Chapitre 10
Du voyage qu'elle fit pour atteindre Poitiers, Angélique ne garda qu'un souvenir cahotant et plutôt désagréable. On avait réparé pour l'occasion un très vieux carrosse dans lequel elle avait pris place avec Hortense et Madelon. Un valet conduisait les mules de l'attelage. Raymond et Gontran montaient chacun un cheval de belle race dont leur père leur avait fait présent. On disait que les jésuites avaient, dans leurs nouveaux collèges, des écuries réservées aux montures des jeunes nobles. Deux lourds chevaux de malle complétaient la caravane. L'un portait le vieux Guillaume, chargé d'escorter ses jeunes maîtres. Trop de mauvaises nouvelles d'agitations et de guerres circulaient dans le pays. On disait que M. de la Rochefoucauld soulevait le Poitou pour le compte de M. de Condé. Il recrutait des armées et prélevait une partie des récoltes pour les nourrir. Qui dit armée, dit famine et pauvreté, bandits et vagabonds aux carrefours des routes. Le vieux Guillaume était donc là, sa pique appuyée à l'étrier, sa vieille épée au côté. Cependant le voyage fut calme. En traversant une forêt, on aperçut quelques silhouettes suspectes qui se dispersaient entre les arbres. Mais sans doute la pique du vieux mercenaire, à moins que ce ne fût la pauvreté de l'équipage, découragea les brigands.
La nuit se passa dans une auberge, à la croisée d'un carrefour sinistre où l'on n'entendait que le sifflement du vent dans la forêt dépouillée.
L'aubergiste consentit à servir aux voyageurs une eau claire baptisée bouillon et quelques fromages qu'ils mangèrent à la lueur d'une mauvaise chandelle de suif.
– Tous les maîtres d'auberges sont complices des brigands, confia Raymond à ses jeunes sœurs terrifiées. C'est dans les auberges des routes qu'on commet le plus d'assassinats. À notre dernier voyage nous avons couché dans une halte où moins d'un mois auparavant on avait coupé la gorge à un riche financier qui n'avait que le tort de voyager seul.
Regrettant de s'être livré à des réflexions trop profanes, il ajouta :
– Ces crimes commis par des hommes du peuple sont la conséquence du désordre des gens haut placés. Tout le monde a perdu la crainte de Dieu.
Il y eut encore une journée de route. Secouées comme des sacs de noix sur ces routes gelées et creusées d'ornières, les trois sœurs se sentaient brisées. On ne rencontrait que très rarement les tronçons de voie romaine avec leurs grandes dalles anciennes et régulières. Le plus souvent c'étaient des chemins en pleine argile bouleversés par le passage incessant des cavaliers et des carrosses. À l'entrée des ponts, il fallait stationner parfois des heures jusqu'à en être glacé, le préposé au péage étant le plus souvent un fonctionnaire peu rapide et bavard, qui profitait de chaque voyageur pour faire un bout de causette. Seuls passaient sans ralentir les grands seigneurs qui, d'une main dédaigneuse, jetaient par la portière une bourse aux pieds de l'employé. Madelon pleurait, transie et cramponnée à Angélique. Hortense, les lèvres pincées, disait :
– C'est inadmissible !
Elles étaient toutes trois fourbues et ne purent s'empêcher de pousser un soupir de soulagement lorsque, le soir du deuxième jour, Poitiers leur apparut, étageant ses toits d'un rose fané, au flanc d'une colline entourée d'une riante rivière : le Clain. C'était par un jour pur d'hiver. On aurait pu se croire dans un paysage du Midi, dont le Poitou est d'ailleurs le seuil, tant le ciel avait de douceur au-dessus des toits de tuiles. Les cloches se répondaient, sonnant l'Angélus.
Ces cloches, désormais, allaient égrener les heures d'Angélique, durant près de cinq années. Poitiers était une ville d'églises, de couvents et de collégiales. Les cloches réglaient la vie de tout ce peuple de soutanes, de cette armée d'étudiants aussi bruyants que leurs maîtres étaient chuchoteurs. Prêtres et bacheliers se rencontraient aux coins des rues montantes, dans l'ombre des cours, sur les places, qui, d'étage en étage, proposaient leurs paliers aux pèlerins de la ville.
Les enfants de Sancé se quittèrent devant la cathédrale. Le couvent des ursulines était un peu à gauche et dominait le Clain. Le collège des pères jésuites se trouvait perché tout en haut. Avec la gaucherie de l'adolescence, on se sépara presque sans un mot, et Madelon seule, en larmes, embrassa ses deux frères. Ainsi les portes du couvent se refermèrent sur Angélique. Elle fut longue à comprendre que la sensation d'étouffement qui l'oppressait venait de cette brusque rupture avec l'espace. Des murs et toujours des murs, et des grilles aux fenêtres. Ses compagnes ne lui parurent pas sympathiques : elle avait toujours joué avec des garçons, petits paysans qui l'admiraient et la suivaient. Or ici, parmi certaines demoiselles de haut lignage et de fortune solide, la place d'Angélique de Sancé ne pouvait se trouver que dans les derniers rangs.
Il lui fallut aussi se soumettre à la torture du corsage baleiné, lacé étroitement, qui, en obligeant toute fillette à se tenir droite, lui donnait pour la vie et en n'importe quelles circonstances, un maintien de reine dédaigneuse. Angélique, vigoureuse et souplement musclée, gracieuse d'instinct, eût pu se passer de ce carcan. Mais il s'agissait là d'une institution qui dépassait largement le cadre du couvent. En écoutant parler les grandes, elle ne pouvait douter que le corsage baleiné ne tînt une grande place dans tout ce qui concernait la mode. Il était même question de busc et de busquière, sorte de plastron en bec-de-canard, raidi par du carton fort ou des tiges de fer et que l'on brodait et rebrodait et garnissait de nœuds et de bijoux. La busquière était destinée à soutenir les seins, les faisant remonter sous la dentelle au point qu'ils paraissaient toujours prêts à s'échapper de cette contrainte. Naturellement les grandes se passaient de tels détails en secret, bien que le couvent fût spécialement chargé de préparer les jeunes filles au mariage et à la vie mondaine. Il fallait apprendre à danser, saluer, jouer du luth et du clavecin, soutenir avec deux ou trois compagnes des conversations sur un sujet déterminé, et même jouer de l'éventail et se mettre du fard. L'importance était ensuite accordée aux soins de la maison. En prévision des revers que le Ciel peut envoyer, les élèves devaient s'astreindre aux besognes les plus humbles. À tour de rôle, elles travaillaient aux cuisines ou aux buanderies, allumaient et entretenaient les lampes, balayaient, lavaient les carrelages. Enfin quelques rudiments intellectuels leur étaient donnés : l'histoire et la géographie, sèchement exposées ; mythologie ; calcul, théologie, latin. On accordait plus de soins aux exercices de style, l'art épistolaire étant essentiellement féminin, et l'échange de lettres entre ses amis et ses amants représentant une des occupations les plus absorbantes d'une femme du monde.
Sans être une élève indocile, Angélique ne donna guère de satisfaction à ses professeurs. Elle exécutait ce qu'on lui commandait, mais semblait ne pas comprendre pourquoi on l'obligeait à faire tant de choses stupides. Parfois, aux heures des leçons, on la cherchait en vain ; on la retrouvait enfin au potager, qui n'était qu'un grand jardin suspendu au-dessus de ruelles tièdes et peu passantes. Aux reproches les plus sévères, elle répondit toujours qu'elle n'avait pas conscience de faire quelque chose de mal en regardant pousser des choux. L'été suivant, il y eut à travers la ville une épidémie assez grave, qu'on baptisa peste parce que beaucoup de rats remontaient à la surface de leurs trous pour crever dans les rues et dans les maisons.
La Fronde des Princes, dirigée par MM. de Condé et Turenne, amenait la misère et la famine dans ces régions de l'Ouest jusque-là épargnées par les guerres étrangères. On ne savait plus qui était pour le roi, qui était contre, mais des paysans dont les villages avaient brûlé refluaient vers les villes. Cela faisait une armée de miséreux qui s'échouaient à toutes les portes cochères, la main tendue. Il y en eut bientôt plus que d'abbés et d'écoliers.
Les petites pensionnaires des ursulines firent l'aumône, certaines heures, certains jours, aux pauvres stationnant devant le couvent. On leur apprit que ceci entrait également dans leurs attributions de futures grandes dames accomplies. Pour la première fois Angélique vit devant elle la misère sans espoir, la misère haillonneuse, la vraie misère à l'œil lubrique et haineux. Elle n'en fut ni émue ni bouleversée, contrairement à ses compagnes dont certaines pleuraient ou pinçaient les lèvres avec dégoût. Il lui semblait reconnaître une image depuis toujours imprimée en elle, comme le pressentiment de ce qu'une étrange destinée devait lui réserver.
*****
La peste naquit sans mal de cette lie qui engorgeait les ruelles montantes où juillet brûlant tarissait les fontaines.
Il y eut plusieurs cas parmi les élèves. Un matin, à la cour de récréation, Angélique n'aperçut pas Madelon. Elle s'informa et on lui dit que l'enfant malade avait été portée à l'infirmerie. Madelon mourut quelques jours plus tard. Devant le petit corps blême et comme desséché, Angélique ne pleura pas. Elle en voulut même à Hortense de ses larmes spectaculaires. Pourquoi cette grande perche de dix-sept ans pleurait-elle ? Elle n'avait jamais aimé Madelon. Elle n'aimait qu'elle-même.
– Hélas ! mes petites, leur dit doucement une vieille religieuse, c'est la loi de Dieu. Beaucoup d'enfants meurent. On m'a dit que votre mère a eu dix enfants et n'en a perdu qu'un seul. Avec celle-ci, cela fera deux. Ce n'est pas beaucoup. Je connais une dame qui a eu quinze enfants et qui en a perdu sept. Vous voyez, c'est ainsi. Dieu donne les enfants, Dieu les reprend. Il y a beaucoup d'enfants qui meurent. C'est la loi de Dieu !...
À la suite de la mort de Madelon, la sauvagerie d'Angélique s'accentua, et elle devint même indisciplinée. Elle n'en faisait qu'à sa tête, disparaissant des heures entières dans des recoins ignorés de la vaste maison. On lui avait interdit l'accès du jardin et du potager. Elle trouvait cependant le moyen de s'y faufiler. On songea à la renvoyer, mais le baron de Sancé, malgré les difficultés que lui causait la guerre civile, payait fort régulièrement la pension de ses deux filles, et ce n'était pas le cas de toutes les pensionnaires. De plus, Hortense promettait de devenir l'une des jeunes filles les plus accomplies de sa promotion. Par égard pour l'aînée, on conserva la cadette. Mais on renonça à s'en occuper.
*****
C'est ainsi qu'un jour de janvier 1652 Angélique, qui venait d'avoir quinze ans, se trouvait perchée une fois de plus contre le mur du potager, s'amusant à regarder les allées et venues de la rue et à se chauffer au tiède soleil d'hiver. Il y avait une grande animation à Poitiers en ces premiers jours de l'année, car la reine, le roi, et leurs partisans venaient de s'y installer. Pauvre reine, pauvre jeune roi, ballottés de révolte en révolte ! Ils venaient de se rendre en Guyenne afin de combattre M. de Condé. Au retour ils s'arrêtaient en Poitou pour essayer de négocier avec M. de Turenne, qui tenait entre ses mains cette province, depuis Fontenay-le-Comte jusqu'à l'océan. Châtellerault et Luçon, anciennes places fortes protestantes, s'étaient ralliées au général huguenot, mais Poitiers, qui n'oubliait pas que, cent ans plus tôt, ses églises avaient été pillées et son maire pendu par les hérétiques, avait ouvert sa porte au monarque.
Aujourd'hui il n'y avait plus, aux côtés du prince adolescent, que la robe noire de l'Espagnole. Le peuple, la France entière avaient tant crié : « Point de Mazarin ! Point de Mazarin ! » que l'homme à la robe rouge s'était enfin incliné. Il avait quitté la reine, qu'il aimait, et s'était réfugié en Allemagne. Mais son départ ne suffisait point encore à calmer les passions...
*****
Appuyée au mur de son couvent, Angélique écoutait le murmure de la ville agitée, dont l'excitation se répercutait jusque dans ce quartier éloigné. Les jurons des cochers dont les carrosses se coinçaient dans les ruelles tortueuses se mêlaient aux rires et aux criailleries des pages et des servantes, et aux hennissements des chevaux.
Le bourdonnement des cloches volait sur ce brouhaha. Angélique reconnaissait maintenant chacun des carillons, celui de Saint-Hilaire, celui de Sainte-Radegonde, le bourdon de Notre-Dame-la-Grande, les cloches graves de la tour Saint-Porchaire. Tout à coup, au pied du mur, il y eut une farandole de pages qui passèrent comme une volée d'oiseaux des îles dans leurs vêtements de satin et de soie. L'un d'eux s'arrêta pour renouer le ruban de sa chaussure. En se redressant, il leva la tête et rencontra le regard d'Angélique qui le contemplait du haut du mur. D'un coup de chapeau galant le page balaya la poussière.
– Salut, demoiselle. Vous n'avez pas l'air de vous amuser, là-haut ?
Il ressemblait à ces pages qu'elle avait vus au Plessis, portant comme eux la même petite culotte bouffante, la « trousse », apanage du XVIe siècle, qui lui faisait des jambes immenses de héron.
À part cela, il était sympathique, avec un visage riant, hâlé, et de beaux cheveux châtains et bouclés.
Elle lui demanda son âge. Il répondit qu'il avait seize ans.
– Mais ne vous inquiétez pas, demoiselle, ajouta-t-il, je sais faire la cour aux dames. Il lui lançait des regards câlins, et soudain il lui tendit les bras.
– Venez donc me rejoindre.
Une agréable sensation envahit Angélique. La prison grise et triste où son cœur s'étiolait lui parut s'ouvrir. Ce joli rire levé vers elle promettait elle ne savait quoi de doux et de savoureux dont elle avait faim, comme après le grand jeûne du carême.
– Venez, chuchota-t-il. Si vous voulez, je vous conduirai jusqu'à l'hôtel des ducs d'Aquitaine où la cour est descendue, et je vous montrerai le roi.
Elle n'hésita qu'à peine et assujettit sa mante de laine noire à capuchon.
– Attention, je vais sauter ! cria-t-elle.
Il la reçut presque dans ses bras. Ils éclatèrent de rire. Vivement, il la prit par la taille et l'entraîna.
– Que vont dire les nonnes de votre couvent ?
– Elles sont habituées à mes fantaisies.
– Et comment ferez-vous pour rentrer ?
– Je sonnerai à la porte et demanderai l'aumône.
Il pouffa.
Angélique se grisait du tourbillon dont elle était soudain environnée. Parmi les seigneurs et dames dont les beaux atours émerveillaient les provinciaux, des marchands passaient. À l'un d'eux, le page acheta deux baguettes sur lesquelles étaient enfilées des cuisses de grenouilles frites. Ayant toujours vécu à Paris, il trouvait ce mets extrêmement cocasse. Les deux jeunes gens mangèrent de bon appétit. Le page raconta qu'il s'appelait Henri de Roguier et qu'il était attaché au service du roi. Celui-ci, gai compagnon, quittait parfois les gens graves de son conseil pour venir gratter un peu la guitare avec ses amis. Les charmantes poupées italiennes, nièces du cardinal Mazarin, étaient toujours présentes à la cour, malgré le départ forcé de leur oncle.
Tout en devisant, le jeune garçon entraînait insidieusement Angélique vers des quartiers moins animés. Elle s'en aperçut, mais ne dit rien. Son corps subitement en éveil attendait quelque chose, que la main du page contre sa taille promettait. Il s'arrêta et la poussa doucement dans l'encoignure d'une porte. Puis il se mit à l'embrasser avec vivacité. Il disait des choses banales et amusantes.
– Tu es jolie... Tu as des joues comme des pâquerettes et des yeux verts comme les grenouilles... Les grenouilles de ton pays... Ne bouge pas. C'est ton corsage que je veux ouvrir... Laisse-toi faire. Je sais m'y prendre... Oh ! Je n'ai jamais vu de seins si blancs et si mignons... Et fermes comme des pommes... Tu me plais, ma mie...
Elle le laissait divaguer, caresser. Elle rejetait un peu la tête en arrière, contre la pierre moussue, et ses yeux regardaient machinalement le ciel bleu au bord d'un toit festonné.
Maintenant le page se taisait ; son souffle se précipitait. Il s'agita et regarda plusieurs fois autour de lui avec agacement. La rue était assez calme. Cependant, des gens allaient et venaient. Il y eut même une cavalcade d'étudiants qui poussèrent des Hou ! Hou ! en découvrant le jeune couple dans l'ombre de la muraille. Le garçon recula, tapa du pied.
– Oh ! J'enrage ! Les maisons sont pleines à craquer dans cette sacrée ville de province. Les grands seigneurs eux-mêmes doivent recevoir leurs maîtresses dans des antichambres. Alors, je te le demande, où pourrons-nous être un peu tranquilles ?
– Nous sommes bien ici, murmura-t-elle. Mais il n'était pas satisfait.
Il jeta un regard dans la petite aumônière qu'il portait à la ceinture, et son visage s'éclaira.
– Viens ! J'ai une idée ! Nous allons trouver salon à notre taille.
Il la prit par la main et l'entraîna en courant par les rues, jusqu'à la place de Notre-Dame-la-Grande. Depuis plus de deux ans qu'elle était à Poitiers, Angélique ne connaissait rien de la ville. Elle regarda avec admiration la façade de l'église, ouvragée comme un coffret hindou, et flanquée de clochetons en pommes de pin. On aurait dit que la pierre même avait fleuri sous le ciseau magique des sculpteurs. Le jeune Henri dit alors à sa compagne de rester sous le porche et de l'attendre. Il revint peu après tout content, une clef à la main.
– Le sacristain de l'église m'a loué la chaire pour un moment.
– La chaire ? répéta Angélique stupéfaite.
– Bah ! Ce n'est pas la première fois qu'il rend ce service aux pauvres amoureux.
Il l'avait reprise par la taille et descendait les marches conduisant au sanctuaire dont le parvis était un peu affaissé.
Angélique fut saisie par les ténèbres et la fraîcheur des voûtes. Les églises du Poitou sont les plus sombres de France. Solides édifices, posées sur d'énormes piliers, elles dissimulent dans leur ombre d'anciennes décorations murales dont les teintes vives apparaissent peu à peu aux yeux surpris. Les deux adolescents s'avançaient en silence.
– J'ai froid, murmura Angélique en serrant sa cape contre elle.
Il lui mit un bras protecteur autour des épaules, mais son exaltation était tombée et il paraissait intimidé.
Il ouvrit la première porte de la chaire monumentale, puis, gravissant les degrés, pénétra dans la rotonde réservée au prêche. On peu machinalement, Angélique le suivit.
Ils s'assirent tous deux sur le plancher recouvert d'un tapis de velours. Cette église, cette nuit profonde à l'odeur d'encens paraissait avoir calmé l'humeur entreprenante du garçon. Il mit encore son bras autour des épaules d'Angélique et l'embrassa doucement à la tempe.
– Comme tu es une belle petite amie, soupira-t-il, comme je te préfère à toutes ces grandes dames qui me taquinent et qui se jouent de moi. Cela ne m'amuse pas toujours, mais je dois leur complaire. Si tu savais...
Il soupira encore. Son visage avait retrouvé toute sa puérilité.
– Je vais te montrer quelque chose de très beau, d'exceptionnel, dit-il en fouillant dans son aumônière.
Il en sortit un carré de toile blanche bordé d'une petite dentelle et légèrement sali.
– Un mouchoir ? dit Angélique.
– Oui. Le mouchoir du roi. Il l'a laissé tomber ce matin. Je l'ai ramassé et l'ai gardé en talisman.
Il la fixa longuement, songeur.
– Vais-je te le donner en gage d'amour ?
– Oh ! oui, dit Angélique en avançant vivement la main.
Son bras heurta la balustrade de bois plein et cela fit un écho énorme sous les voûtes.
Ils s'immobilisèrent interdits, un peu anxieux.
– Je crois que quelqu'un vient, murmura Angélique.
Le garçon avoua d'un air piteux :
– J'ai oublié de fermer la porte de la chaire au bas de l'escalier.
Puis ils se turent, écoutant le pas qui s'approchait. Quelqu'un gravit les degrés de leur refuge, et la tête d'un vieil abbé coiffé d'une calotte noire apparut au-dessus d'eux.
– Que faites-vous là, mes enfants ? demanda-t-il.
Le page à la langue bien pendue avait déjà son histoire prête.
– J'ai voulu voir ma sœur qui est pensionnaire à Poitiers, mais je ne savais où la rencontrer. Nos parents...
– Ne parle pas si fort dans la maison de Dieu, dit le prêtre. Lève-toi et ta sœur aussi, et suivez-moi.
Il les emmena dans la sacristie et s'assit sur un tabouret. Puis, les mains appuyées sur ses genoux, il les regarda successivement l'un et l'autre. Les cheveux blancs débordant de sa calotte ecclésiastique auréolaient un visage qui, malgré la vieillesse, conservait de fortes couleurs paysannes. Il avait un gros nez, de petits yeux vifs et précis, une courte barbe blanche. Henri de Roguier, tout à coup, paraissait effaré et se taisait avec une confusion qui n'était pas feinte.
– Est-il ton amant ? demanda soudain le prêtre à Angélique, en désignant le jeune garçon du menton.
La rougeur envahit le visage de l'adolescente, et le page s'écria vivement et franchement :
– Monsieur, je l'aurais souhaité, mais elle n'est pas de cette sorte-là.
– Tant mieux, ma fille. Si tu avais un beau collier de perles, t'amuserais-tu à le jeter dans ta cour pleine de fumier où les pourceaux viendraient les rafler de leurs groins morveux ? Hein ? Réponds-moi, petite ? Ferais-tu cela ?
– Non. Je ne le ferais pas.
– Il ne faut pas donner de perles aux pourceaux. Il ne faut pas gaspiller ce trésor de ta virginité qui ne doit être réservé qu'au mariage. Et toi, grossier personnage, continua-t-il doucement en se tournant vers le garçon, où as-tu été chercher l'idée sacrilège d'amener ton amie dans la chaire de l'église pour lui conter fleurette ?
– Où pouvais-je l'amener ? protesta le page, maussade. On ne peut pas causer tranquillement dans les rues de cette ville qui sont plus étroites que des placards. Je savais que le sacristain de Notre-Dame-la-Grande loue parfois la chaire et les confessionnaux pour qu'on puisse s'y chuchoter quelque secret loin des oreilles indiscrètes. Dans ces villes de province, vous savez, Monsieur Vincent, il y a beaucoup de demoiselles trop sévèrement gardées par un père bougon et une mère acariâtre, et qui n'auraient jamais l'occasion d'entendre un mot doux si...
– Comme tu m'instruis bien, mon petit !
– La chaire c'est trente livres, et les confessionnaux vingt livres. C'est beaucoup pour ma bourse, croyez-moi, Monsieur Vincent.
– Je te crois sans peine, dit Monsieur Vincent, mais c'est plus cher encore dans la balance où le diable et l'ange pèsent les péchés sur le parvis de Notre-Dame-la-Grande.
Son visage qui, jusque-là, avait gardé une expression sereine, s'était durci. Il tendit la main.
– Donne-moi la clef qu'on t'a confiée.
Et lorsque le jeune garçon la lui eut remise :
– Tu iras te confesser, n'est-ce pas ? Je t'attendrai demain soir dans cette même église. Je t'absoudrai. Je sais trop bien dans quel milieu tu vis, pauvre petit page ! Et il vaut mieux pour toi essayer de jouer à l'homme avec une enfant de ton âge que de servir de jouet aux dames mûres qui t'entraînent dans leurs alcôves pour te dévoyer... Oui, je te vois rougir. Tu as honte devant elle, si fraîche, si neuve, de tes amours frelatées.
Le jeune garçon baissa la tête, son aplomb avait disparu. Il balbutia enfin :
– Monsieur Vincent de Paul, de grâce, ne racontez pas cette affaire à S. M. la reine. Si elle me renvoie à mon père, celui-ci ne saura plus comment m'établir. J'ai sept sœurs qu'il faudra doter et je suis le troisième cadet de la famille. Je n'ai pu obtenir cette faveur insigne d'entrer au service du roi que grâce à M. de Lorraine qui me... à qui je plaisais, acheva-t-il avec embarras. Il a acheté la charge pour moi. Si je suis chassé, il exigera sans doute que mon père la lui rembourse, et cela est impossible.
Le vieil ecclésiastique le regardait avec gravité.
– Je ne te nommerai pas. Mais il est bon qu'une fois de plus je rappelle à la reine les turpitudes dont elle est entourée. Hélas ! Cette femme est pieuse et dévouée aux œuvres, mais que peut-elle contre tant de pourriture ? On ne peut changer les âmes avec des décrets...
La porte de la sacristie, en s'ouvrant, l'interrompit. Un jeune homme aux longs cheveux bouclés, vêtu d'un habit noir assez recherché, entra. Monsieur Vincent se redressa et lui jeta un regard sévère.
– Monsieur le vicaire, je veux croire que vous ignorez les trafics auxquels se livre votre sacristain. Il vient de toucher trente livres de ce jeune seigneur pour lui donner liberté de rencontrer son amie dans la chaire de votre église. Il serait temps que vous surveilliez vos clercs avec un peu plus de soin.
Pour se donner une contenance, le vicaire mit beaucoup de temps à refermer la porte. Quand il se retourna, la pénombre de la pièce dissimulait mal son embarras. Comme il se taisait, Monsieur Vincent reprit :
– Je constate, de plus, que vous portez perruque et habit civil. Cela est interdit aux prêtres. Je vais me voir contraint de signaler de tels manquements et de tels commerces au bénéficiaire de votre paroisse.
L'abbé eut de la peine à dissimuler un haussement d'épaules.
– Voilà qui lui sera bien indifférent, Monsieur Vincent. Mon bénéficiaire est un chanoine parisien. Il a acheté la charge il y a trois ans au précédent curé qui se retirait dans ses terres. Il n'est jamais venu ici et, comme il a maison canoniale sur l'abside de Notre-Dame de Paris, je parie que Notre-Dame-la-Grande de Poitiers doit lui paraître fort petite.
– Ah ! je tremble, s'écria brusquement Monsieur Vincent, que ce damnable trafic de cures et de paroisses, vendues comme ânes et chevaux sur le marché, n'entraîne l'Église à sa perte. Et qui nomme-t-on maintenant évêques dans ce royaume ? De grands seigneurs guerriers et libertins, qui parfois même n'ont pas reçu les ordres, mais qui, ayant assez de fortune pour acquérir un évêché, se permettent de revêtir la robe et les ornements des ministres de Dieu !... Ah ! que le Seigneur nous aide à renverser de telles institutions3 !
Heureux de voir que les foudres se détournaient de lui, le vicaire hasarda :
– Ma paroisse n'est pas négligée. Je m'en occupe et y donne tous mes soins. Faites-nous le grand honneur, Monsieur Vincent, d'assister ce soir à notre office du Très Saint Sacrement. Vous verrez la nef bondée de fidèles. Poitiers a été préservée de l'hérésie par le zèle de ses prêtres. Ce n'est pas comme Niort, Châtellerault, et...
Le vieillard lui jeta un regard noir.
– Ce sont les vices des prêtres qui ont été la première cause des hérésies4, cria-t-il rudement.
Il se leva et, prenant les deux adolescents aux épaules, il les entraîna dehors. Malgré son grand âge et son dos voûté, il semblait plein de vigueur et de promptitude. Le soir tombait sur la place, devant l'église poitevine où la pâle lumière d'hiver animait les fleurs de pierre.
– Mes agneaux, dit M. Vincent, mes petits enfants du Bon Dieu, vous avez essayé de goûter au fruit vert de l'amour. Voilà pourquoi vos dents sont agacées et vos cœurs pleins de tristesse. Laissez donc mûrir au soleil de la vie ce qui est destiné de tout temps à s'épanouir. Il ne faut pas s'égarer lorsqu'on recherche l'amour, car il se peut alors qu'on ne le retrouve jamais. Quel plus cruel châtiment de l'impatience et de la faiblesse que d'être condamné pour la vie à ne mordre que dans des fruits amers et sans saveur !
« Vous allez vous en aller chacun de votre côté. Toi, garçon, à ton service, que tu dois accomplir avec conscience. Toi, fille, à tes religieuses et à tes travaux. Et, quand le jour se lèvera, n'oubliez pas de prier Dieu qui est. notre père à tous. Il les laissa. Son regard suivit leurs silhouettes gracieuses jusqu'à ce qu'elles se séparassent à angle de la place.
*****
Angélique ne détourna la tête que lorsqu'elle eut atteint la porte du couvent. Une grande paix était descendue en elle. Mais son épaule gardait le souvenir d'une vieille main chaleureuse.
« M. Vincent, pensa-t-elle, est-ce là le grand Monsieur Vincent ? Celui que le marquis du Plessis appelle la Conscience du Royaume ? Celui qui oblige les nobles à servir les pauvres ? Celui qui voit chaque jour en particulier la reine et le roi ? Comme il a l'air simple et doux ! »
Avant de soulever le heurtoir, elle jeta encore un coup d'œil sur la ville, qui s'enveloppait de nuit.
« Monsieur Vincent, bénissez-moi », murmura-t-elle.
Angélique accepta sans révolte les punitions qui lui furent infligées pour cette nouvelle évasion. À partir de ce jour son attitude farouche se transforma. Elle s'appliqua à ses études, se montra enjouée avec ses compagnes. Elle semblait enfin s'être adaptée à la sévérité du cloître.
Au mois de septembre, sa sœur Hortense quitta le couvent. Une tante éloignée la réclamait à Niort à titre de demoiselle de compagnie. En réalité, la dame en question, qui était de très petite noblesse et qui avait épousé un magistrat riche mais d'origine obscure, souhaitait que son fils, en s'alliant à quelque grand nom, redonnât un peu d'éclat à leurs écus. Le fils venait de se faire offrir par son père une charge de procureur du roi à Paris, et il fallait qu'il parût à l'aise parmi les blasons. L'occasion était pour les deux partis inespérée. Le mariage se fit aussitôt. Simultanément le jeune roi Louis XIV rentrait en vainqueur dans sa bonne capitale. La France sortait exsangue d'une guerre civile, au cours de laquelle six armées avaient tourbillonné sur son sol, se cherchant et ne se trouvant pas toujours : il y avait eu celle du prince de Condé, celle du roi dirigée par Turenne qui, tout à coup, avait choisi de ne pas trahir, celle de Gaston d'Orléans, allié aux Anglais et brouillé avec les princes français, celle du duc de Beaufort brouillé avec tout le monde, mais que les Espagnols aidaient, celle du duc de Lorraine qui opérait pour son propre compte, et enfin celle de Mazarin qui, d'Allemagne, avait voulu envoyer des renforts a la reine. On faillit nommer Mlle de Montpensier général d'armée, pour l'initiative qu'elle prit de faire tirer, certain jour, le canon de la Bastille sur les troupes de son propre cousin le roi. Geste que la Grande Mademoiselle paya fort cher, car il effraya bien des prétendants à sa main parmi les princes d'Europe.
– Mademoiselle vient de « touer » son mari, avait murmuré, avec son doux accent des Abruzzes, le cardinal Mazarin, lorsqu'on lui apprit la chose.
Ce dernier restait le grand vainqueur d'une crise atroce et folle. Moins d'un an plus tard on revit sa robe rouge dans les couloirs du Louvre, mais il n'y eut plus de « mazarinades ». Tout le monde était à bout de forces.
Angélique atteignait dix-sept ans lorsqu'elle apprit la mort de sa mère. Elle pria beaucoup à la chapelle, mais ne pleura point. Elle réalisait mal qu'elle ne reverrait jamais cette silhouette passant dans sa robe grise et son foulard noir sur lequel se posait en été un chapeau de paille démodé. Officiante du jardin et du verger, Mme de Sancé avait peut-être prodigué plus de soins et de caresses à ses poiriers et à ses choux qu'à ses nombreux enfants.
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Ce fut à l'occasion de la mort de sa mère qu'Angélique revit ses deux frères Raymond et Denis, car ils vinrent la lui annoncer. La jeune fille les reçut au parloir, derrière les froides grilles qu'exigeait l'ordre des ursulines.
Denis était maintenant au collège. En grandissant, il s'était mis à ressembler à Josselin, au point qu'elle crut un moment revoir son frère aîné tel qu'elle en gardait le souvenir, avec son uniforme noir d'écolier et son encrier de corne à la ceinture. Elle était tellement frappée de cette ressemblance, qu'après avoir salué l'ecclésiastique qui accompagnait son frère, elle ne prit pas garde à lui, et qu'il dut se nommer.
– Je suis Raymond, Angélique, tu ne me reconnais pas ?
Elle fut presque intimidée. Dans son couvent, extrêmement rigoriste en regard de tant d'autres, les religieuses considéraient les prêtres avec une servilité dévotieuse qui n'était pas exempte de l'instinctive soumission féminine à l'égard de l'homme. S'entendre tutoyer par l'un d'eux la troublait. Et c'était elle maintenant qui baissait les yeux tandis que Raymond lui souriait. Avec beaucoup de tact, il la mit au courant du malheur qui les frappait tous et parla très simplement de l'obéissance qu'on devait à Dieu. Il y avait quelque chose de changé dans sa longue physionomie au teint mat, aux yeux clairs et ardents.
Il dit aussi que leur père avait été fort déçu que sa vocation religieuse à lui, Raymond, se maintînt durant les dernières années qu'il avait passées chez les jésuites. Josselin parti, on espérait sans doute que Raymond reprendrait le rôle d'héritier du nom. Mais le jeune homme avait renoncé à son héritage en faveur de ses autres frères, et avait prononcé ses vœux. Gontran aussi décevait le pauvre baron Armand. Loin de vouloir se rendre aux armées, il était parti pour Paris étudier on ne savait trop quoi. Il faudrait donc attendre Denis, qui avait treize ans, pour voir le nom de Sancé retrouver l'éclat militaire de tradition dans les familles de haut lignage.
Tout en parlant, le père jésuite regardait sa sœur, cette jeune fille qui, pour l'entendre, appuyait contre les froids barreaux son visage au teint de rose, et dont les yeux étranges prenaient dans l'ombre du parloir une limpidité d'eau marine. Il eut une sorte de pitié dans la voix quand il interrogea :
– Et toi, Angélique, que vas-tu faire ?
Elle secoua ses lourds cheveux aux reflets d'or et répondit avec indifférence qu'elle ne savait pas.
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Un an plus tard Angélique de Sancé fut de nouveau demandée au parloir. Ce fut le vieux Guillaume, à peine plus blanc qu'au temps jadis, qu'elle y trouva. Il avait soigneusement appuyé son inséparable pique contre le mur de la cellule.
Il lui dit qu'il venait la chercher pour la ramener à Monteloup. Elle avait maintenant terminé son éducation. Elle était une jeune fille accomplie, et on lui avait trouvé un mari.