Chapitre 8
Une fête inoubliable, deux promenades amoureuses dans l'ombre d'une allée, un émerveillement qui éblouissait l'être entier, l'emportait sur sa vague dorée et pourtant un arrière-goût d'anxiété, qui rendait la bouche amère et troublait les réminiscences agréables... Voilà où en était Angélique au lendemain de la nuit de Versailles. Rôdant curieusement à travers sa pensée vagabonde, un souci mineur revenait et s'imposait à elle, le visage rond du petit Cantor que Monsieur de Vivonne voulait s'adjoindre comme page.
« Réglons d'abord cette question », se dit Angélique, s'arrachant à la rêverie paresseuse. Elle quitta le divan où elle se reposait des fatigues de la nuit passée. En traversant la petite galerie de l'hôtel du Plessis, la voix de Cantor lui parvint, là-haut, dans les étages :
Marquis tu es plus heureux que moi d'avoir dame si belle...
La jeune femme s'arrêta devant une porte de chêne noir. Là, elle hésita un instant. Elle n'était jamais venue jusqu'à cette porte. C'était celle des appartements de Philippe. Elle recula en se disant que sa démarche n'avait pas de sens.
La voix de huit ans, qui là-haut chantait les amours illégitimes du roi Henri, la fit sourire et elle se ravisa.
Quand elle eut gratté à l'huis, La Violette vint lui ouvrir. Philippe devant son miroir achevait de revêtir son justaucorps bleu. Il allait partir pour Saint-Germain. Angélique devait le suivre de peu, conviée à la partie de la reine et à un petit souper qui suivrait. Les gens de Cour disposent de peu de temps pour régler leurs questions domestiques.
Le marquis, avec courtoisie, ne marqua aucune surprise en voyant sa femme se présenter chez lui. Il la pria de s'asseoir et continua sa toilette, attendant sans impatience qu'elle lui communiquât l'objet de sa visite.
Angélique regardait Philippe enfiler ses bagues. Il les choisissait longuement, les essayait et examinait d'un œil critique sa main tendue devant lui. Une femme n'y eût pas apporté plus de soin.
Elle trouva à ce masque d'homme concentré sur une tâche si futile la froideur fermée de la sottise.
Que venait-elle chercher près de lui ? Un conseil ? Cela paraissait dérisoire. Elle dit enfin, pour rompre un silence qui devenait embarrassant :
– M. de Vivonne m'a demandé de lui donner mon fils Cantor.
Philippe ne marqua aucun intérêt. Il poussa un soupir et retira toutes les bagues de sa main droite dont l'ensemble ne lui causait pas satisfaction. Il demeura songeur devant ses écrins ouverts puis, paraissant se souvenir d'Angélique, dit avec ennui :
– Ah ! Oui ? Eh bien, recevez mes compliments pour cette bonne nouvelle. La faveur de M. de Vivonne est montante, et l'on peut compter sur sa sœur Mme de Montespan pour la maintenir longtemps à son zénith.
– Mais M. de Vivonne doit partir en expédition en Méditerranée.
– Preuve nouvelle de la confiance que lui témoigne le Roi.
– L'enfant est bien jeune.
– Qu'en pense-t-il ?
– Qui cela ? Cantor ? Oh !... il m'a paru content et même très désireux de suivre ce gentilhomme. Rien d'étonnant à cela. M. de Vivonne le gâte et le comble de sucreries à toute occasion. Mais ce n'est pas à un gamin de huit ans de décider de son sort. J'hésite...
Les sourcils de Philippe ébauchèrent une mimique surprise.
– Voulez-vous qu'il fasse carrière ?
– Oui, mais...
– Que de mais ! fit-il avec ironie.
Elle parla très vite, les joues en feu.
– M. de Vivonne a une réputation de débauché. Il a fait partie de la bande de Monsieur. Chacun sait ce que cela veut dire. Je ne voudrais pas confier mon fils à un homme qui risquerait de le corrompre.
Le marquis du Plessis avait remis à ses doigts un gros solitaire et deux autres bagues. Il marcha jusqu'à la fenêtre, et dans un rayon de soleil en fit miroiter les facettes.
– À qui voudriez-vous donc le confier alors ? fit-il de sa voix lente. À l'oiseau rare, de mœurs pures, ni intrigant, ni cafard, influent près du roi, comblé d'honneurs par lui et... qui n'existe pas ! L'apprentissage de la vie n'est pas simple. Plaire aux grands n'est pas une tâche facile.
– Il est bien jeune, répéta Angélique. Je crains qu'il ne soit témoin de spectacles qui heurteraient son innocence.
Philippe eut un petit rire contenu.
– Que de scrupules de la part d'une mère ambitieuse ! Pour moi, j'avais dix ans à peine lorsque M. de Coulmers me mit dans son lit. Et, quatre années plus tard, à peine ma voix avaitelle révélé mon nouvel état d'homme que Mme du Crécy, désireuse de goûter les bienfaits d'une sève printanière, m'offrait – ou plutôt m'imposait – l'asile de son alcôve. Elle devait bien compter dans les quarante ans... Que dites-vous de l'alliance de cette émeraude et de la turquoise ?
Angélique demeurait sans parole. Elle était absolument atterrée.
– Philippe ! Oh ! Philippe !
– Oui, cela ne convient peut-être pas en effet. Vous avez raison. L'éclat et le vert de l'émeraude nuisent au bleu de la turquoise. Je mettrai plutôt un autre diamant près de l'émeraude.
Il lui jeta un regard et eut un bref ricanement.
– Quittez donc cette mine déconfite. Si mes réflexions vous dérangent, pourquoi me demander conseil ? Ignorez ou feignez d'ignorer en quoi consiste l'éducation complète d'un jeune gentilhomme. Et laissez vos enfants s'élever parmi les honneurs.
– Je suis leur mère. Il n'y a pas que les honneurs qui comptent. Je ne peux pas les abandonner moralement. Votre mère n'a donc jamais veillé sur vous ?
Philippe esquissa une moue de mépris.
– Oh ! c'est vrai, j'oubliais... Nous n'avons pas reçu la même éducation. Si mes souvenirs sont exacts vous avez grandi, pieds nus, entre la soupe aux choux et les histoires de revenants. Dans ces conditions, on peut avoir une mère. À Paris, à la Cour, il n'en va pas de même pour un enfant.
Revenu vers sa table-coiffeuse, il ouvrait de nouveaux écrins. Elle ne voyait pas son visage penché, mais seulement une tête blonde qui paraissait ployer sous un ancien fardeau.
– Nu et grelottant, murmura-t-il, parfois affamé... confié aux laquais ou aux servantes qui me pervertissaient, telle était ma vie ici même dans cet hôtel dont je devais hériter un jour. Mais lorsqu'il s'agissait de me montrer, rien n'était trop beau pour moi. Les plus riches costumes, les plus doux velours, les cols les plus fragiles. Des heures entières ma chevelure était confiée au coiffeur. Lorsque j'avais terminé mon rôle de parade, je retrouvais mon cabinet obscur et l'abandon au long des couloirs. Je m'ennuyais. Personne ne se souciait de m'apprendre à lire ou à écrire. J'ai considéré comme une aubaine de pouvoir entrer en service chez M. de Coulmers, ma jolie figure l'avait séduit.
– Vous veniez parfois au Plessis...
– Trop courts séjours. Il me fallait paraître et graviter autour du trône. On n'avance qu'en se montrant. Mon père, dont j'étais le seul fils, n'eût pas admis de me laisser au fond d'une province. Il s'est félicité de me voir faire si rapidement mon chemin... J'étais très ignorant et n'avais guère d'esprit, mais j'étais beau.
– Voilà pourquoi vous n'avez jamais rencontré l'amour, dit Angélique comme se parlant à elle-même.
– Que si ! Il me semble qu'en ce domaine mes expériences sont nombreuses et diverses.
– Ce n'est pas l'amour, Philippe.
Elle se sentait gelée, triste et pleine de pitié comme devant un malheureux privé du nécessaire. « La mort du cœur est la pire ! » Qui donc lui avait dit cela un jour, avec cette mélancolie dédaigneuse des élus ? Le prince de Condé, l'un des plus grands seigneurs par le rang, la fortune et la gloire.
– N'avez-vous jamais aimé... au moins une fois, d'un sentiment exclusif... une femme ?
– Si... Ma nourrice sans doute. Mais c'est loin.
Angélique ne sourit pas. Elle le regardait avec gravité, les mains jointes sur ses genoux.
– Ce sentiment, murmura-t-elle, qui transpose en un seul être la grandeur de l'univers, la douceur de tous les rêves informulés, l'élan et la puissance de la vie...
– Vous parlez à merveille de ces choses. Non, ma foi, je ne crois pas que pour ma part j'aie jamais connu pareille exaltation... Pourtant, je vois un peu ce que vous voulez dire. Une fois, j'ai tendu la main mais le mirage s'est évanoui...
Ses paupières voilèrent son regard et, avec son visage lisse, le sourire léger de ses lèvres il revêtit l'expression énigmatique de ces gisants de pierre qu'on voit sur les tombeaux des rois. Jamais il ne lui avait paru si lointain qu'à l'instant où peut-être il se rapprochait d'elle.
– C'était au Plessis... Je venais d'avoir seize ans et mon père m'avait acheté un régiment. Nous séjournions en province pour le recrutement. Au cours d'une fête on me présenta une jeune fille. Elle avait mon âge, mais à mes yeux avertis ce n'était qu'une enfant. Elle portait une petite robe grise avec des nœuds bleus au corsage. J'avais honte qu'on me la désignât comme ma cousine. Mais quand je pris sa main pour la conduire à la danse je sentis cette main qui tremblait dans la mienne, et cela me causa une sensation nouvelle et merveilleuse. Jusqu'alors c'était moi qui avais toujours tremblé devant le désir impérieux des femmes mûres ou les taquineries piquantes des jeunes coquettes de la Cour. Cette fillette me rendait un pouvoir bafoué. Ses yeux admiratifs me versèrent un baume, une liqueur grisante, je me sentis devenir un homme et non plus un jouet ; un maître et non plus un valet... Cependant je la présentai en me moquant à mes camarades :
« Voici, dis-je la baronne de la Triste Robe. Alors elle s'enfuit ! Je regardai ma main vide et je fus saisi d'un sentiment intolérable. Celui que j'avais éprouvé le jour où un oiseau capturé dont j'avais fait mon ami s'était envolé de mes mains. Tout me parut gris. Je voulais la retrouver pour apaiser sa colère et voir à nouveau son regard transformé. Je ne savais comment m'y prendre car mes initiatrices ne m'avaient pas enseigné la façon de séduire une jouvencelle ombrageuse. En passant, j'ai pris un fruit dans une coupe, avec l'intention de le lui offrir par contenance... C'était une pomme je crois, rose et dorée comme son visage. Je l'ai cherchée dans les jardins. Mais je ne l'ai pas retrouvée ce soir-là...
« Que serait-il advenu si nous nous étions retrouvés ce soir-là ? » songeait Angélique.
« Nous nous serions regardés timidement... Il m'aurait offert une pomme. Et nous aurions marché sous la lune, nous reprenant la main... »
Deux adolescents blonds, par les allées murmurantes de ce parc où viennent rôder les biches de la forêt de Nieul... Deux adolescents envahis d'un bonheur ineffable, de celui qu'on ne peut goûter qu'à seize ans, lorsqu'on a envie de mourir sur la mousse en s'embrassant dans l'ombre... Angélique n'aurait pas surpris le secret du coffret au poison... Sa vie aurait peut-être suivi une autre destinée...
– Et cette jeune fille, ne l'avez-vous jamais retrouvée ? dit-elle à voix haute avec un soupir.
– Si. Beaucoup plus tard. Et voyez quel phénomène étrange et de quelles illusions la jeunesse peut parer ses premières passions. Car elle était devenue plus méchante, plus dure et à tout prendre, plus dangereuse que toutes les autres réunies.
Il étendit ses deux mains devant lui, doigts étalés, d'un air songeur.
– Que pensez-vous de mes bagues ? L'accord cette fois me semble parfait.
– Oui, en effet... Mais une seule bague au petit doigt, Philippe, c'est plus discret.
– Vous avez raison.
Il ôta les bagues superflues, les remit dans leurs écrins et agitant une sonnette donna l'ordre au valet d'aller quérir le jeune Cantor.
Lorsque l'enfant se présenta, Angélique et Philippe étaient demeurés silencieux l'un en face de l'autre.
Cantor avait une démarche décidée. Il s'exerçait à faire claquer les éperons de ses bottes car il revenait du manège. Ce qui ne l'empêchait pas de traîner avec lui son inséparable guitare.
– Ça, Monsieur, dit Philippe gaîment, il paraît que vous partez en guerre ?...
Le visage toujours un peu taciturne du petit garçon s'éclaira.
– M. de Vivonne vous a parlé de nos projets ?...
– Vous y souscrivez à ce que je vois.
– Oh ! Monsieur, me battre contre les Turcs, ce sera magnifique !
– Prenez garde. Les Turcs ne sont pas des agneaux. Ils ne se laisseront pas charmer par vos chansons.
– Ce n'est pas pour chanter que je veux suivre M. de Vivonne. C'est pour m'embarquer. Il y a longtemps que je pense à cela. Je veux m'en aller sur la mer !
Angélique tressaillit et ses mains se crispèrent. Elle revit son frère Josselin avec cette flamme dans le regard, elle l'entendit chuchoter passionnément : « Moi, je m'en vais sur la mer. » Ainsi le temps était déjà venu de la séparation !... On lutte pour ses enfants, on les met à l'abri, on travaille en se disant qu'un jour on vivra avec eux en jouissant de leur présence et qu'on apprendra à les connaître.
Et quand ce jour arrive, voilà !... Déjà ils sont grands. Voilà déjà qu'ils vous quittent.
Les yeux du petit Cantor étaient bien nets et sereins. Il savait où il voulait aller.
« Cantor n'a plus besoin de moi, se dit-elle. Je le sais. Il me ressemble tant. Est-ce que j'ai jamais eu besoin de ma mère ? Je courais la campagne, je mordais ma vie à pleines dents. À douze ans je suis partie pour les Amériques sans seulement regarder derrière moi... »
Philippe posa sa main sur les cheveux de Cantor.
– Votre mère et moi nous allons décider s'il convient de vous donner le baptême du feu. Peu de garçons à votre âge ont l'honneur d'entendre tonner le canon. Il faut être fort !
– Je suis fort, et je n'ai pas peur.
– Nous verrons, et nous vous ferons part de notre décision.
Le garçonnet s'inclina devant son beau-père et, très grave, sortit, pénétré de son importance.
Le marquis prit des mains de La Violette un chapeau de velours gris, dont il chassa d'une chiquenaude quelque poussière.
– Je verrai M. de Vivonne, dit-il, et me rendrai compte si ses intentions sont pures vis-à-vis de ce jouvenceau. Sinon...
– J'aimerais mieux le voir mort ! fit Angélique farouchement.
– Ne parlez pas comme une mère antique. Cela ne sied pas au monde où nous vivons. Pour moi, je pense que Vivonne est un esthète qui s'est engoué du petit artiste comme d'un oiseau familier. Pour lui c'est un bon départ. Sa charge ne vous coûtera pas un sol. Allons, raisonnez-vous et réjouissez-vous.
Il lui baisa la main.
– Je dois vous quitter, Madame. Le service du roi me requiert et les chevaux devront faire feu des quatre fers pour rattraper mon retard.
Comme au cours de cette nuit de fête où il lui avait offert un fruit cueilli aux jardins du roi, elle chercha son regard pâle et impénétrable.
– Philippe, la petite fille de jadis est toujours là, vous le savez.
Plus tard, dans le carrosse qui roulait à travers la campagne empourprée du soir, l'emmenant vers Saint-Germain, elle songeait à lui.
Elle savait maintenant que ce qui lui avait nui auprès de Philippe, c'était précisément l'expérience qu'elle avait des hommes. Elle savait trop de choses sur eux. Elle connaissait leurs points faibles, et elle avait voulu l'attaquer avec des armes éprouvées. Alors qu'elle et lui ne pouvaient se rejoindre que dans la virginité de leurs cœurs adolescents. Ils avaient été créés pour se rencontrer à seize ans, lorsqu'ils vivaient tous deux le temps des curiosités inavouables et dévorantes, la prescience des mystères dans leur pureté non encore ternie, ce temps où les jeunes corps subjugués par un désir neuf n'y abordent cependant qu'avec effroi et pudeur, se satisfont de peu, d'un frôlement de mains, d'un sourire, découvrant le paradis dans un baiser. Était-il trop tard pour retrouver les bonheurs perdus ? Philippe s'était égaré sur les chemins pernicieux. Angélique était devenue femme, mais les puissances de vie sont si grandes que tout peut refleurir, songeait-elle, comme au-delà des saisons glacées d'une terre durcie, refleurit le printemps.
*****
Et l'étincelle jaillit. À l'instant le plus inattendu, le feu qui couvait s'anima. Ce jour-là, Angélique se trouvait dans le salon de l'Hôtel du Plessis. Elle y était descendue pour examiner la pièce en vue de la grande réception qu'elle donnerait prochainement à la haute société de la capitale. Réception qui devrait être fastueuse, car il n'était pas exclu que le roi y assistât.
Angélique, avec une moue et de nombreux soupirs, fit le tour de l'immense salon, sombre comme un puits, garni d'un mobilier rigide datant du roi Henri IV et qu'éclairaient en vain deux énormes miroirs aux profondeurs glauques. En toutes saisons il y faisait glacial. Pour lutter contre le froid Angélique, dès son arrivée, avait fait disposer sur le dallage d'épais tapis persans enlevés à ses salons du Beautreillis, mais la douceur blanche de la laine garnie de rosés accentuait encore l'austérité des lourds meubles d'ébène. Elle en était là de son inspection lorsque Philippe entra, venant chercher des décorations dont il gardait les écrins dans un des secrétaires aux multiples tiroirs.
– Vous me voyez en souci, Philippe, lui expliqua-t-elle. Recevoir ici me déprime. Je n'en veux point à vos ancêtres, mais il est rare de trouver une demeure aussi mal commode que la vôtre.
– Vous plaignez-vous de vos appartements ? demanda le jeune homme sur la défensive.
– Non, mes appartements sont charmants.
– Ils m'ont coûté assez cher à retapisser, fit-il, rogue. J'ai vendu mes derniers chevaux pour cela.
– L'aviez-vous fait pour moi ?
– Et pour qui voulez-vous que ce soit ? bougonna Philippe en refermant brusquement un tiroir. Je vous épousais... contre mon gré, mais enfin je vous épousais. On vous disait raffinée, difficile. Je ne tenais pas à subir vos dédains de marchande cossue.
– Vous envisagiez donc de m'y installer dès notre mariage ?
– Cela me paraissait normal.
– Mais alors pourquoi ne m'y avez-vous pas conviée ?
Philippe s'approcha d'elle. Son visage était un mélange indéfinissable de sentiments confus, mais cependant Angélique eut l'impression stupéfiante qu'il rougissait.
– Il m'a semblé que les choses étaient si mal commencées entre nous qu'une invite de ma part essuierait un refus.
– Que voulez-vous dire ?
– Vous ne pouviez que m'avoir en horreur après ce qui s'était passé au Plessis... Je n'ai jamais craint l'ennemi, le roi m'en est témoin... Mais je crois que j'aurais préféré me trouver sous le feu de cent canons espagnols plutôt que d'avoir à vous rencontrer ce matin-là quand je me suis réveillé... après... Ah ! et puis, tout cela était de votre faute... J'avais bu... Est-ce qu'on se mêle d'exaspérer un homme qui a bu, comme vous l'avez fait... À plaisir... Vous me rendiez féroce. Vous mangiez, cria-t-il en la secouant, vous mangiez ce soir-là avec un appétit honteux, anormal, alors que vous saviez que je m'apprêtais à vous étrangler !
– Mais, Philippe, fit-elle médusée, je vous jure que je mourais de peur. Ce n'est pas ma faute si les émotions m'ont toujours donné faim... Vous vous intéressiez donc à moi ?
– Comment peut-on ne pas s'intéresser à vous ? cria-t-il, furieux. Qu'est-ce que vous n'iriez pas inventer pour vous faire remarquer ! Vous présenter devant le roi sans invitation... vous faire attaquer par les loups... Avoir des enfants... les aimer... que sais-je ? Ah ! vous n'êtes pas à court d'imagination... Bon Dieu ! quand j'ai vu votre cheval revenir les étriers vides, à Fontainebleau !...
Il passa brusquement derrière elle et la saisit aux épaules, les serrant à les briser. Il questionna à brûle-pourpoint :
– Vous étiez amoureuse de Lauzun ?
– De Lauzun ? Non, pourquoi ?
Elle rougit aussitôt, se rappelant l'incident de Fontainebleau.
– Vous songez encore à cette affaire. Philippe ? Moi, non, je l'avoue, et je suppose que Péguilin n'en fait pas plus de cas. Comment de telles stupidités peuvent-elles arriver ? Je me le demande avec colère contre moi-même. C'est le hasard des fêtes, la boisson, l'ambiance, un coup de dépit. Vous étiez si dur avec moi, si indifférent. Vous me sembliez vous souvenir que j'étais votre femme que pour m'injurier ou me menacer. C'est en vain que je me faisais belle... Je ne suis qu'une femme, Philippe !
« Le dédain est la seule épreuve qu'une femme ne puisse pas surmonter. Celui-ci lui ronge le cœur. Son corps s'ennuie, il se languit de caresses. On est à la merci d'un beau discoureur comme Péguilin. Tout ce qu'il m'a dit sur la beauté de mes yeux ou de ma peau m'a semblé alors rafraîchissant comme une source en plein désert. Et puis je voulais me venger de vous.
– Vous venger ? Oh ! Madame, vous intervertissez les rôles. C'était à moi de me venger et non à vous. N'est-ce pas vous qui aviez commencé en me forçant à vous épouser ?
– Mais je vous ai demandé pardon.
– Voilà bien les femmes ! Parce qu'elles ont demandé pardon elles s'imaginent que tout est effacé. N'empêche que j'étais bel et bien votre époux sous la menace. Croyez-vous que pour effacer un aussi grand dommage il vous suffisait seulement de demander pardon ?...
– Que pouvais-je faire de plus ?
– Expier ! cria-t-il en levant la main comme pour la battre.
Mais comme il y avait une lueur gaie au fond de ses yeux bleus elle sourit.
– L'expiation est parfois douce, dit-elle. Nous sommes loin du chevalet et du fer rouge sous les pieds.
– Ne me provoquez pas. Je vous ai ménagée il est vrai. J'ai eu tort. Je sens déjà qu'avec la science inimaginable de votre sexe vous êtes en train de me paralyser dans vos lacets comme un simple lapin de garenne dans ceux d'un braconnier.
Elle rit en renversant doucement la tête en arrière pour l'appuyer contre l'épaule de Philippe. Il n'aurait eu qu'un geste imperceptible à faire pour poser ses lèvres sur sa tempe ou sur ses paupières. Il ne le fit pas mais elle sentit ses mains se crisper sur sa taille et son souffle se précipiter.
– Mon indifférence vous pesait, dites-vous ? J'avais pourtant eu l'impression que nos rapports vous étaient pénibles, pour ne pas dire odieux.
Le rire d'Angélique s'égrena.
– Oh ! Philippe. Avec une seule once d'amabilité de votre part nos rapports m'auraient paru enchanteurs. C'était un si beau rêve, dont j'avais gardé l'image au fond de mon cœur depuis le jour où vous m'aviez donné la main en me présentant « Voici la baronne de la Triste Robe ». Je vous aimais déjà alors.
– La vie... et mon fouet se sont chargés de détruire le rêve.
– La vie peut reconstruire... et vous pourriez laisser votre fouet de côté. Je n'ai jamais renoncé à mon rêve. Et même quand nous étions séparés, dans le secret de mon cœur je...
– Vous m'attendiez parfois ?
Les paupières closes d'Angélique faisaient sur ses joues pâles une douce ombre de mauve.
– Je vous attends toujours.
Elle sentait les mains de Philippe autour de ses seins devenir en les frôlant fébriles et tourmentées.
Il grommela et jura tout bas et elle se retint de rire. Alors il se pencha brusquement pour baiser cette gorge souple et frémissante.
– Vous êtes si extraordinairement belle, si extraordinairement femme ! murmura-t-il. Et moi... je ne suis qu'un soudard maladroit.
– Philippe !
Elle regardait, surprise.
– Quelle sottise avancez-vous là ! Méchant, cruel, brutal, oui vous l'êtes. Mais maladroit ? Non. Non, ce reproche ne me serait pas venu à l'esprit. Vous ne m'avez pas donné, malheureusement, l'occasion de mesurer une faiblesse qui est souvent celle des amants trop épris. – Voilà pourtant un reproche que les belles m'ont adressé souvent. Je les décevais, paraît-il. À les en croire, un homme doué de la perfection physique d'Apollon devrait atteindre aussi des records... surnaturels.
Angélique rit de plus belle, grisée par l'approche d'une folie qui semblait fondre sur eux comme l'épervier chasseur tombe d'un ciel de lumière. Quelques secondes auparavant ils n'étaient que disputes. Maintenant les doigts du gentilhomme s'impatientaient à l'encolure de son corsage.
– Doucement, Philippe, par grâce. Vous n'allez pas mettre en pièce ce plastron de perles qui m'a coûté 2 000 écus. On dirait que vous n'avez jamais pris la peine de déshabiller une femme.
– Précaution futile en effet ! Quand il suffit de lever une jupe pour...
Elle lui posa deux doigts sur la bouche.
– Ne recommencez pas à être grossier, Philippe, vous ne savez rien de l'amour, vous ne savez rien du bonheur.
– Eh bien, guidez-moi, belle dame. Enseignez-moi ce que vos pareilles attendent d'un amant beau comme un dieu.
Il y avait de l'amertume dans sa voix. Elle lui jeta les bras autour du cou, abandonnée, pesante, les jambes lâches, et doucement il l'entraîna dans la douceur moelleuse du tapis de haute laine.
– Philippe, Philippe, murmura-t-elle, croyez-vous que ce soit tout à fait l'heure et le lieu pour une telle leçon ?
– Pourquoi pas ?
– Sur le tapis ?
– Oui-da, sur le tapis. Soudard je suis, soudard je reste. Si je n'ai plus le droit de prendre ma propre femme dans ma propre demeure, alors je refuse de m'intéresser à la Carte du Tendre.
– Mais quelqu'un pourrait entrer ?
– Qu'importe ! C'est maintenant que je vous veux. Je vous sens chaude, émue, accessible. Vos yeux brillent comme des étoiles, vos lèvres sont mouillées...
Il guettait ce visage renversé, aux joues marbrées d'une fièvre rose.
– Allons, jeune cousine, jouons un peu ensemble, et mieux qu'en notre jeunesse...
Angélique eut une sorte de petit cri vaincu et tendit les bras. Elle n'était plus en état de résister ni d'échapper à l'égarement du désir. Ce fut elle qui l'attira.
– Ne soyez pas trop hâtif, mon bel amant, chuchota-t-elle. Laissez-moi le temps d'être heureuse.
Passionnément il la saisit et l'envahit, pénétré d'une curiosité nouvelle qui, pour la première fois, le rendait attentif à la femme, et surpris de voir les yeux verts d'Angélique dont il redoutait la dureté se voiler peu à peu d'une anxiété rêveuse. Elle oubliait de se raidir ; il n'y avait plus au coin de sa bouche ce défi qu'il y avait lu si souvent, mais ses lèvres entrouvertes tremblaient légèrement sous le souffle de son effort. Elle n'était plus son ennemie. Elle lui faisait confiance. Cela lui donnait le courage de la rechercher avec douceur et, frappé par instants de révélations éblouissantes, il comprenait qu'elle l'entraînait vers des voies neuves et mystérieuses. Un espoir commençait de naître, un espoir montait en lui, avec le flux régulier de la volupté. L'heure allait venir d'une rencontre enivrante, l'heure était venue pour lui de faire vibrer l'instrument de cette féminité délicieuse qui s'était si longtemps refusée. Tâche délicate qui réclamait des soins patients. Toute sa maîtrise et sa virilité en éveil, il avançait vers une proie qui ne se dérobait plus. Il pensait qu'elle l'avait humilié et qu'il l'avait haïe jusqu'à la souffrance. Mais en la regardant il sentait son cœur se fendre sous la poussée d'un sentiment inconnu. Où était la fière jeune femme qui l'avait bravé ? Il la voyait tout à coup se remettre à lui comme une blessée effrayée, et soudain elle avait de petits gestes inachevés qui semblaient demander grâce. Tour à tour frémissante Ou folle de langueur, roulant la tête de droite à gauche, d'un mouvement doux et machinal, sur la nappe épandue de ses cheveux d'or, elle se détachait lentement d'elle-même, atteignait ce lieu immatériel et obscur où deux êtres se retrouvent seuls avec leur plaisir.
Au long frémissement qui la secoua brusquement il sut que le moment approchait où il serait son maître. Chaque seconde qui passait l'exaltait davantage, le pénétrant d'un sentiment de victoire jamais ressenti, d'une force conquérante qui s'élançait sûre d'elle-même pour atteindre sa récompense. Il était le guerrier vainqueur d'un difficile tournoi, dont l'enjeu, maintes fois, eût pu lui échapper mais qu'il gagnait par sa vigilance et sa valeur. Il n'avait plus à la ménager. Elle se tendait dans ses bras comme un arc vivant. Tenacement sollicitée, à l'extrême limite de sa résistance, elle n'était plus qu'attente, angoisse et bonheur. Elle céda enfin et il perçut la réponse secrète de cette chair, éveillée par lui et réjouie de délices. Alors il s'y abandonna. Il savait que c'était cela qui lui avait manqué toute sa vie ; sa joie à elle, l'aveu de son corps docile et gourmand, qui se rassasiait longuement, tandis qu'elle reprenait vie avec de grands soupirs éperdus.
– Philippe !
Il pesait sur son cœur. Il cachait son visage contre elle et parce que la réalité lui revenait avec le décor austère du vieux salon des du Plessis, Angélique commençait à s'inquiéter de son mutisme. Instants trop courts de l'abandon. Elle n'osait croire à son propre délire, à l'ivresse qui la laissait presque tremblante et faible jusqu'aux larmes.
– Philippe !
Elle n'osait lui dire combien elle était reconnaissante du soin qu'il avait pris d'elle. L'avait-elle déçu ?
– Philippe !
Il releva la tête. Son visage demeurait énigmatique mais Angélique ne s'y trompa pas. Un très doux sourire entrouvrit ses lèvres et elle posa un doigt sur la moustache blonde où perlait une fine sueur.
– Mon grand cousin...
*****
Naturellement il advint ce qui devait advenir. Quelqu'un entra. C'était un laquais qui introduisait deux visiteurs : M. de Louvois et son père, le vieux et terrible Michel Le Tellier. Le vieux en perdit son lorgnon. Louvois devint cramoisi. Outrés, tous deux se retirèrent. Le lendemain Louvois devait conter l'anecdote à toute la Cour.
– En plein jour !... avec un mari !
Les amants et les soupirants de la belle marquise pouvaient-ils supporter cette insulte ? Un mari ! Un rival domestique ! La volupté à domicile !...
Mme de Choisy s'en alla à travers la Galerie de Versailles, répétant indignée :
– En plein jour !... En plein jour !...
On en fit des gorges chaudes au lever du roi.
– Le roi n'a pas tant ri qu'on l'eût cru, remarqua Péguilin.
Il n'était pas le seul à avoir deviné le dépit secret du souverain.
– Tout ce qui touche votre personne lui est sensible, expliqua Mme de Sévigné à Angélique. Il vous réconciliait de bon cœur avec un époux irascible. Mais point ne faut exagérer le dévouement. M. du Plessis a mis trop de zèle à contenter son souverain. Il paiera peut-être d'une disgrâce, de n'avoir pas compris que certains ordres ne réclament pas une exécution trop précise.
– Prenez garde à la compagnie du Saint-Sacrement, ma chère, glissa Athénaïs avec une grimace méchante. Voilà de quoi les irriter.
Angélique se défendit, le feu aux joues.
– Je ne vois pas ce que la compagnie du Saint-Sacrement peut y trouver à redire. Si je ne peux recevoir les hommages de mon mari, sous mon toit...
Athénaïs pouffa derrière son éventail.
– En plein jour... et sur le tapis ! Mais c'est le comble du vice, ma chère ! Ça ne se pardonne qu'avec un amant.
Philippe, indifférent aussi bien aux plaisanteries qu'aux sarcasmes, et peut-être les ignorant, passait, superbe. Le roi eut pour lui des duretés ; il ne parut pas les remarquer. Dans la fièvre des dernières grandes fêtes que le roi donnait avant les campagnes d'été, Angélique ne pouvait se rapprocher de lui.
Chose étrange, Philippe était redevenu glacé à son égard et quand elle lui parla, au hasard dans le bal, il lui répondit d'un ton rogue. Elle finit par se dire qu'elle avait rêvé le doux instant paré de perfection qu'elle tenait au creux de son souvenir comme une rose épanouie aux pétales de pourpre. Mais les doigts du monde s'étaient acharnés à massacrer la fleur délicate, au point qu'elle en rougissait encore. Et Philippe était bien à l'image de ce monde, rustre et méchant. Elle ignorait que Philippe était la proie de sentiments complexes inusités pour lui, où les reproches de son orgueil se mêlaient à une sorte de peur panique que lui inspirait Angélique. Il ne s'était senti la force de la dominer que par la haine. Si ce rempart cédait il tomberait dans l'asservissement. Or, il s'était juré de ne jamais se laisser asservir par une femme. Et il lui arrivait maintenant, lorsqu'il évoquait certaines nuances de son sourire, certains de ses regards, de se sentir malade comme un adolescent. Des timidités anciennes le reprenaient. Obnubilé par une vie libertine où il avait connu plus de dégoûts que de satisfactions, il doutait d'avoir goûté un tel instant d'harmonie surnaturelle au cours d'une union physique avec un de ces êtres exécrés et méprisables que représentaient pour lui les femmes. Fallait-il s'avouer que c'était cela qu'on nommait l'amour ? Ou n'était-ce qu'un mirage ? La peur de décevoir à nouveau le torturait. Il en mourrait de dépit, se disait-il, et de chagrin aussi. Mieux valait le cynisme et le viol !...
Angélique, qui n'eût jamais imaginé de tels tourments derrière ce visage insensible, éprouvait peu à peu une cruelle déception. Les brillantes fêtes ne réussissaient pas à l'en distraire. Les attentions du roi pour elle l'irritaient et ses regards appuyés coulaient dans ses veines un malaise. Pourquoi Philippe l'abandonnait-il ?
Un après-midi où toute la Cour applaudissait Molière, dans le théâtre de verdure, elle se sentit envahie d'une grande mélancolie. Il lui semblait qu'elle était redevenue cette petite fille pauvre et farouche parmi les pages moqueurs qui, au château du Plessis, s'était enfouie dans la nuit, le cœur lourd de regrets et de tendresse bafouée. Le même désir de fuir l'envahit. « Je les hais tous », pensa-t-elle. Et sans bruit elle quitta le château et fit appeler son carrosse. Elle devait plus tard se rappeler le mouvement impulsif qui l'avait arrachée à Versailles, et le nommer « pressentiment ». Car lorsqu'elle parvint, au soir, devant l'hôtel du faubourg Saint-Antoine, un grand remue-ménage y régnait et La Violette la prévint que son maître était envoyé sur le front de Franche-Comté, et devait partir demain matin à l'aube. Philippe soupait, seul devant deux flambeaux d'argent, dans la salle à manger aux boiseries noires. À la vue d'Angélique, en vaste manteau de taffetas rose, il fronça les sourcils.
– Que venez-vous faire ici ?
– N'ai-je pas le droit d'y revenir quand bon me semble ?
– Vous étiez requise à Versailles pour plusieurs jours.
– J'ai eu l'impression que j'allais tout à coup périr d'ennui ; alors j'ai planté là tous ces gens insupportables.
– J'espère que votre excuse est fausse, car elle serait inadmissible et vous risqueriez de mécontenter le roi... Qui vous a prévenue de mon départ ?
– Personne, vous dis-je. Je tombe de surprise à la vue de ces préparatifs. Ainsi vous seriez parti sans même me dire adieu ?
– Le roi m'avait prié d'entourer ce départ de la plus grande discrétion, et particulièrement de vous le celer. On sait que les femmes sont incapables de tenir leur langue.
« Le roi est jaloux », faillit lui crier Angélique. Philippe ne voyait donc rien, ne comprenait donc rien, à moins qu'il ne feignît l'ignorance ?
Angélique s'assit à l'autre bout de la table et prit le temps d'ôter ses gants de fine peau marqués de perles.
– C'est étrange. La campagne d'été n'est pas commencée. Les troupes sont encore dans leurs quartiers d'hiver. Je ne connais personne pour l'instant dont le roi se soit départi sous prétexte de guerre. Votre envoi ressemble fort à une disgrâce, Philippe.
Le jeune homme la regarda, en silence, si longuement qu'elle crut qu'il n'avait pas entendu.
– Le roi est le maître, dit-il enfin.
Il se leva avec raideur.
– Je dois me retirer car il se fait tard. Prenez bien soin de votre santé en mon absence, Madame. Je vous fais mes adieux.
Angélique leva vers lui des yeux bouleversants. « N'aurions-nous pas de meilleurs adieux à nous faire ? » semblait-elle implorer.
Il ne voulut pas comprendre. Incliné, il baisa seulement la main qu'elle lui tendait. Dans le secret de sa chambre la petite cousine pauvre se mit à pleurer. Elle versait les larmes qu'elle avait retenues jadis dans sa fierté d'adolescente. Des larmes découragées, désespérées.
– Jamais je ne comprendrai ce garçon ! Jamais je n'en viendrai à bout.
Il allait partir pour la guerre. Et s'il ne revenait pas ?... Oh ! il reviendrait. Ce n'était pas cela qu'elle craignait. Mais l'heure de grâce serait passée. Par la fenêtre ouverte sur les jardins tranquilles, la lune entrait, et l'on entendait un rossignol chanter. Angélique redressa son visage mouillé. Elle se dit qu'elle aimait cette demeure où s'étouffaient les bruits, parce que c'était celle où elle avait vécu avec Philippe. Bizarre intimité que la leur, qui ressemblait plutôt à une décevante partie de cligne-musette, chacun courant à ses atours, à ses essayages entre deux obligations à la Cour, deux voyages, deux chasses à courre...
Mais il y avait eu aussi ces moments fugitifs et comme volés à l'avidité mondaine, ces instants où Philippe s'était assis près d'elle pour la regarder nourrir le petit Charles-Henri, ces conversations où ils avaient ri en se regardant, ce matin où Philippe enfilait ses bagues en l'écoutant parler de Cantor, et ce jour si proche où ils s'étaient laissés aller à la folie de leurs corps et où il l'avait prise avec une ardeur attentive qui ressemblait à de l'amour. Brusquement elle n'y put tenir. Elle se revêtit, s'enveloppa dans son nuageux peignoir de linon blanc, et vivement, sur ses pieds nus, traversant la petite galerie, elle courut jusqu'à la chambre de Philippe.
Elle entra sans frapper. Il dormait, nu, en travers du lit. Les lourds draps de dentelle ayant glissé à demi à terre découvraient sa poitrine musclée, à laquelle la lueur atténuée du clair de lune donnait le brillant et la pâleur du marbre. Son visage était différent dans le sommeil. La chevelure courte et bouclée qu'il portait sous sa perruque, ses longs cils, sa bouche renflée, lui communiquaient cet air d'innocence et de sérénité que l'on voit aux statues grecques. La tête légèrement rejetée vers l'épaule, les mains abandonnées, il semblait sans défense.
Angélique, au pied du lit, retint son souffle pour mieux l'observer. Son cœur était étreint par tant de beauté, par des détails inconnus d'elle et qu'elle découvrait pour la première fois ; une petite chaîne d'or avec une croix enfantine à son cou de gladiateur, un grain au sein gauche, des cicatrices qui çà et là avaient laissé le souvenir de la guerre et des duels. Elle posa sa main sur son cœur pour en surprendre les battements. Il eut un léger mouvement. Glissant hors de son peignoir, elle se blottit doucement près de lui. Sa chaleur d'homme bien portant, le contact de sa peau lisse l'enivrèrent. Elle se mit à baiser ses lèvres, elle prit sa tête pour l'appuyer, lourde et pesante, contre sa poitrine. Il remua, la rencontra dans son demi-sommeil.
– Toute belle, murmura-t-il tandis que sa bouche effleurait son sein d'un mouvement d'enfant affamé.
Presque aussitôt il se dressa, l'œil mauvais.
– Vous ?... Vous ici ! Quelle insolence ! Quelle...
– Je suis venue vous faire mes adieux, Philippe, mes adieux à ma façon.
– La femme doit attendre le bon plaisir de son mari et non pas s'imposer à lui. Déguerpissez !
Il l'empoigna pour l'envoyer hors du lit mais elle se cramponna, suppliant tout bas :
– Philippe ! Philippe, gardez-moi ! Gardez-moi cette nuit près de vous.
– Non.
Il dénouait ses bras avec fureur mais elle l'enlaçait de nouveau et elle était assez fine pour deviner, à bien des signes, que sa présence n'était pas sans l'émouvoir.
– Philippe, je vous aime... gardez-moi dans vos bras !
– Que venez-vous y chercher, sacrebleu ?
– Vous le savez bien.
– Petite impudique ! N'avez-vous pas assez d'amants pour contenter vos embrasements ?
– Non, Philippe. Je n'ai pas d'amants. Je n'ai que vous. Et vous allez partir pour de longs mois !
– C'est donc cela qui vous manque, petite p... Pas plus de dignité qu'une chienne en chaleur !
Un bon moment il continua à jurer, la traitant de tous les noms, mais il ne la repoussait plus et elle se blottissait étroitement, écoutant ses insultes comme la plus tendre des déclarations d'amour. À la fin il poussa un profond soupir, lui saisit les cheveux pour lui renverser la tête en arrière. Elle souriait et le regardait. Elle était sans peur. Elle avait toujours été sans peur. C'était cela qui l'avait vaincu. Alors avec un dernier juron il l'enlaça. Ce fut une étreinte silencieuse et qui, chez Philippe, cachait la crainte d'une défaillance. Mais la passion d'Angélique, la joie presque naïve qu'elle éprouvait à être dans ses bras, son habileté de femme amoureuse, bonne servante d'un plaisir qu'elle partageait, eurent raison de ses doutes. L'étincelle jaillit, devint brasier, consuma en Philippe les mauvaises hantises. D'un cri sourd qui trahissait la violence de son plaisir, Angélique sut le combler d'orgueil. Il n'avouait rien. L'heure des bouderies, des rancœurs de la guerre sournoise qui les avait dressés l'un contre l'autre, était encore trop proche. Il chercherait encore à lui mentir. Il ne la voulait pas rassurée. Et comme elle s'attardait, gisante à ses côtés, dans l'entremêlement de ses longs cheveux dénoués :
– Allez-vous-en ! lui dit-il brutalement.
Elle obéit cette fois avec une docilité empressée et caressante qui lui donna envie de la battre, ou. de l'embrasser follement. Il serra les dents, lutta contre le regret de la voir disparaître et le désir de la retenir, de la garder encore jusqu'à l'aube, blottie dans le creux de son coude, dans l'ombre chaude de son corps, ainsi qu'une petite bête palpitante et songeuse. Folie ! Futilités. Faiblesse dangereuse. Vivement que le vent des batailles et le souffle des boulets dispersent tout cela !
*****
Peu après le départ du maréchal du Plessis-Bellière, ce fut le tour du petit Cantor de rejoindre les armées. Au dernier moment, Angélique eût voulu y renoncer. Elle se sentait terriblement triste et assaillie de sombres pressentiments. Elle avait commencé d'écrire souvent à Philippe en Franche-Comté, mais il ne répondait jamais. Ce silence, quoiqu'elle voulût s'en défendre, la déprimait. Quand Philippe lui avouerait-il qu'il l'aimait ? Peut-être jamais. Peut-être était-il incapable d'aimer ? Ou de s'apercevoir qu'il l'aimait. Ce n'était pas un philosophe, mais un guerrier. Croyant de bonne foi qu'il la détestait il essayait encore de le lui prouver. Mais il ne pourrait pas effacer ce qui avait jailli entre eux, la complicité inavouée de la jouissance qui les rejetterait encore l'un vers l'autre, hagards et faibles. Contre cela, ni les dévots cafards, ni les libertins moqueurs, ni le roi, ni Philippe lui-même, ne pourraient rien. Angélique fit effort pour s'occuper du départ de Cantor. Elle disposait de peu de temps. Cantor s'en alla.
Angélique, entraînée en d'innombrables réceptions, n'eut guère le temps de s'appesantir sur l'émotion de ce matin brumeux où le petit garçon, rouge de plaisir, se hissa dans le carrosse du duc de Vivonne, accompagné de son précepteur Gaspard de Racan. L'enfant était vêtu d'un costume de moire verte qui seyait à ses yeux, avec beaucoup de dentelles et de rosettes de satin. Ses cheveux frisés étaient coiffés d'un grand chapeau de velours noir garni de plumes blanches.
Sa guitare enrubannée l'encombrait. Il la tenait précieusement contre lui à la façon des enfants pour leur jouet préféré. C'était le dernier présent d'Angélique. Une guitare en bois des îles, incrustée de nacre et que le plus grand luthier de la capitale avait dessinée et montée pour lui.
Barbe sanglotait dans l'ombre de la porte cochère. Angélique ne voulait pas s'émouvoir. C'était la vie ! Les enfants s'en vont. Mais chaque étape arrache des liens ténus et qu'on ignorait, au cœur des mères...
Elle s'informa désormais avec un intérêt accru des affaires de la Méditerranée. En partant pour donner leur appui aux Vénitiens contre les Turcs qui voulaient s'emparer du dernier bastion de la chrétienté en Méditerranée, les galères françaises se trouvaient revêtues d'une mission céleste et le duc de Vivonne et ses troupes méritaient le nom de Croisés. Angélique souriait doucement en songeant au petit Cantor, rouage minuscule et innocent de la sainte expédition. Elle l'imaginait assis à la proue d'un navire, les rubans de sa guitare flottant dans le bleu du ciel.
Elle profita de ses rares moments de loisirs à Paris pour reprendre contact avec Florimond. Souffrait-il d'être séparé de Cantor ? N'était-il pas jaloux d'avoir vu son cadet s'établir si brillamment et convié déjà à l'honneur des batailles ? Elle s'aperçut vite que si Florimond se présentait fort poliment devant elle, il lui coûtait de demeurer tranquille, ne serait-ce que dix minutes. Des occupations multiples l'attendaient : monter son cheval, nourrir son faucon, soigner son dogue, fourbir son épée, se préparer pour accompagner au manège ou à la chasse monseigneur le Dauphin. Il ne se montrait patient que lorsqu'une leçon de latin avec l'abbé de Lesdiguières était en vue.
– Ma mère et moi nous causons, disait-il alors à son précepteur, qui se retirait n'osant insister.
La conversation se passait surtout en démonstration des talents de duelliste de messire Florimond. Sous des dehors sensibles et fragiles il avait des goûts terriblement « garçon ». Il ne rêvait que pourfendre, vaincre, tuer et défendre son honneur. Il n'était heureux qu'une épée à la main et s'exerçait déjà à tirer au mousquet. Il trouvait monseigneur le Dauphin bien empoté.
– J'essaie un peu de le dégourdir, mais hélas ! soupirait-il. De vous à moi, ma mère, je vous le dis, mais il ne faudrait pas que ma réflexion parvienne à d'autres oreilles. Cela pourrait nuire à ma carrière.
– Je sais, je sais, mon fils, approuvait Angélique en riant, un peu inquiète cependant de cette précoce sagacité.
Elle savait aussi que le petit Dauphin aurait suivi Florimond au bout du monde, subjugué par ses yeux noirs pleins de feu et sa vitalité militaire. Oui, Florimond était charmant. Il plaisait et il réussissait en tout. Elle le soupçonnait d'être profondément égoïste... comme tous les enfants sans doute.
Mais elle mesurait avec une subtile mélancolie que lui aussi s'était éloigné d'elle. Il virevoltait, l'épée au poing.
– Regardez... Regardez-moi, ma mère. Je coupe, je feinte... Et je me fends... Voilà, en plein cœur... Mon adversaire est à terre... Mort !
Il était beau. La passion de vivre avait allumé sa flamme en lui. Mais dans la peine, voudrait-il encore pleurer sur son épaule ! Les cœurs d'enfant mûrissent vite au brillant soleil de la Cour...
*****
La nouvelle de la défaite du cap Passero parvint au milieu de juin, en pleine fête, la dernière que donnait le roi avant d'entreprendre sa campagne de Lorraine. On sut que les galères de M. de Vivonne avaient été assaillies au large de la Sicile par une flottille barbaresque que dirigeait un renégat algérois dont les exploits étaient célèbres en Méditerranée et qu'on surnommait le Resquator.
Vivonne avait dû se réfugier dans une baie à l'abri du cap Passero. Il se montrait fort abattu. Ce n'était pourtant qu'une escarmouche. Deux galères seulement sur les vingt qu'il commandait avaient été coulées. Il est vrai que l'une d'elles portait une grande partie des gens de sa maison, et M. de Vivonne avait eu le désagrément de voir disparaître au fond de l'eau ses trois gentilshommes, ses dix officiers de bouche, ses quatre valets, les vingt choristes de sa chapelle, son aumônier, son maître d'hôtel, son écuyer, et son petit page avec sa guitare.