Chapitre 7

Comme, enfin lasse et désœuvrée, elle allait se retirer dans sa chambre, une guitare préluda sous ses fenêtres. Angélique se pencha, mais ne distingua personne parmi les ombres noires des bosquets.

« Henrico serait-il venu me rejoindre ? Il est gentil, ce petit. Il a songé à me distraire... »

Mais le musicien invisible commençait de chanter. Sa voix basse et mâle n'était pas celle du page.

Dès les premières notes la jeune femme fut saisie au cœur. Ce timbre aux inflexions tour à tour veloutées et sonores, à la diction parfaite, était d'une qualité que les amateurs galants dont Toulouse était envahie dès la nuit ne possédaient pas toujours. En Languedoc, les beaux gosiers ne sont pas rares. La mélodie naît spontanément sur des lèvres habituées au rire et aux déclamations. Mais cette fois l'artiste s'imposait. Son souffle avait une puissance exceptionnelle. Il semblait que le jardin en fût envahi, que la lune en vibrât. Il chantait une complainte ancienne, en cette vieille langue d'oc dont le comte de Peyrac vantait si souvent la finesse. Il en accusait chaque nuance. Angélique ne comprenait pas toutes les paroles, mais un mot revenait sans cesse : Amore ! Amore !

Amour !

*****

Une certitude s'imposa à elle : « C'est lui, c'est le dernier des troubadours, c'est la Voix d'or du royaume ! »

Jamais elle n'avait entendu chanter ainsi. On lui disait parfois :

– Ah ! si vous entendiez la Voix d'or du royaume ! Il ne chante plus. Quand chantera-t-il de nouveau ?

Et on lui jetait un regard de malice, la plaignant de ne pas connaître cette célébrité de la province.

« L'entendre une fois et puis mourir ! » disait Mme Aubertré, femme du Grand Capitoul de la ville et dont la cinquantaine était fort exaltée.

« C'est lui ! C'est lui ! se redit Angélique. Comment peut-il être ici ? Est-ce pour moi ? »

Elle aperçut son reflet dans le grand miroir de sa chambre. Elle avait une main posée sur la poitrine et des yeux dilatés. Elle se moquait : « Suis-je ridicule ! Ce n'est peut-être qu'Andijos ou un autre soupirant qui m envoie un musicien à gages pour me donner la sérénade !... »

Néanmoins, elle ouvrit la porte. Les mains jointes sur son corsage afin de contenir les battements de son cœur, elle glissa à travers les antichambres, descendit les escaliers de marbre blanc, sortit dans le jardin. La vie allait-elle commencer pour Angélique de Sancé de Monteloup, comtesse de Peyrac ? Car l'amour, c'est la vie !

La voix venait d'une tonnelle située au bord de l'eau et qui abritait une statue de la déesse Pomone. Comme la jeune femme s'approchait, le chanteur se tut, mais il continua de pincer en sourdine les cordes de sa guitare.

La lune, ce soir-là, n'était pas encore pleine. Elle avait la forme d'une amande. Sa clarté cependant suffisait pour éclairer le jardin, et Angélique devina à l'intérieur de la tonnelle une silhouette noire assise contre le socle de la statue. À sa vue, l'inconnu ne bougea pas.

« C'est un Nègre », pensa Angélique déçue.

Mais elle s'aperçut vite de sa méprise. L'homme portait un masque de velours, mais ses mains très blanches posées sur son instrument ne laissaient aucun doute sur sa race. Un foulard de satin noir noué sur sa nuque, à l'italienne, cachait ses cheveux. Autant que l'on pouvait s'en rendre compte dans l'obscurité de la tonnelle, son costume un peu élimé était un curieux mélange entre celui d'un valet et d'un comédien. Il avait de grosses chaussures de castor comme en portent les gens qui marchent beaucoup : les routiers et les colporteurs, mais des volants de dentelles dépassaient les manches de sa veste.

– Vous chantez à merveille, dit Angélique voyant qu'il ne faisait pas un mouvement, mais je serais curieuse de connaître le nom de celui qui vous a envoyé ?

– Personne, madame. Je suis venu ici sachant que ce pavillon abrite une des plus belles femmes de Toulouse.

L'homme parlait d'une voix basse et très lente, comme s'il craignait d'être entendu.

– Je suis arrivé à Toulouse ce soir et me suis rendu à l'hôtel du Gai Savoir, où il y avait joyeuse et nombreuse assemblée, afin d'y donner mes chansons. Mais, lorsque j'ai appris que vous n'étiez pas présente, je suis parti pour vous rejoindre, car votre réputation de beauté est si grande dans notre province que je souhaite depuis longtemps vous rencontrer.

– Votre réputation est également grande. N'est-ce pas vous qu'on appelle la Voix d'or du royaume ?

– C'est moi, madame. Je suis votre humble serviteur.

Angélique s'assit sur le banc de marbre qui faisait le tour de la tonnelle. L'odeur du chèvrefeuille grimpant était enivrante.

– Chantez encore, dit-elle.

La voix chaude s'éleva de nouveau, mais plus douce et comme feutrée. Ce n'était plus le chant d'appel, mais un chant de tendresse, une confidence, un aveu.

– Madame, dit le musicien en s'interrompant, pardonnez mon audace, je voudrais vous traduire en langue française un refrain que m'inspire le charme de vos yeux.

Angélique inclina la tête.

Elle ne savait plus depuis combien de temps elle était là. Rien n'avait plus d'importance. La nuit leur appartenait.

Il préluda assez longuement, comme s'il cherchait le fil de sa mélodie, puis il poussa un long soupir et commença :

Les yeux verts ont la couleur de l'océan


Les flots se sont refermés sur moi


Et naufragé de l'amour


J'erre en l'océan profond


De son cœur.

Angélique avait fermé les yeux. Plus encore que les paroles ardentes, la voix l'engourdissait d'un plaisir qu'elle n'avait jamais éprouvé. Lorsqu'elle ouvre ses yeux verts

Les étoiles s'y reflètent,

Comme au fond d'un étang printanier.

« C'est maintenant qu'il faut qu'il vienne – se disait Angélique – car cet instant-là ne pourra plus revivre. On ne peut pas vivre cela deux fois. Cela, qui est tellement pareil à toutes les histoires d'amour que nous nous racontions autrefois au couvent. »

La voix s'était tue. L'inconnu se glissa sur le banc. Au bras ferme qui la saisit, à la main qui lui releva le menton avec une douceur impérieuse, l'instinct d'Angélique reconnut un maître qui avait dû compter plus d'une tendre victoire. Elle eut un petit regret, mais dès que la lèvre du chanteur effleura la sienne, un vertige la saisit. Elle ne savait pas qu'une lèvre d'homme pouvait avoir cette fraîcheur de pétale, cette tendresse fondante. Un bras musculeux la broyait, mais la bouche frémissait encore des paroles charmantes, et ce charme et cette force entraînaient Angélique dans un tourbillon où elle cherchait en vain à retrouver quelque pensée.

« Je ne dois pas faire cela... C'est mal !... Si Joffrey nous surprenait... »

Puis tout sombra. Les lèvres de l'homme entrouvraient les siennes. Son souffle brûlant lui emplit la bouche, répandit dans ses veines un délicieux bien-être. Les yeux clos, elle s'abandonna à l'interminable baiser, voluptueuse possession qui déjà en préfigurait et en appelait une autre. Les vagues du plaisir refluaient en elle, plaisir trop neuf pour son corps de jeune fille, si bien qu'elle en ressentit tout à coup une sorte d'irritation et de douleur, et qu'elle recula dans un frisson violent. Il lui semblait qu'elle allait s'évanouir, ou se mettre à pleurer. Elle vit que les doigts de l'homme caressaient sa poitrine nue qu'il avait sournoisement dégagée de son corsage tandis qu'il l'embrassait.

Elle s'éloigna un peu, remit de l'ordre dans sa toilette.

– Pardonnez-moi, balbutia-t-elle, vous devez me trouver bien nerveuse, mais je ne savais pas... je ne savais pas...

– Qu'est-ce que vous ne saviez pas, mon cœur ?

Comme elle se taisait, il chuchota :

– Qu'un baiser pouvait être si doux ?

Angélique se leva et alla s'appuyer à l'entrée de la tonnelle. Au-dehors, la lune déclinait et se teintait d'or en descendant vers le fleuve. Il y avait des heures qu'Angélique devait être dans ce jardin. Elle était heureuse, merveilleusement heureuse. Rien n'avait plus d'importance que de pouvoir revivre de telles heures.

– Vous êtes faite pour l'amour, murmura le troubadour. Cela se devine au seul toucher de votre peau. Celui qui saura éveiller votre corps charmant vous mènera au sommet des voluptés.

– Taisez-vous ! Il ne faut pas parler ainsi. Je suis mariée, vous le savez, et l'adultère est un péché.

– C'est un péché plus grand encore qu'une si belle dame accepte pour mari un tel seigneur boiteux.

– Je ne l'ai pas accepté : il m'a achetée.

Elle regretta aussitôt ces paroles qui troublaient l'heure sereine.

– Chantez encore, supplia-t-elle. Une fois encore, et puis nous nous quitterons. Il se leva pour prendre sa guitare, mais dans le mouvement qu'il eut, il y eut quelque chose d'insolite qui troubla Angélique. Elle le regarda mieux. Elle ne savait pas pourquoi, mais tout à coup elle avait peur.

*****

Tandis qu'il chantait un refrain très bas, d'une nostalgie étrange, elle l'étudiait avec acuité. Tout à l'heure, alors qu'il l'embrassait, elle avait eu un bref instant l'impression d'une présence familière et maintenant elle se souvenait : l'haleine du chanteur mêlait au parfum de la violette l'arôme singulier du tabac... Le comte de Peyrac mâchait aussi parfois des pastilles de violette... Il fumait aussi. Un soupçon effrayant envahissait Angélique... Tout à l'heure, lorsqu'il s'était levé pour prendre sa guitare, il avait trébuché bizarrement...

Angélique poussa un cri de frayeur, suivi d'un cri de colère, et elle se mit à arracher le chèvrefeuille de la tonnelle en trépignant.

– Oh ! c'est trop fort, c'est trop fort... C'est monstrueux... Enlevez votre masque, Joffrey de Peyrac... Cessez votre mascarade ou je vous arrache les yeux, je vous égorge, je vous...

La chanson coupée net, s'arrêta. La guitare émit un decrescendo lugubre. Sous le masque de velours, les dents blanches du comte de Peyrac brillaient dans un grand rire.

Il s'approcha de son pas inégal. Angélique était terrifiée, mais surtout hors d'elle-même.

– Je vous arracherai les yeux, répéta-t-elle les dents serrées. Il lui prit les poignets, riant toujours.

– Que restera-t-il donc à cet affreux seigneur boiteux si vous lui arrachez les yeux ?

– Vous avez menti avec une impudence inqualifiable. Vous m'avez fait croire que vous étiez le... la Voix d'or du royaume.

– Mais je suis la Voix d'or du royaume.

Et comme elle le regardait, désarçonnée :

– Qu'y a-t-il là d'extraordinaire ? J'avais quelques dons. J'ai travaillé avec les plus grands maestros d'Italie. Chanter est un art de société qui se pratique beaucoup de nos jours. Franchement, ma très chère, ma voix ne vous plaît-elle pas ? Angélique se détourna et essuya vivement les larmes de dépit qui coulaient sur ses joues.

– Comment se fait-il que je n'aie rien deviné de votre don, rien soupçonné jusqu'ici ?

– J'avais demandé qu'on ne vous en parlât pas. Et peut-être n'étiez-vous pas très attentive à découvrir mes talents ?

– Oh ! c'est trop fort ! répéta Angélique.

Mais le premier moment de fureur passé, elle avait brusquement envie de rire. Dire qu'il avait poussé le cynisme jusqu'à l'encourager à « le » tromper avec lui-même ! Il avait vraiment le diable au corps !... C'était le diable en personne !

– Je ne vous pardonnerai jamais cette odieuse comédie, dit-elle en pinçant les lèvres et en rassemblant tout ce qu'elle pouvait de dignité.

– J'adore jouer la comédie. Voyez-vous, ma chérie, l'existence ne m'a pas toujours été indulgente, et l'on a si souvent ricané sur mon passage que j'éprouve à mon tour un plaisir infini à me moquer des autres.

Elle ne put s'empêcher de lever vers le visage masqué un regard grave.

– Vous vous êtes vraiment moqué de moi ?

– Pas tout à fait, et vous le savez bien, répondit-il.

*****

Sans un mot d'adieu, Angélique se détourna et s'éloigna.

– Angélique ! Angélique !

Il la rappelait à voix basse.

Dressé au seuil de la tonnelle, dans l'attitude mystérieuse d'un Arlequin d'Italie, il posait un doigt sur ses lèvres.

– Par grâce, madame, ne racontez cette histoire à personne, même à votre servante préférée. Si l'on apprend que je quitte mes hôtes, que je me déguise et que je me masque pour aller voler un baiser à ma propre femme, je serai ridiculisé.

– Vous êtes insupportable ! cria-t-elle.

Elle rassembla ses jupes et remonta en courant l'allée de sable. Dans l'escalier, elle s'aperçut qu'elle riait. Elle se déshabilla en arrachant les agrafes et en se piquant aux épingles dans son énervement. Se tournant et se retournant, brûlante, entre les draps, elle ne pouvait trouver le sommeil. Le visage masqué, le visage blessé, le profil aux traits purs passaient et repassaient devant elle. Quelle était l'énigme de cet homme trompeur ? Tout à coup, elle se révoltait, et puis le souvenir du plaisir éprouvé dans ses bras l'alanguissait.

« Vous êtes faite pour l'amour, madame... »

Elle finit par s'endormir. Dans son sommeil, les yeux de Joffrey de Peyrac lui apparaissaient « tout illuminés du feu de ses forges » et elle y voyait danser des flammes.

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