Chapitre 15

« Il faut absolument que je me rappelle cette chose, se dit Angélique. Elle est dans ma tête, tout à fait enfouie au fond de mes souvenirs. Mais je sais qu'elle est très importante. Il faut que je m'en souvienne ! »

Elle prenait ses joues à deux mains, fermait les yeux, concentrait sa pensée. La chose était lointaine. Elle avait eu lieu au château du Plessis. Cela, elle en était sûre, mais ensuite tout se brouillait.

La flamme de l'âtre lui chauffait le front. Elle prit un écran à feu de soie peinte et se protégea en s'éventant machinalement. Dehors, dans la nuit, la tempête faisait rage. Tempête de printemps et de montagne, sans éclairs, mais tordant des paquets de grêlons qui, par instants, criblaient les vitres. Incapable de dormir, Angélique était venue s'asseoir devant la cheminée. Elle souffrait un peu dans le dos et s'en voulait de ne pas reprendre plus vite ses forces. La sage-femme ne manquait pas de dire que cette faiblesse venait de son entêtement à nourrir, mais Angélique faisait la sourde oreille ; lorsqu'elle prenait son bébé contre elle et qu'elle le regardait téter, sa joie chaque fois était plus grande. Elle s'épanouissait. Elle se sentait devenir grave, attendrie. Elle se voyait déjà en matrone solennelle et indulgente, entourée de marmots trébuchants. Pourquoi pensait-elle si fréquemment à son enfance alors qu'en elle-même la petite Angélique était en train de disparaître ?... Et ce n'était pas un malaise sourd, inexplicable. Peu à peu la question se précisait : « Il y a quelque chose dont il faut absolument que je me souvienne ! »

Ce soir, elle attendait le retour de son mari : il avait envoyé un courrier pour s'annoncer, mais sans doute, la tempête l'ayant retardé, il n'arriverait que demain. Elle en était déçue jusqu'aux larmes. Elle attendait avec tant d'impatience le récit de la réception du roi ! Cela l'aurait distraite. On disait que le repas et la fête avaient été splendides. Quel dommage de n'avoir pu y assister, au lieu de rester là à se creuser la tête pour ramener en surface un lambeau de souvenir, un détail qui sans doute n'avait aucune importance.

« C'était au Plessis. Dans la chambre du prince de Condé... Tandis que je regardais par la fenêtre. Il faut que je revoie chaque chose à partir de ce moment-là, point à point... »

Une porte claqua, et il y eut un bruit de voix dans le hall du petit château. Angélique bondit sur ses pieds et se précipita hors de sa chambre. Elle reconnut la voix de Joffrey.

– Oh ! mon chéri, c'est vous enfin ! Que je suis heureuse.

Elle descendit en courant l'escalier, et il la reçut dans ses bras.

*****

Assise à ses pieds sur un coussin, elle se blottissait contre lui. Lorsque les domestiques furent sortis, elle réclama, impatiente :

– Racontez.

– Ma foi, ce fut très bien, dit Joffrey de Peyrac, en grappillant un peu de raisin. La ville a fait de belles choses. Mais sans me vanter, je crois que la réception du Gai Savoir a dépassé l'ensemblé. J'ai pu faire venir à temps de Lyon un maître en machinerie qui nous a organisé une très belle fête.

– Et le roi ? Le roi ?

– Le roi, ma foi, est un beau jeune homme qui semble goûter les honneurs qu'on lui rend. Il a des joues pleines, des yeux bruns caressants et beaucoup de majesté. Je lui crois le cœur dolent. La petite Mancini y a fait une blessure d'amour qui n'est pas près de se refermer, mais comme il a une haute idée de son métier de roi, il s'incline devant la raison d'État. J'ai vu la reine mère, belle, triste et un peu sur son quant-à-soi. J'ai vu la Grande Mademoiselle et le petit Monsieur se quereller pour des questions d'étiquette. Que vous dire encore ? J'ai vu trop de beaux noms et de laides figures !... En fait, rien n'a valu pour moi le plaisir de retrouver le petit Péguilin, vous savez le chevalier de Lauzun, ce neveu du duc de Gramont, gouverneur du Béarn ? Je l'ai eu petit page à Toulouse avant qu'il ne monte à Paris. Je le revois encore avec sa figure de chat, au temps où je chargeais Mme de Vérant de le déniaiser.

– Joffrey !

– Mais il a tenu ses promesses et mis en pratique les enseignements de nos cours d'amour. Car j'ai pu constater qu'il était la coqueluche de toutes ces dames. Et son esprit lui vaut l'amitié du roi, qui ne peut se passer de ses bouffonneries.

– Et le roi ? Parlez-moi du roi ? Vous a-t-il exprimé sa satisfaction de la réception que vous lui avez faite ?

– Avec beaucoup de grâce. Et, à plusieurs reprises, il a regretté votre absence. Oui, le roi a été satisfait... trop satisfait.

– Comment « trop » satisfait ? Pourquoi dites-vous cela avec votre petit sourire mordant ?

– Parce qu'on m'a rapporté la réflexion suivante : alors que le roi remontait en carrosse, un courtisan lui a fait remarquer que notre fête pouvait égaler les splendeurs de celles de Fouquet. Alors Sa Majesté a répondu : « Oui, en effet, et je me demande s'il ne sera pas bientôt temps de faire rendre gorge à ces gens-là ! » La bonne reine a poussé une exclamation : « Quelle réflexion, mon fils, au milieu d'une réjouissance donnée pour vous plaire !

– Je suis las, a répondu le roi, de voir mes propres sujets m'écraser de leur faste.

– Ça alors ! Quel garçon jaloux ! s'exclama Angélique outrée. Je ne peux y croire. Êtes-vous bien sûr de telles paroles ?

– C'est mon fidèle Alfonso lui-même qui tenait la portière et qui me les a rapportées.

– Le roi ne peut avoir de lui-même des sentiments aussi mesquins. Ce sont ses courtisans qui ont aigri son humeur et qui l'ont monté contre nous. Êtes-vous bien certain de n'avoir pas montré trop d'insolence envers l'un d'eux ?

– J'ai été tout sucre et miel, je vous l'assure. Je les ai ménagés autant que faire se peut. Jusqu'à déposer dans la chambre de chacun des seigneurs qui logeaient au château une bourse remplie d'or. Et je vous jure qu'aucun de ces messieurs n'a oublié de l'emporter.

– Vous les flattez, mais vous les méprisez et ils le sentent, dit Angélique en secouant la tête songeusement.

Elle se redressa et, s'asseyant sur les genoux de son mari, elle se blottit contre lui. Dehors la tempête continuait de faire rage.

– Chaque fois que l'on prononce le nom de ce Fouquet, je frissonne, murmura Angélique. Je revois ce coffret de poison qui m'était sorti de la tête pendant si longtemps, et cela devient pour moi une hantise.

– Vous êtes bien nerveuse, ma mie ! Vais-je avoir désormais une épouse tremblant au moindre souffle ?

– Il faut que je me rappelle quelque chose, gémit la jeune femme en fermant les yeux.

Elle frotta sa joue contre la tiède chevelure au parfum de violette dont les boucles humides frisaient.

– Si vous pouviez m'aider à me rappeler... Mais c'est impossible. Si je pouvais seulement me souvenir, il semble que je verrais d'où vient le danger.

– Il n'y a pas de danger, ma jolie. La naissance de Florimond vous a ébranlée.

– Je vois la chambre..., continua Angélique les yeux clos. Le prince de Condé a sauté du lit parce qu'on avait frappé à la porte... Mais je n'avais pas entendu le coup. Le prince s'est enveloppé dans sa robe de chambre et il a crié : « Je suis avec la duchesse de Beaufort... » Mais, au fond de la pièce, le valet a ouvert et a introduit le moine en capuchon... Ce moine s'appelait Exili...

Elle s'interrompit et regarda soudain devant elle avec une fixité qui effraya le comte.

– Angélique ! s'écria-t-il.

– Maintenant je me souviens, fit-elle d'une voix sourde. Joffrey je me souviens... Le valet du prince de Condé c'était... Clément Tonnel.

– Vous êtes folle, chérie, dit-il en riant. Pendant plusieurs années cet homme est resté à notre service, et vous vous apercevriez seulement maintenant de cette ressemblance ?

– Je n'avais fait que l'entrevoir rapidement dans la pénombre. Mais ce visage grêlé, ces façons cauteleuses... Si, Joffrey, maintenant je suis sûre, c'était lui. Je m'explique pourquoi, pendant le temps qu'il a été à Toulouse, je n'ai jamais pu le regarder sans désagrément. Vous vous souvenez de ce que vous disiez un jour : « L'espion le plus dangereux c'est celui qu'on ne soupçonne pas » ; et vous aviez commencé à le sentir rôder autour de la maison. L'espion inconnu, c'était lui.

– Vous voici bien romanesque pour une femme qui s'intéresse aux sciences.

Il lui caressa le front.

– N'avez-vous pas un peu de fièvre ?

Elle secoua la tête.

– Ne vous moquez pas. Je suis tourmentée à l'idée que cet homme me guette depuis des années. Pour le compte de qui a-t-il agi ? M. de Condé ? Fouquet ?

– Vous n'avez jamais parlé à personne de cette affaire ?

– À vous... une fois, et il nous a entendus.

– Tout cela est si vieux. Rassurez-vous, mon trésor, je crois que vous vous forgez des idées.

*****

Cependant, quelques mois plus tard, alors qu'elle venait de sevrer Florimond, son mari lui dit négligemment un matin :

– Je ne voudrais pas vous contraindre, mais il me serait agréable de savoir que chaque matin vous prenez ceci à votre repas.

Il ouvrit la main, et elle y vit briller une petite pastille blanche.

– Qu'est-ce donc ?

– Du poison... À dose infime. Angélique le regarda.

– Que craignez-vous, Joffrey ?

– Rien. Mais c'est une pratique dont je me suis toujours trouvé fort bien. Le corps s'habitue peu à peu au poison.

– Vous pensez que quelqu'un peut chercher à m'empoisonner ?

– Je ne pense rien, ma chère... Simplement, je ne crois pas au pouvoir de la corne de licorne.

*****

Au mois de mai suivant, le comte de Peyrac et sa femme furent conviés au mariage royal. Celui-ci devait avoir lieu à Saint-Jean-de-Luz, sur les bords de la Bidassoa. Le roi Philippe IV d'Espagne amenait lui-même sa fille, l'infante Marie-Thérèse, au jeune roi Louis XIV. La paix était signée... ou presque. La noblesse française, encombrant les routes, se dirigeait vers la petite ville basque. Joffrey et Angélique quittèrent Toulouse de grand matin, avant les heures chaudes. Naturellement, Florimond était du voyage avec sa nourrice, sa berceuse et le négrillon qui était chargé de le faire rire. C'était maintenant un bébé en belle santé, bien que peu en chair, avec une ravissante figure de petit Jésus espagnol : prunelles et boucles noires.

La servante Marguerite, indispensable, surveillait dans l'un des chariots la garde-robe de sa maîtresse. Kouassi-Ba, auquel on avait fait faire trois livrées plus éblouissantes les unes que les autres, prenait des airs de grand vizir sur un cheval aussi noir que sa peau. Il y avait encore Alphonso, l'espion de l'archevêque, toujours fidèle, quatre musiciens dont un petit violoniste, Giovani, qu'Angélique affectionnait, et un nommé François Binet, barbier-perruquier, sans lequel Joffrey de Peyrac ne se déplaçait pas. Valets, servantes et laquais complétaient l'équipage, que les trains de Bernard d'Andijos et de Cerbalaud précédaient. Tout à l'excitation et à la préoccupation du départ, Angélique s'aperçut à peine qu'on dépassait la banlieue de Toulouse.

Comme le carrosse franchissait un pont sur la Garonne, elle poussa un petit cri et mit le nez à la vitre.

– Que vous arrive-t-il, ma chère ? demanda Joffrey de Peyrac.

– Je veux voir encore une fois Toulouse, répondit Angélique. Elle contemplait la ville rosé étendue sur les bords du fleuve, avec les flèches dressées de ses églises et la raideur de ses tours.

Une angoisse rapide lui serra le cœur.

– Oh ! Toulouse ! murmura-t-elle. Oh ! Le palais du Gai Savoir !

Elle avait le pressentiment qu'elle ne les reverrait jamais.

À suivre

1 Canada.

2 Avant la création des Invalides par Louis XIV, les vieux soldats n'avaient d'autres refuges que les couvents où ils s'installaient un peu comme à l'hospice, d'où le relâchement des mœurs.

3 Paroles historiques de saint Vincent de Paul.

4 Paroles historiques de saint Vincent de Paul.

5 Terme paysan désignant : âne, mulet.

6 Langage des « précieuses » du XVIIe siècle.

7 Poison, noble dame.

8 Dois-je faire la coupellation devant tout le monde ?

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