Chapitre 1

Angélique se dévêtit avec lenteur. Elle avait décliné l'offre de ses servantes et des demoiselles Gilandon. Son esprit était tout occupé à revivre les dernières phases de sa victoire. Aujourd'hui même son intendant avait remis à celui de Mlle de Brienne 40 000 livres bien sonnantes, tandis qu'elle recevait de M. Colbert et de la part du roi sa « nomination ». Elle avait apposé son cachet sur un nombre impressionnant de paperasses, sablé plusieurs pages d'écriture et payé encore quelques « poussières » à titre de taxes et autres, qui s'élevaient quand même à 10 000 livres supplémentaires.

Elle n'en était pas moins très satisfaite, avec cependant une arrière-pensée inquiète quand elle songeait à Philippe.

Qu'allait-il dire quand il apprendrait la chose ? Naguère il l'avait mise au défi de se maintenir à la Cour, laissant bien entendre qu'il ferait tout de son côté pour l'en éloigner. Mais son séjour à la Bastille et son éloignement à l'armée avaient laissé à Angélique tout loisir de mener à bien ses affaires. Elle triomphait... Non sans remords. Philippe était revenu de Picardie une semaine auparavant. Le roi en avait lui-même informé Mme du Plessis-Bellière, laissant entendre combien l'intention de lui plaire l'avait conduit à passer l'éponge sur une faute grave. La faute grave, en l'occurrence, étant l'indiscipline dont Philippe s'était rendu coupable en se battant en duel. Après avoir remercié Sa Majesté de sa clémence, Angélique s'était interrogée sur ce qu'il convenait de faire. Quelle doit être l'attitude d'une femme vis-àvis d'un mari que l'on a mis en prison parce qu'elle l'avait trompé ? Elle hésitait mais tout portait à croire que l'attitude de son mari serait beaucoup plus nette. Bafoué, blâmé du roi, perdant sur tous les tableaux, son humeur pour Angélique ne devait guère s'être adoucie. Angélique, ayant considéré loyalement tous les griefs réels que Philippe pouvait avoir envers elle, comprit qu'elle devait s'attendre au pire. D'où sa hâte à conclure un marché qui dressait une barrière entre elle et l'ostracisme de son époux. Maintenant c'était chose faite. De Philippe, aucune manifestation. Il était allé rendre ses devoirs, disait-on, au roi, qui l'avait reçu avec affection. Ensuite on l'avait vu dans Paris, chez Ninon. Puis par deux fois il avait accompagné le roi à la chasse. Aujourd'hui même, alors qu'elle signait des feuillets chez M. Colbert, il était dans le bois de Marly.

Avait-il décidé de la laisser en paix ? Elle aurait voulu s'en convaincre. Mais Philippe l'avait habituée à des réveils cruels. Ce silence n'était-il pas plutôt celui du tigre qui s'apprête à bondir ? La jeune femme soupira.

Absorbée par ses pensées elle dégrafait le plastron à nœud de satin, déposant une à une les épingles dans une coupe d'onyx. Elle ôta son corsage, dénoua les aiguillettes de ses trois jupes, qui tombèrent autour d'elle en plis lourds. Elle enjamba le rempart de velours et de soie et prit sur le dossier d'un fauteuil la chemise de fin linon que Javotte y avait préparée. Puis elle s'inclina pour dénouer ses jarretières de soie-satin, ornées de pierres précieuses. Ses gestes étaient tranquilles et songeurs. Ces dernières semaines elle avait perdu son agilité coutumière. Tout en ôtant ses bracelets elle s'approcha de la coiffeuse afin de les remettre chacun dans leur écrin. Le grand miroir ovale lui renvoya son image, dorée par la lumière douce des chandelles. Avec un plaisir un peu mélancolique elle détailla la perfection de son visage où la carnation des joues et des lèvres avait une fraîcheur de rose. La dentelle de la chemise dégageait la courbe des épaules, d'une rondeur juvénile et qui soutenaient le cou lisse et renflé. « Ce point de Venise est décidément une merveille. M. Colbert a raison de vouloir l'apprivoiser en France. »

Elle touchait du doigt la garniture arachnéenne. À travers les fleurs ajourées du délicat travail sa peau nacrée semblait briller. Le morceau de dentelle descendait fort bas sur les seins, laissant transparaître deux fleurs plus sombres.

Angélique leva ses bras nus pour détacher la parure de perles, posée en diadème sur ses cheveux. Ses boucles tombaient, lourdes avec de chauds reflets. Et malgré sa taille épaissie que révélait le linge vaporeux, elle se dit qu'elle était belle. La question insidieuse que lui avait posée Lauzun la hanta.

– Pour qui ?

Elle éprouva la solitude de son corps à la fois trop convoité et dédaigné. Avec un nouveau soupir elle se détourna et prenant sa robe de chambre de taffetas pourpre elle s'en enveloppa soigneusement.

Qu'allait-elle faire ce soir ? Elle n'avait pas sommeil.

Allait-elle écrire à Ninon de Lenclos ? Ou à Mme de Sévigné, qu'elle avait un peu négligée ? Ou établir quelques comptes, selon la studieuse habitude de son temps de commerçante ?

Un pas d'homme s'avança dans la galerie et commença de monter rapidement l'escalier, faisant sonner ses éperons. C'était sans doute Malbrant, l'écuyer d'écurie de Florimond et de Cantor surnommé Malbrant-coup-d'épée qui rentrait après une joyeuse tournée. Mais le pas s'approchait.

Angélique s'étonna. Puis, dans un seul sursaut, comprenant qui pouvait venir là, elle voulut bondir vers la porte afin de pousser le verrou.

Il était trop tard. La porte s'ouvrait et dans l'encadrement le marquis du Plessis-Bellière apparut.

Il avait encore sa redingote de chasse gris d'argent ornée de fourrure noire, son chapeau noir avec une seule plume blanche, ses hautes bottes noires couvertes de boue et de neige fondue. Entre ses mains, protégées de gants à crispins, noirs aussi, il tenait son long fouet à chiens.

Il demeura un instant immobile, planté sur ses jambes écartées, et enveloppa d'un coup d'œil le tableau de la jeune femme blonde devant sa coiffeuse, parmi le désordre de ses atours et de ses bijoux. Un lent sourire détendit ses lèvres. Il entra, refermant la porte, et ce fut lui qui d'un doigt sec fit claquer le verrou.

– Bonsoir, Philippe, dit Angélique.

En le voyant, un sentiment mitigé de peur et de joie faisait bondir son cœur. Il était beau. Elle ne se souvenait plus qu'il fût si beau et du cachet de perfection qu'il savait donner à toute sa personne. C'était le plus beau gentilhomme de la Cour. Et il était à elle, comme elle avait rêvé qu'il le fût lorsque, fillette passionnée, elle regardait le bel adolescent.

– Vous n'attendiez pas ma visite, Madame ?

– Si fait. Je l'attendais... Je l'espérais.

– Vous ne manquez pas de courage, ma parole. N'aviez-vous pas de bonnes raisons de craindre mon courroux ?

– Certes. Et c'est pourquoi je pensais que plus tôt cette entrevue aurait lieu mieux cela vaudrait. On ne gagne rien à reculer le moment d'avaler une médecine amère.

Le visage de Philippe fonça sous une colère folle.

– Petite hypocrite ! Traîtresse ! Vous auriez beau jeu de me faire croire que vous souhaitiez me voir alors que vous vous empressiez de me damer le pion. Ne viens-je pas d'apprendre que vous avez acquis deux charges permanentes à la Cour ?

– Ah !... vous êtes au courant, fit-elle faiblement.

– Oui. Je suis au courant, aboya-t-il hors de lui.

– Et vous ne... vous ne semblez pas en être satisfait ?

– Espériez-vous donc me satisfaire, alors que vous vous êtes arrangée pour me faire mettre en prison afin de tisser en paix votre toile d'araignée ? Et maintenant... maintenant vous croyez m'avoir échappé. Mais le dernier mot n'est pas dit. Je vous ferai payer cher votre marché. Et vous n'avez pas compté dans le prix la correction que je vais vous administrer.

Son fouet claqua contre le parquet avec un bruit sec de détonation. Angélique poussa un cri. Sa résistance cédait.

Elle se réfugia près de l'alcôve et se mit à pleurer. Non, non, jamais elle n'aurait la force de revivre l'affreuse scène du Plessis.

– Ne me faites pas de mal, Philippe, supplia-t-elle. Oh ! je vous en prie, ne me faites pas de mal... Songez à l'enfant.

Le jeune homme s'arrêta net. Ses paupières se rétrécirent.

– L'enfant... Quel enfant ?

– Celui que je porte... votre enfant !...

Un lourd silence pesa entre eux, troublé seulement par les sanglots étouffés d'Angélique.

Enfin le marquis ôta soigneusement ses gants, les posa, ainsi que son fouet sur la table-coiffeuse, et marcha vers sa femme d'un air soupçonneux.

– Montrez-moi cela, dit-il.

Il écarta les bords du peignoir puis soudainement, rejetant la tête en arrière éclata de rire.

– Mais c'est ma foi, vrai ! Ma parole ! Vous êtes pleine comme une vachère !

Il s'assit près d'elle au bord du lit et lui saisit les épaules pour l'attirer.

– Pourquoi ne l'avoir pas dit plus tôt, petite bête indocile ? Je ne vous aurais pas effrayée.

Elle pleurait à petits coups nerveux, l'esprit en déroute.

– Allons, ne pleurez plus, ne pleurez plus, répétait-il.

C'était une chose si étrange que d'avoir la tête contre l'épaule du brutal Philippe, le visage perdu dans sa perruque blonde au parfum de jasmin, et de sentir sa main caresser doucement ce flanc où tressaillait une vie nouvelle, encore enfouie dans les limbes de la gestation.

– Quand doit-il naître ?

– Bientôt... En janvier.

– C'est donc au Plessis, reprit-il après un instant de méditation. J'avoue que je m'en réjouis. Il ne me déplaît pas que mon fils ait été conçu sous le toit de ses ancêtres. Hum ! Il faut croire que les violences et la hargne ne lui font pas peur. Ce sera un guerrier, j'en accepte l'augure. N'avez-vous pas par-là quelque chose pour boire à sa santé ?

Il alla lui-même chercher sur la crédence d'ébène deux hanaps de vermeil et un flacon de vin de Beaune qu'on y plaçait chaque jour pour les visiteurs probables.

– Allons buvez ! Même si trinquer avec moi ne vous agrée pas, il est de bon ton que nous nous félicitions de notre ouvrage. Pourquoi me regardez-vous avec cet étonnement stupide ? Parce que vous avez encore trouvé le moyen sournois de me désarmer ?... Patience, ma belle. J'ai trop de satisfaction à la pensée de mon héritier pour ne pas vous ménager. Je respecterai la trêve. Mais nous nous retrouverons plus tard. Le diable fasse que vous ne profitiez pas encore de ma bonté pour me jouer quelques-uns de vos mauvais tours... En janvier dites-vous ?... Bon. D'ici là je me contenterai de vous tenir à l'œil.

Levant le coude, il but d'un trait puis jeta la coupe sur le dallage en criant :

– Vive l'héritier des Miremont du Plessis de Bellière !

– Philippe, murmura Angélique, vous êtes vraiment l'individu le plus étonnant, le plus déconcertant que j'aie jamais rencontré. Pas un homme qui, ayant reçu de ma part un tel aveu dans un tel moment, ne m'aurait crié à la face que je voulais lui faire endosser une paternité dont il n'était pas responsable. J'étais persuadée que vous m'accuseriez de vous avoir épousé alors que j'étais déjà enceinte.

Philippe remettait ses gants avec soin. Il lui jeta un long regard sombre et presque furieux.

– Sans démontrer, fit-il, que malgré les lacunes de mon éducation je sais quand même compter jusqu'à neuf et que si cet enfant n'était pas le mien, la nature vous aurait déjà contrainte à le mettre au monde, j'ajouterai ceci : Je vous crois capable de tout et de quelques petites choses en plus, mais pas de ce genre de bassesses.

– Elles sont pourtant coutumières aux femmes... De vous qui les méprisez tant, j'imaginais une réaction de doute.

– Vous n'êtes pas une femme comme les autres, dit Philippe d'un ton rogue. Vous êtes ma femme.

Il sortit à grands pas, la laissant rêveuse et remuée d'une émotion qui ressemblait à l'espérance.

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