Chapitre 7

Puis il y eut l'incident du « visiteur noir ».

De celui-ci, Angélique se rappela plus profondément et plus longuement. Loin de détruire et de meurtrir comme l'avaient fait les hôtes précédents, il apporta avec ses paroles étranges une espérance qui devait suivre la jeune fille au cours de sa vie, une espérance si profondément ancrée que, dans les moments de détresse qu'elle traversa plus tard, il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir cette soirée de printemps, toute murmurante de pluie, par laquelle il était apparu. Angélique se trouvait à la cuisine comme d'habitude. Autour d'elle jouaient Denis, Marie-Agnès et le petit Albert. Le dernier-né était dans son berceau près de l'âtre. De l'avis des enfants, la cuisine était la plus belle pièce de la maison. Le feu y brûlait en permanence et presque sans fumée, car la hotte de l'immense cheminée était très haute. La lueur de ce feu éternel dansait et se mirait dans les fonds rouges de casseroles et de bassines de cuivre lourd qui garnissaient les murs. Le sauvage et rêveur Gontran restait souvent des heures à observer le scintillement de ces reflets où il voyait des visions étranges, et Angélique y reconnaissait les génies tutélaires de Monteloup.

Ce soir-là, Angélique préparait un pâté de lièvre. Elle avait déjà façonné la pâte en forme de tourte et coupait le hachis de viande. Au-dehors, on entendit le galop d'un cheval.

– Voici votre père qui rentre, dit tante Pulchérie. Angélique, je crois qu'il serait décent que nous paraissions au salon.

Mais, après un court silence pendant lequel le cavalier dut sauter à terre, la cloche de la porte d'entrée sonna.

– J'y vais, s'écria Angélique.

Elle se précipita, sans souci de ses manches relevées sur ses bras blanchis de farine. Elle distingua à travers la pluie et la brume du soir un homme grand et sec, dont la cape ruisselait d'eau.

– Avez-vous mis votre cheval à l'abri ? s'écria-t-elle. Ici les bêtes prennent froid facilement. Il y a trop de brouillard à cause des marais.

– Je vous remercie, demoiselle, répondit l'étranger en retirant son large feutre et en s'inclinant. Je me suis autorisé, selon l'usage des voyageurs, à rentrer aussitôt mon cheval et mon bagage dans votre écurie. Me voyant trop loin de mon but ce soir et passant près du château de Monteloup, j'ai pensé solliciter de M. le baron l'hospitalité d'une nuit.

À son costume de grosse étoffe noire à peine garni d'un col blanc, Angélique pensa qu'il s'agissait d'un petit marchand ou d'un paysan endimanché. Cependant son accent, qui n'était pas celui du terroir et semblait un peu étranger, la déconcertait, et aussi la recherche de son langage.

– Mon père n'est pas rentré, mais venez vous mettre au chaud dans la cuisine. On va envoyer un valet bouchonner votre bête.

Lorsqu'elle regagna la cuisine, précédant le visiteur, son frère Josselin venait de pénétrer par la porte des communs. Couvert de boue, le visage rouge et sale, il avait fait traîner sur le dallage un sanglier, tué par lui d'un coup d'épieu.

– Bonne chasse, monsieur ? demanda l'étranger avec beaucoup de politesse.

Josselin lui jeta un coup d'œil sans aménité et répondit d'un grognement. Puis il s'assit sur un tabouret, et tendit ses pieds à la flamme. Plus modestement, le visiteur s'installait aussi au coin de l'âtre, acceptait une assiette de potage de la main de Fantine.

Il expliqua qu'il était originaire du pays, étant né du côté de Secondigny, mais qu'ayant passé de longues années à voyager il avait fini par ne plus parler sa propre langue qu'avec un fort accent.

Cela reviendrait vite, affirma-t-il. Il n'y avait qu'une semaine qu'il avait débarqué à La Rochelle.

À ces derniers mots, Josselin redressa la tête et le regarda d'un œil brillant. Les enfants l'entourèrent et se mirent à le cribler de questions.

– Dans quel pays êtes-vous allé ?

– Est-ce loin ?

– Quel métier faites-vous ?

– Je n'ai pas de métier, répondit l'inconnu. Pour l'instant, je crois qu'il me plairait assez de parcourir la France et de raconter à qui veut les entendre mes aventures et mes voyages.

– Comme les poètes, les troubadours du Moyen Age ? interrogea Angélique, qui avait tout de même retenu quelques-uns des enseignements de tante Pulchérie.

– C'est un peu cela, bien que je ne sache ni chanter ni faire des vers. Mais je pourrais dire des choses très belles sur les pays où la vigne n'a pas besoin d'être plantée. Les grappes pendent aux arbres des forêts, mais les habitants ne savent pas faire le vin. C'est mieux ainsi, car Noé s'enivra, et le Seigneur n'a pas voulu que tous les hommes se transforment en pourceaux. Il y a encore des peuplades innocentes sur terre. Je pourrais aussi vous parler de ces grandes plaines où, pour avoir un cheval, il n'y a qu'à guetter derrière un rocher le passage des troupeaux sauvages qui galopent crinières au vent. On lance une longue corde munie d'un nœud coulant et l'on ramène sa bête.

– Est-ce qu'elle s'apprivoise facilement ?

– Pas toujours, dit en souriant le visiteur.

Et Angélique comprit soudain que cet homme devait rarement sourire. Il semblait avoir une quarantaine d'années, mais il y avait quelque chose de raide et de passionné dans son regard.

– Est-ce que, pour aller dans ces pays, on arrive au moins par la mer ? interrogea avec méfiance le taciturne Josselin.

– On traverse tout l'océan. Là-bas, à l'intérieur des terres, se trouvent des fleuves et des lacs. Les habitants sont d'un rouge de cuivre. Ils se garnissent la tête de plumes d'oiseaux et circulent en canots cousus de peaux de bêtes. J'ai été aussi dans des îles où les hommes sont tout noirs. Ils se nourrissent de roseaux épais comme le bras qu'on nomme canne à sucre, et c'est en effet de là que vient le sucre. On fait aussi de ce sirop une boisson plus forte que l'eau-de-vie de grain, mais qui grise moins et donne de la gaieté et de la force : le rhum.

– Avez-vous rapporté de cette boisson merveilleuse ? demanda Josselin.

– J'en ai un flacon dans les fontes de ma selle. Mais j'en ai laissé aussi plusieurs fûts chez mon cousin, qui habite La Rochelle et se promet d'en tirer de bons bénéfices. C'est son affaire. Moi, je ne suis pas commerçant. Je ne suis qu'un voyageur curieux de terres nouvelles, avide de connaître ces lieux où personne n'a ni faim ni soif, et où l'homme se sent libre. C'est là que j'ai compris que tout le mal venait de l'homme de race blanche, parce qu'il n'a pas écouté la parole du Seigneur, mais l'a travestie. Car le Seigneur n'a pas ordonné de tuer, ni de détruire, mais de s'aimer. Il y eut un silence. Les enfants n'étaient pas accoutumés à un langage aussi insolite.

– La vie aux Amériques est donc plus parfaite qu'en nos pays où Dieu règne depuis si longtemps ? demanda soudain la voix calme de Raymond.

Il s'était rapproché lui aussi, et Angélique trouva dans son regard une expression analogue à celle de l'étranger. Celui-ci le dévisagea avec attention.

– Il est difficile de peser dans une balance les perfections diverses d'un monde ancien et d'un monde nouveau, mon fils. Que vous dire ? Aux Amériques, on vit d'une façon très différente. L'hospitalité entre hommes blancs est large. Il n'est jamais question de payer et, d'ailleurs, en certains endroits la monnaie n'existe pas et l'on vit uniquement de chasse, de pêche et d'échanges de peaux et de verroterie.

– Et la culture ?

Cette fois, c'était Fantine Lozier qui interrogeait, ce qu'elle n'eût jamais fait en présence dé ses maîtres adultes. Mais sa curiosité était aussi dévorante que celle des enfants.

– La culture ? Aux îles des Antilles, les Noirs en font un peu. En Amérique, les Rouges ne la pratiquent guère, mais ils vivent de cueillette de fruits et de pousses. Il y a d'autres coins, où l'on cultive la pomme de terre qu'on appelle truffe en Europe, mais qu'on ne sait pas encore travailler ici.

« Il y a des fruits surtout : des sortes de poires et qui sont en réalité pleines de beurre, et des arbres à pain.

– Des arbres à pain ? Alors il n'y a pas besoin de meunier ! s'exclama Fantine.

– Sûrement non. D'autant plus qu'il y a beaucoup de maïs. Dans d'autres régions les gens mâchonnent quelques écorces ou des noix de cola. Avec cela, on n'a faim ni soif de toute la journée. On peut aussi se nourrir avec une sorte de pâte d'amande, le cacao, qu'on mélange avec la cassonade. Et l'on boit un extrait de fèves appelé café. Dans les pays plus désertiques se trouve du suc de palme ou d'agave. Il y a des animaux...

– Est-ce qu'on peut faire du cabotage marchand dans ces pays ? interrompit Josselin.

– Déjà quelques Dieppois en font, puis quelques gens de par ici. Mon cousin lui-même travaille pour un armateur qui arme parfois pour la Côte Franciscaine, comme on disait au temps de François Ier.

– Je sais, je sais, interrompit de nouveau Josselin, impatient. Je sais aussi que des Olonais vont parfois en Terre-Neuve et des gens du Nord en Nouvelle France1, mais il paraît que ce sont des pays froids, et ça ne me dirait rien.

– En effet, Champlain a été envoyé en Nouvelle France en 1608 déjà, et il y a beaucoup de colons français là-bas. Mais c'est réellement un pays froid et trop dur à vivre.

– Et pourquoi donc ?

– C'est assez difficile à vous expliquer. Peut-être parce qu'il s'y trouve déjà des jésuites français.

– Vous êtes protestant, n'est-ce pas ? hasarda vivement Raymond.

– En effet. Je suis même pasteur, quoique sans paroisse, et surtout voyageur.

– Vous tombez mal, monsieur, ricana Josselin. Je soupçonne mon frère d'être fortement attiré par la discipline et les exercices spirituels de la Compagnie de Jésus, que vous incriminez.

– Loin de moi la pensée de l'en blâmer, fit le huguenot avec un geste de protestation. J'ai rencontré maintes fois là-bas les pères jésuites, qui ont pénétré à l'intérieur des terres avec un courage et une abnégation évangéliques. Pour certaines tribus de la Nouvelle France, il n'y a pas de plus grand héros que le célèbre père Jogues, martyr des Iroquois. Mais chacun est libre de sa conscience et de ses convictions.

– Ma foi, dit Josselin, je ne peux guère discourir avec vous sur ces sujets, car je commence à oublier quelque peu mon latin. Mais mon frère le parle plus élégamment que le français et...

– Voici justement l'un des plus grands malheurs qui frappent notre France, s'écria le pasteur. Qu'on ne puisse plus prier son Dieu, que dis-je le Dieu des Mondes, en sa langue maternelle et avec son cœur, mais qu'il soit indispensable de se servir de ces incantations magiques en latin...

Angélique regrettait qu'il ne fût plus question de raz de marée et de navires négriers, d'animaux extraordinaires comme les serpents ou ces lézards géants à dents de brochet, capables de tuer un bœuf, ou encore de ces baleines grandes comme des bateaux.

Elle ne s'était pas aperçue que la nourrice venait de quitter la pièce. Elle avait laissé la porte entrouverte. Aussi surprit-on des chuchotements et la voix de Mme de Sancé, qui ne pensait pas être entendue.

– Protestant ou non, ma fille, cet homme est notre hôte et il restera ici tant qu'il en aura le désir.

Peu après, la baronne, suivie d'Hortense, pénétra dans la cuisine. Le visiteur s'inclina fort civilement, sans baisemain ni révérence de cour. Angélique se dit que c'était certainement un roturier, mais sympathique quand même, encore que hugnenot, et tant soit peu exalté.

– Pasteur Rochefort, se présenta-t-il. Je dois me rendre à Secondigny où je suis né, mais, la route étant longue, j'ai songé à me reposer sous votre toit hospitalier, madame.

La maîtresse de maison l'assura qu'il serait le bienvenu, qu'ils étaient tous des catholiques pratiquants, mais que ceci n'empêchait pas d'être tolérants, comme l'avait recommandé le bon roi Henri IV.

– C'est ce que j'ai osé espérer en entrant ici, madame, reprit le pasteur en s'inclinant plus profondément, car je dois vous avouer que des miens amis m'ont confié que vous aviez depuis de longues années un vieux serviteur huguenot. Aussi l'ai-je été voir d'abord et c'est ce Guillaume Lützen qui m'a laissé espérer que je pourrais être accueilli par vous cette nuit.

– Vous pouvez en être assuré en effet, monsieur, et même les jours suivants si tel est votre bon plaisir.

– Mon seul plaisir est d'être aux ordres du Seigneur, en la manière dont je puis le servir. Et c'est lui qui m'a bien inspiré, encore, j'avoue, que c'est surtout votre mari que j'aurais désiré voir...

– Vous avez une commission pour mon mari ? s'étonna Mme de Sancé.

– Pas une commission, mais peut-être une mission. Souffrez que je n'en fasse communication qu'à lui.

– Très certainement, monsieur. D'ailleurs j'entends les pas de son cheval.

*****

Le baron Armand entra bientôt à son tour. On avait dû l'avertir de la visite inattendue. Il ne témoigna pas à son hôte sa cordialité habituelle. Il paraissait contraint et comme anxieux.

– Est-il vrai, monsieur le pasteur, que vous venez des Amériques ? s'informa-t-il après les salutations d'usage.

– Oui, monsieur le baron. Et je serais heureux d'avoir quelques instants de tête-à-tête avec vous afin de vous entretenir de qui vous savez.

– Chut ! fît impérativement Armand de Sancé en jetant un coup d'œil inquiet vers la porte.

Il ajouta un peu précipitamment que leur maison était à la disposition de M. Rochefort, et que celui-ci n'avait qu'à commander aux chambrillons tout ce qui lui serait nécessaire pour son confort. On dînerait dans une heure. Le pasteur remercia et demanda l'autorisation de se retirer afin de « se laver un peu ».

« L'averse ne lui suffit donc pas ? songea Angélique. Drôles de gens que ces huguenots ! On a raison de dire qu'ils ne sont pas comme tout le monde. Je demanderai à Guillaume si lui aussi se lave à tout propos.

« Ça doit être dans leurs rites. C'est pour cela qu'ils ont souvent cet air penaud ou encore si susceptible, comme Lützen. Ils ont la peau trop raclée et à vif, et cela doit leur faire mal... C'est comme ce jeune Philippe qui éprouve le besoin de se laver tout le temps. Sans doute cette préoccupation de soi-même le conduira-t-il aussi à l'hérésie. On le brûlera peut-être et ce sera bien fait pour lui ! »

Cependant comme le visiteur se dirigeait vers la porte pour se rendre à la chambre où Mme de Sancé était sur le point de le guider, Josselin le retint par le bras avec sa brusquerie habituelle.

– Un mot encore, pasteur. Pour pouvoir travailler dans ces pays d'Amérique, il faut sans doute être bien riche, ou encore acheter une commission d'enseigne de navigation, ou tout au moins d'artisan en quelque métier ?

– Mon fils, les Amériques sont des terres libres. On n'y demande rien, bien qu'il soit nécessaire d'y travailler fort et dur, et de se défendre aussi.

– Qui êtes-vous, étranger, pour vous permettre d'appeler ce jeune homme votre fils, et ceci en présence de son propre père et de moi, son aïeul ?

La voix ricanante du vieux baron venait de s'élever.

– Je suis le pasteur Rochefort, monsieur le baron, pour vous servir, mais sans désignation de diocèse, et de passage seulement.

– Un huguenot ! gronda le vieillard. Et qui, au surplus, vient de ces pays maudits... Il se tenait sur le seuil, appuyé sur sa canne, mais se redressant de toute sa hauteur. Il avait pris soin doter la vaste houppelande noire dont il se vêtait l'hiver. Son visage parut à Angélique aussi blanc que sa barbe. Sans savoir pourquoi, elle eut peur et se hâta d'intervenir.

– Grand-père, ce monsieur était tout trempé et nous l'avons invité à se sécher. Il nous a raconté des histoires passionnantes...

– Soit. Je ne cache pas que j'aime le courage et, lorsque l'ennemi se présente la face découverte, je sais qu'il a droit à des égards.

– Monsieur, je ne viens pas en ennemi.

– Épargnez-nous vos prêches hérétiques. Je n'ai jamais pris part à des controverses qui ne sont pas de la compétence d'un vieux soldat. Mais je tiens à vous dire que, dans cette maison, vous ne trouverez pas d'âmes à convertir.

Le pasteur eut un soupir imperceptible.

– En vérité, je ne suis pas revenu d'Amérique comme prêcheur cherchant de nouvelles conversions. Dans notre Église, les fidèles et les curieux viennent à nous librement. Je sais fort bien que les gens de votre famille sont des catholiques fervents et qu'il y a grande difficulté à convertir des gens dont la religion est codifiée par les plus anciennes superstitions et qui se prétendent seuls infaillibles.

– Vous reconnaissez donc par là recruter vos adeptes non parmi les gens de bien, mais parmi les indécis, des ambitieux déçus, des moines défroqués heureux de voir sanctifiés leurs désordres ?

– Monsieur le baron, vous êtes trop prompt dans vos jugements, dit le pasteur dont la voix se durcissait. De hautes figures et des prélats du monde catholique se sont déjà convertis à nos doctrines.

– Vous ne me révélez rien que je ne sache déjà. L'orgueil peut faire défaillir les meilleurs. Mais notre avantage, à nous catholiques, c'est d'être appuyés sur les prières de toute l'Eglise, des saints et de nos morts, alors que vous, dans votre orgueil, vous niez cette intercession et prétendez traiter avec Dieu lui-même.

– Les papistes nous accusent d'orgueil, mais eux-mêmes se veulent infaillibles et s'arrogent le droit de violence. Quand je suis parti de France, continua le pasteur d'une voix sourde, c'était en 1629, je venais d'échapper tout jeune au siège atroce de La Rochelle par les hordes de M. de Richelieu. On signait la paix d'Alès, enlevant aux protestants le droit de posséder des places fortes.

– Il n'était que temps. Vous deveniez un État dans l'État. Avouez que votre but était bien d'arracher toutes les contrées ouest et centrales de la France à l'influence du roi.

– Je l'ignore. J'étais trop jeune encore pour embrasser d'aussi vastes desseins. J'ai seulement compris que ces nouvelles décisions étaient en désaccord avec l'édit de Nantes du roi Henri IV.

« À mon retour je m'aperçois avec amertume qu'on n'a cessé d'en contester et d'en dénaturer les points avec une rigueur qui n'a d'égale que la mauvaise foi des casuistes et des juges. On appelle cela l'« observance minima » de l'Édit. Ainsi je vois les protestants obligés d'enterrer leurs morts la nuit. Pourquoi ? Parce que l'Édit ne porte pas explicitement que l'enterrement d'un réformé puisse se faire le jour. Donc il doit se faire la nuit.

– Voici qui doit plaire à votre humilité, ricana le vieux hobereau.

– Quant à l'article 28 permettant aux protestants d'ouvrir des écoles dans tous les lieux où l'exercice du culte est autorisé, comment l'a-ton interprété ? L'Édit ne parlant ni des matières enseignées, ni du nombre des maîtres, ni de l'importance des classes par communauté, on a donc décidé qu'il n'y aurait qu'un maître protestant par école et par bourg. C'est ainsi qu'à Marennes j'ai vu six cents enfants protestants n'ayant droit qu'à un seul maître. Ah ! que voilà bien l'esprit sournois auquel a conduit la fausse dialectique de l'Église ancienne, s'écria le pasteur avec éclat. Il y eut un silence atterré, et Angélique s'aperçut que son grand-père, esprit droit et juste dans le fond, était légèrement désarçonné par l'exposé de ces faits qu'il n'ignorait pas.

Mais la voix calme de Raymond s'éleva soudain :

– Monsieur le pasteur, je ne suis pas de taille à apprécier la justice de l'enquête que vous avez pu mener en ce pays sur certains abus de zélateurs intransigeants. Je vous sais gré de n'avoir même pas cité les cas de conversions achetées d'adultes et d'enfants. Mais vous devez savoir que, si ces excès existent, S. S. le pape en personne est intervenue à de nombreuses reprises auprès du haut clergé de France et du roi. Des commissions officielles et secrètes sillonnent le pays pour redresser les torts certains qui ont pu être constatés. Je suis même persuadé que si vous-même poussiez jusqu'à Rome et remettiez un cahier d'enquêtes précises au souverain pontife, la plupart des fautes réelles observées seraient redressées...

– Jeune homme, ce n'est pas à moi de chercher à réformer votre Église, dit le pasteur d'un ton acide.

– Aussi bien, monsieur le pasteur, c'est nous-mêmes qui le ferons et, ne Vous en déplaise, s'écria l'adolescent avec un feu soudain, Dieu nous éclairera.

Angélique regarda son frère avec étonnement. Jamais elle ne se fût doutée que tant de passion couvait sous son apparence falote et quelque peu hypocrite. C'était au tour du pasteur d'être déconcerté. Pour essayer de dissiper la gêne, le baron Armand dit en riant sans malice :

– Vos discussions me font penser que, depuis quelque temps, j'ai regretté souvent de n'être pas huguenot. Car il paraît que l'on donne jusqu'à trois mille livres pour un noble se convertissant au catholicisme.

Le vieux baron bondit.

– Mon fils, épargnez-moi vos facéties pesantes. Elles sont malséantes devant un adversaire.

Le pasteur avait repris son manteau humide sur sa chaise.

– Je n'étais point venu en adversaire. J'avais une mission à remplir au château de Sancé. Un message des terres lointaines. J'aurais voulu en parler seul à seul avec le baron Armand, mais je vois que vous avez coutume de traiter vos affaires publiquement en famille. J'aime cette façon. C'était celle des patriarches et aussi des apôtres.

Angélique s'aperçut que son grand-père était devenu aussi blanc que la pomme d'ivoire de sa canne et qu'il s'appuyait au chambranle de la porte. Elle eut pitié. Elle aurait voulu arrêter les paroles qui allaient venir, mais déjà le pasteur continuait :

– M. Antoine de Ridoué de Sancé, votre fils, que j'ai eu le plaisir de rencontrer en Floride, m'a demandé de me rendre au château où il est né, de prendre des nouvelles de sa famille, afin que je puisse les lui transmettre à mon retour. Voilà ma tâche accomplie...

Le vieux gentilhomme s'était approché de lui à petits pas.

– Hors d'ici ! fit-il d'une voix sourde et haletante. Jamais, moi vivant, le nom de mon fils parjure à son Dieu, à son roi, à sa patrie, ne sera prononcé sous ce toit. Hors d'ici, vous dis-je. Pas de huguenot chez moi !

– Je m'en vais, dit le pasteur très calme.

– Non !

La voix de Raymond s'élevait de nouveau.

– Restez, monsieur le pasteur. Vous ne pouvez vous trouver dehors par cette nuit pluvieuse. Aucun habitant de Monteloup ne voudra vous donner asile et le premier village protestant est trop loin. Je vous demande d'accepter l'hospitalité de ma chambre.

– Restez, dit Josselin de sa voix rauque, il faut encore que vous me parliez des Amériques et de la mer.

La barbe du vieux baron tremblait.

– Armand, s'écria-t-il avec une sorte de détresse qui brisa le cœur d'Angélique, voici où s'est réfugié l'esprit de révolte de votre frère Antoine. En ces deux garçons que j'aimais. Dieu ne m'épargnera rien. En vérité, j'ai trop vécu.

Il chancela. Ce fut Guillaume qui le soutint. Il sortit appuyé au vieux soldat et répétant d'une voix tremblante :

– Antoine... Antoine...

*****

Quelques jours plus tard, le vieux grand-père mourut. On ne put savoir de quelle maladie. En fait, il s'éteignit plutôt, alors qu'on le croyait déjà remis de l'émotion causée par la visite du pasteur.

La douleur de connaître le départ de Josselin lui fut épargnée.

*****

En effet, un matin, un peu après l'enterrement, Angélique qui dormait encore s'entendit appeler à mi-voix :

– Angélique ! Angélique !

Ouvrant les yeux, elle vit avec étonnement Josselin à son chevet. Elle lui fit signe de ne pas éveiller Madelon, et le suivit dans le couloir.

– Je pars, chuchota-t-il. Tu tâcheras de leur faire comprendre.

– Où vas-tu ?

– D'abord à La Rochelle et ensuite je m'embarquerai pour les Amériques. Le pasteur Roche-fort m'a parlé de tous ces pays : Antilles, Nouvelle Angleterre, et aussi des colonies : Virginie, Maryland, Caroline, le Nouveau Duché d'York, la Pennsylvanie. Je finirai bien par aborder quelque part dans un endroit où l'on veut de moi.

– Ici aussi l'on veut de toi, dit-elle plaintivement.

Elle grelottait dans sa mince chemise de nuit usée.

– Non, fit-il, il n'y a pas de place pour moi dans ce monde-ci. Je suis las d'appartenir à une classe qui possède des privilèges et n'a plus d'utilité. Riches ou pauvres, les nobles ne savent absolument plus à quoi ils servent. Vois papa. Il tâtonne. Il s'abaisse à faire des mulets, mais n'ose pas exploiter à fond cette situation humiliante pour relever par l'argent son titre de gentilhomme. Finalement il perd sur les deux tableaux. On le montre du doigt parce qu'il travaille comme un maquignon, et nous aussi parce que nous sommes toujours des nobles gueux. Heureusement l'oncle Antoine de Sancé m'a indiqué le chemin. C'était le frère aîné de papa. Il s'est fait huguenot et a quitté le continent.

– Tu ne veux pas abjurer ? supplia-t-elle, effrayée.

– Non. Les bondieuseries ne m'intéressent pas. Moi je veux vivre.

Il l'embrassa rapidement, descendit quelques marches et se retourna, posant sur sa jeune sœur à demi nue, un regard d'homme avisé.

– Tu deviens belle et forte, Angélique. Méfie-toi. Il te faudrait aussi partir. Ou bien, un de ces jours, tu te retrouveras dans le foin avec un valet d'écurie. Ou bien encore tu vas devenir la chose d'un de ces gros hobereaux que nous avons pour voisins.

Il ajouta avec une douceur subite :

– Crois-en mon expérience de mauvais garçon, chérie : ce serait une vie affreuse pour toi. Sauve-toi aussi de ces vieux murs. Quant à moi, je m'en vais sur la mer.

Et, en quelques bonds, franchissant les marches deux par deux, le jeune homme disparut.

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