Chapitre 12
Philippe l'attendait au seuil de la tente royale. Grave dans son costume de velours bleu soutaché d'or, il s'inclina, lui prit la main et la conduisit, le poing haut levé, à travers les groupes vers la table couverte de dentelles et d'orfèvrerie où le roi allait prendre place.
– Je vous salue, Monsieur mon mari, dit Angélique à mi-voix.
– Je vous salue, Madame.
– Vous verrai-je ce soir ?
– Si le service du roi m'en laisse le loisir.
Son visage restait froid mais ses doigts serrèrent les siens d'un geste complice. Le roi les regardait s'avancer.
– Y a-t-il plus beau couple que le marquis et la marquise du Plessis-Bellière ? dit-il à son grand chambellan.
– Sire, en effet.
– Ce sont aussi tous deux d'aimables et fidèles serviteurs, dit le roi tristement. M. de Gesvres le regarda du coin de l'œil.
Angélique plongeait dans sa grande révérence. Le roi lui prit la main pour la relever. Elle rencontra son regard sombre qui la détaillait, depuis sa coiffure blonde entremêlée de pierreries jusqu'à son fin soulier de satin blanc, dépassant la robe de brocart garnie de guirlandes de bleuets. Elle était la seule femme conviée au souper du roi et parmi tous les seigneurs qui se pressaient là il y en avait beaucoup qui, depuis de longs mois de campagne, n'avaient eu le plaisir de contempler une aussi jolie femme.
– Marquis tu es bienheureux, dit le roi, de posséder pareil trésor. Pas un homme ce soir – et ton souverain est parmi eux – qui n'envie ta fortune. Au moins n'en es-tu pas dédaigneux, nous voulons l'espérer. La fumée des combats, l'odeur de la poudre et la griserie des victoires t'ont parfois rendu aveugle, nul ne l'ignore, au charme du beau sexe.
– Sire, il y a certaines lumières qui peuvent rendre la vue aux aveugles et donner le goût d'autres victoires.
– La réponse est bonne, dit le roi en riant. Madame, recueillez vos lauriers.
Il tenait toujours l'une des mains d'Angélique dans la sienne mais, d'un de ces gestes pleins de séduction dont il avait le secret et qu'il se permettait plus volontiers dans l'atmosphère familière des camps, il mit un bras autour des épaules de Philippe.
– Mars, mon ami, fit-il à mi-voix, le sort te comble mais je n'en serai point jaloux. Ton mérite et ta fidélité me sont chers. Te souviens-tu de ce premier combat, quand nous marchions sur nos quinze ans, et que le souffle d'un boulet a enlevé mon chapeau ? Tu as couru sous la mitraille pour le ramasser.
– Sire, je m'en souviens.
– C'était folie de ta part. Et tu en as fait bien d'autres depuis à mon service.
Le roi était un peu moins grand que Philippe, brun près de sa blondeur, mais tous deux se ressemblaient par les harmonieuses proportions de leurs corps souples et musclés, rompus comme ceux des jeunes gens de leur époque par des exercices d'académie, l'équitation et le précoce apprentissage de la guerre.
– La gloire des armes peut faire oublier l'amour, mais l'amour peut-il faire oublier l'amitié des armes ?
– Non, Sire, je ne le crois point.
– Telle est aussi mon opinion... Ça, Monsieur le Maréchal, c'est assez philosophé pour nous autres soldats. Madame, mettez-vous à table.
Philippe restait debout, assistant le grand chambellan. Seule femme de l'assemblée, Angélique, à la droite du roi, faisait figure de reine. Le chaud regard du roi guettait son profil penché, et le reflet du lourd pendant d'oreille qui à chacun de ses mouvements caressait d'un éclair sa joue veloutée.
– Vos scrupules, Madame, sont-ils apaisés ?
– Sire, la bonté de Votre Majesté me confond.
– Il ne s'agit pas de bonté. Hélas, Bagatelle ma chère que pouvons-nous contre l'amour ? dit le roi sur un ton de passion triste. C'est un sentiment qui ne connaît pas de demi-mesure. Si je ne puis agir avec bassesse, je suis contraint d'agir avec grandeur et tout homme ordinaire, dans mon cas, s'y trouverait contraint de même... Avez-vous remarqué combien votre fils remplit bien son office ?
Il lui désigna Florimond qui assistait le grand Échanson. Quand le roi demandait à boire, le grand Échanson averti par le contrôleur ordinaire allait prendre au buffet un plateau sur lequel étaient préparés une carafe pleine d'eau, une autre pleine de vin et un verre à pied, puis il s'avançait vers le grand chambellan, précédé du petit page qui portait « l'essai ». C'était une tasse d'argent dans laquelle le grand chambellan versait un peu d'eau et de vin. Le chef de l'échansonnerie la buvait. Preuve étant faite ainsi que la boisson du roi n'était pas empoisonnée, on remplissait son verre, tenu pieusement par Florimond. Le petit garçon s'acquittait de ces rites avec une gravité d'enfant de chœur. Le roi lui adressa deux mots, le félicitant de son adresse et Florimond remercia en inclinant sa tête bouclée.
– Votre fils ne vous ressemble pas, avec ses yeux et ses cheveux noirs. Il y a en lui la grâce brune des gens du Sud.
Angélique pâlit et rougit. Son cœur se mit à battre de façon désordonnée. Le roi posa sa main sur la sienne.
– Comme vous êtes émotive ! Quand donc cesserez-vous de craindre ? Vous n'avez pas encore compris que je ne vous ferai aucun mal ?
En se levant, la main qu'il posa sur sa taille pour la faire passer devant lui la troubla plus qu'un geste osé.
Elle revint avec Philippe à travers le camp où les feux des bivouacs mêlaient leurs rougeoiements au halo doré des chandelles qu'on allumait sous les tentes des princes et des officiers.
Celle du maréchal du Plessis était de satin jaune rebrodée d'or. Une merveille d'élégance guerrière qui abritait deux fauteuils de bois précieux, une table basse à la turque, des coussins de lamé d'or pour s'asseoir. Le sol était recouvert de tapis somptueux, et une sorte de divan également garni de tapisserie conférait à l'ensemble un luxe oriental. Un luxe qui avait été plus d'une fois reproché au beau marquis. Le roi en campagne n'était pas si bien logé que lui, mais le cœur d'Angélique s'attendrit, ému par une soudaine révélation. Ne fallait-il pas plus de force d'âme, d'intransigeante volonté, pour charger l'ennemi en col de dentelle et pour paraître, au soir d'une bataille, les doigts bagués, la moustache parfumée, les bottes étincelantes, que pour accepter la sueur, la crasse et les poux comme les inévitables compagnons des campagnes militaires ?
Philippe dégrafa son baudrier. La Violette entra, suivi d'un adolescent qui était en service près du maréchal. Ils disposèrent une collation de fruits, de vins et de gâteaux sur la table. Le valet s'approcha de son maître pour l'aider à se dévêtir, mais celui-ci d'un geste impatient le renvoya.
– Dois-je faire appeler vos femmes ? demanda-t-il à Angélique.
– Je ne crois pas que ce soit nécessaire.
Elle avait laissé les demoiselles Gilandon et Javotte à la garde de l'aubergiste, n'amenant que la Thérèse, qui était une fille peu farouche. Après avoir aidé sa maîtresse à revêtir ses atours, elle avait d'ailleurs disparu et il serait vain sans doute de partir à sa recherche.
– Vous m'aiderez, Philippe, dit Angélique avec un sourire. Je crois que j'ai encore bien des choses à vous apprendre dans ce domaine.
Elle s'approcha de lui pour poser sa tête d'un geste câlin sur son épaule.
– Content de me revoir ?
– Hélas ! oui.
– Pourquoi hélas ?
– Vous prenez trop de pouvoir sur ma pensée. Je fais connaissance avec les tourments inconnus de la jalousie.
– Pourquoi vous tourmenter ? Je vous aime.
Il posa son front sans répondre sur son épaule. Dans la pénombre Angélique revoyait les yeux brûlants du roi.
Au-dehors un soldat se mit à jouer sur son fifre une ritournelle mélancolique. Angélique frissonna. Il faudrait s'en aller, quitter Versailles et ses fêtes, ne plus voir le roi.
– Philippe, dit-elle, quand reviendrez-vous ? Quand apprendrons-nous à vivre ensemble ?
Il l'écarta pour la regarder avec ironie.
– Vivre ensemble, répéta-t-il, est-ce une chose compatible avec l'état de maréchal des armées du roi et de grande dame à la Cour ?
– Mais je voudrais quitter la Cour et me retirer au Plessis.
– Voilà bien l'engeance ! Il fut un temps où je vous priais à grands cris de retourner au Plessis et vous vous seriez fait plutôt hacher menu que de m'obéir. Et maintenant il est trop tard !
– Que voulez-vous dire ?
– Vous possédez des charges importantes. Le roi vous a accordé l'une d'elles gracieusement. Vous en démettre le mécontenterait fort.
– C'est à cause du roi que je veux m'éloigner, Philippe, le roi...
Elle leva les yeux et lui vit un regard figé, comme s'il se fût subitement éloigné d'elle.
– Le roi, répéta-t-elle avec anxiété.
Elle n'osa pas aller plus avant et machinalement commença à se dévêtir. Philippe paraissait plongé dans une rêverie lointaine.
« Avec ce que le roi lui a dit ce soir, il comprendra, songea-t-elle... S'il n'a pas compris déjà... depuis longtemps... Bien avant moi peut-être ? »...
Il s'approcha cependant de la couche où la jeune femme s'était agenouillée tandis qu'elle dénouait ses cheveux et il ne repoussa pas les deux bras qu'elle levait vers lui pour les nouer à ses épaules.
Les mains du jeune homme cherchèrent les formes souples du beau corps qu'elle offrait, nu, sous une étoffe légère. Il caressa la taille cambrée, le dos moelleux au sillon tiède et revint aux seins épanouis, un peu lourds depuis sa dernière maternité mais qui demeuraient fermes et tendus.
– Morceau de roi, en effet, dit-il.
– Philippe ! Philippe !
Ils restèrent un long moment silencieux et comme frappés d'une crainte indicible. Quelqu'un héla au-dehors :
– Monsieur le Maréchal ! Monsieur le Maréchal !
Philippe alla au seuil de la tente.
– On vient d'arrêter un espion, expliqua l'envoyé. Sa Majesté vous réclame.
– N'y allez pas, Philippe, supplia Angélique.
– J'aurais belle mine de ne pas me rendre à l'appel du roi, protesta-t-il en riant. À la guerre comme à la guerre, ma jolie. Je me dois d'abord aux ennemis de Sa Majesté.
Penché sur un miroir, il lissa sa moustache blonde et remit son épée.
– Qu'était-ce donc ce refrain que chantait votre fils Cantor ?... Ah ! Oui.
Adieu mon cœur ! Adieu ma vie
Adieu mon espérance
Puisqu'il nous faut servir le roi
Séparons-nous d'ensemble.
Elle l'attendit en vain cette nuit-là dans la tente rebrodée d'or et finit par s'endormir sur l'épais divan couvert de soieries. Lorsqu'elle s'éveilla la clarté du jour, irradiée à travers les parois de satin jaune, répandit une intense lumière qui lui fit penser que le soleil brillait vif. Mais en sortant elle vit un matin brumeux et triste dont les nuages gris se reflétaient dans de larges flaques. Il avait plu. Le camp boueux était quasi désert. On entendait un appel de la diane dans le lointain, et le bruit incessant de la canonnade. Sur son ordre, Malbrant-coup-d'épée lui amena son cheval de selle. Un militaire lui indiqua le chemin du plateau.
– De là-haut, Madame, vous pourrez suivre les opérations.
Elle y trouva M. de Salnove, qui avait disposé ses troupes sur le rebord de la falaise. À droite, se profilant sur le ciel nuageux où commençait d'émerger un timide soleil, un moulin à vent tournait lentement ses ailes.
En s'approchant Angélique découvrit le panorama déjà familier de la bourgade assiégée avec sa ceinture de remparts rassemblant ses toits d'ardoises, ses clochers pointus et ses tours gothiques. Une jolie rivière lui faisait une écharpe blanche. Les batteries françaises étaient rangées en amont de la vallée ; l'on pouvait apercevoir trois haies de canons protégeant les formations d'infanterie dont les casques et les hautes piques accrochaient avec mille étincelles la lumière du soleil. Une estafette lancée au grand galop traversait la plaine. Un groupe chatoyant allait et venait à l'avant-garde des lignes. M. de Salnove le désigna à Angélique du bout de sa cravache.
– Le roi s'est rendu lui-même aux avant-postes, de très matin. Il a la conviction que la garnison lorraine ne va pas tarder à se rendre. De la nuit Sa Majesté et ses officiers d'état major n'ont pas pris un instant de repos. On avait arrêté hier soir un espion qui laissa entendre que la garnison essaierait d'attaquer, la nuit même. Il y a eu en effet des velléités mais nous veillions et ils ont dû renoncer. Ils ne vont pas tarder à se rendre.
– Le bombardement me paraît cependant très rude ?
– Ce sont les derniers feux. Le gouverneur de Dole ne peut pas s'avancer l'arme basse sans avoir auparavant épuisé toutes ses munitions.
– Mon mari pensait la même chose hier au soir, dit Angélique.
– Je suis content qu'il partage mon opinion. Le maréchal a le flair de la guerre. Je crois décidément que nous pouvons nous préparer à souper victorieusement dans Dole ce soir...
L'estafette qu'ils avaient aperçue tout à l'heure apparut au tournant du chemin. L'homme cria, en passant :
– Monsieur du Plessis-Bellière est...
Il s'interrompit à la vue d'Angélique, tira sur les mors et revint en arrière.
– Qu'y a-t-il ? Que se passe-t-il ? interrogea-t-elle effrayée. Il est arrivé quelque chose à mon mari ?
– Oui.
– Que se passe-t-il ? insista Salnove. Qu'est-il arrivé au maréchal ? Enfin, parlez, Monsieur. Le maréchal est blessé ?
– Oui, dit l'enseigne essoufflé, mais ce n'est pas grave... Rassurez-vous. Le Roi est près de lui... M. le maréchal s'est exposé avec une grande imprudence et...
Angélique déjà lançait sa monture dans le sentier de la colline. Elle faillit vingt fois se rompre le cou avant de parvenir en bas et, une fois là, laissa flotter les rênes, lançant son cheval à toute allure à travers la plaine.
Philippe blessé !... Une voix criait en elle : « Je le savais... Je le savais que cela arriverait. »
La ville se rapprochait et les canons, et la herse des piques de l'infanterie disposée en carrés immobiles. Elle n'avait d'yeux que pour le groupe des uniformes chamarrés, agglomérés là-bas près des premiers canons.
Comme elle s'approchait, un cavalier se détacha et vint à sa rencontre. Elle reconnut Péguilin de Lauzun. Elle lui cria, haletante :
– Philippe est blessé ?
– Oui.
Parvenu à sa hauteur il expliqua :
– Votre mari s'est exposé d'une façon insensée ! Le Roi ayant émis le désir de savoir si un simulacre d'assaut hâterait la reddition des assiégés, M. du Plessis a dit qu'il voulait reconnaître le terrain. Il s'est élancé sur le glacis que le feu des canons ennemis ne cesse de balayer depuis l'aube.
– Et... c'est grave ?
– Oui.
Angélique s'aperçut que Péguilin avait placé son cheval en travers du sien pour l'empêcher d'avancer. Une chape de plomb descendit sur ses épaules. Un froid mortel l'envahit et son cœur se brisa.
– Il est mort, n'est-ce pas ?
Péguilin inclina la tête.
– Laissez-moi passer, fit-elle d'une voix sans timbre. Je veux le voir.
Le gentilhomme ne bronchait pas.
– Laissez-moi passer ! cria Angélique. C'est mon mari ! J'ai le droit ! Je veux le voir.
Il s'approcha d'elle et d'un bras lui ramena doucement le front contre son épaule dans un geste apitoyé.
– Vaut mieux pas, ma mignonne, vaut mieux pas, murmura-t-il. Hélas ! notre beau marquis !... Il a eu la tête emportée par un boulet !
*****
Elle pleurait. Elle pleurait désespérément, abattue sur le divan où cette nuit elle l'avait attendu en vain.
Elle refusait les consolations, refusait qu'on l'entourât de paroles benoîtes et stupides. Ses suivantes, ses serviteurs, Malbrant-coup-d'épée, l'abbé de Lesdiguières, son fils, demeuraient devant la tente, atterrés d'entendre le bruit de ses sanglots. Elle se disait que c'était impossible, et pourtant elle savait déjà que cette disparition était inéluctable. Et elle ne pourrait même plus prendre sur son cœur, une seule fois, en un geste maternel qu'elle avait tant rêvé, un front pâle et glacé qui n'avait jamais connu de tendresse, baiser ses paupières aux longs cils, closes à jamais, et lui murmurer tout bas : « Je t'ai aimé... toi le premier, dans la fraîcheur de mon cœur d'adolescente... »
Philippe ! Philippe en rose. Philippe en bleu. Vêtu de neige et d'or. Perruque blonde. Talons rouges. Philippe et sa main posée sur les cheveux du petit Cantor... Philippe la dague au poing, et sa main sur la gorge du fauve. Philippe du Plessis-Bellière, si beau que le roi l'appelait Mars et que le peintre l'a immortalisé aux plafonds de Versailles dans son char tiré par les loups. Pourquoi n'était-il plus ? Pourquoi s'en était-il allé ? « Dans un souffle de vent », comme disait Ninon. Dans le souffle terrible et brûlant du vent de la guerre. Pourquoi s'était-il exposé ainsi ? Les termes semblables dont s'étaient servis l'estafette et le marquis de Lauzun lui revinrent en mémoire. Elle se redressa un peu.
– Pourquoi, Philippe... murmura-t-elle, pourquoi as-tu fait cela ?...
Le pan soyeux à l'entrée retomba et elle vit devant elle M. de Gesvres, le grand chambellan, incliné.
– Madame, le Roi est là qui désire vous adresser tous ses regrets et l'expression de son immense peine.
– Je ne veux voir personne...
– Madame, c'est le Roi.
– Je ne veux pas du Roi, cria-t-elle, et surtout de ce troupeau de canards dandinants et cancanants qu'il traîne derrière lui et qui vont me regarder sous le nez en se demandant lequel prendra la succession du maréchal.
– Madame... fit-il, suffoqué.
– Allez-vous-en ! Allez-vous-en !
Elle se rejeta en arrière, le visage enfoui dans les coussins, vidée de chagrin, déprise de tout, incapable de réfléchir et de se maîtriser un peu pour faire face à la vie qui continuait. Deux mains sur ses épaules, qui la relevaient avec fermeté, lui procurèrent dans le vertige où elle sombrait une réconfortante impression d'apaisement. Pour Angélique il n'y aurait jamais de meilleure consolation que l'appui d'une épaule d'homme, solide et rassurante. Elle crut que c'était Lauzun, et sanglota tout haut parmi les plis du justaucorps de velours brun qui fleurait l'iris.
La violence de son désespoir se calma enfin. Elle leva les yeux rougis et rencontra un regard brun et profond, habitué à briller d'éclairs moins doux.
– J'ai laissé ces... messieurs à la porte, dit le roi. Je vous en prie, Madame, maîtrisez votre douleur. Ne vous laissez pas accabler par le désespoir. Votre peine me bouleverse...
Angélique très lentement se dégagea. Elle se redressa et reculant de quelques pas, demeura adossée, debout, à la paroi dé satin doré. Ainsi nimbée d'or, avec sa robe sombre, son visage pâle et douloureux, elle ressemblait à l'une de ces enluminures anciennes où des personnages raidis pleurent au pied de la croix.
Mais ses yeux, fixés sur le roi, devenaient de plus en plus brillants, comme des escarboucles, et prenaient un éclat dur. Cependant quand elle parla son ton était mesuré :
– Sire, je supplie Votre Majesté de m'accorder la permission de me retirer dans mes terres... au Plessis.
Le roi hésita imperceptiblement.
– Je vous l'accorde, Madame. Je comprends votre désir de solitude et de retraite. Partez donc au Plessis. Vous pourrez y demeurer jusqu'à la fin de l'automne.
– Sire, j'aurais voulu me défaire de mes charges.
Il secoua la tête avec douceur.
– N'agissez pas sous l'impulsion de votre découragement. Le temps calme bien des blessures. Je ne mettrai pas vos charges en vacation.
Angélique eut un faible signe de protestation. Mais l'éclat de ses yeux s'était éteint sous ses paupières fermées et de longues larmes traçaient à nouveau leurs sillons brillants sur ses joues.
– Donnez-moi votre accord de retour, insista le roi.
Elle demeura silencieuse, sans un mouvement. Seule sa gorge était agitée de sanglots muets et convulsifs.
Le roi la trouva merveilleusement belle. Il eut peur de la perdre à jamais et il recula, renonçant à lui arracher une promesse.
– Versailles vous attendra, fit-il avec douceur.
À suivre
1 Cf. « Angélique, Marquise des Anges ».
2 Les « Capitouls » étaient dans le Sud-Ouest l'équivalent des « maires » dans le Centre, mais avec des attributions plus dictatoriales.
3 Toi aussi, Brutus. Mot célèbre de César lorsqu'il s'aperçut de la trahison de son meilleur ami.
4 Appelée depuis Madagascar.
5 La livre valait environ 1 000 francs d'aujourd'hui. Il n'était pas rare de voir des gens perdre de pareilles sommes au jeu.
6 Historique.