Chapitre 10

À quelque temps de là, Angélique revenait d'une promenade matinale sur les bords de la Garonne. Elle aimait à faire du cheval et y consacrait toujours quelques heures à l'aube, quand il faisait encore frais. Joffrey de Peyrac l'accompagnait rarement. Contrairement à la plupart des seigneurs, l'équitation et la chasse ne l'intéressaient guère. On eût pu croire qu'il redoutait les exercices violents, si sa réputation d'escrimeur n'eût été presque aussi célèbre que sa réputation de chanteur. Les voltiges qu'il exécutait malgré sa jambe infirme tenaient, disait-on, du miracle. Il s'entraînait chaque jour dans la salle d'armes du palais, mais Angélique ne l'avait jamais vu tirer. Il y avait beaucoup de choses qu'elle ignorait encore de lui, et parfois, avec une soudaine mélancolie, elle évoquait les paroles que l'archevêque lui avait glissées le jour de son mariage : « Entre nous, vous avez choisi un bien curieux mari. »

*****

Ainsi, après un apparent rapprochement, le comte semblait avoir repris à son égard l'attitude respectueuse mais distante qu'il affectait les premiers temps. Elle le voyait très peu et toujours en présence d'invités, et elle se demandait si la tumultueuse Carmencita de Mérecourt n'était pas pour quelque chose dans ce nouvel éloignement. En effet, après un voyage à Paris, la dame était revenue à Toulouse, où son exaltation mettait tout le monde sur le gril. Cette fois on affirmait très sérieusement que M. de Mérecourt l'enfermerait dans un couvent. S'il ne mettait pas sa menace à exécution, c'était pour des raisons diplomatiques. La guerre continuait avec l'Espagne, mais M. Mazarin qui, depuis longtemps, cherchait à négocier la paix, recommandait qu'on ne fît rien qui pût envenimer les susceptibilités espagnoles. La belle Carmencita appartenait à une grande famille madrilène. Les fluctuations de sa vie conjugale avaient donc plus d'importance que les batailles rangées des Flandres, et tout se savait à Madrid, car malgré la rupture des relations officielles, des messagers secrets revêtus de déguisements variés : moines, colporteurs ou marchands, ne cessaient de franchir les Pyrénées.

*****

Carmencita de Mérecourt étalait donc à Toulouse sa vie excentrique, et Angélique en était inquiète et froissée. Malgré l'aisance mondaine qu'elle avait acquise au contact de cette société brillante, elle restait au fond d'elle-même simple comme une fleur des champs, rustique et facilement ombrageuse. Elle ne se sentait pas de taille à lutter contre une Carmencita et elle se disait parfois, mordue au cœur par la jalousie, que l'Espagnole était plus appariée qu'elle-même au caractère original du comte de Peyrac.

Il n'y avait que dans le domaine des sciences qu'elle se savait la première femme aux yeux de son mari.

*****

Précisément, ce matin-là, en s'approchant du palais avec son escorte de pages, de seigneurs galants et de quelques jeunes filles amies dont elle aimait à s'entourer, elle aperçut de nouveau, stationnant devant le porche, un carrosse aux armoiries de l'archevêque. Elle en vit descendre une longue silhouette austère vêtue de bure, puis un seigneur enrubanné, l'épée au côté, et qui paraissait avoir le verbe haut, car de fort loin l'écho de sa voix criant des ordres ou des injures leur parvenait.

– Ma parole, s'exclama Bernard d'Andijos qui était toujours l'un des fidèles suivants d'Angélique, il semble bien que voilà le chevalier de Germontaz, le neveu de monseigneur. Le Ciel nous préserve ! C'est un rustre, et le pire sot que je connaisse. Si vous m'en croyez, madame, passons par les jardins pour éviter sa rencontre.

Le petit groupe obliqua sur la gauche et, après avoir laissé les montures à l'écurie, gagna l'orangerie, qui était un lieu fort agréable, entouré de jets d'eau. Mais, à peine les convives étaient-ils attablés devant une collation de fruits et de boissons glacées, qu'Angélique fut avertie par un page que le comte de Peyrac la demandait.

Dans la galerie d'entrée, elle trouva son mari en compagnie du gentilhomme et du moine aperçus tout à l'heure.

– Voici l'abbé Bécher, le distingué savant dont monseigneur nous a déjà entretenus, lui dit Joffrey. Et je vous présente également le chevalier de Germontaz, neveu de Son Excellence.

Le moine était grand et sec. Les sourcils proéminents cachaient des yeux très rapprochés, au regard un peu inégal, qui brûlaient d'une lueur fiévreuse et mystique ; un long cou maigre aux tendons saillants, jaillissait de sa robe de bure. Son compagnon semblait là pour lui servir de repoussoir. Aussi joyeux vivant que l'autre était consumé dans la macération, le chevalier de Germontaz avait le teint fleuri et, pour ses vingt-cinq ans, un embonpoint déjà honorable. Une opulente perruque blonde cascadait sur son habit de satin bleu garni de flots de rubans rosés. Sa rhingrave était si ample et ses dentelles si abondantes que dans un tel débordement de frous-frous, son épée de gentilhomme semblait une incongruité. De la plume d'autruche de son large feutre, il balaya le sol devant Angélique, lui baisa la main, mais, en se redressant, il lui adressa une œillade si osée qu'elle en fut outrée.

– Maintenant que ma femme est là, nous pouvons nous rendre au laboratoire, dit le comte de Peyrac.

Le moine eut un sursaut et abaissa sur Angélique un regard surpris.

– Dois-je comprendre que Madame pénétrera dans le sanctuaire et assistera aux entretiens et aux expériences auxquelles vous voulez bien m'associer ?

Le comte eut une grimace ironique et dévisagea son invité avec insolence. Il savait combien ses expressions impressionnaient ceux qui le voyaient pour la première fois, et il en jouait avec malice.

– Mon père, dans la lettre que j'adressais à monseigneur et où je consentais à vous recevoir, selon le désir qu'il m'avait maintes fois exprimé, je lui ai dit qu'il ne s'agirait en quelque sorte que d'une visite, et que pourraient y assister des personnes de mon choix. Or, il a mis à vos côtés M. le chevalier, pour le cas où vos yeux ne verraient pas tout ce qu'il est désirable de voir.

– Mais, monsieur le comte, vous, un savant, vous n'ignorez pas que la présence d'une femme est en contradiction absolue avec la tradition hermétique qui assure qu'aucun résultat ne peut être atteint parmi des fluides contraires...

– Figurez-vous, mon père, que dans ma science les résultats sont toujours fidèles, et ne dépendent ni de l'humeur ni de la qualité des personnes présentes...

– Moi, je trouve cela très bien ! s'écria le chevalier d'un air réjoui. Je ne cache pas que j'ai plus de goût pour une jolie dame que pour les noies et Tes vieux pots. Mais mon oncle a tenu à ce que j'accompagne Bécher, afin de m'instruire des devoirs de ma nouvelle charge. Oui, mon oncle va me payer une charge de grand vicaire sur trois évêchés ; seulement c est un homme terrible. Il ne me l'accorde qu'à une condition, c'est que j'obtienne les ordres. J'avoue que je me serais contenté des bénéfices.

Tout en parlant, le petit groupe se dirigeait vers la bibliothèque, que le comte voulait présenter et montrer au préalable. Le moine Bécher, pour lequel cette visite était une aubaine depuis longtemps espérée, posait de multiples questions auxquelles Joffrey de Peyrac répondait avec une patience résignée.

Angélique suivait derrière, escortée du chevalier de Germontaz. Celui-ci ne perdait pas une occasion de la frôler et de lui adresser des œillades provocantes.

« C'est vraiment un rustre, se dit-elle. Il ressemble à un gros cochon de lait paré de fleurs et de dentelles pour le réveillon. »

– Ce que je comprends mal, reprit la jeune femme à haute voix, c'est le rapport qu'une visite au laboratoire de mon mari peut avoir avec votre nouvelle charge ecclésiastique.

– Moi non plus, je le confesse, mais mon oncle me l'a expliqué longuement. Il paraît que l'Église est moins riche et moins puissante qu'elle n'en a l'air et surtout qu'elle ne devrait. Mon oncle se plaint aussi de la centralisation du pouvoir royal au détriment des droits des États tels que le Languedoc. On rogne de plus en plus ses attributions aux assemblées de l'Église et même du parlement local dont il est, comme vous le savez, le président. On y substitue l'autorité de l'intendant provincial et de ses sbires de la police, de la finance et de l'armée. Et, à cet envahissement des délégués irresponsables du roi, il voudrait opposer l'alliance des hauts personnages de la province. Or, il voit votre mari, qui amasse une fortune colossale sans que ni la ville ni l'Église en retirent bénéfice.

– Mais, monsieur le chevalier, nous donnons aux œuvres.

– Ce n'est pas suffisant. C'est l'alliance qu'il voudrait.

« Pour un élève du grand inquisiteur, il manque de nuances, pensa Angélique, à moins que ce ne soit une leçon bien apprise ! »

– En somme, reprit-elle, monseigneur estime que toutes les fortunes de la province doivent être remises entre les mains de l'Église ?

– L'Église doit occuper la première place.

– Avec monseigneur à sa tête ! Vous prêchez très bien, savez-vous. Je ne m'étonne plus qu'on vous destine à l'éloquence sacrée. Vous ferez mes compliments à votre oncle.

– Je n'y manquerai pas, très aimable dame. Votre sourire est ravissant, mais je crois que vos yeux manquent de tendresse pour moi. N'oubliez pas que l'Église reste encore la première puissance, surtout dans notre Languedoc.

– Je vois surtout que vous êtes un apprenti vicaire convaincu, malgré vos rubans et vos dentelles.

– La richesse est un moyen convaincant. Mon oncle a su l'employer à mon égard. Je le servirai de mon mieux.

Angélique ferma sèchement son éventail. Elle ne s'étonnait plus que l'archevêque fît confiance à son gras neveu. Malgré leurs caractères opposés, leur ambition était la même.

Dans la bibliothèque, où des contrevents maintenaient la pénombre, quelqu'un bougea, et se plia en deux à leur approche.

– Tiens, que faites-vous là, maître Clément ? demanda le comte avec une nuance de surprise dans la voix. Personne n'entre ici sans ma permission, et je ne croyais pas vous en avoir donné la clef ?

– Que Monsieur le Comte m'excuse ; je me livrais moi-même au ménage de cette pièce, ne voulant pas confier le soin de ces livres précieux à un grossier domestique. Avec empressement, il rassembla torchon, brosse et escabeau, et s'esquiva tout en ébauchant encore quelques courbettes.

– Décidément, soupira le moine, je comprends que je verrai ici des choses bien étranges : une femme dans un laboratoire, un valet dans la bibliothèque, touchant de ses mains impures les grimoires qui contiennent toutes sciences !... Enfin, je constate que votre réputation n'en est pas moins grande ! Voyons ce que vous avez là ?

Il reconnut, reliés richement, les classiques de l'Alchimie, tels que : Principe de Conservation des Corps ou Momie, de Paracelse, Alchimie, du grand Albert, Hermetica, d'Hermann Couringus, Explication 1572, de Thomas Eraste, et enfin, ce qui le combla d'aise, son propre livre De la transmutation par Conan Bécher. Ce fut tout fait rasséréné et remis en confiance que le moine suivit son hôte. Le comte fit sortir ses invités du palais et les emmena jusqu'à l'aile où se trouvait son laboratoire.

*****

En approchant, les visiteurs virent fumer sur le toit une vaste cheminée surmontée d'un coude en cuivre ayant l'apparence d'un bec d'oiseau apocalyptique. Alors qu'ils arrivaient à proximité, l'appareil, avec un grincement dans leur direction, montra sa bouche noire par laquelle s'échappait une fumée fuligineuse. Le moine fit un saut en arrière.

– Ce n'est qu'une girouette de cheminée pour activer le tirage des fourneaux par le vent, expliqua le comte.

– Chez moi, par temps de vent, le tirage marche très mal.

– Ici, c'est le contraire, car j'utilise la dépression provoquée par le vent.

– Et le vent se met à votre service ?

– Exactement. Comme pour la marche d'un moulin à vent.

– Dans un moulin, monsieur le comte, le vent fait tourner des meules.

– Chez moi, les fourneaux ne tournent pas mais l'air se trouve aspiré.

– Vous ne pouvez pas aspirer l'air, puisqu'il est fait de vide.

– Vous verrez cependant que j'ai un tirage d'enfer.

Le moine se signa trois fois avant de passer le seuil derrière Angélique et le comte, tandis que le Noir Kouassi-Ba saluait solennellement de son sabre courbe et le remettait au fourreau.

Dans le fond de la vaste salle, on voyait rougeoyer deux fours. Un troisième, identique, restait sombre. Devant les fours, se trouvaient des appareils bizarres faits de cuir et de fer, ainsi que des tuyaux de terre et de cuivre.

– Ce sont mes soufflets de forge quand je dois pousser le feu très fort, par exemple quand j'ai besoin de fondre le cuivre, l'or ou l'argent, expliqua Joffrey de Peyrac.

Des planches disposées en étagères couraient le long de la salle principale. Elles étaient encombrées de pots et de fioles portant des étiquettes marquées de signes cabalistiques et de chiffres.

– J'ai là une réserve de produits divers : soufre, cuivre, fer, étain, plomb, borax, orpiment, réalgar, cinabre, mercure, pierre infernale, vitriol bleu et vert. En face, dans ces bonbonnes de verre, j'ai de l'oléum, de l'eau-forte et de l'esprit-de-sel.

« Sur le rayon le plus haut, vous voyez mes tubes et vaisseaux de verre, de fer, de grès verni, et plus loin des cornues et des alambics. Dans la petite salle du fond, voici des roches à or invisible, comme ce minerai arsenical, et diverses pierres donnant par fusion de l'argent. Voici de l'argent corné du Mexique, que j'ai eu par un seigneur espagnol revenant de là-bas.

– Monsieur le Comte veut se moquer du pauvre savoir d'un moine en affirmant que cette matière cireuse est de l'argent, car je n'en vois pas un traître point.

– Je vous le ferai voir bientôt, dit le comte.

Il prit un gros morceau de charbon de bois sur un tas disposé à côté des fours. Il prit également dans un bocal placé sur un rayon une bougie de suif, l'alluma à la flamme de la braise, creusa avec une pointe de fer un petit trou dans le charbon, y disposa un pois de l'« argent corné » qui était, en effet, d'un gris-jaune sale et semi-translucide, y ajouta un peu de borax qu'il nomma, puis saisissant un tube de cuivre recourbé, l'approcha de la flamme de la bougie et souffla adroitement celle-ci contre le petit trou rempli des deux substances salines. Elles fondirent, se boursouflèrent, changèrent de couleur, puis une série de globules métalliques apparurent qu'en soufflant plus fort le comte fondit en une seule lentille brillante. Il éloigna la flamme et sortit sur la pointe d'un couteau Te petit lingot étincelant.

– Voici de l'argent fondu que j'ai retiré devant vous de cette roche à l'aspect bizarre.

– Opérez-vous aussi simplement la transmutation de l'or ?

– Je ne fais aucune transmutation ; je ne fais qu'extraire les métaux précieux des minerais qui les contiennent déjà, mais à un état non métallique.

Le moine parut peu convaincu. Il toussota et regarda autour de lui.

– Quels sont ces tuyaux et ces caisses pointues ?

– C'est une canalisation d'adduction d'eau à la manière chinoise pour faire des essais de lavage et capter l'or par le mercure dans les sables.

Hochant la tête, le religieux s'approcha avec circonspection d'un fourneau qui ronflait, et dans lequel plusieurs creusets mijotaient, en partie au rouge.

– Je vois là certes une très belle installation, dit-il, mais rien qui de près ou de loin ressemble à l'« athanor » ou la célèbre « maison du poulet du sage ».

Peyrac éclata de rire à s'étouffer, puis, devenu plus calme, il s'excusa :

– Pardonnez-moi, mon père, mais la dernière collection de ces vénérables stupidités a été détruite par l'explosion de l'or tonnant dont monseigneur a été témoin l'autre jour.

Bécher eut une expression déférente :

– Monseigneur m'en a parlé en effet. Ainsi vous arrivez à faire un or instable et qui éclate ?

– J'arrive à fabriquer même un mercure fulminant, pour ne rien vous cacher.

– Mais l'œuf philosophique ?

– Je l'ai dans ma tête !

– Vous blasphémez ! fit le moine avec agitation.

– Qu'est-ce que c'est que cette histoire de poulet et d'œuf ? s'exclama Angélique. Personne ne m'en a jamais parlé.

Bécher lui jeta un regard méprisant. Mais, voyant que le comte de Peyrac dissimulait un sourire et que le chevalier de Germontaz bâillait sans retenue, il se contenta faute de mieux de ce modeste auditoire.

– C'est dans l'œuf philosophique que s'accomplit le Grand œuvre, dit-il en vrillant son regard de feu dans les yeux candides de la jeune femme. La conduite du Grand œuvre se fait sur l'or purifié. Soleil, et l'argent fin. Lune, auquel on doit mêler du vif-argent, Mercure. L'hermétiste les soumet dans l'œuf philosophique ou matras scellé aux ardeurs croissantes et décroissantes d'un feu bien réglé, Vulcain. Ce qui a pour effet de développer dans le compost les puissances séminales de Vénus, dont la pierre philosophale, substance régénératrice, est l'espèce visible. Dès lors, les réactions vont se développer dans l'œuf suivant un ordre certain : elles permettent de surveiller la cuisson de la matière. Il importe surtout de prêter attention aux trois couleurs : noir, blanc, rouge qui indiquent respectivement la putréfaction, l'ablation et la rubéfaction de la pierre philosophale. Bref, l'alternance de mort et de résurrection, par où selon l'ancienne philosophie doit passer pour se reproduire toute substance qui végète.

« L'esprit du monde, médiateur obligatoire de lame et du corps universel, est la cause efficiente des générations de tout ordre, celle qui vitalise les quatre éléments.

« Cet esprit est détenu dans l'or, mais, hélas ! il y demeure inactif et prisonnier. C'est au sage de le libérer.

– Et comment procédez-vous, mon père, pour le libérer, cet esprit qui est à la base de tout et qui est prisonnier de l'or ? demanda doucement Peyrac.

Mais l'alchimiste restait insensible à l'ironie. La tête rejetée en arrière, il suivait son vieux rêve.

– Pour le libérer, il faut la pierre philosophale. Mais celle-ci ne suffit pas encore. Il faut pouvoir donner l'impulsion à l'aide de la poudre de projection, amorce du phénomène qui transformera tout en or pur.

*****

Il resta silencieux un moment, plongé dans ses pensées.

– Après des années et des années de recherches, je crois pouvoir dire que je suis arrivé à certains résultats. Ainsi, joignant le mercure de philosophes, principe femelle, avec l'or qui est mâle, mais un or choisi pur et en feuilles, je mis ce mélange dans l'Athanor ou maison du Poulet du Sage, sanctuaire, tabernacle que tout laboratoire d'alchimiste doit posséder. Cet œuf, qui était une cornue en forme d'ovale parfait et scellée hermétiquement afin que rien de la matière ne pût s'exhaler, fut placé par moi sur une écuelle pleine de cendres et mis au four. Dès lors ce mercure, par sa chaleur et son soufre intérieur excité par le feu que j'entretenais continuellement dans un degré et une proportion nécessaires, ce mercure arriva à dissoudre l'or sans violence et le réduisit à l'état d'atomes. Au bout de six mois j'obtins une poudre noire que je nommais ténèbres cimériques. Avec cette poudre, il me fut possible de transformer certaines parties d'objets de métal vif en or pur, mais, hélas, le germe vital de mon purum aurum n'était pas encore assez fort, car je ne pus jamais les transformer en profondeur et complètement !

– Mais vous avez certainement essayé, mon père, de fortifier ce germe moribond ? interrogea Joffrey de Peyrac tandis qu'un éclair amusé brillait dans ses yeux.

– Oui, et à deux reprises je crois avoir été bien près du but. La première fois, voici comment je procédai. Je fis digérer pendant douze jours des sucs de mercuriale, de pourpier et de chélidoine dans du fumier. Ensuite je fis distiller le produit et j'obtins une liqueur rouge. Je la remis dans le fumier. Il en naquit des vers qui se dévorèrent entre eux, hormis un qui demeura seul. Je nourris ce ver unique avec les trois plantes précédentes jusqu'à ce qu'il fût devenu gros. Ensuite je le brûlai, le réduisis en cendres et mêlai sa poudre à de l'huile de vitriol ainsi qu'à la poudre des ténèbres cimériques. Mais celle-ci en fut à peine fortifiée.

– Pouah ! dit le chevalier de Germontaz avec dégoût.

Angélique jeta un regard effaré à son mari, mais celui-ci demeurait impassible.

– Et la seconde fois ? demanda-t-il.

– La seconde fois, j'eus un grand espoir. Ce fut lorsqu'un voyageur qui avait fait naufrage sur des rives inconnues me remit de la terre vierge qu'aucun homme avant lui n'avait foulée, m assura-t-il. En effet, la terre absolument vierge renferme la semence ou le germe des métaux, c'est-à-dire la vraie pierre philosophale. Mais sans doute cette parcelle de terre n'était-elle pas tout à fait vierge, conclut le savant religieux d'un air piteux, car je n'obtins pas les résultats espérés.

Maintenant Angélique aussi avait envie de rire. Un peu précipitamment, afin de dissimuler son hilarité, elle interrogea :

– Mais vous-même, Joffrey, ne m'avez-vous pas raconté que vous aviez fait naufrage dans une île déserte, couverte de brumes et de glaces ?

Le moine Bécher sursauta et, les yeux illuminés, saisit le comte de Peyrac par les épaules.

– Vous avez fait naufrage sur une terre inconnue ? Je le savais, je m'en doutais. Vous êtes donc celui dont parlent nos écrits hermétiques, celui qui revient de « la partie postérieure du monde, là où l'on entend gronder le tonnerre, souffler le vent, tomber la grêle et la pluie. C'est en ce lieu qu'on trouvera la chose si l'on cherche ».

– Il y avait un peu de votre description, fit nonchalamment le gentilhomme. J'ajouterai même une montagne de feu au milieu de glaces qui me paraissaient éternelles. Pas un habitant. Ce sont les parages de la Terre de Feu. Je fus sauvé par un voilier portugais.

– Je donnerais ma vie et même mon âme pour un morceau de cette terre vierge, s'écria Bécher.

– Hélas ! mon père, j'avoue que je n'ai pas songé à en rapporter.

Le moine lui jeta un regard sombre et soupçonneux, et Angélique vit bien qu'il né le croyait pas.

*****

Les yeux clairs de la jeune femme allaient de l'un à l'autre des trois hommes qui se tenaient devant elle dans ce bizarre décor d'éprouvettes, de bocaux. Appuyé au montant de briques d'un de ces fours, Joffrey de Peyrac, le Grand Boiteux du Languedoc, laissait tomber sur ses interlocuteurs un regard hautain et ironique. Il ne se gênait pas pour affirmer en quelle pauvre estime il tenait le vieux Don Quichotte de l'alchimie et le Sancho Pança enrubanné. En face de ces deux grotesques, Angélique le vit si grand, si libre et si extraordinaire qu'un sentiment excessif gonfla son cœur jusqu'à la douleur.

« Je l'aime, pensa-t-elle soudain. Je l'aime et j'ai peur. Ah ! qu'ils ne lui fassent pas de mai. Pas avant... Pas avant... »

Craintive, elle n'osait achever son souhait : pas avant qu'il ne m'ait serrée dans ses bras...

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