Chapitre 4
Mme de Sévigné écrivit à Mme du Plessis-Bellière pour lui donner des nouvelles de la Cour : « Aujourd'hui, à Versailles, le Roi a ouvert le bal avec Mme de Montespan. Mlle de La Vallière y assistait, mais elle ne dansa point. La Reine, qui est restée à Saint-Germain, ne fait pas grand bruit... »
La traditionnelle visite d'accouchée qui devait se prolonger jusqu'aux relevailles revêtit à l'Hôtel du Beautreillis un éclat inaccoutumé.
La faveur avec laquelle le roi et la reine avaient accueilli leur nouveau sujet en ce monde incitait les représentants du Tout-Paris à venir faire leur cour au chevet de la belle marquise.
Angélique montrait fièrement le coffret de satin bleu, moiré de fleurs de lys, présent de la reine, et qui contenait un grand lange en toile d'argent, et deux draps d'Angleterre écarlate, une mante de taffetas bleu et un choix délicieux de petites chemises en toile de Cambrai, de béguins brodés et de bavettes fleuries.
Le Roi y avait joint deux drageoirs de vermeil et de pierreries garnis de confiseries. M. de Gesvres, le Grand Chambellan, avait remis lui-même les présents de Leurs Majestés à la jeune mère, ainsi que leurs compliments. Ces attentions royales, pour flatteuses qu'elles fussent, ne dérogeaient pas à l'étiquette : la femme d'un maréchal de France y avait droit. Mais il n'en fallut guère plus pour relancer, telle une flamme un instant étouffée, le bruit que Mme du Plessis-Bellière avait pris « entre ses lacs » le cœur de Sa Majesté. Il y eut même des mauvaises langues pour laisser entendre que le solide poupard qui trônait sur un coussin de velours cramoisi entre sa nourrice et sa berceuse avait dans les veines du sang de Henri IV. Angélique dédaignait les allusions et haussait les épaules. Ces gens étaient fous, mais à tout prendre distrayants ! Sa chambre ne désemplissait pas. Elle recevait dans sa ruelle comme une Précieuse. Beaucoup de physionomies, un peu oubliées, reparurent à cette occasion. Sa sœur Hortense, la femme du procureur, vint avec toute sa nichée. Elle se haussait un peu plus chaque jour sur les degrés de la grande bourgeoisie et elle ne pouvait dédaigner une relation aussi en vue que sa sœur, la marquise du Plessis-Bellière. Mme Scarron vint également. Par hasard Angélique n'avait pas de visite. Elles purent deviser tranquillement.
La compagnie de la jeune veuve était agréable. Toujours d'humeur égale, elle semblait ignorer la médisance et l'ironie, la violence et la bouderie. Elle n'était ni ennuyeuse, ni chagrine. Ni sévère. Angélique s'étonnait de ne pouvoir éprouver à son égard l'amitié chaleureuse et confiante que lui inspirait Ninon de Lenclos. Françoise, elle, demeurait en bas car dans la lutte entreprise elle n'entendait abandonner ni sa vertu, ne sa dignité. D'une économie scrupuleuse elle ne dépensait pas un sol inutile. Prudente, elle ne s'engageait dans aucune affaire hasardeuse. Malgré sa pauvreté et sa beauté, on ne lui connaissait ni dettes... ni amant. Elle se contentait de présenter des placets avec une inaltérable persévérance. Mendier au roi n'est pas mendier. C'est réclamer du royaume sa part de vie, sa place au soleil. Jusqu'ici on la lui avait refusée. Elle était si pauvre. Avec la richesse on pouvait obtenir un peu plus.
– Je n'aime pas me poser en exemple, lui expliqua Françoise, mais considérez que j'ai présenté au roi en personne ou par l'intermédiaire d'amis haut placés plus de 1 800 requêtes !
– Hein ? s'exclama Angélique en se dressant sur son lit.
– Et qu'à part quelques maigres bénéfices qui m'ont été retirés presque aussitôt, je n'ai rien obtenu. Mais je ne me décourage pas. Car un jour viendra où ce que je peux proposer d'honnête et d'utile pour le service de Sa Majesté ou de quelque grande famille prendra son prix... Peut-être à cause de sa rareté même.
– Êtes-vous si sûre que votre système a du bon ? J'ai entendu raconter que Sa Majesté se plaignait « qu'il pleuvait des mémoires de Mme Scarron comme des feuilles d'automne » et que vous étiez sur le point de devenir à ses yeux un personnage aussi immuable que ceux des tapisseries de Saint-Germain et de Versailles.
La sérénité de Françoise ne parut pas altérée.
– Votre nouvelle n'est pas mauvaise. Quoique le roi s'en défende, rien ne lui plaît tant que l'assiduité, et pour réussir il faut d'abord attirer l'attention du souverain. C'est chose faite me dites-vous. Alors je suis certaine d'atteindre mon but.
– C'est-à-dire ?
– Le succès !
Il y avait dans son regard une flamme brûlante. Elle continua en baissant le ton :
– Je suis très méfiante avec les bavards, mais vous ne l'êtes pas, Angélique ! Car si vous discourez volontiers et non sans esprit, c'est souvent pour donner le change sur vous-même et pour dissimuler ce qu'il y a de plus cher en vous. Continuez à vous taire ainsi. C'est la bonne façon pour se mêler au monde, tout en demeurant à l'abri. Moi, je me tais depuis des années. Mais je vous ferai, à vous, une confidence dont je n'ai encore fait part à personne et qui vous expliquera le secret de ma persévérance : J'ai été l'objet d'une prophétie.
– Voulez-vous parler de ces prédictions saugrenues que nous avait faites la devineresse Mauvoisin, certain jour où nous étions allées la visiter toutes trois, Athénaïs de Montespan, vous et moi ?
– Non. À vrai dire, la Voisin m'inspire assez peu de confiance. Elle cherche par trop ses effets dans sa cruche de vin. La prophétie à laquelle je songe m'a été faite à Versailles, il y a trois ans, par un jeune ouvrier. Vous savez que beaucoup de gens simples, qui travaillent manuellement et dont le cerveau n'a jamais été cultivé, possèdent ce don de double vue. C'était un apprenti-maçon bègue et qui avait un pied-bot. Je traversais l'un des chantiers autour du palais, où Sa Majesté entreprend toujours de nouveaux embellissements. Ce garçon s'est levé, est venu à moi et m'a fait de profondes révérences. Ses compagnons étaient intrigués mais ne se moquaient pas car ils le connaissaient pour devin. Il a dit alors, avec un regard illuminé, qu'il saluait en moi « la première femme du royaume » et qu'à cette place où nous étions il voyait le palais de Versailles plus majestueux et plus immense encore, et tous les courtisans s'inclinant, le chapeau à la main, sur mon passage. Lorsque le découragement me gagne, ces paroles me reviennent en mémoire et je retourne à Versailles, puisque c'est là que le destin m'attend.
Elle eut un sourire, mais ses yeux sombres continuaient à briller d'un feu ardent. Venant d'une autre le récit eût fait sourire Angélique. De la part de Mme Scarron elle en demeura impressionnée. Elle la voyait maintenant sous son vrai jour. Démesurément ambitieuse, avec un amour-propre sans limite. Humble et modeste à la surface, tenace et pétrie d'orgueil au fond.
Loin de sentir augmenter son antipathie, son amitié avec Mme Scarron lui parut plus précieuse à conserver.
– Éclairez-moi, dit-elle, vous qui avez tant de lumières sur bien des choses. J'avoue que je ne conçois rien aux obstacles qui se dressent devant moi, à la Cour. J'ai soupçonné longtemps mon mari d'intriguer...
– Votre mari est un innocent. Il sait ce qui se passe car il a une grande expérience de la Cour, mais aucune envie d'intervenir. En vérité vous êtes trop belle !
– Comment cela peut-il me nuire ? Et à qui ? Il y a des femmes plus belles que moi, Françoise ! Ne me flattez pas stupidement.
– Vous êtes aussi trop... différente.
– Le roi m'a déjà dit quelque chose comme cela, murmura Angélique, rêveuse.
– Vous voyez ! Non seulement vous êtes parmi les femmes les plus belles de la Cour, vous avez les moyens de vous parer admirablement, vous charmez ou amusez votre entourage dès que vous ouvrez la bouche, mais encore vous possédez cette chose inappréciable que tant de beautés frivoles rêvent d'acquérir sans jamais y parvenir...
– Quoi donc ?
– Une âme, dit Mme Scarron d'un ton lamentable.
L'ardeur s'était éteinte sur son visage. Elle regardait ses deux mains charmantes posées sur ses genoux, et que les durs travaux du ménage avaient meurtries malgré les soins qu'elle en prenait.
– Dans ces conditions, comment voulez-vous éviter de... de faire lever des légions d'ennemis sous vos pas... dès que vous paraissez, acheva-t-elle dans un souffle désolé.
Et elle éclata en larmes.
– Françoise, supplia Angélique, ne me dites pas que vous pleurez à cause de moi ou de mon âme !
– Non... à vrai dire. C'est parce que je pensais à mon propre sort. Être femme, être belle et avoir une âme, quelle douleur, comment parvenir jamais à trouver son chemin... Combien de chances m'ont été refusées déjà à cause de cela !
L'incident acheva de persuader Angélique que Mme Scarron ne serait jamais son ennemie et qu'elle était quand même vulnérable, et aussi à bout de nerfs. Peut-être la réflexion du roi à son sujet l'avait-elle plus atteinte qu'elle ne voulait le laisser paraître ? Avec remords Angélique se dit que la jeune veuve n'avait sans doute pas mangé à sa faim depuis longtemps. Elle faillit sonner pour lui faire apporter un en-cas, mais se reprit de crainte de la blesser.
– Françoise, dit-elle avec énergie, séchez vos larmes. Et pensez à la prophétie de votre compagnon-maçon. Ce que vous considérez comme nuisible représente au contraire un sérieux atout qui vous mènera plus loin que d'autres. Car vous êtes habile et vous avez déjà obtenu de hautes et sérieuses protections. Mme d'Aumont vous patronne, m'a-t-on dit.
– Et Mme de Richelieu et Lamoignon également, compléta Mme Scarron, qui avait dominé ce moment de faiblesse. Voilà trois ans que je fréquente assidûment leurs salons.
– Salons austères, fit Angélique avec une grimace. Je m'y suis toujours ennuyée à mourir.
– On s'y ennuie, mais on y avance doucement. Voilà où le danger vous guette, Angélique. Et voilà votre erreur. Et c'est par la même erreur que Mlle de La Vallière court à sa perte. Depuis que vous fréquentez la Cour vous n'avez pas songé encore à départager vos ennemis. Vous n'êtes ni du clan de la reine, ni de celui de Madame ou des princes. Vous n'avez pas fait votre choix ni entre les « importants » et les « muguets », ni entre les « libertins » et les « dévots ».
– Les dévots ? Croyez-vous qu'ils aient un bien grand rôle à jouer ? Dieu ne m'a pas paru particulièrement en place, parmi ce beau monde.
– Il y est, croyez-moi, et non sous l'aspect du Seigneur indulgent dont nous aimons à retrouver l'image dans nos missels, mais sous celui du Dieu de Justice qui tient les verges.
– Vous me confondez.
– L'Esprit du mal ne revêt-il pas à la Cour son masque le plus dangereux ? C'est le Dieu des armées qu'il faut pour l'en chasser.
– En somme, vous me conseillez de choisir entre Dieu et le Diable ?
– C'est cela même, approuva Mme Scarron doucement.
Elle se leva, reprit son manteau et son éventail noir, qu'elle n'ouvrait jamais afin d'en cacher l'usure. Après avoir baisé le front d'Angélique, elle s'éloigna sans bruit.