Chapitre 5
– Voilà bien le moment de parler de Dieu et du diable, Madame. Quel affreux malheur !
Barbe, le visage cramoisi, se penchait entre les courtines. Elle se trouvait là depuis un moment. C'était elle qui avait raccompagné Mme Scarron jusqu'à la porte. Puis elle était revenue, l'œil hagard. Ses soupirs et ses sanglots convulsifs ne parvenant pas à attirer l'attention de sa maîtresse absorbée dans ses réflexions, elle se décidait à prendre la parole :
– Madame, quel affreux malheur !
– Que se passe-t-il encore ?
– Notre Charles-Henri a disparu.
– Quel Charles-Henri ?
Angélique ne s'était pas encore habituée au nom de son dernier-né : Charles-Henri Armand Marie Camille de Miremont du Plessis-Bellière.
– Le bébé, veux-tu dire ? La nourrice ne sait plus où elle l'a mis ?
– La nourrice aussi a disparu. Et la « berceuse ». Et la petite qui roule les bandes. Enfin toute la « maison » de M. Charles-Henri.
Angélique rejeta ses couvertures en silence et commença à s'habiller.
– Madame, geignit Barbe, vous êtes folle ! Une grande dame accouchée de six jours ne peut se lever.
– Alors, pourquoi es-tu venue me chercher ? Je suppose que c'est dans l'intention que je fasse quelque chose ? Au cas où ce conte à dormir debout aurait une base réelle. Mais je te soupçonne fort de te laisser aller à un certain penchant pour le cruchon de vin. Depuis que l'abbé a pris en main les garçons, tu ne quittes plus l'office. L'oisiveté ne te vaut rien.
Cependant elle dut se rendre à l'évidence : la sobriété de la pauvre Barbe n'était pas en cause. L'appartement réservé au bébé se révéla désert. Son berceau, son coffre contenant ses vêtements et ses langes, ses premiers jouets et jusqu'à son flacon d'huile d'absinthe et de crème de civette dont la nourrice lui frottait le nombril, avaient disparu. Les domestiques, ameutés par Barbe, se pressaient, atterrés, devant la porte. Angélique fit son enquête. Depuis quand n'avait-on pas vu la nourrice et ses aides ? Dans la matinée encore la petite était venue aux cuisines chercher une bassine d'eau chaude. Les trois gardiennes du petit seigneur avaient solidement dîné, comme à l'habitude. Ensuite il y avait eu un vide. On découvrit qu'à cette heure où la valetaille se laisse en général gagner par une douce somnolence digestive, le portier était allé faire une partie de quilles avec les garçons d'écurie dans la cour donnant sur l'arrière de la maison. La loge et la cour d'entrée étaient donc restées désertes une bonne heure. Plus de temps qu'il ne fallait pour laisser passer trois femmes portant sous le bras l'une un bébé, l'autre un berceau, la dernière un coffret de layette.
Le portier jura que la partie de quilles n'avait duré qu'un quart d'horloge.
– Alors c'est que tu étais de mèche avec ces scélérats, lui jeta Angélique.
Elle lui promit de le faire bâtonner, ce qui n'était jamais encore arrivé à aucun de ses serviteurs. À mesure que les minutes passaient d'épouvantables histoires d'enfants martyrs, enlevés et immolés lui revenaient en mémoire. La nourrice lui avait été recommandée par Mme de Sévigné, qui la jugeait simple et accorte. Mais comment se fier à cette engeance des domestiques, qui ont à la fois un pied dans la maison des maîtres et l'autre dans la redoutable « matterie ? »
Flipot accourut sur ces entrefaites, criant qu'il savait tout. Avec le flair d'un ancien « mion » de la Cour des Miracles il avait été prompt à trouver la piste. Charles-Henri du Plessis-Bellière avait tout simplement déménagé avec sa « maison » chez monsieur son père, rue du Faubourg-Saint-Antoine.
– Maudit Philippe !
Elle ne pouvait feindre devant ses gens, qui l'avaient vue cinq minutes auparavant éperdue d'anxiété. Aussi elle laissa éclater sa colère. Et elle leur dit, pour les gagner, qu'on allait profiter de cette occasion pour rosser la valetaille insolente du marquis du Plessis qui les traitait de « larbins de marchande » alors qu'ils avaient aussi bien droit que les autres à la livrée « chamois et bleu » de la maison, qu'elle était reçue et honorée par le roi... Elle dit à chacun de s'armer et tous, nantis de bâtons, de hallebardes ou d'épées, depuis le dernier marmiton jusqu'au jeune abbé, prirent le chemin du Faubourg-Saint-Antoine. Angélique était dans sa chaise à porteurs.
Cela faisait une belle troupe et un beau tapage. Les gens du quartier, friands de ces rixes, qui n'étaient pas rares entre les différentes domesticités des grands seigneurs, suivirent le mouvement avec entrain.
Le flot alla battre la porte de chêne noir de l'Hôtel du Plessis. Le suisse, à la fenêtre grillée de sa loge, essaya de parlementer. Il avait ordre de M. le marquis de n'ouvrir à personne. PERSONNE, sans exception, de tout le jour.
– Ouvre à ta maîtresse, rugit Malbrant-Coup-d'Epée, en brandissant deux pétards d'artificier surgis, par quel miracle ? des basques de son habit, ou toi de Coup-d'Epée, je pose ces deux « flambeaux » sous ton nez et je fais sauter la porte cochère et ta loge.
Racan avait déjà allumé une longue tige d'amadou.
Le portier, terrifié, dit qu'il allait ouvrir la porte de côté à Mme la marquise, à condition que toute la canaille reste dehors. Sur la promesse d'Angélique qu'il n'y aurait ni bataille ni assaut immédiats, il entrebâilla l'huis et elle s'engouffra, suivie des demoiselles de Gilandon, dans l'Hôtel. À l'étage elle n'eut pas de peine à trouver les transfuges. Elle gifla la nourrice, se saisit du bébé et allait redescendre lorsque La Violette se dressa devant elle. Lui vivant, le fils de M. le marquis ne quitterait pas la maison de son père. Il en avait fait serment. Angélique l'apostropha en dialecte du Poitou dont il était, comme elle, originaire. L'arrogant valet finit par perdre contenance. Il s'écroula à genoux devant elle, la suppliant avec des larmes dans la voix de le prendre en pitié. M. le marquis l'avait menacé des pires châtiments s'il laissait partir l'enfant. Entre autres de le chasser. Et cela n'était pas possible. Il était avec M. le marquis depuis des années. Ils avaient tué ensemble leur premier écureuil à la fronde, dans la forêt de Nieul. Il l'avait suivi dans toutes ses campagnes. Cependant un laquais à livrée chamois et bleu galopait à franc étrier sur la route de Saint-Germain, dans l'espoir d'atteindre le marquis avant que ses valets et ceux de sa femme ne se soient entr'égorgés dans Paris.
Il fallait gagner du temps.
L'aumônier du marquis arriva pour essayer de faire entendre raison à la mère dépossédée. En désespoir de cause on alla quérir l'intendant de la famille, M. Molines. Angélique ne le savait pas à Paris. En reconnaissant sa silhouette austère, toujours droite et assurée malgré les cheveux blanchis, sa vindicte tomba. Avec Molines, on pourrait s'entendre.
L'intendant la pria de prendre place et de s'asseoir au coin du feu. Il fit des compliments sur le bel enfant qu'il s'était réjoui de voir naître au foyer de son maître.
– Mais il veut me l'enlever !
– C'est son fils, Madame. Et, croyez mon étonnement, mais je n'ai jamais vu un homme de sa condition aussi stupidement heureux d'avoir un fils.
– Vous le défendez toujours, fit Angélique avec humeur. Je l'imagine mal, heureux de quelque chose, sinon de la souffrance qu'il inflige. Sa méchanceté dépasse de loin le tableau assez sombre que vous m'en aviez tracé.
Elle consentit pourtant à renvoyer ses gens et à patienter jusqu'à l'arrivée de son mari, à condition que Molines servirait d'arbitre impartial.
Lorsque à la nuit tombante Philippe entra, les éperons claquants, il trouva Angélique et l'intendant en conversation amicale au coin de l'âtre.
Le petit Charles-Henri, précieusement serré contre un sein jaloux, tétait avidement sa mère. Le mouvement des flammes moirait de reflets la gorge blanche et ronde de la jeune femme. Ce spectacle surprit assez le gentilhomme pour donner à Molines le temps de se lever et de prendre la parole. Il dit combien Mme du Plessis avait été bouleversée par le départ de son enfant. M. du Plessis ignorait-il que le jeune Charles-Henri devait être nourri par sa mère ? La santé du bébé n'était pas aussi florissante que son aspect extérieur pouvait le laisser croire. Le priver du lait de sa mère mettrait sa vie en danger. Quant à Mme du Plessis, son mari ignorait-il qu'elle risquait la fièvre quarte ? C'est le moindre des ennuis que pouvait causer un allaitement brusquement interrompu.
Oui, Philippe ignorait tout cela. Ces considérations étaient certes trop éloignées de ses préoccupations habituelles. Le visage rogue, il avait beaucoup de difficulté à cacher un mélange d'inquiétude et de scepticisme. Mais Molines savait ce qu'il disait. Il était père de famille et même grand-père.
Le marquis eut un dernier sursaut de défense.
– C'est mon fils, Molines ! Je veux qu'il demeure sous mon toit.
– Mais qu'à cela ne tienne, Monsieur le marquis, Mme du Plessis y demeurera avec lui.
Angélique et Philippe tressaillirent et gardèrent un silence obstiné. Puis ils échangèrent un regard d'enfants boudeurs sur le point de se réconcilier.
– Je ne peux laisser mes deux autres fils, dit Angélique.
– Ils s'installeront de même ici, affirma Molines. L'hôtel est vaste.
Philippe ne le désavoua pas.
Molines prit congé, sa mission accomplie. Philippe continua à marcher de long en large, jetant par instants un regard sombre à Angélique, qui donnait toute son attention à l'appétit du jeune Charles-Henri.
Le marquis finit par attirer un tabouret et s'asseoir près de la jeune femme. Angélique lui jeta un regard inquiet.
– Ouais, dit Philippe. Vous avez peur, avouez-le, sous vos airs insolents. Vous ne vous attendiez peut-être pas à ce que les choses tournent ainsi. Vous voici dans la tanière du loup. Pourquoi me regardez-vous de cet air soupçonneux parce que je m'installe à vos côtés ? Même un paysan, lorsqu'il n'est pas une brute, trouve plaisir à s'asseoir près de l'âtre pour regarder sa femme nourrir son premier-né.
– Précisément, Philippe, vous n'êtes pas un paysan... et vous êtes une brute.
– Je vois avec satisfaction que votre ardeur guerrière n'est pas éteinte.
Elle tourna la tête vers lui d'un mouvement plein de douceur et le regard du jeune homme glissa de ce cou gracile au sein blanc contre lequel l'enfant s'était endormi.
– Pouvais-je imaginer que vous me joueriez si vite un si méchant tour, Philippe ? Vous vous étiez montré bon pour moi l'autre jour.
Philippe sursauta comme s'il avait reçu une insulte.
– Vous vous méprenez. Je ne suis pas bon. Je n'aime pas voir une bête de race mise à mal par un mauvais accouchement. C'est tout. C'était ma tâche de vous aider. Mes opinions sur l'espèce humaine et sur la suavité des femmes en particulier n'en sont point changées. Je me demande d'ailleurs comment des êtres qui s'apparentent de si près à l'espèce animale peuvent encore se permettre d'avoir de l'orgueil. Vous n'étiez plus si fière l'autre matin. Et comme les chiennes les plus rétives, à l'heure de l'enfantement, vous trouviez la main du maître rassurante.
– Je ne le nie pas. Mais votre philosophie est un peu courte, Philippe. Parce que vous vous entendez mieux avec les bêtes qu'avec les humains vous jugez ceux-ci d'après ceux-là. Une femme pour vous ne représente qu'un vague mélange entre la chienne, la louve et la vache.
– En y ajoutant l'esprit du serpent.
– Le monstre de l'Apocalypse, en somme.
Ils se regardèrent en riant. Philippe serra ses lèvres pour ravaler ce mouvement de gaieté spontanée.
– Le monstre de l'Apocalypse, répéta-t-il en fixant le visage d'Angélique que la flamme avivait de rose.
« Ma philosophie en vaut bien une autre, reprit-il après un moment de silence. Elle me met à l'abri des illusions dangereuses... Ainsi l'autre matin, à votre chevet, je me suis souvenu d'une lice la plus féroce de la meute, que j'assistai une nuit entière lorsqu'elle mit au monde une portée de sept chiots. Son regard était presque humain, elle s'abandonnait à moi avec une simplicité touchante. Deux jours plus tard elle égorgea un petit valet qui avait voulu s'approcher de ses chiots.
Soudain curieux il interrogea :
– Est-ce vrai ce qu'on m'a dit, que vous aviez fait poser des pétards devant la loge du suisse ?
– Oui.
– S'il n'avait pas capitulé vous l'auriez fait sauter ?
– Oui, je l'aurais fait, dit Angélique, farouche.
Philippe se dressa en éclatant de rire.
– Par le diable qui vous créa, vous finirez par m'amuser. On peut vous accorder tous les défauts de la terre, mais pas celui d'être ennuyeuse.
Il lui posa les deux mains à la naissance du cou.
– Je me demande parfois s'il y a d'autres solutions que celle de vous étrangler ou de...
Elle ferma les yeux sous l'étreinte de ses mains.
– Ou de ?
– J'y réfléchirai, dit-il en la lâchant, mais ne triomphez pas trop tôt. Pour l'instant vous êtes en mon pouvoir.
*****
Angélique se donna le temps de s'installer sous le toit de son mari, avec ses fils et leurs domestiques, et les quelques serviteurs qu'elle désirait avoir à ses côtés. L'hôtel était sombre et n'avait pas la grâce neuve de l'hôtel du Beautreillis. Mais elle y trouva, pour elle, un appartement ravissant et dans le meilleur goût du jour. La Violette lui dit que cet appartement avait été jadis celui de la marquise douairière mais que M. le marquis l'avait fait entièrement retapisser quelques mois plus tôt. Étonnée Angélique n'osa pas demander « Pour qui ? »
Peu après, une invitation du roi pour un grand bal à Versailles lui fit quitter sa nouvelle demeure. Pour une grande dame à la Cour, nantie de deux charges, elle avait assez donné de temps à ses devoirs familiaux. Il fallait reprendre le train mondain. Philippe s'y consacrait. Elle le voyait moins encore depuis qu'elle habitait chez lui qu'en vivant à la Cour. Comprenant que les soirées au coin de l'âtre ne se renouvelleraient pas, Angélique reprit le chemin de Versailles.
*****
Dans la soirée, le bal s'annonçant, elle eut toutes les peines du monde à trouver un coin pour changer de toilette. C'était le souci permanent des dames lorsqu'on campait à Versailles. Du moins pour celles qui sacrifiaient encore à la vertu de la pudeur. Pour les autres, le prétexte de s'offrir aux regards complaisants était facile.
Angélique se réfugia dans une petite antichambre attenant aux appartements de la reine. Avec Mme du Roure, elles se prêtèrent mutuellement assistance, leurs femmes de chambre demeurant introuvables. Les allées ou venues étaient nombreuses. Les gentilshommes au passage lançaient des galanteries, certains, avec empressement, proposaient leur aide.
– Laissez-nous, messieurs, protestait Mme du Roure en poussant des cris de pintade, vous allez nous mettre en retard, vous savez que le roi a horreur de cela.
Elle dut s'absenter pour aller chercher des épingles.
Angélique, seule un instant, en profitait pour agrafer ses bas de soie, lorsqu'un bras musclé la saisit par la taille et la bascula, toutes jupes troussées, sur un petit sofa. Une bouche gourmande se riva à son cou. Outrée, elle poussa un cri, se débattit avec violence, et dès qu'elle put se dégager gifla l'insolent par deux fois, à tour de bras. Sa main ne retomba pas une troisième fois, et elle demeura médusée devant le roi qui se tenait la joue.
– Je... je ne savais pas que c'était vous, balbutia-t-elle.
– Je ne savais pas non plus que c'était vous, fit-il avec humeur. Ni que vous aviez de si belles jambes. Pourquoi diable les mettre au jour pour vous fâcher ensuite ?
– Je ne peux pas enfiler mes bas sans montrer mes jambes.
– Et pourquoi venez-vous enfiler vos bas dans l'antichambre de la reine, sinon pour montrer vos jambes ?
– Mais parce que je n'ai pas un trou où me mettre pour mon ajustement.
– Insinuez-vous que Versailles n'est pas assez grand pour votre précieuse personne ?
– Peut-être. C'est vaste, mais ça manque de coulisses. Précieuse ou non, ma personne doit rester sur le théâtre.
– Et voilà toutes vos excuses pour votre conduite inqualifiable !...
– Et voilà toutes les vôtres pour votre conduite non moins inqualifiable !
Angélique se redressa en tapotant ses jupes nerveusement. Elle était en colère. Mais un coup d'œil jeté sur la physionomie assez marrie du souverain lui rendit son sens de l'humour. Elle ébaucha un sourire. Les traits du roi se détendirent.
– Bagatelle, je suis un sot !
– Et moi, je suis trop vive.
– Oui, une fleur sauvage ! Croyez-moi, si je vous avais reconnue, je ne me serais pas comporté de cette façon. Mais, en entrant, je n'ai vu qu'une nuque blonde et, ma foi, deux jambes admirables et... très attirantes.
Angélique le regarda de biais et eut la moue indulgente et gaie qu'une femme adresse à un homme pour lui signifier qu'elle n'est pas trop, trop fâchée, à condition qu'il ne recommence plus. Même un roi avait le droit de se sentir tout benêt devant ce sourire.
– Me pardonnez-vous ?
Elle lui tendit la main, et il la baisa. Elle n'y avait pas mis de coquetterie. C'était le geste franc qui termine la querelle. Le roi se dit que c'était une femme délicieuse. Un peu plus tard, comme elle traversait la cour de marbre, elle tomba sur un garde qui paraissait chercher quelqu'un et qui l'aborda :
– Je viens de la part du grand chambellan de Sa Majesté pour vous informer que votre appartement est retenu en haut de l'aile des princes du sang à droite. Dois-je vous y conduire, Madame ?
– Moi ? Vous devez faire erreur, mon brave.
L'homme consulta une tablette.
– Mme du Plessis-Bellière, c'est bien ce nom. Je croyais avoir reconnu Madame la marquise.
– En effet.
Étonnée, elle suivit le militaire. Il lui fit traverser les appartements royaux, puis ceux des premiers princes du sang. Au bout de l'aile droite, un des fourriers en casaque bleue achevait d'inscrire à la craie sur une petite porte :
POUR Madame du Plessis-Bellière.
Angélique eut un éblouissement. De joie, elle faillit sauter au cou des deux militaires. Elle leur donna plusieurs pièces d'or :
– Voici de quoi boire à ma santé.
– On vous la souhaite bonne et gaillarde, répondirent-ils avec un clin d'œil entendu.
Elle leur demanda de prévenir ses laquais et ses servantes pour y faire porter sa garde-robe et son lit. Puis elle prit possession, avec un plaisir enfantin, de son appartement, composé de deux pièces et d'un réduit.
Assise sur son coussin Angélique médita avec ravissement sur les sensations grisantes qu'inspirent les bonnes grâces d'un monarque. Puis elle ressortit pour contempler une fois de plus l'inscription :
POUR Madame du Plessis-Bellière.
– Ainsi vous l'avez obtenu, ce fameux POUR !
– Il paraît que les « hommes bleus » ont inscrit votre POUR ?
La nouvelle avait déjà fait long feu. En arrivant au seuil de la salle de bal Angélique était l'objet de l'admiration et de l'envie. Elle rayonnait. L'arrivée du cortège de la reine doucha un peu son enthousiasme.
La souveraine saluait gracieusement sur son passage les personnes qu'elle remarquait. Mais devant la marquise du Plessis-Bellière elle affecta de ne pas la voir et prit un air glacial. Son attitude n'échappa pas aux assistants.
– Sa Majesté la reine vous fait grise mine, glissa le marquis de Roquelaure. Déjà elle reprenait espoir devant la faveur déclinante de Mlle de La Vallière, mais voici qu'une nouvelle rivale se dresse encore, plus éblouissante.
– Laquelle ?
– Vous, ma chère.
– Moi ? Encore cette sottise ! soupira la jeune femme, excédée.
Elle n'avait vu dans le geste du roi que ce qu'il y avait mis sans doute : le désir de se faire pardonner et de remédier, en maître de maison, à une incommodité dont elle s'était plainte. Les courtisans y voyaient une nouvelle preuve de son amour pour elle. Angélique, contrariée, s'attarda à l'entrée de la salle de bal. Cette salle était toute tendue de tapisseries aux vifs coloris. Trente-six chandeliers, descendant de la voûte, l'éclairaient de leurs innombrables bougies. Se faisant vis-à-vis on avait dressé des gradins où prenaient place, à droite les dames, à gauche les seigneurs. Le roi et la reine avaient une loge réservée. Au fond, sur une estrade encadrée de guirlandes de feuillage doré se tenaient les musiciens, sous la direction de M. Lulli.
– La reine a pleuré à cause de Mme du Plessis-Bellière, chuchota une voix rauque. On lui a dit que le roi était en train d'installer les appartements de sa nouvelle maîtresse. Méfie-toi, marquise !
Angélique n'eut pas besoin de baisser les yeux et de se retourner pour reconnaître d'où venait cette voix qui semblait sortir de terre. Sans bouger elle répondit :
– Seigneur Barcarole, n'ajoutez pas foi à de telles paroles. Le roi ne me convoite pas. Enfin pas plus que n'importe quelle autre dame de son entourage.
– Alors, méfie-toi encore plus, marquise. On te prépare un mauvais coup.
– Qui cela ? Pourquoi ? Que sais-tu ?
– Pas grand-chose. Je sais seulement que Mme de Montespan et Mme du Roure sont allées chez la Voisin pour trouver le moyen d'empoisonner La Vallière. Elle leur a conseillé de désaffecter l'esprit du roi par la magie et, déjà, Mariette, son prêtre sacrilège, a fait passer des poudres sous le calice.
– Tais-toi ! fit-elle dans un sursaut d'horreur.
– Méfie-toi de ces garces. Le jour où elles se mettront en tête que c'est toi qu'il faut faire passer de l'autre côté...
Les violons attaquaient le prélude au rythme d'une cadence vive et charmante. Le roi se leva et, après s'être incliné devant la reine, il ouvrit le bal avec Mme de Montespan.
Angélique s'avança. Il était temps pour elle de prendre place. Dans l'ombre d'une tenture, le gnome chapeauté de plumes ricanait...