Chapitre 6

Le Roi s'occupait des affaires qui regardaient la guerre. Il fit dresser un camp dans la garenne de Saint-Germain. Les tentes étaient fort belles. Celle de M. de Lauzun – rentré en grâce – avait trois pièces tendues de soie cramoisie. Il y reçut le roi et l'on donna une grande fête. À Fontainebleau, où la Cour se rendit ensuite, des troupes étaient rassemblées et les dames eurent le spectacle des revues militaires où le roi aimait à faire admirer la discipline et la belle tenue des hommes.

La Violette fourbissait l'armure de son maître, le corselet d'acier, plus décoratif que nécessaire, que le maréchal porterait sous ses cols de dentelles. La tente rebrodée valait 2 000 livres. Cinq mulets porteraient les bagages. Les chevaux de selle étaient prévus. Et les mousquetaires de la compagnie personnelle de M. du Plessis étaient entièrement équipés d'un drap chamois aussi épais qu'un écu d'argent, avec buffleteries dorées et culotte de peau blanche à coutures d'or.

Oui, l'esprit du temps était à la guerre. L'appel de la ribaude qui, s'en allant sur les rives de la Seine en criant : « Eh ! Roi de France, quand donc nous donneras-tu la guerre... la belle guerre ! »... n'était-il pas parvenu jusqu'au jeune souverain qui, lui aussi, humait dans le vent l'appel de la gloire ?

Seule la guerre donne la gloire. Le triomphe des armes complète la grandeur des souverains.

La guerre émergeait de sept années de paix comme un fantôme rayonnant où chacun, depuis le roi, les princes, les gentilshommes, jusqu'au peuple mouvant des spadassins désœuvrés, des têtes chaudes en quête d'aventures, reconnaissait l'appétit de sa race pour le grand jeu épique du combat. Les bourgeois, les artisans et les paysans n'étaient pas consultés. Auraient-ils montré de la réticence ? Que non pas. La guerre pour la nation qui l'entreprend c'est la victoire, promesse d'enrichissement, rêves fallacieux de se libérer d'insupportables servitudes. Ils avaient confiance en leur roi. Ils n'aimaient pas les Espagnols. Ni les Anglais, ni les Hollandais, ni les Suédois, ni les Impériaux.

Le moment semblait venu de montrer à l'Europe que la France était la première nation du monde et n'entendait plus obéir, mais dicter ses ordres. Le prétexte manquait. Des casuistes furent chargés par Louis XIV de l'extraire du passé et du présent politiques. Après avoir beaucoup réfléchi on découvrit que la reine Marie-Thérèse, enfant du premier lit de Philippe IV d'Espagne, avait sur la Flandre un droit d'héritage, à l'exclusion de Charles II, enfant du second lit. L'Espagne fit remarquer que ce droit n'était fondé que sur un usage exclusivement local de la province des Pays-Bas qui excluait de la succession les enfants du second lit en faveur de ceux du premier et qu'elle, l'Espagne, maîtresse de ces provinces, n'avait pas à en tenir compte. Qu'elle rappelait d'ailleurs qu'en se mariant au Roi de France, Marie-Thérèse avait renoncé solennellement à tout l'héritage espagnol.

La France répondit que l'Espagne n'ayant pas versé les cinq cent mille écus qui, d'après le traité des Pyrénées, devaient être comptés au Roi de France pour la dot de Marie-Thérèse, ce manque de parole annulait les promesses précédentes.

L'Espagne répliqua qu'elle n'avait pas à verser cette dot, puisque celle stipulée pour la fille de Henri IV lorsqu'elle était devenue reine espagnole en 1621 n'avait pas été acquittée plus fidèlement par la Cour du Louvre.

La France arrêta là les réminiscences des diplomates, en se basant sur le principe qu'en politique il faut avoir la mémoire courte.

*****

L'armée partit en conquête pour les Flandres et la Cour à sa suite se mit en route pour un voyage d'agrément.

C'était le printemps. Printemps pluvieux il est vrai, mais cependant c'était la saison qui avec les pommiers fait éclore les projets belliqueux. Il y avait autant de carrosses à la suite des troupes que de canons et d'équipages de guerre.

Louis XIV voulait que la reine, héritière des villes picardes, fût acclamée aussitôt comme souveraine dans chaque cité conquise. Il voulait éblouir par son faste des populations habituées depuis plus d'un siècle à l'occupant espagnol, arrogant mais misérable. Il voulait enfin porter le premier coup d'estoc à l'industrieuse Hollande dont les lourds vaisseaux s'en allaient sur les mers jusqu'à Sumatra et Java, tandis que la flotte française, réduite à néant, risquait de se voir partout surclasser dans le domaine commercial. Pour donner aux chantiers français le temps de construire des navires il fallait ruiner la Hollande.

Mais ce dernier but Louis XIV ne l'avouait pas. C'était un secret entre Colbert et lui.

*****

Sous la pluie diluvienne, carrosses, chariots, montures de rechange avançaient par des routes où la piétaille, l'artillerie et la cavalerie de l'armée avaient précédemment défilé. Ce n'était que ravines et mares de boues.

Angélique partageait le carrosse de Mlle de Montpensier. La princesse lui avait rendu son amitié depuis que M. de Lauzun était sorti de la Bastille. À un carrefour un attroupement les arrêta autour d'une voiture qui venait de verser. On leur dit que c'était celle des dames de la reine. Mademoiselle aperçut Mme de Montespan sur le talus. Elle lui fit de grands signes.

– Venez avec nous. Il y a une place.

La jeune femme les rejoignit, sautant de flaque en flaque, sa troisième jupe relevée pardessus la tête. Elle s'engouffra dans le carrosse en riant.

– Je n'ai jamais rien vu d'aussi drôle, raconta-t-elle, que M. de Lauzun avec tous ses cheveux dans son chapeau. Le roi est par là qui le tient depuis deux heures à sa portière. La perruque de M. de Lauzun était tellement imprégnée d'eau qu'il a fini par l'enlever.

– Mais c'est horrible ! s'exclama la Grande Mademoiselle. Il va prendre mal.

Elle fit presser les chevaux. Au premier tournant leur voiture rejoignit celle du roi. Lauzun, à cheval, se trouvait là en effet, ruisselant, avec l'air d'un moineau déplumé. Mademoiselle prit sa défense d'une voix pathétique.

– Mon cousin, vous n'avez donc pas une once de cœur ? Vous risquez de faire attraper la fièvre tierce à ce malheureux gentilhomme. Si vous êtes inaccessible à la pitié, considérez au moins la perte que vous feriez en la personne d'un de vos plus valeureux serviteurs.

Le roi, l'œil fixé à une lorgnette d'ébène et d'or, ne se détournait pas. Angélique regardait autour d'elle. Ils se trouvaient sur une légère éminence et dominaient la plaine picarde brune et mouillée. Une petite ville, brune aussi dans sa ceinture de remparts profilait ses créneaux sous le ciel bas. Derrière le réseau ténu de la pluie elle paraissait morte comme une épave au fond des eaux.

La tranchée française l'entourait d'un cercle noir implacable. Une seconde tranchée, doublant la première était en voie d'achèvement. À l'arrière les feux des canons pointés vers la ville jetaient à brefs intervalles une lueur rougeâtre dans le crépuscule. Le bruit des détonations était assourdissant. La Grande Mademoiselle se bouchait les oreilles puis reprenait son discours.

Le roi enfin abaissa sa lorgnette.

– Ma cousine, dit-il posément, vous avez de l'éloquence, mais vous choisissez toujours fort mal le moment de vos harangues. Je crois que la garnison va se rendre.

Il transmit à Lauzun l'ordre de cesser le feu. Le marquis partit au galop. Un mouvement se discernait, en effet, à la porte de la citadelle.

– Je vois le drapeau blanc, cria la Grande Mademoiselle en battant des mains. En trois jours, Sire ! Vous avez eu cette ville en trois jours ! Ah ! comme c'est passionnant la guerre !

Le soir, à l'étape, dans la petite ville conquise, alors que les acclamations des habitants battaient aux portes de l'hôtel où se logeait la reine, M. de Lauzun s'approcha de Mademoiselle et lui exprima sa reconnaissance pour son intervention. La Grande Mademoiselle sourit. Une onde rose vint farder son teint encore délicat. Elle s'excusa près de la reine d'avoir à quitter sa table de jeu, pria Angélique de la remplacer et entraîna Lauzun dans l'embrasure d'une fenêtre.

Le regard brillant, levé vers lui, elle buvait ses paroles. À la lueur atténuée d'un candélabre posé près d'eux sur une console, elle paraissait presque jeune et jolie.

« Ma parole, mais elle est amoureuse ! » se dit Angélique attendrie. Lauzun avait son visage de séducteur. Il y mêlait savamment la dose de respect nécessaire. Maudit Péguilin de Gascogne ! Dans quelle aventure n'allait-il pas encore se fourvoyer en s'attachant le cœur d'une petite-fille de Henri IV !

La pièce était bondée mais silencieuse. On jouait en quatre tables. Les annonces monotones des joueurs et le tintement des écus empilés troublaient seuls le murmure de l'aparté galant qui se prolongeait.

La reine aussi avait une physionomie heureuse. À sa joie de compter une ville de plus parmi les perles de sa couronne, se mêlaient des satisfactions plus intimes. Mlle de La Vallière n'était pas du voyage. Elle était demeurée par ordre du roi à Versailles. Avant de se mettre en campagne Louis XIV avait, dans un acte public enregistré par le Parlement, fait don à sa maîtresse du duché de Vaujours, situé en Touraine, et de la baronnie de Saint-Christophe, deux terres « également considérables par leurs revenus et le nombre de leurs mouvances »... Et il avait reconnu la fille qu'il avait eue d'elle, la petite Marie-Anne, qui deviendrait Mlle de Blois. Ces faveurs éclatantes ne trompaient personne, ni l'intéressée elle-même. C'était le cadeau de rupture. La reine y voyait un retour à l'ordre, une sorte de liquidation des erreurs du passé. Le roi l'entourait d'attentions. Elle était à ses côtés lorsqu'on entrait dans une ville, et partageait les soucis et les espoirs de la campagne. Une sourde inquiétude venait encore serrer le cœur de la souveraine lorsque son regard tombait sur le profil de cette marquise du Plessis-Bellière dont on lui avait dit que le roi s'entichait et qu'il lui avait imposée dans son entourage.

Une très belle femme vraiment, dont le regard clair avait du sérieux, les gestes une grâce à la fois retenue et spontanée. Marie-Thérèse déplorait la méfiance qu'on avait éveillée en elle. Cette dame lui avait plu. Elle aurait aimé en faire sa confidente. Mais M. de Solignac disait que c'était une femme libertine et sans piété. Et Mme de Montespan l'accusait d'avoir une maladie de peau, contractée dans des milieux de bas étage qu'elle fréquentait par vice. Comment se fier aux apparences ? Elle paraissait tellement saine et fraîche et ses enfants étaient si beaux ! Si le roi en faisait sa maîtresse, quel ennui ! Et quelle douleur !... N'y aurait-il jamais de repos pour son triste cœur de reine ?

*****

Angélique, qui savait combien sa présence était pénible à la reine, profita du premier prétexte pour s'éloigner.

La maison mise à la disposition des souverains par le bourgmestre était étroite et incommode. Les suivantes et premiers gentilshommes y étaient empilés tandis que le reste de la Cour et l'armée prenaient leurs quartiers chez l'habitant. L'accueil de la population évitait violence et pillage. On n'avait pas à prendre, puisqu'on donnait si volontiers. Le bruit des chansons et des rires parvenait amorti jusqu'au fond de l'hôtel mal éclairé où flottait encore le parfum ménager de la tourte picarde, cette immense tarte aux poireaux couverte de crème et d'œufs que trois dames de la ville étaient venues présenter sur un plat d'argent. En se heurtant aux coffres et aux bagages Angélique monta l'escalier. La chambre où elle avait élu domicile avec Mme de Montespan se trouvait sur la droite. Les chambres du roi et de la reine à gauche.

Une petite ombre se dressa sous la veilleuse à huile et un masque noir aux deux yeux d'émail blanc émergea.

– Non, Médême, n'entre pas.

Angélique reconnut le négrillon qu'elle avait offert à Mme de Montespan.

– Bonsoir Naaman. Laisse-moi passer.

– Non Médême.

– Qu'y a-t-il ?

– Quéqu'un...

Elle distingua un murmure tendre et crut deviner un galant secret.

– C'est bon. Je m'en vais.

Les dents du petit page d'ébène brillèrent dans un sourire complice.

– Le « Oa », Médême. Le « Oa »... Chut !

Angélique redescendit l'escalier, pensive.

Le Roi ! Et Mme de Montespan !

*****

Le lendemain, tout le monde partait pour Amiens.

Habillée de bon matin, Angélique s'en fut chez la reine, comme l'y appelait son service. Elle trouva à l'entrée Mlle de Montpensier très agitée.

– Venez voir dans quel état est Sa Majesté. C'est une pitié !

La reine était tout en larmes. Elle dit qu'elle venait de vomir et qu'elle n'en pouvait plus. Mme de Montausier la soutenait en gémissant et Mme de Montespan se récriait encore plus fort en répétant combien la douleur de Sa Majesté était compréhensible. On annonçait que la duchesse de La Vallière venait de rejoindre l'armée. Elle était arrivée à l'aube, ayant roulé toute la nuit et s'était présentée pour faire ses révérences à la reine.

– L'insolente ! s'écriait Mme de Montespan. Dieu me garde d'être jamais maîtresse du roi ! Si j'étais assez malheureuse pour cela je ne pourrais avoir l'effronterie de me présenter devant la reine !

Que signifiait ce retour ?

Était-ce le roi qui avait mandé sa favorite ?

Il fallut pourtant se rendre à l'église, où la Cour devait entendre la messe avant de prendre la route.

Marie-Thérèse monta à la tribune. La duchesse de La Vallière s'y trouvait déjà. La reine ne la regarda pas. La favorite redescendit. Elle se présenta à nouveau devant la souveraine alors que celle-ci montait en carrosse. Mais la reine ne lui dit rien. La déception était trop amère. Elle ne pouvait prendre sur elle pour faire bon visage, comme elle s'y était astreinte tant bien que mal lorsque la liaison de son royal époux demeurait officieuse. Dans sa rage elle défendit qu'on lui portât à manger. Elle interdit aux officiers de troupe de son escorte de laisser passer quiconque devant son carrosse de peur que Mlle de La Vallière ne rejoignît le roi avant elle.

Vers le soir, le défilé des équipages qui cahotaient sur la route découvrit l'armée, d'une petite hauteur. Mlle de La Vallière comprit que le roi devait être là-bas. Avec le courage du désespoir elle fit courir son carrosse à travers les champs à toute bride. La reine l'aperçut et entra dans une effroyable colère. Elle voulait ordonner aux officiers de poursuivre le carrosse et de l'arrêter. Tout le monde la suppliait de n'en rien faire et de se calmer. L'arrivée du roi lui-même qui venait au-devant de la reine par un autre chemin interrompit la scène tragi-comique.

Il était à cheval, crotté jusqu'aux yeux et de fort bonne humeur. Il mit pied à terre et s'excusa de ne pouvoir monter dans la voiture à cause de la boue. Mais lorsqu'il eut parlé quelques instants avec la reine à la portière, son visage s'assombrit. De bouche en bouche on eut la confirmation que l'arrivée de Mlle de La Vallière n'avait été ni voulue, ni même souhaitée par le roi. Quelle nouvelle la timide amante avait-elle apprise pour l'entraîner à surmonter son habituelle patience ? Quelles craintes ? Quelles certitudes ? Seule à Versailles, comblée d'honneurs et de richesses, elle avait réalisé son abandon. Prise de vertige, les nerfs à bout elle avait commandé son équipage, et était partie au grand galop vers le nord, désobéissant pour la première fois au roi. Tout plutôt que de ne pas savoir, d'espérer le cœur transi ou d'imaginer celui qu'on aime dans les bras d'une autre...

*****

Elle ne parut pas au dîner de l'étape suivante. Le cantonnement était épouvantable. Un bourg où il n'y avait pas quatre maisons de pierre. Le reste n'était que masures de torchis. Angélique, qui errait avec les demoiselles Gilandon et ses trois servantes à la recherche d'un gîte, rencontra Mlle de Montpensier, aussi dépourvue qu'elle.

– Nous voici vraiment à la guerre, ma petite. Mme de Montausier couche sur un tas de paille dans un cabinet, les filles de la reine dans un grenier sur un tas de blé, et moi je crois bien que je vais me contenter d'un tas de charbon.

Angélique finit par trouver une grange remplie de foin. Elle se hissa par l'échelle jusqu'au faux grenier où elle dormirait plus tranquille tandis que ses filles demeuraient en bas. Une grosse lanterne pendue aux solives projetait sa lueur rousse à travers la pénombre. Là encore Angélique vit surgir, comme une sombre apparition tout enturbannée de satin cramoisi et vert pomme, la frimousse noire et les yeux blancs du négrillon Naaman.

– Que fais-tu là, petit diablotin de l'enfer ?

– J'attends Médême Montespan. Je garde son sac pour elle. Médême Montespan, elle aussi dormir là.

La belle marquise apparut au sommet de l'échelle.

– Bonne idée, Angélique, de venir partager ma « chambre verte » comme disent les braves militaires. Nous pourrons faire une partie de piquet si le sommeil tarde à nous visiter.

Elle se laissa tomber dans le foin, s'étira et bâilla avec une volupté féline.

– Comme on est bien ! Quelle couche délicieuse ! Cela me rappelle mon enfance, dans le Poitou.

– À moi aussi, dit Angélique.

– Il y avait un grenier à foin tout près de notre pigeonnier. Mon petit amoureux m'y rejoignait. C'était un berger de dix ans. Nous écoutions roucouler les colombes en nous tenant la main.

Elle dégrafa son bustier trop raide. Angélique l'imita. Débarrassées de leurs deux premières jupes les pieds nus dans l'herbe sèche, elles se pelotonnèrent, retrouvant d'agréables sensations primitives.

– Du berger au roi, chuchota Athénaïs, que pensez-vous de mon destin, ma chère ?

Elle se redressait sur un coude. La lumière chaude et comme mystérieuse de la vieille lanterne avivait sa carnation magnifique, la blancheur de ses épaules et de sa gorge. Elle eut un rire un peu grisé.

– Être aimée du roi, quelle ivresse !

– Vous semblez tout à coup bien certaine de cet amour ? Vous en doutiez encore il y a peu de temps.

– Mais maintenant j'ai reçu des preuves qui ne me laissent aucun doute... Hier soir, il est venu... Oh ! je savais qu'il viendrait, que ce serait au cours de ce voyage. La façon dont il a laissé La Vallière à Versailles n'était-elle pas déjà un gage de sa volonté ? Il lui a donné quelques petites choses en cadeau de rupture.

– Des petites choses ! Un duché-pairie ? Une baronnie ?

– Peuh ! À ses yeux à elle cela doit paraître éblouissant. Et elle s'imagine sans doute que sa faveur est au pinacle. C'est pour cela qu'elle s'est crue autorisée à rejoindre la Cour. Ha ! Ha ! elle tombait bien mal... Mais moi je ne me contenterai pas de vétilles. Il ne s'agit pas qu'il me traite comme une fille de l'Opéra. Je suis une Mortemart !

– Athénaïs, vous parlez avec une assurance qui m'effraie. Êtes-vous réellement devenue la maîtresse du roi ?

– Si je le suis, sa maîtresse... Oh ! Angélique, comme c'est amusant de se sentir toute-puissante sur un homme de cette trempe ! Le voir pâlir et trembler... Supplier, lui, tellement maître de ses nerfs, si solennel et majestueux, et même redoutable parfois. C'est bien vrai ce qu'on racontait. En amour il est sauvage. Il n'a plus de contenance ni de raffinement. Il est très gourmand mais je ne crois pas l'avoir déçu.

Elle parlait en riant follement, roulant sa tête blonde dans le foin et s'étirant avec des gestes de nonchalante impudeur qui semblaient recréer une scène encore proche, au point que son attitude parut insoutenable à Angélique.

– Eh bien ! voilà qui est parfait, fit-elle sèchement. Les curieux vont enfin savoir qui est la nouvelle maîtresse du roi et je vais être débarrassée de soupçons ridicules dont ils m'importunent.

Mme de Montespan se redressa vivement.

– Oh ! non, chérie ! Pas cela. Surtout pas un mot ! Nous comptons sur votre discrétion. Le moment n'est pas encore venu de me donner ouvertement la place. Cela créerait trop de complications. Ayez donc l'obligeance de continuer à jouer le rôle que nous vous avons assigné.

– Quel rôle ? Et qui cela, nous ?

– Eh bien !... le roi et moi.

– Voulez-vous dire que vous vous êtes entendus le roi et vous pour faire courir le bruit qu'il était amoureux de moi afin de détourner les soupçons de votre personne ?

Athénaïs surveillait la jeune femme entre ses longs cils. Ses yeux de saphir eurent un éclat pervers.

– Mais bien sûr. Cela nous arrangeait, vous comprenez. Ma situation était délicate. J'étais fille d'honneur de la reine d'une part, et amie intime de Mlle de La Vallière de l'autre. Les attentions du roi à mon égard auraient vite cristallisé les ragots sur mon nom. Il fallait allumer un contre-feu. Je ne sais pourquoi on s'était mis à parler de vous. Le roi a accrédité la rumeur en vous comblant de bienfaits. Actuellement, la reine vous bat froid. La pauvre Louise fond en larmes à votre seule vue. Et personne ne songe plus à moi. Le jeu a été mené. Je sais que vous êtes assez intelligente pour avoir compris dès le début. Le roi vous en est très reconnaissant... Vous ne dites rien ? Seriez-vous fâchée ?

Angélique ne répondit pas. Elle arracha un brin de paille et le mordilla un peu nerveusement. Elle se sentait secrètement blessée et plus sotte qu'il n'est permis de l'être. C'était bien la peine de savoir ruser avec les plus habiles commerçants du royaume ! Sur un certain plan d'intrigues mondaines elle serait toujours la même, avec un fond de naïveté paysanne indécrottable.

– D'ailleurs pourquoi le seriez-vous ? reprenait doucereusement Mme de Montespan. La chose est flatteuse pour vous et vous en avez retiré déjà des bénéfices et de l'éclat. Vous semblez déçue ? Non, je n'imagine pas que vous ayez pu prendre cette petite comédie au sérieux... D'abord, vous êtes amoureuse paraît-il. De votre mari. Comme c'est drôle... Il n'est pas très empressé, mais si beau. Et l'on dit qu'il s'amadoue...

– Voulez-vous faire une petite partie de cartes ? demanda Angélique d'une voix neutre.

– Volontiers. J'ai dans mon sac un jeu complet. Naaman !

Le négrillon passa le nécessaire de voyage. Elles jouèrent quelques tours sans conviction. Angélique, l'esprit ailleurs, perdit, ce qui accentua sa mauvaise humeur. Mme de Montespan finit par s'endormir, un sourire aux lèvres. Angélique ne parvint pas à l'imiter. Elle se rongeait un ongle, au comble de l'irritation, et, à mesure que la nuit s'écoulait, la tête farcie d'idées vengeresses. Dès demain le nom de Mme de Montespan serait sur toutes les lèvres. La belle marquise avait été bien imprudente. Car Angélique n'était pas dupe des paroles hypocrites. Athénaïs avait goûté un plaisir raffiné à lui dévoiler son triomphe et le rôle qu'elle lui avait attribué à son insu. Sûre désormais de l'appui du roi et de son emprise elle s'était offert la joie de déchirer à belles dents une femme qu'elle jalousait depuis longtemps mais qu'elle ménageait par intérêt. Elle n'avait plus besoin d'elle, ni de ses écus. Elle pouvait l'humilier et lui faire payer cher les quelques succès que la beauté et la richesse de Mme du Plessis lui avaient ôtés.

« Imbécile ! » se dit Angélique, plus exaspérée encore contre elle-même. Elle s'enveloppa dans son manteau et se glissa jusqu'à l'échelle. Mme de Montespan continuait de sommeiller, abandonnée avec ses atours dans le foin comme une déesse sur un nuage.

Dehors l'aube naissante avait un goût de pluie. Venant de l'Est où le ciel rougissait entre deux nuages, montait le son des fifres et des tambours. Les régiments levaient le camp. Angélique pataugea dans la boue visqueuse et parvint jusqu'à la maison de la reine, où elle savait qu'elle trouverait Mlle de Montpensier. Dans l'entrée elle aperçut assise sur un banc, grelottante, misérable, Mlle de La Vallière, accompagnée de deux ou trois serviteurs et de sa jeune belle-sœur, morne et ensommeillée. Elle fut tellement saisie par cette image de désolation qu'elle s'arrêta malgré elle.

– Que faites-vous là, Madame ? Vous allez périr de froid.

Louise de La Vallière leva ses yeux bleus, trop grands dans son visage cireux. Elle tressaillit comme éveillée d'un songe.

– Où est le roi ? dit-elle. Je veux le voir. Je ne partirai pas d'ici sans l'avoir vu. Où est-il ? Dites-le-moi.

– Je l'ignore, Madame.

– Vous le savez, j'en suis certaine ! vous le savez...

Angélique, dans un élan de pitié, prit les deux mains maigres et glacées qui se tendaient vers elle.

– Je vous fais serment que je l'ignore. Je n'ai pas vu le roi depuis... je ne sais plus depuis quand et je vous promets bien qu'il ne se soucie guère de moi. C'est folie de rester là par cette nuit froide.

– C'est ce que je ne cesse de répéter à Louise, gémit la petite belle-sœur, elle est à bout de forces et moi aussi. Mais elle s'entête.

– N'avez-vous pas une chambre retenue dans le village ?

– Si fait, mais elle voulait attendre le roi.

– Trêve de sottises !

Angélique saisit énergiquement la jeune femme sous le bras et l'obligea à se lever.

– Vous allez d'abord vous réchauffer et vous reposer. Le roi ne vous saurait aucun gré de lui montrer ce visage de revenante.

Dans la maison où l'on avait réservé un abri à la favorite, elle pressa elle-même les laquais d'aviver le feu, fit passer la bassinoire entre les draps humides, prépara une tisane et mit au lit Mlle de La Vallière avec une autorité bourrue contre laquelle celle-ci ne se révolta pas. Allongée sous les couvertures qu'Angélique avait fait ajouter, elle paraissait extrêmement frêle. L'épithète « décharnée », qu'un pamphlétaire venimeux lui avait attribuée naguère, ne semblait pas exagérée. Ses os saillaient sous la peau. Elle était au septième mois d'une grossesse, la cinquième en six années. Elle n'avait que vingt-trois ans et derrière elle déjà un éblouissant roman d'amour, devant elle une longue vie et des larmes brûlantes à verser. À l'automne encore Mlle de La Vallière, en amazone, avait brillé d'un dernier éclat. On ne pouvait la reconnaître aujourd'hui tant le changement était profond.

« Voilà donc à quoi l'amour pour un homme peut réduire une femme », se dit Angélique avec un renouveau de colère.

Et se rappelant la confidence de Barcarole au sujet des rivales qui voulaient l'empoisonner, elle frissonna...

Elle s'assit au chevet du lit et prit entre ses mains vigoureuses et fermes cette autre main fluette où les bagues tournaient, trop larges.

– Vous êtes bonne, murmura Louise de La Vallière. Pourtant on m'avait dit...

– Pourquoi écoutez-vous ce qu'on dit ? Vous vous faites mal inutilement. Je ne peux rien contre les mauvaises langues. Je suis comme vous...

Elle fut sur le point d'ajouter « aussi stupide que vous. Je n'ai été qu'un paravent involontaire ». Mais à quoi bon ? Pourquoi orienter la jalousie de Louise dans une autre direction ? Elle découvrirait assez tôt une trahison qui lui serait plus sensible que toutes les autres puisque venant de sa meilleure amie.

– Dormez maintenant, murmura-t-elle. Le roi vous aime.

Charitable, elle affirmait la seule chose capable de calmer la douleur de ce cœur déchiré.

Louise eut un petit sourire désolé.

– Il me le prouve bien mal...

– Comment pouvez-vous dire cela ? Ne vient-il pas de vous témoigner son affection par des titres et des dons qui ne laissent aucun doute sur le bien qu'il vous veut ? Vous êtes duchesse de Vaujours et votre fille ne sera pas condamnée à l'obscurité.

La favorite secoua la tête. Des larmes coulaient lentement de ses yeux clos, le long de ses tempes. Elle qui avait toujours héroïquement caché ses grossesses au prix de maux indicibles, elle qui s'était vu enlever ses enfants dès la première heure de leur naissance et qui n'avait pas eu la liberté de pleurer la mort de trois fils, paraissant au bal souriante afin de donner le change, elle qui avait cherché de son mieux à démentir sa scandaleuse situation, elle s'était vu tout à coup déclarer mère de la fille du roi par une mesure publique sur laquelle on ne l'avait même point consultée. Et ne disait-on pas que le marquis de Vardes allait être rappelé de son exil afin de l'épouser par ordre du roi ?... Les paroles de consolation, les encouragements, les conseils étaient vains. Ils venaient trop tard. Angélique ne parla plus et lui tint seulement la main jusqu'à ce qu'elle se fût endormie.

En revenant vers la maison de la reine elle vit de la lumière au carreau. Elle songea à la reine qui, elle aussi, attendait le roi, inventant mille suppositions crucifiantes et l'imaginant dans les bras de La Vallière alors que celle-ci s'était morfondue à l'étage au-dessous une partie de la nuit.

À quoi bon crier le nom de la vraie rivale ? Ajouter une nouvelle goutte de venin à la mixture empoisonnée ?

Mme de Montespan avait bien raison de dormir si tranquillement dans son nid de foin. Elle savait – elle avait toujours su – que Mme du Plessis ne parlerait point.

*****

Charleroi, Armentières, Saint-Vinoux, Douai, Oudenarde, le fort de la Scarpe, Courtrai, tombaient comme des châteaux de cartes. Le roi et la reine de France étaient reçus avec le dais, harangués par les échevins, et, après avoir traversé les rues tapissées, s'en allaient entendre le Te Deum dans une de ces vieilles églises du Nord en dentelle de pierre, et dont la flèche aiguë semble percer le ciel lourd.

Entre deux Te Deum la guerre dans une brève convulsion ébranlait l'horizon de ses coups de canon ou de mousquet. Les garnisons risquaient des sorties, parfois sanglantes. Mais les Espagnols étaient peu nombreux et surtout l'Espagne était loin. Coupés de tous renforts, et sous la pression des habitants qui ne tenaient pas à souffrir des affres de la famine pour la gloire de l'occupant, ils se rendaient.

Sous Douai le cheval d'un garde du roi fut tué à ses côtés. Louis XIV s'exposait beaucoup. L'odeur de la poudre le grisait. Il eût volontiers pris la tête d'un escadron chargeant.

Ayant mis le siège sous Lille, il descendit chaque jour dans la tranchée comme un simple grenadier, au grand souci des courtisans. Certain jour M. de Turenne voyant le roi couvert de terre par un boulet qui venait de tomber près de lui, le menaça de quitter le siège s'il persistait à se montrer aussi imprudent. Mais le roi, qui s'était avancé à la vue de l'armée et jusqu'au pied des palissades, hésitait à marquer un recul. Le maréchal du Plessis-Bellière lui dit :

– Prenez mon chapeau et donnez-moi le vôtre : si les Espagnols visent au panache ils s'y méprendront.

Le jour suivant le roi s'exposa moins. Philippe reçut le cordon bleu.

*****

L'été venait.

Il faisait maintenant très chaud. La fumée des mortiers envoyait des petits nuages dans un ciel bleu pervenche immuable.

Mlle de La Vallière était restée à Compiègne. La reine rejoignit l'armée et avec elle Mlle de Montpensier, la princesse de Bade, Mmes de Montausier et de Montespan dans son carrosse, et dans celui qui suivait Mmes d'Armagnac, de Bouillon, de Créqui, de Béthune et du Plessis-Bellière, toutes horriblement fatiguées et assoiffées. Elles eurent la surprise en débarquant de croiser un équipage composé d'un chariot où étincelaient agréablement à la vue de rafraîchissants morceaux de glace et qu'escortaient trois ou quatre escogriffes aux moustaches d'ébène, aux regards sombres et à l'uniforme rapiécé. L'officier qui les accompagnait à cheval achevait d'ôter le moindre doute sur leur origine. Avec sa fraise godronnée opulente et son air altier c'était un pur hidalgo de Sa Majesté très Catholique.

On expliqua aux arrivantes que M. de Brouay, gouverneur espagnol de Lille, envoyait chaque jour, soit par galanterie, soit par bravade, de la glace au roi de France.

– Priez-le, dit celui-ci au porteur, de m'en envoyer davantage.

– Sire, répondit le Castillan, mon général la ménage parce qu'il espère que le siège sera long et il craint que Votre Majesté n'en manque.

Le vieux duc de Charost qui se trouvait aux côtés du roi cria à l'envoyé :

– Bon, bon, recommandez bien à M. de Brouay de ne pas imiter le gouverneur de Douai, qui s'est rendu comme un coquin.

– Êtes-vous fou, Monsieur ? dit vivement le roi surpris d'un tel discours. Vous encouragez mes ennemis à la résistance ?

– Sire, c'est une question d'amour-propre familial, s'excusa le duc. Brouay est mon cousin !

En attendant la vie de Cour continuait au camp.

La plaine était couverte de tentes bariolées, placées par symétrie. Celle du roi, la plus vaste, se composait de trois salles, d'une chambre et de deux cabinets, le tout tendu de satin de Chine et garni de meubles dorés.

Le lever et le coucher avaient lieu exactement comme à Versailles. Des repas somptueux étaient offerts, dont on jouissait particulièrement en songeant aux Espagnols qui, derrière les sombres remparts de Lille, n'avaient que des raves à ronger. À l'armée française le roi recevait les dames à sa table.

Un soir, au souper, son regard tomba sur Angélique, placée non loin de lui. Les récentes victoires du souverain, et celle, plus intime, qu'il avait remportée sur Mme de Montespan, avaient un peu brouillé, dans la joie du triomphe, ses habituelles facultés d'observation. Il crut apercevoir la jeune femme pour la première fois depuis la campagne et lui demanda aimablement :

– Vous avez donc quitté la capitale ? Que disait-on à Paris quand vous êtes partie ?

Angélique lui planta au visage un regard froid.

– Sire, on disait vêpres.

– Je demande ce qu'il y avait de nouveau ?

– Des pois verts, Sire.

Les répliques auraient paru drôles si elles n'avaient été prononcées sur un ton aussi glacé que les yeux de la belle marquise.

Le roi en demeura coi de stupeur et comme il n'avait pas l'esprit prompt, ses joues se colorèrent.

Mme de Montespan sauva une fois de plus la situation, en éclatant de son rire enchanteur. Elle dit que le jeu à la mode consistait à répondre de façon la plus saugrenue quoique précise aux questions posées. C'était à Paris dans les salons et les « ruelles » des Précieuses un feu roulant de calembours. Mme du Plessis y était très habile. Chacun aussitôt voulut l'essayer. Le repas se termina joyeusement.

Le lendemain, Angélique achevait de se poudrer devant son miroir, sous l'œil intéressé d'une vache, lorsque le maréchal du Plessis-Bellière se fit annoncer. Comme toutes les grandes dames aux champs, elle ne souffrait pas des incommodités du voyage. Du moment qu'elle pouvait faire dresser sa coiffeuse quelque part, fût-ce dans une étable, tout allait bien. L'odeur de la poudre de riz et des parfums se mêlait à celle du fumier, mais ni la grande dame en déshabillé vaporeux ni les bonnes vaches blanches et noires qui lui tenaient compagnie n'étaient incommodées de part et d'autre. Javotte présentait la première jupe en satin rose pékiné de vert pâle, Thérèse s'apprêtait à nouer les rubans.

À la vue de son mari Angélique renvoya les servantes, puis elle continua de se pencher avec soin vers le miroir. Le visage de Philippe s'y reflétait derrière elle et c'était un visage d'orage.

– On me rapporte de méchants bruits sur vous, Madame. J'ai cru devoir me déplacer pour vous sermonner sinon vous punir.

– Quels sont ces bruits ?

– Vous avez montré de l'humeur au roi, qui vous faisait l'honneur de vous adresser la parole.

Êtes-vous N'est-ce que cela ? dit Angélique en choisissant une « mouche » dans une petite boîte d'or guilloché. Il y a bien d'autres bruits qui courent sur mon compte et qui auraient dû depuis longtemps vous émouvoir. Il est vrai que vous ne vous souvenez de votre qualité de mari que lorsqu'il s'agit de me faire sentir la férule matrimoniale.

– Avez-vous, oui ou non, répondu au roi avec insolence ?

– J'avais mes raisons.

– Mais... Vous parliez au roi !...

– Roi ou non, ça ne l'empêche pas d'être un garçon qui a besoin d'être remis en place.

Un blasphème n'eût pas causé d'effet plus épouvantable. Le jeune homme parut suffoquer.

– Vous perdez la raison, ma parole !

Philippe fit quelques pas de long en large, puis s'appuya contre la mangeoire de bois et se mit à regarder Angélique tout en mordillant un brin de paille.

– Ouais ! Je vois ce que c'est. Je vous ai laissé un peu de jeu en l'honneur de monsieur mon fils que vous portiez et nourrissiez et vous en avez conclu que vous pouviez relever la tête. Il est temps de reprendre le dressage.

Angélique haussa les épaules. Elle se retint pourtant de lancer une réplique trop vive et donna toute son attention à son miroir ainsi qu'à la délicate opération de fixer une « mouche » au coin de sa tempe droite.

– Quel châtiment choisirai-je pour vous apprendre comment l'on doit se tenir à la table des rois ? reprit Philippe. L'exil ? Hum ! Vous trouveriez encore le moyen de reparaître à l'autre bout du chemin, à peine aurais-je tourné le dos. Une bonne correction de mon fouet à chiens que vous connaissez déjà ? Oui. Il me souvient que vous en étiez sortie la tête assez basse. Ou bien... Je songe à certaines humiliations qui semblent vous être encore plus cuisantes que la mèche de chanvre et je suis assez tenté de vous les infliger.

– Ne vous fatiguez donc pas l'imagination, Philippe. Vous êtes un magister trop scrupuleux. Pour trois mots lancés au hasard...

– ...qui s'adressaient au roi !

– Le roi est parfois un homme comme les autres.

– C'est ce qui vous trompe. Le roi est le roi. Vous lui devez obéissance, respect, dévotion.

– Et quoi encore ? Dois-je lui laisser le droit de régenter mon destin, de ternir ma réputation, de bafouer ma confiance ?

– Le roi est le maître. Il a tous les droits sur vous.

Angélique se retourna vivement pour guetter Philippe d'un œil noir.

– Oui-da !... Et s'il prenait au roi fantaisie de me vouloir pour maîtresse, que devrais-je faire ?

Êtes-vous Y consentir. N'avez-vous pas compris que toutes ces dames, plus belles les unes que les autres et parure de la Cour de France, sont là pour le plaisir des princes ?...

– Permettez-moi de trouver votre point de vue de mari plus que généreux ! À défaut d'affection pour moi votre instinct de propriétaire, au moins, devrait se rebiffer.

– Tous mes biens appartiennent au roi, dit Philippe, de ma vie je ne saurais lui refuser la moindre chose.

La jeune femme eut une exclamation de dépit. Son mari avait le don de la blesser à vif. Qu'avait-elle espéré de sa part ? Une protestation trahissant un sentiment de jalousie ? C'était encore trop. Il ne tenait même pas à elle et le lui laissait entendre sans fard. Ses attentions passagères au coin de l'âtre ne s'étaient adressées qu'à celle qui avait eu l'honneur d'engendrer son poupon d'héritier. Elle se détourna, hors d'elle, renversa sa boîte de mouches, prit d'une main tremblante de colère, un peigne, puis un autre. Philippe, derrière elle, l'observait avec ironie.

Le chagrin d'Angélique creva en un flot de paroles amères.

– C'est vrai, j'oubliais. Une femme n'est pour vous qu'un objet, une pièce du mobilier. Tout juste bonne à mettre des enfants au monde. Moins qu'une jument, moins qu'un valet. On l'achète, on la revend, on s'offre des honneurs avec son honneur à elle, on la met au rebut quand elle a cessé de servir. Voilà ce que représente une femme pour les hommes de votre espèce. Tout au plus, un morceau de gâteau, un plat de ragoût sur lequel ils se jettent quand ils sont affamés.

– Plaisante image, dit Philippe, et dont je ne nie pas la vérité. Avec vos joues brillantes et votre tenue légère, je confesse que vous me semblez fort appétissante. Ma parole, je sens ma fringale s'éveiller.

Il s'approcha à petits pas et posa deux mains possessives sur les épaules rondes de la jeune femme. Angélique se dégagea et referma étroitement l'ouverture de son corsage.

– Pour cela, n'y comptez pas, mon cher, dit-elle froidement.

Philippe, d'un geste furieux, rouvrit le corsage et fit sauter trois agrafes de diamants.

– Est-ce que je vous demande si cela vous plaît, petite mijaurée ? gronda-t-il. N'avez-vous pas encore compris que vous m'appartenez ? Ha ! Ha ! c'est bien là où le bât vous blesse. La fière marquise voudrait encore qu'on l'entourât de prévenances !

Rudement, il la dépouillait de son corsage, déchirait sa chemise et lui prenait les seins avec une brutalité de mercenaire un soir de pillage.

– Oubliez-vous donc d'où vous sortez, Madame la marquise ? Vous n'étiez jadis qu'une petite croquante au nez sale et aux pieds crasseux. Je vous revois en jupon percé, les cheveux dans les yeux Et déjà pleine d'arrogance.

Il relevait son visage pour le maintenir tout prêt du sien, lui serrait les tempes si durement qu'elle avait l'impression que ses os allaient éclater.

– Ça sort d'un vieux château croulant et ça se permet de parler au roi avec insolence !... L'étable, voilà votre décor, Mlle de Monteloup. Cela vous va assez bien de vous y retrouver aujourd'hui. Je vais réveiller vos souvenirs champêtres.

– Laissez-moi ! cria Angélique en essayant de le frapper.

Mais elle se meurtrit les poings contre sa cuirasse et dut secouer ses doigts endoloris avec un gémissement. Philippe éclata de rire et l'enlaça tandis qu'elle se débattait.

– Ça, petite bergère, morveuse, laissez-vous trousser sans histoires.

Il l'enleva vigoureusement à pleins bras et la porta sur un tas de foin dans un coin obscur de la grange.

Angélique criait :

– Laissez-moi ! Laissez-moi !

– Taisez-vous ! Vous allez ameuter toute la garnison.

– Tant mieux. On verra ainsi comment vous me traitez.

– Le beau scandale ! Mme du Plessis violée par son mari.

– Je vous hais !

Elle étouffait à demi dans le foin où sa lutte l'enfonçait. Elle réussit cependant à mordre jusqu'au sang la main qui la maintenait.

– Mauvaise bête !

Il la frappa plusieurs fois sur la bouche. Puis il lui ramena les bras au dos, paralysant ses mouvements.

– Bon Dieu ! soufflait-il, riant à demi, jamais je n'ai eu affaire à pareille enragée. Il y faudrait tout un régiment.

Angélique, suffoquée, perdait ses forces. Il en serait cette fois-ci comme des autres fois. Elle devrait subir l'humiliante possession, cet asservissement bestial qu'il lui infligeait et contre lequel son orgueil se cabrait. Son amour aussi. L'amour timide qu'elle portait à Philippe et qui ne voulait pas mourir, et qu'elle ne voulait pas avouer.

– Philippe !

Il parvenait à ses fins. Ce n'était pas la première fois qu'il menait ce genre de lutte dans l'ombre d'une grange. Il savait comment maintenir sa proie et en user, tandis qu'elle palpitait sous lui haletante, écartelée.

L'ombre était profonde. Il y dansait de minuscules points d'or, parcelles de poussières que captait un mince rayon de soleil entre deux planches disjointes.

– Philippe !

Il l'entendit appeler. Sa voix rendait un son étrange. Lassitude ou griserie involontaire provoquée par la senteur du foin, tout à coup Angélique se rendait. Elle en avait assez de la colère. Elle acceptait l'amour et l'emprise de cet homme qui se voulait cruel. C'était Philippe, celui qu'elle aimait déjà au temps de Monteloup. Qu'importait qu'elle fût meurtrie jusqu'au sang ! C'était par lui.

Dans un élan qui la délivrait, elle s'acceptait femelle sous l'exigence du mâle. Elle était sa victime, sa chose. Il avait le droit d'user d'elle comme il lui plairait. Malgré la tension sauvage qui le possédait en cet instant Philippe perçut ce mouvement d'abandon qui soudain l'amollissait. Craignait-il de l'avoir blessée ? Il maîtrisa un peu son aveugle délire, chercha à deviner ce que cachait l'ombre, et la qualité nouvelle du silence. En se penchant il reçut la caresse de son souffle léger sur sa joue et il en ressentit une émotion qui le fit tressaillir violemment et l'abattit contre elle, faible comme un enfant. Il jura à plusieurs reprises pour se donner une contenance. Il ignorait, en se séparant d'elle, qu'il avait été sur le point de la mener au bord du plaisir. Il l'épia du coin de l'œil dans la demi-obscurité, devinant qu'elle rajustait ses vêtements, et chacun de ses mouvements envoyait vers lui son chaud parfum de femme en sueur. Sa résignation lui parut suspecte.

– Mes hommages vous déplaisent fort à ce qu'il m'a semblé. Mais sachez que je vous les inflige comme une punition.

Elle laissa passer un instant avant de répondre d'une voix douce, un peu voilée :

– Ce pourrait être une récompense.

Philippe bondit sur ses pieds comme devant un danger subit. Une faiblesse anormale demeurait en lui. Il eût souhaité s'étendre à nouveau dans le foin tiède, près d'Angélique, pour échanger avec elle de simples confidences. Tentation inconnue et qui l'indigna. Mais les mots de défense mouraient sur ses lèvres.

La tête vide, le maréchal du Plessis sortit de la grange avec l'impression déprimante que cette fois il n'avait pas eu le dernier mot.

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