Chapitre 11
Aux premières neiges, qui furent précoces cette année-là, toute la Cour s'en fut à Fontainebleau. Les paysans de la région avaient réclamé l'appui de leur seigneur, le roi de France, pour venir les aider à se débarrasser des loups, qui leur causaient de grands ravages. À travers la campagne immaculée, sous le ciel gris et bas, la longue file de carrosses, de fourgons, de cavaliers et de coureurs à pied s'ébranla.
C'était toute une ville qui déménageait. À la « Bouche du Roi », à « la Chapelle du Roi », à « la Maison du Roi », s'adjoignaient celle de la Reine, le jeu de paume, la maison militaire, la vénerie et le mobilier de la couronne, jusqu'aux tapisseries somptueuses qu'on accrocherait aux murs pour se préserver du froid. On y resterait huit jours à chasser le loup, ce qui n'empêcherait pas bal, théâtre et ces charmantes collations de minuit appelées « médianoche ». La nuit venue, les torches de résine s'allumèrent aux portières. Dans un ruissellement de larmes de feu l'on parvint à Fontainebleau, l'ancienne résidence des rois de France au XIVe et dont François Ier, qui l'avait aimée, avait fait un des joyaux de la Renaissance avant d'y recevoir Charles Quint.
À Fontainebleau l'étiquette se relâchait un peu. Toutes les dames, même celles qui n'avaient pas droit au tabouret, pouvaient s'asseoir devant le roi et la reine, certaines sur un coussin, les autres sur le carreau. Angélique songea que par ce froid elle n'abuserait pas de la permission. La Grande Mademoiselle, qui aimait jouer les cicérones, lui fit visiter la demeure royale. Elle lui montra le Théâtre chinois, la galerie Henri II et l'appartement où, dix ans plus tôt, la reine Christine de Suède avait fait assassiner son favori Monaldeschi. Mademoiselle avait bien connu la singulière souveraine du Nord, lors de son passage en France.
– Elle s'habillait de telle façon qu'elle ressemblait plutôt à un joli garçon. Il n'y avait pas une seule femme dans sa suite ; un valet de chambre l'habillait, la mettait au lit et, puisqu'il faut tout dire, calmait ses désirs quand l'un de ses favoris ne se trouvait pas là pour y répondre. La première fois qu'elle a vu notre jeune roi, qui était timide à l'époque, elle lui a demandé tout de go et devant la reine-mère s'il avait des maîtresses. Le cardinal Mazarin ne savait comment détourner la conversation, et le roi était aussi rouge que la robe du cardinal... Il serait moins embarrassé aujourd'hui...
Angélique l'écoutait distraitement, cherchant des yeux Philippe. Elle ne savait trop si c'était par désir ou crainte de le voir. Il n'y avait rien de bon à augurer de leur rencontre. Il n'aurait pour elle qu'un mot dur, un regard méprisant. Mieux valait qu'il parût l'ignorer, moins courtois à son égard qu'envers n'importe quelle autre femme de la Cour. Il semblait avoir admis sa présence, mais ce n'était peut-être qu'une trêve par égard pour les recommandations du roi ? Angélique demeurait sur le qui-vive et pourtant, lorsqu'elle apercevait Philippe, elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver un sentiment complexe fait d'humble admiration et de secret espoir, dans lequel elle reconnaissait ses rêves de jadis, lorsqu'elle n'était qu'une petite fille gauche devant l'élégant cousin aux boucles blondes.
« Combien sont durs à mourir nos rêves d'enfants ! » songea-t-elle.
Philippe demeura invisible pendant la première journée d'arrivée à Fontainebleau. Il préparait la chasse. On répétait à l'envi combien les paysans étaient terrorisés par les fauves. Des moutons avaient été enlevés jusque dans les bergeries. Un enfant de dix ans attaqué et égorgé. Une bande particulièrement dangereuse semblait menée par un grand mâle « aussi gros qu'un veau », affirmaient les manants qui l'avaient vu rôder aux abords des hameaux. Son audace était incroyable. Il venait souffler et gratter le soir aux portes des chaumières, où les enfants, hurlant de peur, se serraient contre leur mère. Dès le crépuscule chacun se terrait.
*****
La chasse prit tout de suite un tour violent et implacable. On allait sus à la bête fauve. Les paysans en grand nombre s'étaient présentés, armés de fourches et d'épieux. Mêlés aux piqueurs ils aidaient à guider les chiens. Personne ne restait en arrière. Gentilshommes et amazones connaissaient les loups. Il n'y en avait guère qui n'eussent écouté, dans leur enfance, au fond des châteaux, le récit de leurs méfaits, et c'était la même haine ancestrale envers le carnassier redoutable, le loup fléau des campagnes, qui entraînait nobles et croquants sur les sentiers sauvages. Vers le soir six cadavres s'alignaient déjà dans la neige.
Entre les branches rousses des arbres, les célèbres rochers de la forêt de Fontainebleau, les surprenantes falaises noires, les belvédères de grès, les balcons frangés de glaçons, vibraient de l'appel continu des cors.
Angélique venait de déboucher dans une petite clairière qui formait un tapis blanc, étroitement gardée, comme au fond d'un puits moussu, par un éboulis de gros rochers. Le chant des cors s'y répercutait d'une façon harmonieuse et prenante. Elle arrêta son cheval et écouta, reprise par la mélancolie de réminiscences lointaines. La forêt ! Il y avait si longtemps qu'elle ne s'était pas trouvée en forêt. L'air humide aux senteurs de vieux bois et de feuilles mortes balaya d'un coup des années écoulées dans la puanteur bruyante de Paris, pour la ramener à ses premières joies dans la forêt de Nieul. Elle regarda les arbres aux tons chauds de rouille et de pourpre que l'automne n'avait pas encore dépouillés. La neige qui fondait avec un bruit de source avivait le coloris des feuillages et leur donnait, sous la caresse d'un timide soleil, un étincellement de matières précieuses. Dans la pénombre du sous-bois Angélique vit briller les perles rouges d'un buisson de houx. Elle se souvint qu'on en cueillait par brassées à
Monteloup, aux environs de Noël. Il y avait si longtemps de cela ! Le présent d'Angélique du Plessis-Bellière pouvait-il rejoindre le passé d'Angélique de Sancé par le modeste truchement d'un brin de houx ?
« La vie ne nous sépare jamais de nous-mêmes », se dit-elle, exaltée comme si elle eût reçu une promesse de bonheur.
C'était enfantin peut-être, mais elle n'avait pas encore renoncé aux mouvements puérils qui sont l'apanage de toutes les femmes. S'y abandonner était maintenant un luxe qu'elle pouvait s'offrir.
Elle glissa de son cheval et après avoir jeté la bride de Cérès sur une branche de noisetier, elle courut jusqu'au buisson de houx. Parmi les brimborions que toute élégante avait à sa ceinture, elle trouva un petit canif à manche de nacre avec lequel elle entreprit sa cueillette. Cela n'allait pas sans mal.
Angélique ne se rendit pas compte que le son des cors et le brouhaha de la chasse s'éloignaient, pas plus qu'elle ne perçut tout d'abord l'agitation de Cérès, qui tirait sur ses rênes avec nervosité. Elle ne réalisa l'émoi de la bête qu'à l'instant où Cérès, avec un hennissement de panique, arracha la branche de noisetier et s'enfuit au grand galop droit devant elle.
– Cérès, appela Angélique, Cérès !
C'est alors qu'elle vit ce qui avait causé la fuite de la jument. De l'autre côté de la clairière, encore à demi cachée par les halliers, une forme rôdait.
« Le loup », pensa-t-elle.
Lorsque celui-ci sortit du couvert des branches, s'avançant à pas peureux sur le tapis immaculé, elle sut que c'était le grand mâle terreur de la contrée. Une bête énorme, en vérité, grise et rousse comme la forêt, le dos arqué, le poil hérissé. Il s'immobilisa, ses yeux phosphorescents fixés sur Angélique. Elle poussa un cri aigu.
Le fauve sursauta, eut un recul, puis commença à se rapprocher, les babines retroussées sur ses crocs féroces. D'un instant à l'autre il allait bondir... La jeune femme jeta un regard derrière elle à la haute falaise qui la dominait.
« Il faut absolument que j'essaie de me hisser le plus haut possible. »
Elle prit son élan et réussit à s'élever un peu, mais bientôt dut s'arrêter. Ses ongles glissaient sur une surface lisse où elle ne trouvait aucune prise.
Le loup avait sauté en avant. Mais il n'avait réussi qu'à accrocher le bas de sa robe. Retombé il la guettait, rôdant, les yeux injectés de sang. Elle cria encore de toutes ses forces. Son cœur battait si fort qu'elle n'entendait plus d'autres bruits que ses coups sourds et désordonnés. Hâtivement, elle rassembla quelques mots d'une prière.
– Seigneur ! Seigneur ! Ne permettez pas que je meure si bêtement !... Faites quelque chose !...
Un cheval déboucha au grand galop, freina des quatre fers dans un nuage de poudre neigeuse. Son cavalier sauta à terre.
Comme dans un rêve Angélique vit s'avancer le Grand Louvetier, son mari, Philippe du Plessis-Bellière. Ce fut une vision si extraordinaire qu'en une seconde tous les détails lui sautèrent aux yeux.
Philippe était sanglé dans un justaucorps de peau blanche, garni de larges broderies d'argent. La doublure de fourrure au col et aux revers des manches était de la même couleur blonde que sa perruque.
Il s'avançait d'un pas égal, dans ses bottes de cuir blanc galonnées d'argent. En sautant de cheval, il avait arraché ses gants. Ses mains étaient nues. La droite tenait un couteau de chasse effilé, à poignée d'argent.
Le loup s'était retourné vers ce nouvel adversaire. Philippe marchait sur lui sans hâte, mais de façon implacable. Il n'était plus qu'à six pieds du loup lorsque celui-ci bondit, la gueule rouge ouverte sur ses crocs aigus.
D'un geste rapide comme l'éclair le jeune homme lança en avant son bras gauche. Sa main se referma comme une tenaille autour du cou de la bête. De l'autre main, d'un seul coup il lui fendit le ventre de bas en haut. Le fauve se débattait avec des râles horribles, dans un éclaboussement de sang. Enfin sa défense s'effondra. Philippe rejeta de côté le corps pantelant qui s'écroula, tandis que les entrailles se répandaient sur la neige. De toutes parts les piqueurs et les cavaliers envahissaient la clairière. Les valets retenaient la meute délirante autour du cadavre.
– Joli coup, monsieur le maréchal, dit le roi à Philippe.
Dans le désordre, la situation d'Angélique passait encore inaperçue. Elle avait pu se glisser au bas du rocher, essuyer ses mains égratignées, retrouver son chapeau. Un des piqueurs lui ramena son cheval. C'était un vieil homme blanchi sous le harnais de la vénerie et qui avait son franc-parler. Lancé sur les traces de Philippe il avait assisté à la fin du combat.
– Vous nous avez fait une belle peur, madame la marquise ! dit-il. Nous savions que le loup était par là. Et quand on a vu votre cheval revenir les étriers vides et qu'on a entendu votre cri !... Foi de piqueur, Madame, pour la première fois j'ai vu M. le Grand Louvetier devenir pâle comme la mort !
*****
Ce ne fut qu'au hasard de la fête qui suivit qu'Angélique put se retrouver en face de Philippe. Elle avait en vain cherché à le joindre depuis le moment où, dressé dans son justaucorps sanglant, il lui avait jeté un regard furibond avant de remonter à cheval. Nul doute, il avait été sur le point de lui administrer une paire de gifles. Malgré cela, elle estimait qu'une femme qui a eu la vie sauvée par son mari lui doit au moins quelques remerciements.
– Philippe, lui dit-elle dès qu'elle put le saisir entre deux tables du Grand Couvert, je vous suis tellement reconnaissante... Sans vous, c'en était fait de moi.
Le gentilhomme prit le temps de poser sur le plateau d'un valet qui passait le verre qu'il tenait en main puis, prenant le poignet d'Angélique il le lui serra à le briser.
– Quand on ne sait pas suivre une chasse à courre on reste chez soi à faire de la tapisserie, dit-il à voix basse, avec colère. Vous ne cessez de me mettre dans des situations ridicules. Vous n'êtes qu'une paysanne grossière, une marchande sans éducation. Un jour je saurai bien m'arranger pour vous faire chasser de la Cour et me débarrasser de vous !
– Pourquoi n'avoir pas laissé Messire Loup se charger de l'affaire, comme il en mourait d'envie ?
– J'avais à tuer ce loup et votre sort m'importait peu. Ne riez pas, vous m'exaspérez. Vous êtes comme toutes les femmes, qui s'imaginent invincibles et qu'on mourrait pour elles avec joie. Je ne suis pas de cette espèce. Vous apprendrez un jour, si vous ne l'avez pas compris, que moi aussi je suis un loup.
– Je veux en douter, Philippe.
– Je saurai vous le prouver, fit-il avec un sourire froid qui allumait dans son regard l'étincelle des mauvais jours.
Il lui prit la main avec une douceur dont elle ne se méfia pas, pour l'élever jusqu'à ses lèvres.
– Ce que vous avez mis entre nous, Madame, le jour de notre mariage – la haine, la rancœur, la vengeance – ne s'effacera jamais. Tenez-vous-le pour dit.
Il avait contre ses lèvres le fin poignet. Soudain il le mordit cruellement. Il fallut à Angélique toute sa maîtrise mondaine pour ne pas hurler de douleur. En se reculant elle écrasa de son talon le pied de Madame qui se levait de table et qui, elle, cria. Angélique très rouge puis très pâle, balbutia :
– Que Votre Altesse m'excuse !
– Ma chère, vous êtes d'une maladresse...
Philippe renchérit, d'un ton mécontent :
– En effet, prenez garde un peu à vos mouvements, Madame. Le vin ne vous réussit pas.
Ses yeux brillaient d'ironie méchante. Il s'inclina très bas devant la princesse, puis quitta ces dames pour suivre le roi, qui se dirigeait vers les salons. Angélique prit son petit mouchoir de dentelle et l'appliqua sur la morsure. La douleur brutale lui avait porté un coup au cœur. Elle se sentit mal. Le regard brouillé elle se faufila entre les groupes et réussit à gagner un vestibule où il faisait plus frais.
Elle s'assit sur le premier sofa venu, dans un des renfoncements qui encadraient les fenêtres. Avec précaution elle souleva le morceau de linon roulé en boule et vit son poignet bleui ; des gouttes de sang sombre y perlaient. Avec quelle sauvagerie il l'avait mordue ! Et quelle hypocrisie ensuite ! « Prenez garde à vos mouvements, le vin ne vous réussit pas. » On allait répandre le bruit que Mme du Plessis était ivre à bousculer Madame... Une jeune femme incapable de se tenir dans le monde !...
Le marquis de Lauzun qui passait, lui aussi en habit bleu, reconnut la silhouette féminine assise.
– Cette fois je vais vous gronder, dit-il en s'approchant. Encore seule !... Et toujours seule !... À la Cour !... Et belle comme le jour !... Et réfugiée, pour comble de scandale dans ce coin choisi des amoureux, si discret et si bien caché qu'on l'a surnommé le cabinet de Vénus ! Seule !.. Vous êtes un défi aux règles de la bienséance la plus élémentaire pour ne pas dire aux lois de la Nature tout court.
Il s'assit près d'elle, affichant l'expression sévère d'un père en train de tancer sa fille.
– Quelle mouche vous pique, mon enfant ! Quel démon morose vous habite pour vous entraîner à dédaigner les hommages, à fuir la compagnie des galants ! Oubliez-vous que le Ciel vous a fait don des plus grands charmes ?... Voulez-vous faire aux dieux l'insulte... Mais que vois-je ?... Angélique, mon cœur, ce n'est pas sérieux !
La voix changée, il lui prit le menton d'un doigt et la contraignit à relever la tête.
– Vous pleurez ? À cause d'un homme ?...
Elle fit signe que oui avec de petits hoquets convulsifs.
– Alors là, dit Lauzun, ce n'est plus une faute, c'est un crime. Votre tâche essentielle devrait consister à faire pleurer les autres... Mon petit, il n'y a pas un homme ici qui vaille la peine qu'on verse des larmes pour lui... À part moi, bien entendu. Mais je n'ose espérer...
Angélique essaya de sourire. Elle réussit enfin à articuler :
– Oh ! mon chagrin n'est pas grave. C'est surtout nerveux... Parce que j'ai mal.
– Mal ? Où cela ?
Elle lui montra son poignet.
– Je voudrais bien savoir quel est le sagouin qui vous a traitée de cette façon ! s'écria Péguilin, outré. Nommez-le-moi, Madame, et je vais lui demander raison de ce pas.
– Ne vous indignez pas, Péguilin. Il a, hélas, tous les droits sur moi.
– Voulez-vous dire qu'il s'agit du beau marquis votre époux ? Angélique ne répondit pas, mais se remit à pleurer.
– Hé ! Que peut-on attendre de mieux d'un mari, fit Péguilin d'un air dégoûté. C'est assez dans le style de celui que vous vous êtes choisi. Mais aussi pourquoi vous obstinez-vous à le fréquenter ?
Angélique s'étouffait dans ses larmes.
– Voyons ! Voyons ! reprit plus doucement Péguilin, il ne faut pas vous mettre dans cet état. Pour un homme ! Et par surcroît, pour un mari !... Mais vous êtes démodée, mon trésor, vous êtes malade ou... D'ailleurs il y a en vous depuis longtemps quelque chose qui ne va pas. Voici déjà un moment que je voudrais vous en entretenir... Mais d'abord mouchez-vous.
D'une batiste immaculée tirée de sa propre poche il lui essuya gentiment le visage et les yeux. Elle voyait tout près d'elle son regard brillant et moqueur, et dont la Cour entière, y compris le souverain, avait appris à redouter l'éclat de malice. L'existence mondaine, les débauches marquaient déjà d'un pli les coins de sa bouche sarcastique. Mais il y avait sur toute sa physionomie une plaisante expression de vie et de contentement. Il était du Sud, un Gascon brûlant comme le soleil et vif comme la truite qu'on pêche dans les gaves des Pyrénées.
Elle le regarda avec amitié. Il sourit.
– Ça va mieux ?
– Je crois.
– Nous allons arranger cela, fit-il.
Il laissa passer un moment, l'examinant en silence avec attention. Ils se trouvaient isolés du va-et-vient de la galerie que parcouraient sans cesse courtisans et valets. Il fallait monter trois marches pour accéder à ce renfoncement presque entièrement occupé par le canapé, dont les accoudoirs dissimulaient aux regards les occupants.
Par ce crépuscule hâtif de l'hiver, la seule clarté leur venait de la fenêtre, où jouait l'or rouge du soleil couchant. On pouvait apercevoir, déjà envahie de brume, une terrasse sablée avec des vases de marbre, et le miroitement d'un bassin.
– Vous dites que ce coin discret où nous nous trouvons s'appelle le cabinet de Vénus ? s'informa Angélique.
– Oui. L'on y est, autant qu'il se peut en cette Cour, à l'abri des curiosités, et la rumeur publique raconte volontiers que les amants trop impatients y viennent, parfois, sacrifier à l'aimable déesse. Angélique, n'avez-vous pas quelque tort à vous reprocher envers celle-ci ?
– Envers la déesse des amours ?... Péguilin, je lui reprocherais plutôt de se montrer oublieuse à mon égard.
– Je n'en suis pas si certain, fit-il rêveur.
– Que voulez-vous dire ?
Il secoua la tête, médita, un poing sous le menton.
– Sacré Philippe ! soupira-t-il, qui saura jamais ce qui se cache dans ce drôle de corps ? N'avez-vous jamais essayé de glisser quelque poudre bienfaisante dans son verre, le soir avant qu'il n'aille vous rejoindre ? On dit que le baigneur La Vienne, dont l'établissement est rue du Faubourg-St-Honoré, a des drogues propres à rendre la vigueur aux amants épuisés par de trop fréquents sacrifices, aussi bien qu'aux vieillards ou à ceux qu'une complexion peu chaleureuse détourne de l'autel de Vénus. Il y a entre autres une substance nommée pelleville dont on dit merveille.
– Je n'en doute pas. Mais ces méthodes ne me plaisent guère. Il faudrait au surplus que j'aie parfois l'occasion d'approcher Philippe d'assez près pour atteindre au moins... son verre. Ce qui ne m'arrive pas souvent.
Les yeux de Péguilin s'arrondirent.
– Vous ne voulez pas dire que votre époux est si complètement indifférent à vos charmes qu'il en vient à ne jamais se présenter dans vos appartements ?
Angélique eut un petit soupir tremblé.
– Oui, c'est ainsi, fit-elle d'un ton morne.
– Et... qu'en pense votre amant en titre ?...
– Je n'en ai point.
– Quoi ?
Lauzun sursauta.
– Alors, disons... vos amis de passage ?
– ...
– Vous allez peut-être oser m'avouer que vous n'en avez point ?
– J'oserai, en effet, Péguilin, car c'est la vérité.
– In-vrai-sem-bla-ble ! murmura Péguilin en faisant mine de s'effondrer comme sous l'annonce d'une tragique nouvelle... Angélique, vous méritez une fessée.
– Comment ? se rebiffa-t-elle, mais ce n'est pas ma faute.
– Tout est de votre faute. Quand on a votre peau, vos yeux, votre tournure, on ne peut s'en prendre qu'à soi d'un pareil gâchis. Vous êtes un monstre, une créature exaspérante et redoutable !
Il lui posa un doigt dur contre la tempe.
– Qu'y a-t-il là, dans votre méchante petite caboche ? Des calculs, des projets, des échafaudages périlleux d'affaires compliquées qui laissent pantois jusqu'à M. Colbert et tout marri M. Le Tellier ? Les graves bonshommes vous tirent leur calotte et les jeunes, affolés, ne savent comment garder leurs derniers sols de vos mains rapaces. Et avec cela, un visage d'ange, des yeux qui vous noient dans leur lumière, des lèvres qu'on ne peut regarder sans avoir envie de les meurtrir de baisers ! Votre cruauté atteint au raffinement. Vous vous composez des apparitions stupéfiantes de déesse... Et pour qui ? Je vous le demande ?
La violence de Lauzun démontait Angélique.
– Que voulez-vous, hasarda-t-elle, j'ai tant à faire.
– Que diable une femme peut-elle avoir à faire d'autre que l'amour ?... En vérité, vous n'êtes qu'une égoïste enfermée dans une tour que vous vous êtes construite pour vous préserver de la vie.
Angélique demeura surprise de tant de perspicacité sous cette perruque légère de courtisan.
– C'est cela et ce n'est pas tout à fait cela, Lauzun. Qui peut me comprendre ?... Vous n'avez pas été en Enfer...
Elle abandonna sa tête en arrière et ferma les yeux, prise d'une grande lassitude. Tout à l'heure elle était brûlante, mais maintenant il lui semblait éprouver la froideur de son sang dans ses veines. Quelque chose qui ressemblait à la mort où à l'approche de la vieillesse. Elle eut envie d'appeler Péguilin à son secours et en même temps sa raison lui démontra que ce sauveteur pourrait l'entraîner vers d'autres dangers ; elle décida de s'éloigner du terrain glissant. Elle se redressa et demanda d'un ton enjoué :
– Au fait, Péguilin, vous ne m'avez pas dit si vous aviez enfin obtenu votre charge de grand-maître ?
– Non, dit calmement Péguilin.
– Comment non ?
– Non, vous m'avez déjà fait le coup à plusieurs reprises, mais cette fois je ne me laisserai pas piéger. Je vous tiens et vous n'en êtes pas quitte avec moi. Pour l'heure ce n'est pas ma charge de grand-maître qui m'intéresse, mais de savoir pourquoi votre vie de femme se trouve réfugiée là, dans votre petit crâne dur, et non pas là, ajouta-t-il en posant une main précise sur la poitrine de la jeune femme.
– Péguilin ! protesta-t-elle en se levant.
Mais il la rattrapa prestement et la basculant contre son bras droit, il glissa la main gauche sous ses genoux, lui faisant perdre l'équilibre et la contraignant à se retrouver à demi étendue sur le divan, le buste appuyé contre lui.
– Taisez-vous et tenez-vous tranquille, ordonna-t-il en levant un doigt magister. Laissez la Faculté examiner le cas. Je le crois critique, mais non désespéré. Allons, un bon mouvement. Récitez-moi sans manières les noms de tous les gentils seigneurs qui tournent autour de vous et perdent le sommeil à la seule évocation de votre personne.
– Ma foi... Croyez-vous qu'il y en ait tant ?
– Je vous interdis de paraître surprise de ma question.
– Mais Péguilin, je vous assure que j'ignore à qui vous faites allusion.
– Comment, vous ne vous étiez même pas aperçue que le marquis de La Vallière s'agite comme un papillon fou lorsque vous paraissez, que Vivonne, le frère d'Athénaïs, bredouille, lui si glorieux, que Brienne fait des mots d'esprit... MM. de Saint-Aignan, et Roquelaure, et jusqu'à ce sanguin de Louvois qui n'a plus que la ressource de se faire saigner lorsqu'il vient de converser dix minutes avec vous...
Elle riait, égayée.
– Je vous défends de rire, trancha Péguilin. Si vous ne vous êtes pas aperçue de tout cela c'est que vous êtes encore plus atteinte que je ne croyais. Vous ne sentez donc pas tout ce feu, toutes ces flammes qui vous environnent ? Par Belzébuth, vous avez une peau de salamandre...
De l'index il lui effleura le cou.
– On ne dirait pas pourtant.
– Et vous, Monsieur de Lauzun, vous ne vous placez pas sur la liste des enflammés ?
– Oh non, pas moi, protesta-t-il vivement. Oh ! non, je n'oserais jamais, j'aurais trop peur.
– De moi ?
Les yeux du marquis se voilèrent.
– De vous... et de tout ce qu'il y a autour de vous. Votre passé, votre avenir, votre mystère.
Angélique le regarda un peu fixement. Puis elle eut un frisson et cacha son visage contre l'habit bleu.
– Péguilin !
Péguilin-le-léger était un vieil ami. Il était lié à son drame ancien. À tous les recoins tragiques de sa vie elle l'avait vu surgir comme une marionnette de comédie. Il apparaissait, disparaissait, reparaissait.
Il était là encore ce soir, toujours semblable à lui-même.
– Non, non, non, répéta-t-il. Je n'aime pas courir de grands risques. Les tourments du cœur m'effraient. Ne comptez pas sur moi pour vous conter fleurette.
– Alors que faites-vous en ce moment ?
– Je vous console, ce n'est pas la même chose.
Son doigt descendait le long du cou satiné, dessinait quelques signes, suivant la courbe du collier de perles rosés dont l'éclat laiteux luisait contre la peau blanche.
– On vous a fait bien du mal, murmura-t-il tendrement, et vous avez ce soir un gros, gros chagrin. Mordious ! s'impatienta-t-il, cessez donc de vous raidir comme une épée. On dirait, ma parole, que jamais une main d'homme ne vous a touchée ! J'ai diablement envie de vous donner une petite leçon...
Il se pencha. Elle chercha encore à se dérober mais il la maintint avec vigueur. Ses gestes avaient l'autorité de ceux d'un homme qui n'en est plus à compter ses bonnes fortunes ; son regard luisait étrangement.
– Vous nous avez assez tenu la dragée haute, petite dame ! L'heure de la vengeance a sonné. D'ailleurs je meurs d'envie de vous cajoler et je crois que vous en avez grand besoin.
Il se mit à l'embrasser à petits coups sur les paupières, sur les tempes. Puis ses lèvres chaudes se posèrent au coin de la bouche d'Angélique.
Elle tressaillit. Le coup de fouet subit d'un désir animal la fouailla. Il s'y mêlait une sorte de curiosité un peu perverse à l'idée de connaître par expérience les talents du célèbre Don Juan de la Cour.
C'était Péguilin qui avait raison. Philippe ne comptait pas. La fête folle, le ballet doré de la Cour entraînaient Angélique. Elle savait qu'elle ne pourrait toujours vivre en marge de la ronde, seule, dans ses belles robes et ses bijoux de prix. Elle glisserait parmi les autres, semblable aux autres enfin, entraînée par le flot des intrigues, des compromissions et des adultères. C'était une boisson forte, empoisonnée et délicieuse. Il lui fallait boire à la coupe pour ne pas mourir.
Elle poussa un profond soupir. Avec la bienfaisante chaleur des caresses masculines elle retrouvait le goût de l'insouciance. Et lorsque les lèvres du marquis de Lauzun se posèrent sur les siennes elle leur répondit, d'abord hésitante puis peu à peu accordée à leur passion. L'éclat des flambeaux et des torchères que deux processions de valets apportaient et disposaient le long de la galerie les sépara un instant. Angélique ne comprenait pas comment l'obscurité était là déjà. Près du recoin un domestique disposait sur une console un flambeau à six branches.
– Hé l'ami, chuchota Péguilin penché par-dessus l'accoudoir du canapé, va donc accrocher plus loin ta lanterne.
– Je ne peux pas, Monsieur. Je risque de m'attirer des reproches de Monsieur l'officier des lumières, responsable de cette galerie.
– Alors souffle au moins trois chandelles, répliqua le marquis en lui lançant une pièce d'or.
Il se retourna et reprit la jeune femme dans ses bras.
– Tu es là ? Comme tu es belle ! Comme tu es savoureuse !
L'attente les avait exaspérés tous deux. Angélique gémit et mordit violemment l'épaulette moirée du bel habit bleu. Péguilin rit tout bas.
– Doucement, petite louve... On va vous contenter... Mais l'endroit est passant ; laissez-moi diriger la manœuvre.
Elle lui obéit, haletante et docile. Le voile doré de l'oubli voluptueux tombait sur ses peines. Elle n'était plus qu'un corps ardent, affamé de son seul plaisir, et sans souci du lieu où elle se trouvait, ni même du partenaire adroit qui la faisait vibrer.
– Mon enfant, vous avez beaucoup péché, mais vu le repentir dont vous avez fait preuve et l'ardeur avec laquelle vous avez entrepris de réparer vos fautes, je ne crois pas devoir vous refuser la bénédiction du petit dieu Eros, ni son absolution. Comme pénitence vous réciterez...
– Oh ! vous êtes un affreux libertin, protesta-t-elle encore languissante, avec un petit rire de gorge.
Péguilin prit une boucle de cheveux blonds et la baisa. Il s'étonnait, en secret, de sa propre joie. Rien qui ressemblât au sentiment désabusé qui suit l'assouvissement. Pourquoi ? Quelle sorte de femme était-ce donc ?
– Angélique, mon ange, je crains d'oublier mes bonnes résolutions... Oui, je brûle d'en connaître davantage. Voulez-vous... Je t'en prie, viens chez moi, ce soir, après le coucher du roi.
– Et Mme de Roquelaure ?
– Baste !...
Angélique se détacha de l'épaule où elle s'attardait et ramena sur sa poitrine les dentelles de son corsage. Son geste demeura en suspens.
À quelques pas d'eux, se détachant en noir sur le décor incandescent de la galerie illuminée, il y avait un personnage immobile. Nul n'avait besoin de discerner ses traits pour le reconnaître : Philippe !
Péguilin de Lauzun possédait une longue expérience de ce genre de situation. D'une main preste il rectifia le désordre de ses vêtements, se dressa, et s'inclina profondément.
– Monsieur, nommez-moi vos témoins ; je suis à vous...
– Et ma femme est à tout le monde, répondit Philippe de sa voix lente. Je vous en prie, marquis, ne dérangez personne.
La jambe cambrée, il salua au moins aussi profondément que Péguilin et s'éloigna de sa démarche superbe.
Le marquis de Lauzun semblait transformé en statue de sel.
– Par le diable ! jura-t-il, jamais je n'ai rencontré un mari de cette espèce.
Tirant son épée il sauta d'un bond les trois marches de l'estrade et s'élança derrière le Grand Louvetier.
Il déboucha ainsi, tout courant, dans le Salon de Diane à l'instant même où le roi, suivi des dames de sa famille, sortait de son cabinet.
– Monsieur, cria Péguilin de sa voix claironnante, votre attitude méprisante est une insulte. Je ne la supporterai pas. Votre épée doit en répondre.
Philippe abaissa sur son rival gesticulant le regard de ses yeux froids.
– Mon épée appartient au roi, Monsieur. Je ne me suis encore jamais battu pour des putains.
Dans sa rage Lauzun retrouvait son accent méridional :
– Je vous ai fait cocu, Monsieur ! hurla-t-il, ivre de dépit, et j'exige que vous m'en demandiez réparation.