle l’avait compris quand, au moment de l’affaire de Versailles, elle avait reçu une lettre de Mme de Sommières (Tante Amélie), de style humoristique d’ailleurs, lui rappelant que, s’il était louable d’être une bonne mère, il n’était pas mauvais non plus que l’on sût qu’il existait une princesse Morosini avec qui Aldo formait un couple parfait. Il est vrai qu’à ce moment Lisa, qui venait de mettre au monde son petit Marco, ne s’occupait plus que de lui, allant même jusqu’à faire chambre à part afin de ne pas risquer de tarir son lait. Il serait bon, par exemple, écrivait la marquise, qu’elle fît une entrée fracassante au vernissage de l’exposition de sculpture d’une Américaine, Pauline Belmont, dans la galerie d’antiquités de leur ami Gilles Vauxbrun dont elle était la dernière passion…

Lisa était trop fine pour ne pas deviner une mise en garde sous le ton d’affectueuse plaisanterie. Au beau milieu de la soirée, elle avait effectué l’entrée « sensationnelle » qu’on lui conseillait. Comme César, elle était venue, elle avait vu… qu’en effet Vauxbrun était très amoureux de l’artiste – une véritable, il fallait l’avouer ! – mais qu’il n’était pas payé de retour. En revanche, il y avait plus d’une chance que Pauline aime Aldo. Et c’était une femme remarquable : belle, intelligente, sensible, incroyablement sympathique, cultivée bien sûr, pourvue enfin d’un corps de statue grecque et d’un magnifique regard gris que Lisa avait bien cru voir s’adoucir en se posant sur son époux. Mais lui semblait si heureux de son arrivée fortuite qu’elle n’avait pas douté un instant d’un amour qu’on lui avait prouvé surabondamment trois heures après dans une chambre du Ritz.

— Ne me prive plus jamais de toi, Lisa ! avait-il supplié avant de lui permettre de s’endormir. J’en souffre trop !… Et ce ne sont pas les nourrices qui manquent dans ton Helvétie natale ! Sans compter les vaches !

Tout était donc rentré dans l’ordre. N’empêche que Lisa ne pouvait se défendre d’une vague prévention envers tout ce qui émanait des États-Unis. Même s’il y avait un fameux bout de chemin entre le Texas et la 5e Avenue !

De son côté, Aldo s’interrogeait. C’était la première fois que sa femme émettait une quelconque objection à l’un de ses voyages, et d’autant plus surprenante qu’elle n’ignorait pas l’importance des joyaux qui allaient se vendre le surlendemain à l’hôtel des ventes de la rue Drouot. Habitué de la maison, il avait reçu une invitation en bonne et due forme ainsi que le catalogue… Et il n’aimait pas cela.

Pas plus qu’il n’avait aimé son attitude lorsqu’il était revenu d’Égypte. L’habituelle magie qui les jetait dans les bras l’un de l’autre à chaque retour d’Aldo n’avait pas fonctionné aussi bien même si, retirés dans leur chambre, elle s’était abandonnée sans retenue à leur ardeur amoureuse. Et il avait béni intérieurement la présence d’Adalbert qui, sans paraître se livrer à la moindre plaidoirie, avait raconté ce qu’avait été leur commune aventure sur le Nil sans rien cacher de ses propres sentiments pour une jeune Salima qui n’appartenait pas vraiment à ce monde. Son talent oratoire avait joué à plein et il avait conclu en disant à quel point lui était paru nécessaire ce séjour chez ses amis avant de retrouver le train-train… et la relative solitude de la rue Jouffroy.

— J’aurais aimé être là ! s’était-elle contentée de soupirer, ce qui avait fait bondir Aldo.

— Qu’est-ce qui t’en empêchait dès l’instant où tu étais rassurée sur le sort de Grand-Mère ? avait riposté Aldo.

— Rien, évidemment, si ce n’est que je n’étais pas certaine que ma présence soit tellement utile !

— Avec Tante Amélie et Plan-Crépin ? C’est de la mauvaise foi, mon cœur… et tu le sais parfaitement !

Cela n’était pas allé plus loin mais, à présent, et au moment de boucler ses valises pour Paris, le mince incident revenait à la mémoire d’Aldo, l’incitant à prendre quelques précautions. Aussi s’empressa-t-il de rejoindre Lisa dans sa chambre.

— Ils sont encore là pour combien de temps, les cousins ?

— Deux ou trois jours, pas plus…

— Puisque tu as si peur de me voir filer au bout du monde, viens donc me rejoindre à Paris. L’atmosphère de la rue Alfred-de-Vigny te décontractera et il ne tient qu’à toi de prendre place dans mon « gang » comme tu dis ! Sans parler de moi, Tante Amélie et son fidèle bedeau en seraient ravis ! Sans compter ton couturier préféré !

— Mais… les enfants ?

— Ah, non ! Ne recommence pas ! J’estime qu’entourés de Trudi, Mademoiselle – une nouvelle acquisition pour commencer l’éducation des jumeaux ! –, de Guy, d’Angelo, de Zaccharia, de Livia, de Fulvie, de Zian et des autres on ne pourrait nous accuser de les abandonner en plein désert !

Lisa n’avait pu s’empêcher de rire et était venue d’elle-même se blottir dans les bras de son mari.

— On verra ça !… C’est toi qui as raison, bien sûr ! Mais c’est comme un fait exprès : depuis que nous sommes mariés, nous avons été moins souvent ensemble que quand j’étais ta secrétaire ! Par ma faute autant que par la tienne d’ailleurs !

— Peut-être mais les retrouvailles sont tellement délicieuses, non ? fit-il en l’embrassant dans le cou.

Après quoi, il y eut un assez long silence peuplé de soupirs qu’Aldo jugea bon de préserver en allant fermer la porte à clef…

Quand Lisa se leva pour aller se recoiffer, elle considéra d’un œil sévère les joyaux disposés devant le grand miroir.

— Je déteste l’idée de me rendre à ce bal sans toi !

— Menteuse ! Mon absence va faire le bonheur de tes nombreux admirateurs qui vont s’agglutiner autour de toi comme des frelons autour d’une fleur ! Ce que, moi, je déteste ! Cela t’évitera une scène de ménage au retour !

Lisa se mit à rire.

— Toi, je ne sais pas, mais moi, je les aime assez, nos scènes de ménage. Elles finissent plutôt bien !

— Tu n’as que trop raison ! grogna Aldo. Je pourrais peut-être envisager de te flanquer une raclée la prochaine fois ?… Ou alors te faire un enfant de plus ?

L’écho de hurlements partis du rez-de-chaussée évita à la jeune femme de se lancer dans une controverse.

— Pour l’instant, tu vois, je crois qu’on a fait le plein ! Va prendre ton train et embrasse la famille pour moi ! J’irai peut-être te rejoindre après tout… Ne fût-ce que pour voir ce que Marie-Angéline va faire de ton Américain.

— Voilà comme j’aime t’entendre parler !… Femme, je suis fier de toi !


Ce qu’on allait faire de l’Américain d’Aldo, c’était exactement la question qu’au même moment ladite Marie-Angéline du Plan-Crépin, noble famille remontant aux croisades, ce que la dernière descendante ne laissait jamais oublier, posait à la marquise de Sommières – Tante Amélie pour la tribu Morosini ! – avec laquelle elle cousinait et remplissait brillamment les fonctions multiples de lectrice, demoiselle de compagnie, garde du corps, âme damnée et service de renseignements, la provenance de ceux-ci trouvant le plus souvent leur source à la messe de 6 heures à l’église Saint-Augustin où Plan-Crépin s’était constitué une sorte d’agence occulte lui permettant de se tenir au courant de ce qui se passait non seulement dans le quartier Monceau, mais dans une bonne partie du Paris aristocratique ou simplement fortuné… Pourvue de cheveux jaunes frisottés et d’un long nez sensible, cette curieuse vieille fille possédait une vaste culture et des talents aussi multiples qu’inattendus. Elle avait souvent donné un sérieux coup de main au tandem Morosini-Vidal Pellicorne – celui-ci, égyptologue de son état ! – dans les diverses aventures qui s’étaient succédé à la suite de la recherche des pierres précieuses volées au Pectoral du Grand Prêtre du temple de Jérusalem, grâce à laquelle les deux hommes avaient lié une solide amitié. Parlant d’Adalbert, Lisa disait : « le plus que frère », et elle n’avait pas tort, même si quelques frictions se produisaient par-ci par-là. Quoi qu’il en soit, Marie-Angéline adorait les deux compères grâce à qui elle avait vécu des moments intenses… et espérait bien en vivre encore ! Aussi l’arrivée annoncée d’Aldo était-elle une fête pour elle mais, cette fois, elle ne parvenait pas à démêler si le supplément made in USA lui faisait plaisir ou non.

Son goût de la nouveauté, sa curiosité toujours en éveil répondaient « oui », mais depuis l’affaire Marie-Antoinette, un rien de méfiance et d’inquiétude s’attachait à cette nation depuis qu’à la fête nocturne de Trianon poursuivie chez lady Mendl, elle avait vu pour la première fois Pauline Belmont, grande dame s’il en fut, artiste, intelligente et parée d’une beauté brune singulièrement émouvante et dont la cousine était certaine qu’Aldo n’y était pas insensible, ne serait-ce qu’à sa façon de la regarder et de lui baiser la main. Quant à Pauline elle-même, Plan-Crépin aurait juré qu’elle aimait Morosini de toute son âme, même si elle savait s’abriter sous une ironie légère et un réel sens de l’humour…

— Plan-Crépin ! dit soudain Mme de Sommières qui l’observait. Vous devriez laisser une chance de vie à cette rose ! Que vous a-t-elle fait ? C’est la troisième fois que vous la raccourcissez ! Si vous lui en voulez, coupez-lui la tête un bon coup et n’en parlons plus !

L’interpellée, qui était en effet en train d’arranger dans un vase le grand bouquet que Lachaume venait de livrer, tressaillit, faillit se couper un doigt, lâcha tout et se tourna vers la marquise. Assise dans son fauteuil de rotin blanc au milieu de la végétation luxuriante de son jardin d’hiver où elle se tenait de préférence lorsqu’elle était à la maison, celle-ci la détaillait à travers son ravissant face-à-main d’or serti de petites émeraudes. Marie-Angéline devint ponceau.

— Je ne sais pas ce que j’ai ce matin mais je n’arrive pas à me concentrer !

— Moi, je le sais… ou plutôt je m’en doute ! C’est l’invité d’Aldo qui vous perturbe… et cela tout bêtement parce qu’il est américain. Ce qui est idiot !

— Pourquoi ?

— Allez donc chercher un Atlas dans la bibliothèque, ouvrez-le à la page des États-Unis et dites-moi quelle est à votre avis la distance qui sépare New York du Texas ?

— Ce n’est pas la porte à côté !

— Heureuse de vous l’entendre dire ! Alors voulez-vous m’expliquer par quelle alchimie le brave éleveur de bestiaux que nous attendons devrait se retrouver membre d’une des plus puissantes familles new-yorkaises ?

— Mais je…

— Allons, Plan-Crépin, pas à moi ! Je vous connais trop bien ! Pour un peu, vous imagineriez que même la statue de la Liberté a le visage de Pauline Belmont ! Vous faites une fixation, ma parole !

— Nous avons peut-être raison, reconnut Marie-Angéline qui ne s’adressait jamais à sa cousine qu’en empruntant le pluriel de majesté. Mais c’est plus fort que moi, je me demande si l’affection soudaine d’Aldo pour cet inconnu milliardaire ne relèverait pas un peu du même processus ?

— Parce que vous ne trouvez pas assez original un homme – pittoresque, d’après Aldo ! – amoureux d’une femme pour laquelle il est prêt à faire copier en vrai un fabuleux joyau historique qu’on ne retrouvera jamais car il repose au fond de l’Atlantique Nord ? J’avoue que ce genre de phénomène m’amuserait plutôt… et c’est la raison pour laquelle on nous l’amène ! À ce propos, vous feriez bien d’ailleurs d’aller vous assurer qu’il ne manque rien dans sa chambre.

— C’est fait.

— Et vous n’avez pas oublié d’inviter Adalbert à dîner ?

Marie-Angéline rougit jusqu’à la racine de ses cheveux, jaunes à l’origine mais auxquels, au moyen d’une brillantine achetée au vu d’une réclame dans le Jardin des Modes, elle réussissait depuis quelque temps à conférer un vague reflet d’or pâle qui n’était pas si vilain après tout ! Cela depuis qu’à la suite du don d’un joli vase Kien-Long, elle s’était découvert un penchant pour l’archéologue qui l’avait conduite à ajouter l’étude des hiéroglyphes et la langue arabe à une somme de connaissances déjà faramineuses dont elle était assez fière. Et elle n’éprouvait jamais bonheur plus ineffable qu’entendre Aldo la comparer à l’universel Pic de la Mirandole.

— Évidemment non ! Il viendrait même avec quarante de fièvre ! La dernière trouvaille d’Aldo le fait griller de curiosité… C’est tellement peu dans la manière d’Aldo d’inviter un étranger… surtout dans cette maison !

Un quart d’heure plus tard, les voyageurs étaient là, précédés de quelques minutes par une gigantesque corbeille d’orchidées livrée sur les chapeaux de roue par la camionnette de la maison Lachaume, et Morosini pouvait jouir de l’effet de sa surprise. Encore qu’il y eût droit, lui aussi, en voyant Cornélius, privé de son auréole de feutre noir par Cyprien, se casser à angle droit sur la main endiamantée de Tante Amélie en se déclarant dans un français inattendu « fantastiquement heureux d’être hospitalisé dans les salons d’une dame si hautement aristocratique ».

— Vous ne m’aviez pas dit que vous parliez français ? fit Aldo qui jusque-là avait utilisé l’anglais et qui maîtrisait de son mieux une forte envie de rire en évitant surtout de regarder les autres.

— C’est la politesse, non ? Et puis Madame la marquise être merveilleusement imposante et belle.

Ce qui lui valut un sourire radieux et une gracieuse bienvenue de la part de son hôtesse.

— Mais elle va l’adorer, cet homme-là, chuchota Plan-Crépin à Adalbert. Il va avoir son couvert mis à demeure et son fauteuil dans le jardin d’hiver.

— Il faut avouer qu’il exagère à peine : elle est superbe ! souffla celui-ci en considérant la haute et mince silhouette vêtue d’une robe « princesse » en chantilly gris clair – la marquise restait fidèle à la mode implantée à la fin du siècle dernier par la reine Alexandra d’Angleterre –, cinq rangs de perles serrant son cou de cygne, d’autres encore à ses oreilles découvertes par la masse argentée de ses cheveux coiffés en hauteur.

Plus de quatre-vingts ans et droite comme un I. Sans compter des yeux verts étonnamment jeunes.

On but un verre de champagne en parlant de choses et d’autres. Quand Cyprien eut annoncé que Madame la marquise était servie, Cornélius arrondit gracieusement son bras pour l’offrir à la marquise et l’on passa à table.

Pour consoler Plan-Crépin de n’avoir pas soulevé le même enthousiasme – elle avait, certes, eu droit au même salut mais le regard émerveillé s’était changé en un large sourire et un « très, très, très heureux de faire la connaissance de vous ! » –, Aldo joua le jeu en lui présentant son bras. Adalbert ferma la marche tout seul. Tandis qu’on s’attablait et bien qu’elle eût chuchoté, Aldo l’entendit nettement commenter :

— On va voir comment il se débrouillera avec les couverts ! J’ai demandé des asperges et des cailles farcies au foie gras ! Ça ne doit pas courir les rues au Texas !

— Vous pourriez être surprise ! J’ai pris deux repas avec lui dans le train et, par exemple, il ne « sauce » pas avec un quignon de pain ! Vous vous attendiez à quoi ? Qu’il amène son cheval ?

— Pourquoi pas ? Vous avez vu ses chaussures ? Il n’y manque que les éperons !

C’était en effet le seul exotisme de sa tenue avec le feutre rond (resté au vestiaire, bien sûr) et le ruban de soie noir remplaçant la cravate sous le col à coins cassés de la chemise blanche : des bottes texanes noires, cirées à glace, mais à bouts pointus et talons taillés en biseau un peu plus haut que la normale. Comprenant qu’elle tenait à avoir le dernier mot, Aldo se contenta de sourire en la déposant à sa place, sachant que la suite se chargerait du démenti.

Cornélius n’empoigna pas ses asperges pour les tremper dans la sauce mousseline et n’hésita pas sur le choix pour désosser ses cailles. Il avait peut-être fréquenté plus de cow-boys que de diplomates mais il avait été bien élevé. En revanche, il ne jugea pas utile de dissimuler le vif plaisir qu’il éprouvait à se trouver assis à cette table élégante… et stable !

Depuis qu’il avait quitté au Havre le bateau qui l’avait amené depuis New York – et qui avait essuyé une vigoureuse tempête ! –, il avait sauté, sans respirer, du Calais-Paris puis pris un train pour Venise avant d’en revenir en compagnie d’Aldo, n’ayant passé qu’une nuit au Danieli. Ce qu’Aldo fit remarquer à l’assemblée.

— Eh bien, fit Mme de Sommières, on peut dire que vous étiez pressé !

— Très, très pressé !

— Mais ce n’était pas la première fois que vous veniez en Europe ?

— Une fois en Angleterre… il y a longtemps, mais c’est tout ! Il faut comprendre ! Toujours beaucoup de labeur ! Mais j’aime ! Surtout au ranch ! Le pétrole sent mauvais ! Pas les chevaux, ni même les vaches et surtout pas l’immense campagne ! J’aime tant galoper dedans !

À cette évocation, ses yeux se mirent à briller d’une joie quasi enfantine qui laissa ses auditeurs pantois.

— Mais alors, émit Adalbert, comment en êtes-vous venu à courir d’un bateau à divers trains sans prendre le temps de souffler ?

Avec cette simplicité ingénue qui faisait son charme, Cornélius ne vit aucun inconvénient à le renseigner.

— L’amour ! Je suis devenu épris d’une femme tellement merveilleuse. Elle veut quelque chose, alors je cherche le quelque chose ! C’est tout simple !

— Oui, c’est tout simple, soupira son hôtesse avec un rien d’admiration. Mais nous direz-vous comment vous l’avez rencontrée ? Une grande artiste, une célèbre cantatrice ne fréquente pas, habituellement, les plaines sans fin de votre Texas ? Cela ne va guère ensemble, non ?

— Pas encore mais, si je réussis, cela ira peut-être un jour !

— Ça, ça m’étonnerait ! chuchota Marie-Angéline pour le seul bénéfice d’Adalbert.

Puis, plus haut :

— Vous allez nous raconter comment vous avez fait sa connaissance ?

Wishbone lui adressa un sourire rayonnant :

— Un si beau jour !… J’étais allé à New York pour des achats, des contrats et voir des amis. Je n’ai pas de famille sauf un neveu qui est avocat, mais beaucoup d’amis… Le plus cher, c’est Charles Foster. Il y a deux mois, en disant qu’il fallait que je vive autrement que comme un sauvage, il m’a emmené au Metropolitan Opéra entendre Tosca. J’étais dans l’émerveillement ! Ensuite j’ai été conduit dans la loge de Miss Torelli. Elle m’a regardé. Elle m’a souri… et j’ai fondu de bonheur quand elle m’a permis de revenir la voir !

— Combien de fois avez-vous entendu Tosca ? fit Mme de Sommières, mi-amusée mi-apitoyée par tant de candeur.

— Six ! Et aussi Madame Butterfly et aussi La Traviata ! Il faut dire qu’elle avait bien voulu que je la suive à Chicago et à San Francisco. C’est en rentrant à New York – elle a une maison à Long Island – que je lui ai demandé de m’épouser. Elle n’a pas dit non…

— Oh, que c’est bien ! flûta Marie-Angéline qui trompait un commencement d’agacement en roulant des boulettes de pain.

— Mais c’était déjà beaucoup ! répondit Cornélius, cramponné à son nuage rose. C’est un peu après qu’elle m’a dit qu’elle avait juré de n’épouser que celui qui lui rapporterait la…

Il s’interrompit pour palper sa veste à la recherche sans doute de son calepin. Aldo souffla :

— La Chimère des Borgia !

— Merci ! Je ne sais pas pourquoi mais je n’arrive jamais à me rappeler ! Elle a expliqué que le bijou appartenait à un de ses ancêtres qu’on a assassiné pour lui voler. C’est pourquoi il faut que je lui rapporte !

— Et si vous y parvenez, elle a promis de vous épouser ? fit Adalbert.

— Elle a juré… sur la Madone !

— Ensuite elle ira vivre au Texas avec vous ?

— Pas tout de suite… à cause du bel canto ! Mais après…

— Quand elle ne chantera plus ? apprécia Aldo. Au fait quel âge a-t-elle ? J’admets qu’elle est magnifique mais elle doit totaliser quand même un bon nombre d’années de présence sur les scènes mondiales !

— Les sirènes n’ont pas d’âge, tout le monde sait cela ! coupa la marquise. Mais si vous me permettez encore une question : qui vous a conseillé d’aller à Venise voir mon neveu ? Un de vos amis new-yorkais ?

Le Texan ouvrit de grands yeux surpris.

— Mais… Miss Torelli ! Je croyais avoir dit…

— Non, le détrompa Aldo. Je crois bien que j’ai oublié de vous le demander ou alors je pensais à autre chose ! Ainsi c’est votre… belle amie elle-même qui vous a envoyé chez moi ? Elle me connaît ? ajouta-t-il hypocritement au souvenir de leur brève relation.

— Ne fais pas le modeste ! intervint Adalbert. Des deux côtés de l’Atlantique tous les fondus de joyaux anciens ou modernes, célèbres ou pas, te connaissent !

— C’est ça tout juste, approuva Cornélius. Elle m’a dit : « Il a retrouvé des bijoux perdus depuis des siècles… Donc il peut retrouver la… Chimère ! »

— C’est de la folie ! Je vous répète ce qu’il en est : elle fait trempette par quelque deux mille mètres de fond et je n’ai même pas le moindre pêcheur de perles ni à ma disposition ni parmi mes ancêtres ! Vous non plus, Marie-Angéline, je suppose ?

— Eh bien, si ! avoua-t-elle en rougissant furieusement. Une de mes aïeules aurait eu, au XVIIIe siècle, une brève… aventure avec un pêcheur d’éponges de l’île de France ! Et…

— … et elle est morte dans le naufrage du vaisseau qui la ramenait au pays ? C’est Paul et Virginie que vous nous racontez là, ma chère !

— Il se peut parfaitement que nous ayons inspiré Bernardin de Saint-Pierre.

Le dîner s’achevait. On quitta la salle à manger pour rejoindre le jardin d’hiver où le café allait être servi. Wishbone avala le sien d’un trait et demanda la permission de se retirer.

— Je demande pardon, s’excusa-t-il, mais je sens beaucoup de fatigue parce que je ne peux pas dormir dans un train.

— Et vous en avez votre compte, approuva Mme de Sommières. Allez vite vous reposer ! Nous vous souhaitons une bonne nuit !

— Merci… Merci beaucoup ! émit-il, visiblement ému. Je suis heureux d’être ici !

Tandis qu’Aldo accompagnait l’invité à l’escalier, le silence retomba, mais dès qu’il reparut, la marquise lui tomba dessus.

— Tu ne vas pas le laisser s’embarquer dans cette folie ?

— Laquelle ?

— Une copie de cette bestiole ruineuse. C’est quelqu’un de trop gentil ! Il est probable que la dame lui fera la grâce de l’accepter mais n’ira pas ensuite partager son nom, son lit et sa passion pour les immenses étendues désertes du Texas ! Et cela pour une excellente raison : le premier bijoutier venu lui dira que non seulement son joyau n’a jamais connu César Borgia mais qu’il est dans sa toute fraîche nouveauté ! Je n’ai vu qu’une fois la Torelli, mais je jurerais qu’en dépit de sa voix envoûtante, c’est une garce admirablement conditionnée !

— C’est mot pour mot ce que je pense ! appuya Plan-Crépin.

— Moi, itou ! fit, en écho, Adalbert qui réchauffait entre ses mains le « ballon » de fine Napoléon qu’il venait de se servir.

L’œil ironique de Morosini se posa sur chacun d’eux tour à tour.

— Vous me prenez pour qui, tous les trois ? Je sais qui est cette femme ! Il ne vous est pas venu à l’esprit que si j’ai choisi de l’emmener chez Cartier, et singulièrement à Mme Toussaint, c’est que de deux choses l’une : ou bien elle lui démontrera preuves à l’appui qu’il demande l’impossible, ou bien, si elle accepte le défi – car c’en est un et de taille ! –, il sera réalisé avec une telle perfection que l’expert le plus pointilleux n’arrivera jamais à démontrer qu’il n’est pas d’époque ! C’est une sorte de magicienne ! Demain, en attendant, je le véhicule à Drouot.

— Pour qu’il s’y ruine un peu plus rapidement pour les beaux yeux de cette chipie ? lâcha Marie-Angéline, acerbe.

— On pourrait penser qu’il vous a séduite ! remarqua la marquise.

— Non, nous faisons erreur ! C’est qu’en dépit de sa fortune, il aurait plutôt tendance à éveiller mes craintes ! Nous n’avons donc pas remarqué que c’est un enfant ? Sans sa barbe il devrait avoir l’air d’un chérubin un peu mûr ! La Torelli va le plumer comme un poulet jusqu’à ce qu’il en vienne là où elle a mené certains autres : au suicide !

— D’où savez-vous ça, Plan-Crépin ? Ce n’est tout de même pas à la messe de 6 heures de Saint-Augustin ?

— Non. Sur les affichettes de la presse à sensation devant les kiosques à journaux. J’ai parfois la faiblesse d’en acheter…

— Mais vous vous gardez vertueusement de me les lire ! Pourquoi ? reprocha-t-elle d’une voix plaintive.

— Parce que ce n’est pas digne de nous ! Passe encore en ce qui me concerne mais…

— Digne de nous ! Digne de nous ! Cela signifie quoi ? J’aime autant qu’une autre un cadavre réussi agrémenté d’une histoire passionnante autour ! D’ailleurs vous le savez pertinemment puisqu’il n’est pas rare que je me fasse lire sir Arthur Conan Doyle et son génial Sherlock Holmes ! Et vous oubliez que nous avons rencontré Agatha Christie en Égypte(3) !

— Mesdames, Mesdames ! apaisa Aldo. Revenons-en à Cornélius B. Wishbone ! À l’unanimité nous pensons que c’est un brave type qui risque de laisser dans l’aventure sa fortune et son cœur ! On va essayer de l’aider. C’est la raison pour laquelle, venant assister à la vente de demain, j’ai eu soudain envie de l’emmener avec moi !… Et maintenant, si on allait dormir ?

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