Chapitre 15
On était en cette saison où Paris s'éveille peu à peu, aux sons des violons et au bruit des rires.
Malgré la paix des traités, l'habitude de la guerre avait continué à tenir la plupart des gentilshommes absents.
Angélique s'apercevait avec humeur qu'elle avait de la peine à suivre le mouvement. Sa prochaine maternité commençait à l'alourdir. Là encore, Philippe était la cause d'un handicap qui l'obligerait bientôt à se tenir à l'écart du monde. Elle avait beau se serrer, et la mode être généreuse pour les formes épanouies, elle ne pouvait plus endosser ses plus belles toilettes. C'était bien encore sa chance que cet enfant fût le plus gros de ceux qu'elle avait portés !
En dehors des festivités royales elle continuait à se rendre à St-Germain, où chacun pouvait se présenter sans invitation. La marche des affaires du royaume emplissait les couloirs d'un monde hétéroclite où les commis des ministres, la plume d'oie à l'oreille, côtoyaient des ambassadeurs, où de doctes échevins discutaient gravement des marchés parmi les grandes dames jouant de l'éventail.
Elle y rencontra certain jour le vieux pharmacien Savary qui s'était présenté chez elle comme solliciteur, et qu'elle avait surnommé dans son esprit « le mage ». Il semblait aussi à son aise dans la brillante assemblée qu'un poisson dans son bocal. Il lui adressa une mimique confidentielle.
– Madame, n'oubliez pas... la moumie.
– Et quand donc viendra-t-il votre ambassadeur, avec sa moumie ?
– Chut ! Je vous préviendrai, je vous guiderai alors, pas à pas. En attendant, silence, discrétion !...
Une jeune femme qui passait s'arrêta en poussant un petit cri, et saisit le vieux Savary par son rabat pour le regarder passionnément. Angélique reconnut Mlle de Brienne.
– Monsieur, dit-elle à voix basse, je vous connais. Je sais que vous êtes devin, et même un peu sorcier. Voulez-vous convenir d'un marché ?
– Vous vous trompez, Madame. J'ai ma petite réputation, c'est vrai, et l'on dit du bien de moi dans la maison, mais je ne suis qu'un modeste savant.
– Je sais, insista-t-elle, ses beaux yeux brillant comme des escarboucles, je sais que vous pouvez beaucoup. Vous avez des philtres que vous avez ramenés d'Orient. Écoutez, il faut absolument que vous m'obteniez un « tabouret » du roi. Faites votre prix.
– Ces choses-là ne s'obtiennent pas par de l'argent.
– Alors je serai à vous corps et âme.
– Mais vous êtes folle, ma pauvre pitchoune !
– Réfléchissez, monsieur Savary. Cela ne doit pas vous être tellement difficile, à vous. Et je ne vois plus d'autre moyen de contraindre l'esprit du roi à m'offrir un tabouret. Je le veux, je le veux absolument. Je suis prête à tout pour cela !
– C'est bon ! C'est bon ! On réfléchira, dit le vieil apothicaire, conciliant.
Mais il refusa la bourse que Mlle de Brienne voulait, à toute force, lui glisser.
– Dans quoi me trouverais-je engagé si j'acceptais, dit-il à Angélique lorsque Mlle de Brienne les eut quittés. Vous voyez comme elles sont, ces drôlettes ! Un tabouret ! Un tabouret devant le roi ! Voilà ce qu'elles ont en tête dès qu'elles ont mis un pied à la Cour.
Hochant du chef avec indulgence il tira des basques de son habit un grand mouchoir à carreaux dont il commença d'essuyer les verres de son lorgnon.
– Hé ! Hé ! Monsieur Savary, je ne suis pas loin de vous attribuer un certain pouvoir d'envoûtement. Les plus difficiles beautés de la Cour viennent se jeter à vos pieds...
– Ne me prenez pas pour un satyre. Je n'y suis pour rien. Des jeunes femmes et surtout des jeunes filles ont parfois des audaces qui déconcertent un vieux roulier de la mer comme moi. Cette écervelée est rongée d'ambition plus encore qu'une odalisque de harem.
– Vous avez connu des harems ?
– Naturellement, puisque mes drogues trouvaient parmi ces dames leur clientèle préférée. Oh ! Ce n'était pas chose courante de voir un homme, même au poil gris, pénétrer dans ces enceintes. On m'y conduisait les yeux bandés et encadré de trois eunuques cimeterre au poing. Une fois, sous le voile qui couvrait le visage d'une favorite du sultan ottoman Ibrahim, une voix française m'interpella. Il s'agissait d'une jolie fille de La Rochelle qui avait été enlevée à l'âge de seize ans par les Barbaresques. Mais ne m'embarquez pas sur mes souvenirs, Madame. Pour l'heure présente nous ne devons nous occuper que de la moumie. Puis-je vous rappeler votre promesse de me donner votre assistance ?
– C'est entendu. Je ferai de mon mieux et je ne vous réclamerai pas de tabouret. Mais je crois que vous vous illusionnez sur mon pouvoir.
Maître Savary l'examina d'un œil scrutateur.
– Je ne suis nullement devin, comme l'insinue la petite écervelée, mais je peux quand même vous prédire que vous, vous aurez un tabouret, et pourtant je ne vous vois guère restant longtemps assise quelque part et surtout à Versailles, et même devant le roi...
– Si jamais j'obtenais un tabouret, alors que je ne peux déjà obtenir un emploi, sachez que je ne serai pas assez sotte pour le quitter de mon propre chef !
– Madame, ne vous fâchez pas. En Orient vous apprendriez que la colère disperse les forces vitales. Or vous avez besoin de conserver toutes vos forces.
– Pour guetter l'arrivée de votre moumie ? persifla-t-elle.
– Pour cela et pour autre chose aussi, répondit le vieil homme avec aménité.
Elle allait lui répondre par quelque sarcasme lorsqu'elle s'aperçut qu'il s'était éclipsé sans bruit.
« C'est probablement dans les pays étranges où il vendait ses drogues qu'il a appris à marcher et à s'évanouir comme un pur esprit, pensa-t-elle, mais il est amusant... »
Un peu plus tard elle retrouva Mlle de Brienne à une table de jeu.
– Qu'avez-vous pu obtenir du petit apothicaire, lui demanda la jeune fille avidement, vous a-t-il promis son concours ? On le dit plus fort que la devineresse Mauvoisin pour influencer à distance.
Angélique se contenta de sourire et battit les cartes. Mlle de Brienne était une jolie brune, piquante, un peu exaltée et surtout très mal élevée. Elle était à la Cour depuis son enfance. C'est dire que sa cervelle d'oiseau était imprégnée d'une morale particulière. Le jeu, la boisson et l'amour étaient pour elle des passe-temps aussi inoffensifs que la tapisserie et la dentelle pour les jeunes bourgeoises.
Elle perdit ce jour-là 10 000 livres5 en jouant contre Angélique. Elle avoua qu'elle ne saurait se les procurer immédiatement pour régler sa dette.
– Je vous l'avais bien dit que ce satané droguiste vous porterait chance, fit-elle avec une moue d'enfant sur le point de pleurer. Que pourrais-je lui promettre pour qu'il s'occupe aussi de moi ? Voilà près de 30 000 livres que je perds en une semaine. Mon frère va encore me chanter pouilles et dire que je le ruine...
Puis voyant qu'Angélique ne semblait guère décidée à lui accorder un trop long crédit :
– Voulez-vous racheter ma charge de consul de Candie ? J'étais en pourparlers pour la vendre. Elle vaut 40 000 livres.
Au mot de « charge » Angélique avait dressé l'oreille.
– Consul ? répéta-t-elle.
– Oui.
– De Candie ?
– C'est une ville, je crois, renseigna Mlle de Brienne.
– Où est-ce donc ?
– Je n'en sais rien.
– Mais une femme ne peut pas être consul !...
– Si fait. Voici trois ans que j'en suis propriétaire. C'est une des charges qui ne nécessitent pas obligatoirement une résidence effective et, par contre, elle donne un certain rang à la Cour, où n'importe quel consul, même en jupon, a la permission et même l'obligation de résider. En l'achetant, j'espérais aussi que les bénéfices seraient intéressants. Hélas ! il n'en est rien. Les deux gérants que j'ai mis là-bas sont des forbans, et trafiquent pour leur compte tout en me faisant payer leurs frais de représentation. Je ne devrais pas vous dire ça puisque je vous propose de la racheter, mais je suis tellement sotte. Et peut-être que vous vous en tirerez mieux que moi. 40 000 livres, ce n'est pas cher. Moi, cela me remettra à l'aise et je pourrai régler mes dettes.
– Je réfléchirai, dit Angélique vaguement.
Elle était quand même un peu démontée. Consul de France ! Elle avait envisagé beaucoup de titres, mais pas celui-là.
Elle partit à la recherche de Savary et eut la bonne fortune de le retrouver.
– Vous qui avez tant voyagé, pouvez-vous me dire où se trouve Candie ?
– Candie ? Pardi oui, je le sais. Bien que je n'y sois jamais allé. Et je le regrette. C'est une île de la Méditerranée très intéressante. On trouve là, et là seulement, une substance appelée ladanum et qui reste encore aujourd'hui la seule matière connue, avec le musc, pour donner de la fixité et de la permanence aux meilleurs parfums. J'en ai quelques échantillons en petites vessies très minces. Cela se présente comme une substance gommo-résineuse, d'origine probablement végétale, mais j'ignore d'où elle provient exactement, et comment on la récolte...
– Ce qui m'intéresserait, Monsieur Savary, c'est de savoir à qui appartient Candie et si les Français y ont grand pouvoir.
Maître Savary mâchonnait rêveusement la pointe de sa barbe.
– Candie ! Candie ! Il faudra que je retourne là-bas ; on ne peut laisser le mystère du ladanum dans l'inconnu...
– Candie, fit une voix derrière eux, ah ! l'île de Crète, le labyrinthe, le Minotaure, tous les souvenirs cruels de la Grèce. Vous intéressez-vous à l'histoire des Anciens, Madame ?
Angélique reconnut le poète La Fontaine, qui après l'avoir saluée adressa plusieurs révérences à Savary. Puis il prit familièrement le bras de la jeune femme et l'entraîna en expliquant :
– Je salue toujours les gens dont j'ai vague souvenance, mais le plus souvent je ne peux me rappeler leur nom. Où ai-je rencontré ce noble vieillard ? Qui pourra me le dire ?
– Moi, car vous l'avez rencontré en mon hôtel. Maintenant renseignez-moi sur Candie.
– Fi ! Candie est un nom trop nouveau. C'est l'île de Crète qu'il faut dire. Le miel et le lait coulent au pied du Mont Ida où Thésée tua le Minotaure. Voulez-vous que je vous conte la légende d'Ariane ?
Angélique se récusa avec politesse. Elle aimait s'instruire, mais le soir tombait et il lui fallait regagner Paris.
– Au moins acceptez l'hommage que je m'apprêtais à vous faire, dit le poète en tirant un livret d'un sac de peluche usée. Ce jour a été un grand jour pour moi, car j'ai été remettre au roi un exemplaire de la première édition de mes Contes. Je voulais vous en remettre un aussi, car c'est grâce à votre générosité que l'impression m'en a été rendue possible.
Angélique remercia. Elle avait déjà entendu parler de ces contes. Ninon de Lenclos les appelait « le bréviaire d'une femme sensible » et en avait fait courir des copies. Le poète lui-même lisait partout ces galanteries renforcées avec le sang-froid qu'il eût mis à la lecture d'un sermon... Mme de Sévigné disait qu'il imitait parfois Boccace, mais qu'il le surpassait par l'ingénuité de pouvoir lui parler pertinemment de son œuvre. Il la traita d'« adorable mécène ». Elle eut beaucoup de peine à se débarrasser de lui.