Chapitre 1

Le marquis de Sancé regardait sa fille Angélique avec une satisfaction non dissimulée.

– Ces nonnes ont fait de toi une jeune fille parfaite, ma sauvageonne.

– Oh ! parfaite ! C'est à voir à l'usage, protesta Angélique en retrouvant, pour secouer sa crinière frisée, un geste d'autrefois.

L'air de Monteloup, avec sa douceâtre senteur venue des marais, lui donnait un regain d'indépendance. Elle se redressait comme une fleur étiolée sous une agréable averse.

Mais la vanité paternelle du baron Armand n'acceptait pas de se laisser abattre.

– En tout cas, tu es plus jolie encore que je ne l'espérais. Ton teint est à mon avis plus foncé que ne l'exigeraient tes yeux et tes cheveux. Mais le contraste n'est pas sans charme. J'ai remarqué d'ailleurs que la plupart de mes enfants avaient la même couleur de peau. Je crains que ce ne soit là l'ultime survivance d'une goutte de sang arabe que les gens du Poitou ont en général conservée. As-tu vu ton petit frère Jean-Marie ? On dirait un vrai Maure !

Il ajouta tout à trac :

– Le comte de Peyrac de Morens t'a demandée en mariage.

– Moi ? dit Angélique. Mais je ne le connais pas !

– Aucune importance. Molines le connaît, lui, et c'est le principal. Il me garantit que je ne pouvais rêver, pour une de mes filles, une alliance plus flatteuse.

Le baron Armand rayonnait. Du bout de sa canne, il fauchait quelques primevères du talus, au bord du chemin creux où il se promenait avec sa fille en cette tiède matinée d'avril.

Angélique était arrivée la veille au soir à Monteloup en compagnie de Guillaume, et de son frère Denis. Comme elle s'étonnait de voir le collégien en vacances, il lui dit qu'il avait obtenu un congé pour venir assister à son mariage.

« Qu'est-ce donc que cette histoire de mariage ? » pensa la jeune fille.

Elle ne prenait pas encore l'affaire au sérieux, mais maintenant le ton d'assurance du baron commençait à l'inquiéter.

Il n'avait pas beaucoup changé au cours des dernières années. À peine quelques fils gris se mêlaient-ils à ses moustaches et à la petite touffe de poils qu'il portait sous la lèvre, à la mode du règne de Louis XIII. Angélique, qui s'était attendue à le trouver abattu et incertain à la suite de la mort de sa femme, s'étonnait presque de le voir, en somme, assez en train et souriant.

Comme ils débouchaient sur une prairie en pente dominant les marais desséchés, elle essaya de détourner la conversation qui menaçait de créer un conflit entre eux alors qu'ils venaient à peine de se retrouver.

– Vous m'avez écrit, père, que vous aviez subi de grosses pertes de bétail par les réquisitions et pillages de l'armée durant les années de cette terrible Fronde ?

– Certes, Molines et moi-même avons perdu à peu près la moitié des bêtes et, sans lui, je serais en prison pour dettes, après vente de toutes nos terres.

– Est-ce que vous lui devez encore beaucoup ? s'inquiéta-t-elle.

– Hélas ! sur les 40 000 livres qu'il m'a prêtées jadis, en cinq années de travail acharné, de n'ai pu lui en rendre que 5 000, et encore Molines les refusait-il, prétendant qu'il me les avait abandonnées et que c'était ma part dans l'affaire. J'ai dû me fâcher pour les lui faire accepter.

Angélique fit remarquer avec simplicité que puisque le régisseur lui-même estimait n'avoir pas besoin d'être remboursé, son père avait eu tort de s'entêter dans sa générosité.

– S'il vous a proposé cette affaire, ce Molines, c'est qu'il y gagnait. Ce n'est pas un homme à faire des cadeaux. Mais il possède une certaine droiture, et s'il vous abandonne ces quarante mille livres, c'est qu'il estime que le mal que vous vous êtes donné et les services que vous lui avez rendus, les valent bien.

– Il est vrai que notre petit commerce de mulets et de plomb avec l'Espagne, exempté d'impôts jusqu'à l'océan, marche tant bien que mal. Et les années sans pillage, lorsqu'on peut vendre le reste de la production à l'État, on couvre les frais... C'est vrai.

Il jeta sur Angélique un regard perplexe.

– Mais comme vous parlez net, ma fille ! Je me demande si un tel langage, pratique et même cru, sied à une toute jeune fille à peine sortie du couvent ? Angélique se mit à rire.

– Il paraît qu'à Paris ce sont les femmes qui dirigent tout : la politique, la religion, les lettres, même les sciences. On les appelle les précieuses. Elle se réunissent chaque jour chez l'une d'elles avec de beaux esprits, des savants. La maîtresse de maison est étendue sur son lit et ses invités s'entassent dans la ruelle de l'alcôve, et l'on discute. Je me demande si, lorsque j'irai à Paris, je ne créerai pas une ruelle où l'on parlerait commerce et affaires.

– Quelle horreur ! s'écria le baron franchement choqué. Angélique, ce ne sont tout de même pas les ursulines de Poitiers qui vous ont inculqué de pareilles idées ?

– Elles prétendaient que j'étais excellente en calcul et en raisonnement. Trop même... En revanche, elles déploraient beaucoup de n'avoir pu faire de moi une dévote exemplaire... et hypocrite comme ma sœur Hortense. Celle-ci leur a fait beaucoup espérer qu'elle entrerait dans leur ordre. Mais décidément l'attrait du procureur a été plus grand.

– Ma fille, il ne faut pas être jalouse, puisque ce Molines que vous jugez sévèrement vous a justement trouvé un mari, qui est certainement de beaucoup supérieur à celui d'Hortense.

La jeune fille tapa du pied avec impatience.

– Ce Molines exagère vraiment ! À vous entendre, ne dirait-on pas que je suis sa fille et non la vôtre, pour qu'il prenne si grand soin de mon avenir ?

– Vous auriez vraiment tort de vous en plaindre, petite mule, dit son père en souriant. Écoutez-moi un peu. Le comte Joffrey de Peyrac est un descendant des anciens comtes de Toulouse, dont les quartiers de noblesse remonteraient plus haut que ceux de notre roi Louis XIV. De plus, c'est l'homme le plus riche et le plus influent du Languedoc.

– C'est possible, père, mais enfin je ne peux pas me marier ainsi à un homme que je ne connais pas, que vous-même n'avez jamais vu.

– Pourquoi ? s'étonna le baron. Toutes les jeunes filles de qualité se marient de cette façon. Ce n'est pas à elles, ni au hasard de décider des alliances qui sont favorables à leurs familles, et d'un établissement où elles engagent non seulement leur avenir, mais leur nom.

– Est-il... est-il jeune ? interrogea la jeune fille avec hésitation.

– Jeune ? Jeune ? grommela le baron avec ennui. Voici une question bien oiseuse pour une personne pratique. En fait, il est vrai que votre futur époux a douze années de plus que vous. Mais la trentaine, chez un homme, est l'âge de la force et de la séduction. De nombreux enfants peuvent vous être accordés par le Ciel. Vous aurez un palais à Toulouse, des châteaux en Albi et en Béarn, des équipages, des toilettes... M. de Sancé s'arrêta, à bout d'imagination.

– Pour ma part, conclut-il, j'estime que la demande en mariage d'un homme qui, lui non plus, ne vous a jamais vue, est une chance inespérée, extraordinaire...

Ils firent quelques pas en silence.

– Précisément, murmura Angélique, je trouve cette chance trop extraordinaire. Pourquoi ce comte, qui a tout ce qu'il faut pour choisir une riche héritière comme épouse, vient-il chercher au fond du Poitou une fille sans dot ?

– Sans dot ? répéta Armand de Sancé dont le visage s'éclaira. Rentre avec moi au château, Angélique, afin de t'habiller pour sortir. Nous allons prendre nos chevaux. Je veux te montrer quelque chose.

Dans la cour du manoir, un valet, sur l'ordre du baron, fit sortir deux chevaux de l'écurie et les harnacha rapidement. Intriguée, la jeune fille ne posait plus de questions. Tandis qu'elle se mettait en selle, elle se disait qu'après tout elle était destinée à se marier, et que la plupart de ses compagnes se mariaient ainsi, avec des candidats que leur présentaient leurs parents. Pourquoi ce projet la révoltait-il à ce point ? L'homme qu'on lui destinait n'était pas un vieillard. Elle serait riche... Angélique s'aperçut qu'elle éprouvait tout à coup une agréable sensation physique et fut quelques instants à en comprendre la raison. La main du valet qui l'avait aidée à s'asseoir en amazone sur la bête, venait de glisser sur sa cheville et la caressait doucement, en un geste que la meilleure bonne volonté du monde ne pouvait prendre pour une inattention.

Le baron était entré dans le château pour. y changer de bottes et mettre un rabat propre.

Angélique eut un geste nerveux, et le cheval rompit de quelques pas.

– Qu'est-ce qui te prend, manant ?

Elle se sentait rouge et furieuse contre elle-même, car elle devait s'avouer qu'un frisson délicieux l'avait parcourue sous cette brève caresse. Le valet, un Hercule aux larges épaules, redressa la tête. Des mèches de cheveux bruns tombaient dans ses yeux sombres, qui brillaient d'une malice familière.

– Nicolas ! s'écria Angélique, tandis que le plaisir de revoir cet ancien compagnon de jeux et la confusion du geste qu'il avait osé se disputaient en elle.

– Ah ! tu as reconnu Nicolas, dit le baron de Sancé qui arrivait à grands pas. C'est le pire diable de la contrée et personne n'en vient à bout. Ni le labour ni les mulets ne l'intéressent. Paresseux et trousseur de filles, voilà ton beau compagnon de jadis, Angélique !

Le jeune homme ne semblait nullement honteux des appréciations de son maître. Il continuait à regarder Angélique avec un rire qui montrait ses dents blanches, et une hardiesse presque insolente. Sa chemise ouverte découvrait sa poitrine massive et noire.

– Hé ! gars, prends un bourrin5 et suis-nous, dit le baron, qui ne voyait rien.

– Bien, not'maître.

Les trois montures franchirent le pont-levis et s'engagèrent dans le chemin, sur la gauche de Monteloup.

– Où allons-nous, père ?

– À la vieille carrière de plomb.

– Ces fours écroulés près des terres de l'abbaye de Nieul ?...

– Ceux-là mêmes.

Angélique se rappela le cloître des moines paillards, la folle équipée de son enfance lorsqu'elle avait voulu partir pour les Amériques, et les explications du frère Anselme à propos de plomb et d'argent, et des travaux accomplis dans la carrière au Moyen Age.

– Je ne vois pas en quoi ce lopin de terre inculte...

– Ce lopin de terre, qui n'est plus inculte et qui s'appelle maintenant Argentières, représente tout simplement ta dot. Tu te souviens que Molines m'avait demandé de renouveler le droit d'exploitation de ma famille, comme l'exemption des impôts sur le quart de la production. Ceci obtenu, il a fait venir des ouvriers saxons. Voyant l'importance qu'il attachait à cette terre jusqu'ici déshéritée, je lui ai dit un jour que j'en ferais ta dot. Je crois que c'est de ce moment que l'idée d'un mariage avec le comte de Peyrac a germé dans sa tête fertile, car en effet ce seigneur toulousain voudrait l'acquérir. Je n'ai pas très bien compris le genre de transaction auquel il se livre avec Molines ; je crois que c'est lui qui est plus ou moins réceptionnaire des mulets et des métaux que nous envoyons par mer à destination espagnole. Cela prouve qu'il y a beaucoup plus de gentilshommes qu'on ne croit qui s'intéressent au commerce. J'aurais cru cependant que le comte de Peyrac avait assez de propriétés et de terres pour ne pas recourir à des procédés roturiers. Mais peut-être cela le distrait-il. On le dit très original.

– Si j'ai bien saisi, fit lentement Angélique, vous saviez que l'on convoitait cette mine, et vous avez fait comprendre qu'il fallait prendre la fille avec.

– Comme tu présentes les choses sous un angle bizarre, Angélique ! Je trouve que cette solution de te donner la mine en dot était excellente. Le désir de voir mes filles bien établies a été ma préoccupation principale ainsi que celle de ta pauvre mère. Or, chez nous, on ne vend pas les terres ; malgré les pires difficultés, nous avons réussi à garder le patrimoine intact, et pourtant du Plessis, plus d'une fois, a guigné mes fameux terrains des marais desséchés. Mais marier ma fille, non seulement honorablement, mais richement, voilà qui me contente. La terre ne sort pas de la famille. Elle ne va pas à un étranger mais à un nouveau rameau, à une nouvelle alliance.

Angélique marchait un peu en retrait de son père ; aussi celui-ci né pouvait-il voir l'expression de son visage. Les petites dents blanches de la jeune fille mordaient ses lèvres avec une rage impuissante. Elle pouvait d'autant moins expliquer à son père combien la façon dont s'était présentée cette demande en mariage était humiliante pour elle, que celui-ci était persuadé d'avoir très habilement préparé le bonheur de sa fille. Elle essaya cependant encore de lutter.

– Si je me souviens, bien, n'aviez-vous pas loué cette carrière pour dix ans à Molines ? Il reste donc environ quatre ans de fermage. Comment peut-on donner ce coin, qui est loué, en dot ?

– Molines est non seulement d'accord, mais il continuera d'exploiter pour le compte de M. de Peyrac. Du reste, le travail a déjà commencé il y a trois ans, comme tu vas le voir. Nous arrivons.

*****

En une heure de trot, ils atteignirent les lieux. Jadis Angélique avait cru que cette noire carrière et ses villages protestants étaient situés au bout du monde. Mais maintenant cela paraissait tout proche. Une route bien entretenue confirmait cette nouvelle impression. Un petit hameau pour les ouvriers avait été construit. Le père et la fille mirent pied à terre, et Nicolas s'approcha pour tenir les brides des chevaux.

L'endroit à l'aspect désolé, dont Angélique se souvenait si bien, avait totalement changé.

Une canalisation amenait de l'eau courante et actionnait plusieurs meules de pierre verticales. Des pilons de fonte, dans un bruit sourd, écrasaient des pierres, tandis que des gros blocs de roche étaient débités par des masses à main.

Deux fours rougeoyaient et d'énormes soufflets de peau en activaient les flammes. Des montagnes noires de charbon de bois étaient disposées à côté des fours, et le reste du carreau de la mine était occupé par des tas de pierres. Dans des goulottes de bois où coulait de l'eau, des ouvriers jetaient à la pelle le sable de la roche sortant des meules. D'autres, avec des houes, ratissaient, à contrecourant, l'intérieur de ces canalisations. Un assez grand bâtiment, construit en retrait, montrait des portes avec grillages et barreaux de fer, fermées par de gros cadenas.

Deux hommes armés de mousquets en gardaient les abords.

– La réserve des lingots d'argent et de plomb, dit le baron.

Très fier, il ajouta qu'il demanderait un jour prochain à Molines d'en montrer à Angélique le contenu.

Ensuite, il la mena voir la carrière attenante. D'énormes gradins, de quatre mètres de haut chacun, dessinaient maintenant une sorte d'amphithéâtre romain. Ça et là, de noirs souterrains s'enfonçaient sous la roche, d'où l'on voyait surgir de petits chariots traînés par des ânes.

– Il y a ici dix familles saxonnes de mineurs de métier, fondeurs et carriers. Ce sont eux et Molines qui ont monté l'exploitation.

– Et l'affaire rapporte combien par an ? demanda Angélique.

– Ça, par exemple, c'est une question que je ne me suis jamais posée..., avoua avec une pointe de confusion Armand de Sancé. Tu comprends : Molines me paie régulièrement son fermage. Il a fait tous les frais d'installation. Des briques de fours sont venues d'Angleterre et sans doute même d'Espagne, apportées par des caravanes de contrebande du Languedoc.

– Probablement, n'est-ce pas, par l'intermédiaire de celui que vous me destinez pour époux ?

– C'est possible. Il paraît qu'il s'occupe de mille choses diverses. C'est, d'ailleurs, un savant et c'est lui qui a dessiné le plan de cette machine à vapeur.

Le baron amena sa fille jusqu'à l'entrée d'une des basses galeries de la montagne. Il lui montra une sorte d'énorme chaudron de fer sous lequel on faisait du feu, et d'où s'échappaient deux gros tuyaux entourés de bandelettes, qui allaient ensuite s'enfoncer dans un puits. Un jet d'eau en jaillissait périodiquement à la surface du sol.

– C'est une des premières machines à vapeur construites jusqu'ici au monde. Elle sert à pomper l'eau souterraine des mines. C'est une invention que le comte de Peyrac a mise au point au cours d'un de ses séjours en Angleterre. Tu vois que, pour une femme qui veut devenir Précieuse, tu auras là un mari aussi savant et bel esprit que je suis, moi, ignorant et peu rapide, ajouta-t-il avec une moue piteuse. Tiens, bonjour, Fritz Hauër.

Un des ouvriers, qui se tenait près de la machine, ôta son bonnet et s'inclina profondément. Il avait un visage comme bleui par les poussières de roche incrustées dans sa peau, au cours d'une longue existence de travaux miniers. Deux doigts manquaient à l'une de ses mains. Trapu et bossu, on eût dit que ses bras étaient trop longs. Des mèches de cheveux tombaient dans ses yeux petits et brillants.

– Je trouve qu'il ressemble un peu à Vulcain, le dieu des enfers, dit M. de Sancé. Il paraît qu'il n'y a pas un homme qui connaisse mieux les entrailles de la terre que cet ouvrier saxon. C'est peut-être pourquoi il a cet aspect curieux. Toutes ces questions de mines ne m'ont jamais paru très claires, et je ne sais pas dans quelle mesure il ne s'y mêle pas un peu de sorcellerie. On dit que Fritz Hauër connaît un procédé secret pour transformer le plomb en or. Voilà qui serait bien extraordinaire. Toujours est-il qu'il travaille depuis plusieurs années avec le comte de Peyrac, qui l'a envoyé en Poitou pour installer Argentières.

« Le comte de Peyrac ! Toujours le comte de Peyrac ! » pensa Angélique, excédée. Elle dit tout haut :

– C'est peut-être pour cela qu'il est si riche, ce comte de Peyrac. Il transforme en or le plomb que lui envoie ce Fritz Hauër. D'ici à ce qu'il me transforme en grenouille...

– Vraiment vous me peinez, ma fille. Pourquoi ce ton de persiflage ? Ne dirait-on pas que je cherche à faire votre malheur ? Il n'y a rien dans ce projet qui puisse justifier votre méfiance. Je m'attendais à des cris de joie, et je n'entends que des sarcasmes.

– C'est vrai, père, pardonnez-moi, fit Angélique confuse et désolée de la déception qu'elle lisait sur l'honnête visage du hobereau. Les religieuses ont souvent dit que je n'étais pas comme les autres, et que j'avais des réactions déconcertantes. Je ne vous cache pas qu'au lieu de me réjouir, cette demande en mariage m'est extrêmement désagréable. Laissez-moi le temps de réfléchir, de m'habituer...

Tout en parlant, ils étaient revenus vers les chevaux. Angélique se mit en selle rapidement afin d'éviter l'aide trop empressée de Nicolas, mais elle ne put empêcher que la main brune du valet ne l'effleurât en lui passant les rênes.

« C'est très gênant, se dit-elle contrariée. Il faudra que je le remette à sa place sévèrement. »

Les chemins creux étaient fleuris d'aubépine. L'odeur exquise, en lui rappelant les jours de son enfance, apaisa un peu l'énervement de la jeune fille.

– Père, dit-elle tout à coup, je crois comprendre qu'au sujet du comte de Peyrac vous voudriez me voir prendre une décision rapide. Je viens d'avoir une idée : me permettez-vous de me rendre chez Molines ? Je voudrais avoir une conversation sérieuse avec lui.

Le baron jeta un regard au soleil afin de mesurer l'heure.

– Il va être bientôt midi. Mais je pense que Molines se fera un plaisir de te recevoir à sa table. Va, ma fille. Nicolas t'accompagnera.

*****

Angélique fut sur le point de refuser cette escorte, mais elle ne voulut pas avoir l'air d'attacher la moindre importance au paysan et, après avoir adressé un joyeux signe d'adieu à son père, elle s'élança au galop. Le valet, qui n'était monté que sur un mulet, se laissa bientôt distancer.

Une demi-heure plus tard, Angélique, passant devant la grille du château du Plessis, se penchait pour essayer de découvrir, au bout de l'allée de marronniers, la blanche apparition.

« Philippe », pensa-t-elle.

Et elle s'étonna que ce nom lui fût revenu en mémoire comme pour ajouter à sa mélancolie.

Mais les du Plessis étaient toujours à Paris. Bien qu'ancien partisan de M. de Condé, le marquis avait su rentrer en grâce près de la reine et du cardinal Mazarin, tandis que Monsieur le Prince, le vainqueur de Rocroi, l'un des plus glorieux généraux de France, s'en allait servir honteusement le roi d'Espagne, dans les Flandres. Angélique se demanda si la disparition du coffret au poison avait joué quelque rôle dans la destinée de M. de Condé. En tout cas, ni le cardinal Mazarin ni le roi et son jeune frère n'avaient été empoisonnés. Et l'on disait que M. Fouquet, l'âme de l'ancien complot contre Sa Majesté, venait d'être nommé surintendant des Finances. C'était amusant de penser qu'une petite campagnarde obscure avait peut-être changé le cours de l'Histoire. Il faudrait qu'elle s'assurât un jour que le coffret était toujours en sa cachette. Et le page qu'elle avait accusé, qu'en avait-on fait ? Bah ! cela n'avait pas d'importance.

Angélique entendit le galop du mulet de Nicolas qui se rapprochait. Elle reprit sa course et arriva bientôt à la maison du régisseur.

*****

Après le repas, l'intendant Molines fit entrer Angélique dans le petit bureau où quelques années plus tôt il avait reçu son père. C'était là qu'avait pris naissance l'affaire des mulets, et la jeune fille se souvint tout à coup de la réponse ambiguë que le régisseur avait faite à sa question d'enfant pratique :

– Et à moi que me donnera-t-on ?

– On vous donnera un mari.

Pensait-il déjà à une alliance avec ce bizarre comte de Toulouse ? Ce n'était pas impossible, car Molines était un homme dont l'esprit voyait loin et entrelaçait mille projets. En fait, l'intendant du château voisin n'était pas antipathique. Son attitude quelque peu cauteleuse était inhérente à sa condition de subalterne. Un subalterne qui se savait plus intelligent que ses maîtres.

Pour la famille du petit châtelain voisin, son intervention avait été une véritable providence, mais Angélique savait que seul l'intérêt personnel de l'intendant était à l'origine de ses largesses et de son aide. Cela lui plaisait, en lui enlevant le scrupule de se croire son obligée et de lui devoir une reconnaissance humiliante. Elle s'étonnait cependant de la réelle sympathie que lui inspirait ce huguenot roturier et calculateur.

« C'est parce qu'il est en train de créer quelque chose de neuf et peut-être de solide », se dit-elle tout à coup.

Mais, par exemple, elle admettait mal d'être mêlée aux projets du régisseur au même titre qu'une ânesse ou un lingot de plomb.

– Monsieur Molines, dit-elle nettement, mon père m'a parlé avec insistance d'un mariage que vous auriez organisé pour moi avec un certain comte de Peyrac. Étant donné l'influence très grande que vous avez prise sur mon père ces dernières années, je ne puis douter que vous attachiez, vous aussi, une grande importance à ce mariage, c'est-à-dire que je suis appelée à jouer un rôle dans vos combinaisons commerciales. Je voudrais bien savoir lequel ?

Un froid sourire étira les lèvres minces de son interlocuteur.

– Je remercie le Ciel de vous retrouver telle que vous promettiez de devenir lorsqu'on vous appelait dans le pays la petite fée des Marais. En effet, j'ai promis à M. le comte de Peyrac une femme belle et intelligente.

– Vous vous engagiez beaucoup. J'aurais pu devenir laide et idiote, et voilà qui aurait nui à votre métier d'entremetteur !

– Je ne m'engage jamais sur une présomption. À plusieurs reprises, des relations que j'ai à Poitiers m'ont entretenu de vous et, moi-même, je vous ai aperçue l'année dernière au cours d'une procession.

– Ainsi vous me faisiez surveiller, s'écria Angélique furieuse, comme un melon qui mûrit sous cloche !

Simultanément, l'image lui parut si drôle qu'elle pouffa de rire et que sa colère tomba. Au fond, elle préférait savoir à quoi s'en tenir plutôt que de se laisser prendre au piège comme une oie blanche.

– Si j'essayais de parler le langage de votre monde, dit gravement Molines, je pourrais me retrancher derrière des considérations traditionnelles : une jeune fille, très jeune encore, n'a pas besoin de savoir pourquoi ses parents lui choisissent tel ou tel mari. Les affaires de plomb et d'argent, de commerce et de douane, ne sont point du ressort des femmes, surtout des dames nobles... Les affaires d'élevage encore moins. Mais je crois vous connaître, Angélique, et je ne vous parlerai pas ainsi.

Elle ne fut pas choquée du ton plus familier.

– Pourquoi pensez-vous pouvoir me parler autrement qu'à mon père ?

– C'est difficile à exprimer, mademoiselle. Je ne suis pas philosophe et mes études ont surtout consisté en expériences de travail. Pardonnez-moi d'être très franc. Mais je vous dirai une chose. Les gens de votre monde ne pourront jamais comprendre ce qui m'anime : c'est le travail.

– Les paysans travaillent beaucoup plus encore, il me semble.

– Ils triment, ce n'est pas pareil. Ils sont stupides, ignares et inconscients de leur intérêt, de même que les gens de la noblesse qui eux ne produisent rien. Ces derniers sont des êtres inutiles, sauf dans la conduite des guerres destructrices. Votre père, lui, commence à faire quelque chose, mais, excusez-moi, mademoiselle, il ne comprendra jamais le travail !

– Vous pensez qu'il ne réussira pas ? s'effara soudain la jeune fille. Je croyais pourtant que son affaire marchait, et la preuve en était que vous vous y intéressiez.

– La preuve serait surtout que nous sortions plusieurs milliers de mulets par an, et la deuxième et plus importante preuve serait que cela rapporte un revenu considérable et croissant : voilà le signe véritable d'une affaire qui marche.

– Eh bien, n'est-ce pas ce à quoi nous parviendrons un jour ?

– Non, car un élevage, même important et ayant des réserves d'argent derrière lui pour les moments difficiles, maladies ou guerres, reste un élevage quand même. C'est, comme la culture de la terre, une chose très longue et de très petit rapport.

D'ailleurs, jamais les terres, ni les bêtes, n'ont enrichi véritablement les hommes : rappelez-vous l'exemple des immenses troupeaux des pasteurs de la Bible, dont la vie était cependant si frugale.

– Si telle est votre conviction, je ne vous comprends pas, monsieur Molines, de vous être lancé, vous si prudent, dans une telle affaire, longue et de très petit rapport.

– Mais c'est là, mademoiselle, que M. votre père et moi allons avoir besoin de vous.

– Je ne peux pourtant pas vous aider à faire mettre bas vos ânesses deux fois plus rapidement.

– Vous pouvez nous aider à en doubler le rapport.

– Je ne vois absolument pas de quelle façon.

– Vous allez saisir mon idée facilement. Ce qui compte dans une affaire rentable, c'est d'aller vite, mais, comme nous ne pouvons changer les lois de Dieu, force nous est d'exploiter la faiblesse de l'esprit des hommes. Ainsi donc les mulets représentent la façade de l'affaire. Ils couvrent les frais courants, nous mettent au mieux avec l'Intendance militaire, à laquelle nous vendons du cuir et des bêtes. Ils permettent surtout de circuler librement, avec des exemptions de douane et de péages, et de pouvoir mettre sur les routes des caravanes lourdement chargées. Ainsi nous expédions, avec un contingent de mulets, du plomb et de l'argent à destination de l'Angleterre. Au retour les bêtes rapportent des sacs de scories noires que nous baptisons « fondant », produits nécessaires aux travaux de la mine, et qui sont en réalité de l' or et de l'argent, venus de l'Espagne en guerre en passant par Londres.

– Je ne vous suis plus, Molines. Pourquoi envoyez-vous de l'argent à Londres pour en ramener ensuite ?

– J'en ramène double ou triple quantité. Quant à l'or, le comte Joffrey de Peyrac possède en Languedoc un gisement aurifère. Lorsqu'il aura la mine d'Argentières, les opérations de change que je ferai pour lui sur ces deux métaux précieux ne pourront plus paraître en rien suspects, or et argent venant officiellement de ces deux mines lui appartenant. C'est en cela que réside notre véritable affaire. Car, comprenez-moi, l'or et l'argent que l'on peut exploiter en France représentent, une fois encore, peu de chose ; en revanche, sans dérouter le fisc, ni l'octroi ni la douane, nous pouvons faire entrer une grande quantité d'or et d'argent espagnols. Les lingots que je présente aux changeurs ne parlent pas. Ils ne peuvent confesser qu'au lieu de provenir d'Argentières ou du Languedoc, ils arrivent d'Espagne par l'intermédiaire de Londres. Ainsi, tout en donnant un bénéfice légal au Trésor royal, nous pouvons passer, sous couvert de travaux miniers, une quantité importante de métaux précieux, sans payer de main-d'œuvre, de droits de douane, et sans nous voir ruinés par de trop importantes installations, car personne ne peut se douter combien nous produisons ici, et l'on doit se fier aux chiffres que nous déclarons.

– Mais si ce trafic est découvert, ne risque-t-il pas de vous conduire aux galères ?

– Nous ne fabriquons aucune fausse monnaie. Nous n'avons d'ailleurs pas l'intention d'en fabriquer jamais. Au contraire, c'est nous qui alimentons régulièrement le Trésor royal en bon et franc or, et en argent en lingots qu'il vérifie et estampille et dont il frappera monnaie. Seulement, à l'abri de ces minimes extractions nationales, nous pourrons, lorsque la mine d'Argentières et celle du Languedoc seront réunies sous un même nom, connaître un rapide bénéfice des métaux précieux d'Espagne. Ce dernier pays regorge d'or et d'argent venus des Amériques ; il en a perdu le goût de tout travail et ne vit plus que par le troc de ses matières premières avec d'autres nations. Les banques de Londres lui servent d'intermédiaires. L'Espagne est à la rois le plus riche et le plus misérable pays du monde. Quant à la France, ces rapports commerciaux, qu'une mauvaise gestion économique l'empêche d'accomplir au grand jour, l'enrichiront presque malgré elle. Et nous-mêmes auparavant, car les sommes investies seront rendues plus vite et de façon plus importante, qu'avec le marché d'une ânesse qui porte dix mois et ne peut rapporter au plus que 10 % du capital investi.

Angélique ne pouvait s'empêcher d'être très intéressée par ces combinaisons ingénieuses.

– Et le plomb, que comptez-vous en faire ? Sert-il seulement de déguisement ou peut-il être utilisé commercialement ?

– Le plomb est d'un très bon rapport. Il en faut pour la guerre et la chasse. Il a pris encore de la valeur ces dernières années, depuis que la reine mère a fait venir des ingénieurs florentins qui complètent des installations de salles d'eau dans toutes ses demeures, ainsi que l'avait déjà fait sa belle-mère, Catherine de Médicis. Vous avez dû voir le modèle d'une de ces salles au château du Plessis, avec sa baignoire romaine et tous ses tuyaux de plomb.

– Et le marquis votre maître est-il au courant de tant de projets ?

– Non, fit Molines avec un sourire indulgent. Il n'y comprendrait rien et le moins qu'il puisse faire serait de me retirer ma charge d'intendant de ses domaines, que je remplis cependant à sa satisfaction.

– Et mon père, que sait-il de vos trafics d'or et d'argent ?

– J'ai pensé que le seul fait de savoir que des métaux espagnols passeraient sur ses terres lui serait désagréable. N'est-il pas préférable de lui laisser croire que les petits rapports qui lui permettent de vivre sont le fruit d'un labeur honnête et traditionnel ?

Angélique fut froissée par l'ironie un peu dédaigneuse de la voix du régisseur. Elle dit sèchement :

– Et pourquoi ai-je droit, moi, à ce que vous me dévoiliez vos combinaisons, qui sentent la galère à dix lieues ?

– Il n'est pas question de galères, et, y aurait-il des difficultés avec des commis administratifs, que quelques écus arrangeraient les choses : voyez si Mazarin et Fouquet ne sont pas des personnages qui ont plus de crédit que les princes du sang et que le roi même. C'est parce qu'ils sont possesseurs d'une immense fortune. Quant à vous, je sais que vous vous débattrez dans les brancards tant que vous n'aurez pas compris pourquoi on vous y engage. Le problème, au fond, est simple. Le comte de Peyrac a besoin d'Argentières. Et votre père ne lui cédera sa terre qu'en établissant une de ses filles. Vous savez combien il est têtu. Il ne vendra jamais une parcelle de son patrimoine. D'autre part le comte de Peyrac, désirant se marier dans une famille de bonne noblesse, a trouvé la combinaison avantageuse.

– Et si, moi, je refusais de partager cet avis ?

– Vous ne souhaitez pas que votre père connaisse la prison pour dettes, fit lentement le régisseur. Il suffit de peu de chose pour que vous retombiez tous dans une misère plus grande que celle que vous avez connue jadis. Et, pour vous-même, quel serait l'avenir ? Vous vieilliriez comme vos tantes dans la pauvreté... Pour vos frères et vos jeunes sœurs ce serait le manque d'éducation, le départ à l'étranger plus tard...

Voyant que les yeux de la jeune fille étincelaient de colère, il ajouta d'un ton patelin :

– Mais pourquoi me contraindre à brosser ce noir tableau ? Je me suis figuré que vous étiez d'une autre trempe que ces nobles qui se contentent de leur blason pour tout potage, et qui vivent des aumônes du roi... On né sort pas des difficultés sans les saisir à pleines mains et sans payer un peu de sa personne. C'est-à-dire qu'il faut agir. Voilà pourquoi je ne vous ai rien caché, afin que vous sachiez dans quel sens porter votre effort.

Aucune parole ne pouvait atteindre plus directement Angélique. Jamais personne ne lui avait adressé un langage aussi proche de son caractère. Elle se redressa comme sous un coup de fouet. Elle revoyait Monteloup en ruine, ses jeunes frères et sœurs vautrés dans le fumier, sa mère aux doigts rouges de froid, et son père assis à son petit bureau, écrivant avec application une supplique au roi qui n'avait jamais répondu...

Le régisseur les avait tirés de la misère. Maintenant il fallait payer.

– C'est entendu, monsieur Molines, dit-elle d'une voix blanche, j'épouserai le comte de Peyrac.

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