Chapitre 13
Environ deux mois plus tard, une petite troupe de cavaliers que suivait un carrosse aux armoiries du comte de Peyrac, gravissait une route corniche vers le petit bourg de Salsigne dans l'Aude.
Angélique, que ce voyage avait d'abord enchantée, commençait à se sentir fatiguée. Il faisait très chaud et il y avait beaucoup de poussière. Et surtout le bercement du pas de son cheval l'ayant portée à la méditation, elle avait d'abord observé sans complaisance le moine Conan Bécher qui, monté sur une mule, laissait pendre ses longues jambes maigres et ses pieds chaussés de sandales, puis elle avait réfléchi aux conséquences de la rancune entêtée de l'archevêque. Enfin Salsigne évoquant pour elle la silhouette noueuse de Fritz Hauër, elle avait réfléchi à la lettre de son père, que le Saxon lui avait apportée en débarquant à Toulouse avec son chariot, sa femme et ses trois blonds enfants qui, malgré leur temps passé au Poitou, ne parlaient qu'un rugueux patois germanique.
Angélique avait beaucoup pleuré en recevant cette lettre, car son père lui annonçait la mort du vieux Guillaume Lützen. Elle était allée se cacher dans un coin obscur et avait sangloté des heures entières. Même à Joffrey, elle n'eût pu expliquer ce qu'elle ressentait et pourquoi son cœur se brisait lorsqu'elle imaginait le vieux visage barbu avec ses pâles yeux sévères, mais qui avaient su être si doux jadis pour la petite Angélique. Cependant, le soir, son mari l'ayant caressée et câlinée très doucement, sans lui poser de questions, sa peine s'était un peu atténuée. Le passé était le passé.
Mais la lettre du baron Armand avait fait surgir des petits fantômes pieds nus et les cheveux pleins de paille, dans les couloirs glacés du vieux château de Monteloup où l'été les poules se mettaient à l'ombre.
Le baron se plaignait aussi. La vie continuait d'être difficile, bien que chacun eût le nécessaire grâce au commerce des mulets et aux générosités du comte de Peyrac. Mais le pays avait été ravagé par une affreuse famine ; cela, ajouté aux tracasseries des gabelous contre les faux-sauniers, avait amené la révolte des habitants du Marais. Émergeant tout à coup de leurs roseaux, ils avaient pillé plusieurs bourgs, refusé l'impôt et tué des commis et agents de perception. Il avait fallu envoyer contre eux les soldats du roi et les poursuivre « filant comme anguilles dans les chenaux ». Il y avait eu beaucoup de pendus au coin des routes. Angélique réalisait tout à coup ce que cela signifiait que d'« être » l'une des plus grandes fortunes de la province. Elle avait oublié ce monde oppressé, hanté par la crainte des taxes et des exactions. Est-ce que dans l'éblouis sèment de son bonheur et de son luxe elle n'était pas devenue très égoïste ? Peut-être l'archevêque se serait-il montré moins tracassier si elle avait su le séduire en s'occupant de ses bonnes œuvres ?
Elle entendit soupirer le pauvre Bernalli.
– Quelle route ! C'est pire que nos Abruzzes ! Et votre beau carrosse là-dedans. Il n'en restera que bûchettes. C'est un véritable crime !
– Je vous ai pourtant supplié d'y monter, dit Angélique. Il aurait au moins servi à quelque chose.
Mais le galant Italien protesta, non sans toucher ses reins douloureux.
– Fi, signora, un homme digne de ce nom ne saurait se prélasser dans un carrosse, tandis qu'une jeune dame voyage à cheval.
– Vos scrupules sont surannés, mon pauvre Bernalli. Maintenant on ne fait plus tant de manières. Enfin, tel que je commence à vous connaître, je suis sûre qu'il vous suffira d'apercevoir notre machinerie hydraulique, basculant et projetant de l'eau, pour vous guérir de vos courbatures.
Le visage du savant s'illumina.
– Vraiment, madame, vous vous souvenez de ma marotte pour cette science que j'appelle l'hydraulique ? Votre mari n'a pas manqué de m'allécher en me signalant qu'il avait construit à Salsigne une machine pour élever l'eau d'un torrent coulant dans une gorge profonde. Il ne m'en fallait pas plus pour me jeter de nouveau sur les routes. Je me demande s'il n'a pas découvert là le mouvement perpétuel.
– Vous vous abusez, mon cher, dit derrière eux la voix de Joffrey de Peyrac, il ne s'agit que d'un modèle imitant ces béliers hydrauliques dont j'ai vu des exemples en Chine, et qui peuvent élever l'eau de cent cinquante toises et plus. Tenez, voyez là-bas. Nous arrivons.
Ils se trouvèrent bientôt sur la rive d'un petit gave torrentiel et purent apercevoir une sorte de caisse à bascule qui pivotait subitement autour d'un axe pour projeter périodiquement, en une belle parabole, une fusée d'eau à très grande hauteur. Cette fusée d'eau retombait dans une espèce de bassin situé en surélévation d'où elle descendait ensuite très doucement, recueillie par des canalisations en bois. Un arc-en-ciel artificiel nimbait cette machinerie de ses irisations multicolores, et Angélique trouva le bélier hydraulique très joli, mais Bernalli parut déçu et dit avec ressentiment :
– Vous perdez là dix-neuf vingtièmes du débit de votre gave. Ceci n'a absolument rien à voir avec le mouvement perpétuel !
– Je me moque de perdre du débit et de la force, observa le comte. Ce que j'y vois, c'est que j'ai de l'eau à la hauteur et le petit débit me suffit pour concentrer ma roche aurifère broyée.
On remit au lendemain la visite de la mine. Des logements modestes mais suffisants avaient été préparés par le capitoul du village. Un chariot avait apporté lits et malles. Peyrac laissa les maisons à la disposition de Bernalli, du moine Bécher et d'Andijos, qui naturellement était de la partie.
Lui-même préférait l'abri d'une grande tente à double toit, qu'il avait rapportée de Syrie.
– Je crois que nous avons hérité des croisades l'habitude de camper. Par cette chaleur et dans ce pays, qui est le plus sec de toute la France, vous verrez, Angélique, que l'on y est bien mieux que dans une construction de pierres et de terre battue.
En effet, le soir venu, elle savoura l'air frais qui descendait des montagnes. Les pans de la tente, relevés, laissaient apercevoir le ciel rosi par le couchant, et l'on entendait, sur les bords du Gave, les chants tristes et solennels des mineurs saxons. Joffrey de Peyrac semblait soucieux, contre son habitude.
– Je n'aime pas ce moine ! s'exclama-t-il soudain avec violence. Non seulement il ne comprendra rien, mais il interprétera tout selon sa mentalité tortueuse. J'aurais préféré encore m'expliquer avec l'archevêque, mais celui-ci veut un « témoin scientifique ». Ah ! ah ! Quelle plaisanterie ! Tout vaudrait mieux que ce fabricant de patenôtres.
– Pourtant, protesta Angélique un peu choquée, j'ai entendu dire que bien des savants distingués étaient aussi des religieux.
Le comte retint mal un geste d'agacement.
– Je ne le nie pas, et je vais même plus loin. Je dirai que pendant des siècles l'Église a conservé le patrimoine culturel du monde. Mais actuellement elle se dessèche dans la scolastique. La science est livrée à des illuminés prêts à nier des faits qui crèvent les yeux, du moment qu'ils ne peuvent trouver un raccroc théologique à un phénomène qui n'a qu'une explication naturelle.
Il se tut et, attirant brusquement sa femme contre sa poitrine, il lui dit une parole qu'elle ne devait comprendre que plus tard :
– Vous aussi, je vous ai choisie comme témoin.
*****
Le lendemain matin, le Saxon Fritz Hauër se présenta pour conduire les visiteurs à la mine d'or.
Celle-ci consistait en une grosse excavation formant carrière au pied du contrefort de Corbières. Une énorme lentille de terrain de cinquante toises de long et de quinze toises de large était décapée, et sa masse grise était débitée à l'aide de coins de bois et de fer, en blocs de moindre importance, chargés ensuite sur des chariots et transportés aux meules.
D'autres pilons hydrauliques attirèrent particulièrement l'attention de Bernalli. Ils étaient faits d'un revêtement de feuilles de fer sur des sabots de bois, eux-mêmes basculant lorsqu'un caisson se trouvait rempli d'eau et perdait l'équilibre.
– Quelle perte de puissance de l'eau, soupira Bernalli, mais quelle simplicité d'installation du point de vue de la suppression de main-d'œuvre. Est-ce encore une de vos inventions, comte ?
– Je n'ai fait qu'imiter les Chinois, où ces installations existent, m'a-t-on affirmé là-bas, depuis trois ou quatre mille ans. Ils s'en servent surtout pour décortiquer le riz, qui est leur nourriture habituelle.
– Mais où est l'or dans tout cela ? observa judicieusement le moine Bécher. Je ne vois qu'une poudre grise et lourde, certes, que vos manœuvres tirent de cette roche verte et grise broyée.
– Vous allez avoir la démonstration à la fonderie saxonne.
Le petit groupe passa en contrebas, où des fours catalans couverts étaient installés dans un hangar sans murs.
Des soufflets actionnés chacun par deux gamins envoyaient une haleine brûlante et suffocante. Des flammes livides, exhalant une odeur d'ail très prononcée, jaillissaient par instants des gueules ouvertes des fours, laissant une sorte de vapeur fuligineuse et lourde qui se déposait tout alentour sous forme de neige blanche. Angélique prit de cette neige dans sa main et voulut en porter à la bouche, à cause de ce goût d'ail qui l'intriguait.
Comme un gnome surgi des enfers, un monstre humain en tablier de cuir lui donna un coup violent sur la main pour arrêter son geste.
Avant qu'elle ait pu réagir, le gnome éructa :
– Gift, Gnädige Dame.7
Indécise, Angélique s'essuyait la main, tandis que le regard du moine Bécher s'appesantissait sur elle.
– Chez nous, fit-il doucement, les alchimistes travaillent avec un masque.
Mais Joffrey avait aussi entendu et intervenait :
– Chez nous, il n'y a justement aucune alchimie, quoique tous ces ingrédients ne soient pas à manger, bien sûr, ni même à toucher. Faites-vous des distributions régulières de lait à toute votre compagnie, Fritz ? interrogea-t-il en allemand.
– Les six vaches ont précédé notre arrivée ici, altesse !
– Bon, et n'oubliez pas que ce n'est pas pour le vendre, mais pour le boire.
– Nous ne sommes pas dans le besoin, altesse, et aussi nous tenons à rester en vie le plus longtemps possible, dit le vieux contremaître bossu.
– Peut-on savoir, monseigneur, quelle est cette matière en fusion pâteuse que j'entrevois dans ce four d'enfer ? demanda Bécher en se signant.
– C'est ce même sable lourd lavé et séché que vous avez vu extraire de la mine.
– Et c'est cette poudre grise qui, selon vous, contient de l'or ? Je n'y ai pas vu briller la moindre paillette, même tout à l'heure dans la traînée de la lavée par l'eau.
– C'est pourtant bien de la roche aurifère. Apportes-en une pelletée, Fritz.
L'ouvrier enfonça sa pelle dans un énorme tas de sable granulé gris vert, à l'aspect vaguement métallique.
Avec précaution, Bécher en répandit dans le creux de sa main, la renifla, la goûta en la recrachant aussitôt et déclara :
– Vitriol d'arsenic. Poison violent. Mais rien à voir avec de l'or. D'ailleurs l'or vient de gravier et jamais de roche. Et la carrière que nous avons vue tout à l'heure, ne tient pas un atome de gravier.
– C'est très exact, distingué confrère, confirma Joffrey de Peyrac, qui ajouta à l'adresse du contremaître saxon :
– Si c'est le moment, ajoute ton plomb !
Il fallut cependant attendre encore assez longtemps. La masse dans le four rougissait de plus en plus, fondait et bouillonnait. Les vapeurs lourdes et blanches continuaient de fumer, se déposant partout, même sur les vêtements, en enduits blancs et pulvérulents.
Puis, quand il n'y eut presque plus de fumée et que les flammes diminuèrent, deux Saxons en tablier de cuir amenèrent sur une charrette plusieurs lingots de plomb et les basculèrent dans la niasse pâteuse.
Le bain se liquéfia et s'apaisa. Le Saxon le remua avec un long bois vert. Des bouillons s'en échappèrent, puis une écume monta. Fritz Hauër écuma plusieurs fois avec d'énormes passoires et des crochets de fer. Puis il remua encore. Enfin le contremaître se pencha au niveau d'une ouverture qui se trouvait pratiquée en contrebas de la cuve du four. Il retira le bouchon de grès qui l'obstruait, et un filet argenté se mit à couler dans des lingotières préparées d'avance. Curieux, le moine s'en approcha, puis dit :
– Tout cela n'est jamais que du plomb.
– Nous sommes toujours d'accord, confirma M. de Peyrac.
Mais soudain le moine poussa un cri strident :
– Je vois les trois couleurs !
Il haletait et indiquait des irisations de refroidissement du lingot. Ses mains tremblaient et il bredouillait :
– Le Grand œuvre, j'ai vu le Grand œuvre !
– Il devient fou, le bon moine, observa Andijos sans respect pour l'homme de confiance de l'archevêque.
Avec un sourire, Joffrey de Peyrac expliqua :
– Les alchimistes en tiennent toujours à leur apparition des « trois couleurs » dans l'obtention de la pierre philosophale et de la transmutation des métaux. Ce n'est pourtant qu'un phénomène sans grande importance, apparenté à celui de l'arc-en-ciel après la pluie.
Soudain, le moine tomba à genoux devant le mari d'Angélique. Bégayant, il le remerciait de l'avoir fait assister à l'« œuvre de sa vie ».
Agacé de cette manifestation ridicule, le comte dit sèchement :
– Relevez-vous, mon père. Vous n'avez précisément rien vu encore, et vous allez pouvoir vous en rendre compte par vous-même. Il n'y a là aucune pierre philosophale, et je le regrette pour vous.
Le Saxon Fritz Hauër suivait la scène avec une expression de réticence sur sa curieuse face pigmentée de poussière et d'éclats de roches.
– Mubich das Blei durchbrennen vor allen diesen Herrschaften ?8 demanda-t-il.
– Fais comme s'il n'y avait que moi seul.
Angélique vit le lingot encore tiède empoigné avec des torchons mouillés et poussé dans un chariot. On le transporta jusqu'à un petit four installé au-dessus d'une forge déjà très rouge.
Les briques de la cavité centrale du four, constituant une sorte de creuset ouvert, étaient très blanches, légères et poreuses. Elles étaient fabriquées avec des ossements d'animaux dont les cadavres amoncelés dans le voisinage dégageaient une puanteur de charnier. Celle-ci, mêlée aux odeurs d'ail et de soufre, rendait l'atmosphère assez pénible à respirer.
De rouge qu'il était de chaleur et d'excitation, le moine Bécher devint livide en apercevant le tas d'ossements, et il se mit à se signer et à marmonner des exorcismes. Le comte ne put se retenir de rire et dit à Bernalli :
– Voyez donc l'effet de nos travaux sur ce moderne savant. Quand je pense que la coupellation sur cendre d'os était un jeu d'enfants au temps des Romains et des Grecs !
Toutefois, Bécher ne se déroba pas devant le spectacle terrifiant. Très pâle et continuant d'égrener son chapelet, il demeura les yeux fixés sur les préparatifs du vieux Saxon et de ses adjoints.
L'un d'eux ajoutait des braises dans la forge et l'autre activait le soufflet à pédale, pendant que le plomb commençait à fondre d'un coup, pour se rassembler ensuite dans le centre de l'excavation ronde constituée par des briques d'os du four. Quand tout fondit, on força le feu encore et le plomb se mit à fumer. Sur un signe du vieux Fritz, un gamin apparut portant un soufflet dont le bout était engagé dans un morceau de tube de terre réfractaire. Il posa cette pointe au bord de la cuve et se mit à souffler du vent froid à la surface rouge sombre du pain de plomb fondu.
Soudain, avec un bruit sifflant, l'air soufflé contre le métal liquide s'illumina et s'agrandit. La tache lumineuse augmenta d'intensité, passa au blanc éclatant et s'étendit à l'ensemble du métal.
Avec hâte, les jeunes aides enlevèrent alors toute braise incandescente au-dessous du four. Les gros soufflets s'arrêtèrent également.
La coupellation se poursuivit seule : le métal était bouillonnant et éblouissait par sa vue. De temps en temps, il se recouvrait d'un voile sombre, puis ce voile se déchirait en formant des plaques obscures dansant à la surface du liquide illuminé, et lorsqu'une de ces îles flottantes arrivait au bord du bain, comme par magie elle était happée par les briques, et la surface apparaissait plus nette et plus éclatante. Simultanément, le ménisque de métal diminuait à vue d'œil. Puis il se réduisit à la taille d'une grande crêpe, devint plus sombre et s'embrasa d'un éclair subit. À ce moment Angélique vit nettement que le métal restant frémissait violemment et enfin se figeait et devenait très sombre.
– C'est le phénomène de l'éclair décrit par Berzélius, qui a beaucoup travaillé sur la coupellation et le « départ », dit Bernalli. Mais je suis très heureux d'avoir assisté à une opération métallurgique que je ne connaissais que livresquement.
L'alchimiste ne disait rien. Son regard était absent et vague. Cependant, Fritz saisissait la galette avec une pince, puis la trempait dans l'eau et la présentait à son maître, jaune et brillante.
– Or pur, murmura avec respect le moine alchimiste.
– Pourtant il n'est pas absolument pur, dit Peyrac. Sinon nous n'aurions pas vu le phénomène de l'éclair, qui trahit la présence de l'argent.
– Je serais curieux de savoir si cet or résiste à l'esprit-de-nitre et aussi à l'esprit-de-sel ?
– Évidemment, puisque c'est de l'or véritable !
Remis de son émotion, le religieux demanda s'il pouvait avoir un petit échantillon de ce produit pour le remettre à son bienfaiteur l'archevêque.
– Prenez donc pour lui cette galette d'or brut tiré des entrailles de nos Corbières, dit le comte de Peyrac, et faites-lui bien comprendre que cet or vient d'une roche qui en contient déjà, et que c'est à lui de découvrir sur ses terres quelque gisement qui le rendra riche.
Conan Bécher enveloppa soigneusement le précieux gâteau, pesant au moins deux livres, dans un mouchoir et ne répondit rien.
*****
Le voyage de retour fut coupé par un incident minime en apparence, mais qui, par la suite, devait jouer un certain rôle dans la vie d'Angélique et de son mari. À mi-route de Toulouse, le deuxième jour du voyage, le cheval bai qu'elle montait se mit à boiter, blessé par un silex de la route caillouteuse. Il n'y avait pas de cheval de rechange, à moins d'en retirer un du carrosse, qui en comportait quatre ; mais Angélique eût cru déchoir en montant une grossière bête de trait. Elle se réfugia donc dans le carrosse où Bernalli, piètre cavalier, avait déjà pris place. Le voyant ainsi rompu pour la moindre promenade, Angélique l'admirait d'autant plus d'entreprendre ces longs voyages pour venir contempler un bélier hydraulique ou discuter de la pesanteur des corps. De plus, banni de plusieurs pays, l'Italien était pauvre et voyageait sans valets, sur des chevaux de louage. Malgré le mouvement de tangage de la voiture, il était ravi de ce qu'il appelait un « remarquable confort », et quand Angélique lui demanda en riant une petite place il retira avec confusion ses jambes, qu'il avait étendues sur la banquette.
Le comte et Bernard d'Andijos caracolèrent pendant quelque temps à côté du carrosse, mais la route était étroite et très poudreuse, ils durent suivre à distance, à cause de la poussière soulevée par l'équipage. Deux valets à cheval précédaient celui-ci.
La route devenait de plus en plus étroite et en lacet. À la sortie d'un tournant, le carrosse s'arrêta avec un grincement, et ses occupants virent un groupe de cavaliers qui paraissait leur barrer le passage.
– Ne vous inquiétez pas, madame, dit Bernalli en mettant la tête à la portière, ce ne sont que les laquais d'un autre équipage qui vient en sens inverse.
– Mais nous n'allons jamais pouvoir nous croiser sur cette corniche, s'écria Angélique.
Les valets des deux partis s'injuriaient copieusement. Les nouveaux venus, avec beaucoup d'insolence, prétendaient faire reculer le carrosse de M. de Peyrac et, pour bien montrer qu'ils estimaient avoir droit de passage en premier chef, l'un des laquais commença à distribuer de grands coups de fouet qui touchèrent un peu au hasard les gens du clan opposé et les chevaux de l'attelage. Les bêtes se cabrèrent, la voiture oscilla et Angélique eut l'impression qu'ils allaient verser dans le ravin. Elle ne put s'empêcher de pousser un cri.
Joffrey de Peyrac arrivait sur ces entrefaites. Il eut une expression terrible et, allant jusqu'à l'homme au fouet, il le fustigea de sa cravache en pleine face. À ce moment, la seconde voiture arrivait et stoppait dans un grincement d'essieux. Il en jaillit un gros homme apoplectique, engoncé d'un jabot de dentelles et de rubans, et qui était aussi couvert de poudre que de poussière. Les apprêts de sa toilette joints à la sueur du voyage composaient un curieux mélange. Il agita une canne à pomme d'ivoire, nouée d'une rosette de satin, et s'écria :
– On ose frapper mes gens ! Ignorez-vous, espèce de cavalier butor, que vous avez affaire au président du parlement de Toulouse, baron de Massenau, seigneur de Pouillac et autres lieux ?... Je vous prie de vous écarter et de nous laisser passer.
Le comte se retourna et salua avec grandiloquence.
– Très heureux. Êtes-vous parent d'un sieur Massenau, clerc de notaire, dont on m'a parlé ?
– Monsieur de Peyrac ! s'exclama l'autre, un peu déconcerté.
Mais sa colère, échauffée par l'ardeur d'un soleil à son zénith, ne s'apaisa pas pour autant et son visage tourna au violet.
– Pour être fort récente, je vous ferai remarquer que ma noblesse est aussi authentique que la vôtre, comte ! Je pourrais vous montrer les quittances de la chambre du roi certifiant mon anoblissement.
– Je vous fais confiance, messire Massenau. La société geint encore de vous avoir hissé si haut.
– Je veux que vous me rendiez compte de cette allusion. Que me reprochez-vous ?
– Ne croyez-vous pas que le lieu est mal choisi pour une telle discussion ? demanda Joffrey de Peyrac, qui avait de la peine à maîtriser son cheval agacé par la chaleur et ce gros homme rouge gesticulant devant lui, une canne à la main.
Mais le baron de Massenau ne se tenait pas pour battu.
– Cela vous va bien de parler de la chose publique, Monsieur le Comte ! Alors que vous ne daignez même plus paraître aux assemblées du parlement.
– Je ne m'intéresse plus à un parlement sans autorité. Je n'y rencontrerais qu'arrivistes et parvenus, avides d'acheter leurs titres de noblesse à M. Fouquet ou au cardinal Mazarin. Et ceci, en détruisant les dernières libertés locales du Languedoc.
– Monsieur, je représente un des plus hauts fonctionnaires de la justice du roi. Le Languedoc est depuis longtemps pays d'État, rattaché à la couronne. Il est malséant de parler devant moi des libertés locales.
– Il est malséant pour le mot même de liberté de le prononcer devant vous. Vous êtes incapable d'en comprendre le sens. Vous n'êtes bon qu'à vivre des subsides du roi. C'est ce que vous appelez le servir.
– C'en est déjà une façon, tandis que vous...
– Moi, je ne lui demande rien, mais je lui envoie sans aucun retard les impôts de mes gens, et je les lui paie en bel or sorti de mes terres ou gagné par commerce. Savez-vous, monsieur Massenau, que sur le million de livres que rapporte le Languedoc, je figure pour le quart ? Avis aux quatre mille cinq cents gentilshommes et aux onze mille bourgeois de la province.
Le président du parlement n'avait retenu qu'une chose.
– Gagné par commerce ! s'écria-t-il d'un ton scandalisé. Ainsi c'est donc vrai, vous commercez ?
– Je commerce et je produis. Et j'en suis fier. Car je n'ai pas le goût de tendre la main au roi.
– Ah ! vous faites bien le dédaigneux, monsieur de Peyrac ! Mais souvenez-vous de ceci : c'est la bourgeoisie et les nouveaux nobles qui représentent l'avenir et la force du royaume.
– Vous m'en voyez charmé, ironisa le comte en retrouvant son ton persifleur. Que la nouvelle noblesse fasse donc ses classes en ayant la courtoisie de s'écarter pour laisser passer ce carrosse où Mme de Peyrac s'impatiente.
Mais le nouveau baron, entêté, trépignait dans la poussière et le crottin.
– Il n'y a aucune raison pour que je m'écarte le premier. Je vous répète que ma noblesse vaut la vôtre.
– Mais moi, je suis plus riche que vous, gros magot, s'écria Joffrey avec éclat. Et puisque seul l'argent compte pour les bourgeois, en bien, écartez-vous, monsieur Massenau, laissez passer la fortune.
Il se lança en avant, bousculant les valets du magistrat. Celui-ci n'eut que le temps de se rejeter sur le côté pour éviter le carrosse aux armoiries du comte. Le cocher, qui n'attendait qu'un signe de son maître, était trop heureux de triompher de cette valetaille de roturier.
Au passage, Angélique entrevit la figure cramoisie du sieur Massenau qui, brandissant sa canne enrubannée, criait :
– Je ferai un rapport... Je ferai deux rapports... Mgr d'Orléans, le gouverneur du Languedoc, sera avisé... et le Conseil du roi.
*****
Un matin, en entrant avec son mari dans la bibliothèque du palais, Angélique découvrit Clément Tonnel, le maître d'hôtel, qui, sur des tablettes de cire, était occupé à inscrire des titres de livres. Comme la première fois où il s'était laissé surprendre, il parut embarrassé et chercha à dissimuler ses tablettes et son poinçon.
– Mâtin, vous semblez décidément vous intéresser au latin ! s'écria le comte qui était plus surpris que contrarié.
– J'ai toujours été attiré par les études, monsieur le comte. Mon aspiration eût été de devenir clerc de notaire, et c'est pour moi une grande joie d'appartenir à la maison non seulement d'un grand seigneur, mais d'un distingué savant.
– Ce ne sont pas mes livres sur l'alchimie qui pourront vous instruire en matière de droit, fit Joffrey de Peyrac en fronçant les sourcils, car les façons cauteleuses du serviteur ne lui avaient jamais plu. Seul de tous les gens de sa maison il ne le tutoyait pas.
Lorsqu'il fut sorti, Angélique dit avec ennui :
– Je n'ai pas à me plaindre du service de ce Clément, mais je ne sais pourquoi, sa présence me pèse de plus en plus. Lorsque je le regarde, j'ai l'impression qu'il me rappelle quelque chose de désagréable ; pourtant je l'ai amené avec moi du Poitou.
– Bah ! dit Joffrey en haussant les épaules, il manque un peu de discrétion, mais du moment que sa passion du savoir ne l'entraîne pas à aller fouiner dans mon laboratoire...
Angélique resta inexplicablement tourmentée, et à plusieurs reprises au cours de la journée, le visage grêlé par la petite vérole du maître d'hôtel vint troubler ses pensées.
*****
À quelque temps de là, Clément Tonnel demanda un congé pour retourner à Niort afin d'y traiter des questions d'héritage. « Il ne finira donc jamais d'hériter », pensa Angélique. Elle se souvenait qu'il avait déjà dû quitter une place pour cette même raison. Me Clément promettait d'être de retour le mois suivant, mais en le voyant arrimer avec beaucoup de soin le harnachement de son cheval, Angélique eut le pressentiment qu'elle ne le reverrait pas de sitôt. Sur le point de lui confier une lettre pour sa famille, elle y renonça.
Lorsqu'il fut parti, elle fut prise d'un désir irraisonné de revoir Monteloup et sa campagne. Pourtant son père ne lui manquait pas. Bien qu'elle fût devenue heureuse, elle lui gardait une vague rancune pour son mariage. Ses frères et sœurs étaient dispersés. Le vieux Guillaume était mort et, d'après les lettres qu'elle recevait, elle devinait que les tantes devenaient hargneuses et radoteuses, et la nourrice de plus en plus autoritaire. Sa pensée effleura un instant le souvenir de Nicolas ; Nicolas avait disparu du pays après le mariage d'Angélique. À force de s'interroger, Angélique s'aperçut qu'elle était hantée par l'idée de retourner là-bas pour se rendre au château du Plessis et constater si le fameux coffret au poison était toujours enfermé dans sa cachette de la fausse tourelle. Il n'y avait aucune raison pour qu'il n'y fût plus. On ne pourrait le découvrir qu'en démolissant le château. Pourquoi cette vieille affaire revenait-elle la tracasser tout à coup ? Les antagonismes de l'époque étaient déjà lointains. M. Mazarin, le roi et son jeune frère étaient toujours en vie. M. Fouquet avait obtenu la puissance sans le crime. Et ne parlait-on pas d'un retour en grâce du prince de Condé ?
Elle secoua ses chimères et retrouva bientôt la tranquillité.