Chapitre 9

Indécise, Angélique ne savait que faire. Elle mourait d'envie de gagner l'aile du château d'où était venu ce bruit de tonnerre. Joffrey avait paru sérieusement ému. Y avait-il des blessés ?... Pourtant elle ne bougeait pas. Le mystère dont le comte entourait ses travaux lui avait fait comprendre plus d'une fois que c'était le seul domaine où il n'admettait pas la curiosité des profanes. Les explications qu'il avait consenties à l'évêque, il ne les avait données que du bout des lèvres et eu égard à la personnalité de son visiteur. Encore était-ce insuffisant pour calmer les soupçons du prélat.

Angélique frissonna. « Sorcellerie ! » Elle jeta un regard autour d'elle. Dans ce décor enchanteur, ce mot paraissait une sinistre plaisanterie. Mais il y avait encore trop de choses qu'Angélique ignorait.

« Je vais aller voir là-bas, décida-t-elle. Tant pis s'il se fâche. »

Mais elle entendit le pas de son mari, et peu après il entra dans le salon. Il avait les mains noires de suie. Cependant il souriait.

– Dieu merci, rien de grave. Kouassi-Ba n'a que quelques écorchures, mais il s'était si bien caché sous une table que j'ai pensé un moment que l'explosion l'avait volatilisé. En revanche, les dégâts matériels sont sérieux. Mes plus précieuses cornues en verre spécial de Bohême sont en miettes ; il n'en reste pas une !

Sur un signe de lui, deux pages s'avancèrent portant un bassin et une aiguière d'or. Il se lava les mains, puis défroissa dune chiquenaude ses manchettes de dentelles. Angélique rassembla son courage.

– Est-il nécessaire, Joffrey, que vous consacriez tant d'heures à ces travaux dangereux ?

– Il est nécessaire d'avoir de l'or pour vivre, dit le comte en désignant d'un geste circulaire le magnifique salon dont il avait fait repeindre dernièrement le plafond de bois doré. Mais la question n'est pas là. Je trouve dans ces travaux un plaisir que rien d'autre ne peut me donner. C'est le but de ma vie.

Angélique ressentit un pincement au cœur comme si de telles paroles la frustraient d'un bien précieux. Mais, s'apercevant que son mari l'observait avec attention, elle s'efforça de prendre un air indifférent. Il eut un sourire.

– C'est le seul but de ma vie, hormis celui de vous conquérir, acheva-t-il avec un grand salut de cour.

– Je ne me pose pas en rivale de vos fioles et de vos cornues, dit Angélique un peu trop vivement. Cependant, les paroles de monseigneur ont éveillé en moi une inquiétude, je vous l'avoue.

– Vraiment ?

– N'y avez-vous pas senti une menace cachée ?

Il ne répondit pas aussitôt. Appuyé à la fenêtre, il regardait pensivement les toits plats de la ville pressés les uns contre les autres jusqu'à ne former avec leurs tuiles rondes qu'un immense tapis aux nuances mêlées du trèfle et du coquelicot. Sur la droite, la haute tour d'Assézat avec sa lanterne disait la gloire des trafiquants du pastel, dont les champs s'étendaient encore aux alentours. Le pastel, plante cultivée en abondance, avait été pendant des siècles la seule matière colorante naturelle, et avait fait la fortune des bourgeois et des commerçants de Toulouse. Voyant que son mari ne parlait pas, Angélique revint s'asseoir dans son fauteuil et un petit négrillon posa près d'elle la boîte de vannerie où s'entremêlaient les fils de soie brillants de sa tapisserie.

Le palais était calme en ce lendemain de fête. Angélique songea qu'elle se trouverait seule en face du comte de Peyrac pour le repas de midi, à moins que l'inévitable Bernard d'Andijos ne s'invitât...

– Avez-vous remarqué, dit soudain le comte, l'art de M. le grand inquisiteur ? Il parle tout d'abord de la morale, souligne en passant les « orgies » du Gai Savoir, fait allusion à mes voyages, et de là nous amène vers Salomon. Bref, on découvre tout à coup ceci : que M. le baron Benoît de Fontenac, archevêque de Toulouse, me demande de partager avec lui mon secret de la fabrication de l'or, sinon il me fera brûler comme sorcier sur la place des Salins.

– C'est bien la menace que j'ai cru deviner, fit Angélique effarée. Croyez-vous qu'il s'imagine vraiment que vous avez commerce avec le diable ?

– Lui ? Non. Il laisse cela à son naïf Bécher. L'archevêque a une intelligence trop positive et me connaît trop bien. Seulement il est persuadé que je possède le secret de multiplier scientifiquement l'or et l'argent. Il veut le connaître afin de pouvoir l'utiliser lui-même.

– C'est un être abject ! s'écria la jeune femme. Il semble pourtant si digne, si plein de foi, si généreux.

– Il l'est. Sa fortune passe dans les œuvres. Il a table ouverte chaque jour pour les officiers pauvres. Il prend à charge le bureau des incendies, l'asile des enfants trouvés, que sais-je ? Il est pénétré du bien des âmes et de la grandeur de Dieu. Seulement, son démon à lui, c'est celui de la domination. Il regrette le temps où le seul maître d'une ville et même d'une province était l'évêque, crosse en main, qui rendait la justice, punissait, récompensait. Aussi, lorsqu'il voit grandir en face de sa cathédrale l'influence du Gai Savoir, il se révolte. Si les choses continuent ainsi, dans quelques années ce sera le comte de Peyrac, votre époux, ma chère Angélique, qui dominera Toulouse. L'or et l'argent donnent le pouvoir, et voici que le pouvoir tombe entre les mains d'un suppôt de Satan ! Alors monseigneur n'hésite pas. Ou nous partagerons le pouvoir, ou bien...

– Que se passera-t-il ?

– Ne vous effrayez pas, ma mie. Encore que les intrigues d'un archevêque de Toulouse puissent nous être néfastes, je ne vois pas pourquoi il nous faudrait en arriver là. Il a dévoilé son jeu. Il veut avoir le secret de la fabrication de l'or. Je le lui livrerai bien volontiers.

– Vous le possédez donc ? murmura Angélique en ouvrant de grands yeux.

– Ne confondons pas. Je ne possède aucune formule magique pour créer de l'or. Mon but n'est pas tellement de fabriquer des richesses que de faire travailler les forces de la nature.

– Mais n'est-ce pas déjà une idée un peu hérétique, comme dirait monseigneur ?

Joffrey éclata de rire.

– Je vois que vous avez été bien catéchisée. Vous commencez à vous débattre dans tous les fils d'araignée de ces argumentations spécieuses. Hélas ! Je reconnais qu'il est difficile d'y voir clair. L'Église du Moyen-Age n'excommuniait pourtant pas les meuniers dont le vent ou l'eau faisait tourner les aubes des moulins. Mais celle d'aujourd'hui partirait en guerre si j'essayais de construire sur une hauteur, aux environs de Toulouse, le même modèle de pompe à vapeur d'eau condensée que j'ai fait installer dans votre mine d'Argentières ! Cependant ce n'est pas parce que je mets un récipient de verre ou de grès sur un feu de forge que Lucifer va se glisser subitement dedans...

– Il faut reconnaître que l'explosion de tout à l'heure était très impressionnante. Monseigneur en a paru vivement ému, et là je crois qu'il se montrait sincère. L'avez-vous fait exprès, pour le mettre hors de lui ?

– Non ! J'ai commis une négligence. J'ai laissé trop se dessécher une préparation d'or fulminant obtenu par de l'or laminé et de l'eau régale, et précipité ensuite par de l'ammoniaque. Il n'y avait dans cette opération aucune génération spontanée.

– Qu'est-ce donc que ce produit que vous appelez ammoniaque ?

– Un produit que les Arabes fabriquaient déjà il y a des siècles, en l'appelant alcalivolatil. Un moine savant espagnol, qui est de mes amis, m'en a envoyé dernièrement une bonbonne. À la rigueur, je pourrais en fabriquer moi-même ici ; mais c'est long et, pour avancer mes recherches, je préfère acheter mes produits chaque fois qu'il m'est possible de les trouver tout préparés. Cette fabrication d'ingrédients purs retarde beaucoup les progrès d'une science que des imbéciles, comme ce moine Bécher, désignent sous le nom de chimie par opposition à l'alchimie, qui. est pour eux la science des sciences, c'est-à-dire un obscur mélange de fluide vital, de formules religieuses et de je ne sais quoi encore. Mais je vous ennuie...

– Non, je vous assure, dit Angélique, les yeux brillants. Je vous écouterais pendant des heures.

Il eut ce sourire dont les cicatrices de sa joue gauche accentuaient l'ironie.

– Quelle drôle de petite cervelle ! Jamais je n'ai pensé à entretenir une femme de ces choses. Moi aussi, j'aime à vous parler. J'ai l'impression que vous pouvez tout comprendre. Pourtant... n'étiez-vous pas sur le point de me prêter de ténébreux pouvoirs, lorsque vous êtes arrivée en Languedoc ? Est-ce que je vous fais toujours grand-peur ?

Angélique se sentit rougir, mais lui rendit bravement son regard.

– Non ! Vous êtes encore un inconnu pour moi et c'est, je crois, parce que vous ne ressemblez à personne, mais vous ne me faites plus peur.

Il boitilla pour aller reprendre derrière elle le siège qu'il avait occupé pendant la visite de l'archevêque. Alors qu'à certains moments, avec une provocation insolente, il ne craignait pas de lever en pleine lumière son visage ravagé, à d'autres il recherchait l'ombre et la nuit. Sa voix y prenait des intonations nouvelles comme si l'âme de Joffrey de Peyrac, délivrée de son enveloppe de chair, pouvait enfin s'exprimer librement.

Ainsi Angélique sentait près d'elle l'invisible présence de l'« homme rouge » qui l'avait tant effrayée. C'était certes le même homme, mais son regard à elle avait changé. Elle fut sur le point de poser l'anxieuse interrogation féminine : « M'aimez-vous ? »

Soudain son orgueil se cabra, car elle se souvenait de la voix qui lui avait dit : « Vous viendrez... Elles viennent toutes. »

Afin de dissiper son trouble, elle remit la conversation sur ce terrain scientifique où curieusement leurs esprits s'étaient rencontrés et leur amitié s'était affirmée.

– Puisque vous ne voyez aucun inconvénient à céder votre secret, pourquoi refuser de recevoir ce moine Bécher auquel monseigneur semble tellement tenir.

– Bah ! Il est vrai que je peux déjà essayer de lui donner satisfaction sur ce point. Ce qui me préoccupe, ce n'est pas de dévoiler mon secret, c'est de le faire comprendre. En vain m'épuiserai-je à prouver qu'on peut transformer la matière, mais non la transmuter. Les esprits qui nous entourent ne sont pas mûrs pour ces révélations. Et l'orgueil de ces faux savants est si grand qu'ils crieront au scandale si je leur affirme que mes deux plus précieux auxiliaires dans mes recherches ont été un Maure à la peau noire et un rustique mineur saxon.

– Kouassi-Ba et le vieux bossu d'Argentières, Fritz Hauër ?...

– Oui. Kouassi-Ba m'a raconté que lorsqu'il était tout enfant et libre, quelque part à l'intérieur de son Afrique sauvage, où l'on aborde par la côte des Épices, il a vu travailler l'or selon d'antiques procédés appris des Égyptiens. Les pharaons et le roi Salomon avaient jusque-là leurs mines d'or ; mais je vous le demande, ma très chère, que dira monseigneur lorsque je lui confierai que le secret du roi Salomon, c'est mon Nègre Kouassi-Ba qui le détient ? Pourtant c'est bien lui qui m'a guidé dans mes travaux de laboratoire, et m'a donné l'idée de traiter certaines roches à or invisible. Quant à Fritz Hauër, c'est le mineur par excellence, l'homme des galeries, la taupe qui ne respire qu'au sein de la terre. De père en fils, ces mineurs saxons se repassent des recettes et, grâce à eux, j'ai pu m'y reconnaître enfin dans les mystifications bizarres de la nature, et me débrouiller avec tous mes ingrédients divers : plomb, or, argent ou vitriol, sublimé corrosif et autres.

– Il vous est arrivé de fabriquer du sublimé corrosif et du vitriol ? interrogea Angélique, à qui ces mots rappelaient vaguement quelque chose.

– Précisément, et ceci m'a servi à démontrer l'inanité de toute l'alchimie, car du sublimé corrosif je peux tirer à volonté soit du vif-argent, soit du mercure jaune et rouge, et ces derniers corps, à leur tour, je peux les retransformer en vif-argent. Le poids en mercure mis au départ non seulement n'en sera pas augmenté, mais au contraire diminuera, car il y a des pertes par les vapeurs. De même avec certains procédés je peux extraire l'argent du plomb, et l'or de certaines roches stériles en apparence. Mais si, à l'entrée de mon laboratoire j'inscrivais ces paroles « Rien ne se perd, rien ne se crée », ma philosophie semblerait bien osée et même en opposition avec l'esprit de la Genèse.

– N'est-ce pas par un procédé de ce genre que vous pouvez faire parvenir jusqu'à Argentières les lingots d'or mexicain que vous achetez à Londres ?

– Vous êtes une fine mouche, et je trouve Molines bien bavard. N'importe ! S'il a parlé, c'est qu'il vous avait jugée. Oui, les lingots espagnols peuvent être refondus sur une forge avec de la pyrite ou de la galène. Ils prennent alors l'aspect d'une scorie pierreuse et gris-noir, que le plus pointilleux des douaniers ne peut absolument pas soupçonner. Et c'est cette « matte » que les bons petits mulets de monsieur votre père transportent d'Angleterre en Poitou, ou d'Espagne à Toulouse, où elle est de nouveau transformée par mes soins, ou ceux de mon Saxon Hauër, en bel or scintillant.

– C'est de la « fraude fiscale », dit Angélique un peu sévèrement.

– Vous êtes adorable quand vous parlez ainsi. Cette fraude ne nuit aucunement au royaume, ni à Sa Majesté, et me rend riche. D'ailleurs, d'ici peu, je ferai revenir Fritz afin d'équiper cette mine d'or que j'ai découverte dans un pays nommé Salsigne, aux environs de Narbonne. Alors, avec l'or de cette montagne et l'argent du Poitou, nous n'aurons plus besoin des métaux précieux d'Amérique, ni par conséquent de cette fraude, comme vous dites.

– Pourquoi n'avez-vous pas essayé d'intéresser le roi à vos découvertes ? Il se peut qu'il y ait d'autres terrains en France qu'on pourrait exploiter selon vos procédés, et le roi vous serait reconnaissant.

– Le roi est loin, ma toute belle, et je n'ai rien d'un courtisan. Seuls les gens de cette espèce peuvent avoir quelque influence sur les destinées du royaume. M. Mazarin est dévoué à la couronne, je ne le nie pas, mais c'est surtout un intrigant international. Quant à M. Fouquet, chargé de trouver l'argent pour le cardinal Mazarin, c'est un génie de la finance, mais l'enrichissement du pays par une exploitation bien comprise de ses richesses naturelles lui est, je crois, indifférent.

– M. Fouquet, s'exclama Angélique, voilà ! Je me rappelle maintenant où j'ai entendu parler de vitriol romain et de sublimé corrosif ! C'était au château du Plessis.

Toute la scène revivait à ses yeux. L'Italien en robe de bure, la femme nue parmi les dentelles, le prince de Condé et le coffret de santal où miroitait un flacon émeraude.

« Mon père, disait le prince de Condé, est-ce M. Fouquet qui vous envoie ? »

Angélique se demanda tout à coup si, en dissimulant ce coffret, elle n'avait pas arrêté le bras du Destin.

– À quoi pensez-vous ? interrogea le comte de Peyrac.

– À une aventure bizarre qui m'est arrivée jadis.

Et soudain, elle qui s'était tue si longtemps, elle lui raconta l'histoire du coffret, dont tous les détails restaient gravés dans sa mémoire.

– L'intention de M. de Condé, ajouta-t-elle, était certainement d'empoisonner le cardinal, et peut-être même le roi et son jeune frère. Mais ce que j'ai moins compris ce sont ces lettres, sorte d'engagements signés, que le prince et d'autres seigneurs devaient remettre à M. Fouquet. Attendez !... le texte m'échappe un peu... C'était quelque chose de ce genre : « Je m'engage à n'appartenir qu'à M. Fouquet, à mettre mes gens à son service... »

Joffrey de Peyrac l'avait écoutée en silence. À la fin, il ricana.

– Le joli monde que voilà ! Et quand on pense qu'à l'époque M. Fouquet n'était qu'un obscur parlementaire ! Mais, par son habileté financière, il pouvait déjà mettre les princes à son service. Maintenant le voici le plus riche personnage du royaume, avec M. Mazarin s'entend. Ce qui prouve qu'il y avait de la place pour tous deux au bon soleil de Sa Majesté. Alors,. vous avez poussé l'audace jusqu'à vous emparer de ce coffret ? Vous l'avez caché ?

– Oui, je l'ai...

Une prudence instinctive lui ferma subitement les lèvres.

– Non, je l'ai jeté dans l'étang aux nénuphars du grand parc.

– Et croyez-vous que quelqu'un vous ait soupçonnée de cette disparition ?

– Je ne sais pas. Je ne crois pas qu'on ait attaché une grande importance à ma petite personne. Pourtant je n'ai pas manqué de faire allusion à ce coffret devant le prince de Condé.

– Vraiment ? Mais c'était de la folie !

– Il fallait bien que j'obtienne pour mon père l'exemption des droits de passage pour les mulets. Oh ! c'est toute une histoire, dit-elle en riant, et je sais maintenant que vous y étiez indirectement mêlé. Mais je recommencerais volontiers des imprudences de ce genre, rien que pour revoir les têtes effarées de ces gens pleins de morgue.

*****

Lorsqu'elle lui eut fait le récit de son escarmouche avec le prince de Condé, son mari hocha la tête.

– Je m'étonne presque de vous voir encore vivante à mes côtés. En effet, vous avez dû paraître trop inoffensive. Mais c'est une chose dangereuse que d'être mêlée en comparse à ces intrigues des gens de cour. À l'occasion, supprimer une fillette ne les embarrasserait guère.

Tout en parlant, il se levait et Angélique le vit s'approcher d'une portière voisine qu'il écarta brusquement. Il revint avec une expression de contrariété.

– Je ne suis pas assez leste pour surprendre les curieux.

– Quelqu'un nous écoutait ?

– J'en suis certain.

– Ce n'est pas la première fois que j'ai l'impression que nos conversations sont épiées.

Il revint prendre sa place derrière elle. La chaleur s'appesantissait, mais soudain la ville se mit à vibrer des mille cloches qui tintaient pour l'angélus. La jeune femme se signa dévotement et murmura l'oraison à la Vierge Marie. La marée sonore déferlait et, pendant un long moment, Angélique et son mari, qui étaient assis près de la fenêtre ouverte, ne purent échanger un mot. Ils restèrent donc silencieux, et cette intimité, dont les occasions se faisaient plus fréquentes entre eux, émouvait profondément Angélique.

« Non seulement sa présence ne me déplaît pas, mais je suis heureuse, se disait-elle étonnée.. S'il m'embrassait encore, est-ce que cela me serait désagréable ? »

Comme tout à l'heure, pendant la visite de l'évêque, elle avait conscience du regard de Joffrey sur sa nuque blanche.

– Non, ma chérie, je ne suis pas un magicien, murmura-t-il. J'ai peut-être reçu de la nature quelque pouvoir, mais surtout j'ai voulu apprendre. Comprends-tu ? reprit-il d'un ton câlin qui la charma. J'avais la soif d'apprendre toutes les choses difficiles : les sciences, les lettres, et aussi le cœur des femmes. Je me suis penché avec délectation sur ce mystère charmant. Derrière les yeux d'une femme, on croit qu'il n'y a rien et l'on découvre un. monde. Ou bien on s'imagine un monde et on ne découvre rien... qu'un petit grelot. Qu'y a-t-il derrière tes yeux verts, qui évoquent les prairies naïves et l'océan tumultueux ?...

Elle l'entendit bouger, et la somptueuse chevelure noire glissa sur son épaule nue comme une fourrure tiède et soyeuse. Elle tressaillit au contact des lèvres que sa nuque penchée attendait inconsciemment. Les yeux clos, savourant ce baiser long, ardent, Angélique sentait venir l'heure de sa défaite. Alors, tremblante, rétive encore, mais subjuguée, elle viendrait, comme les autres, s'offrir à l'étreinte de cet homme mystérieux.

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