Chapitre 8

Un soir d'été, Jean-Pourri se glissa dans le repaire de Calembredaine, à l'hôtel de Nesle. Il venait voir une femme qu'on appelait Fanny-la-Pondeuse et qui avait dix enfants qu'elle louait tour à tour aux uns et aux autres. Elle s'était établie dans cette sinécure, ne se livrant à la mendicité que par distraction et à la prostitution que par habitude, ce qui en somme ne nuisait pas à ses qualités d'engendreuse, au contraire. Jean-Pourri venait lui « réserver » un enfant qu'elle attendait. Elle l'avertit, en bonne commerçante :

– Je te le ferai payer plus cher, car il aura un pied bot.

– Comment le sais-tu ?

– Celui qui me l'a fait était pied-bot.

– Ho, la, la, railla la Polak avec un gros rire. Tu en as de la chance de savoir comment il était, celui qui te l'a fait. T'es sûre de ne pas confondre ?

– Moi, je peux choisir, répondit l'autre avec dignité.

Et elle se remit à filer une quenouille de laine sale. C'était une femme active et qui n'aimait pas rester inoccupée.

Le petit singe Piccolo sauta sur les épaules de Jean-Pourri et lui arracha vivement une poignée de cheveux.

– Horrible bête ! cria l'homme en se défendant avec son chapeau.

Angélique était assez contente de cette initiative de son favori. Celui-ci ne cachait pas la répulsion que lui inspirait le bourreau des enfants. Mais, comme Jean-Pourri était un individu redoutable et estimé du Grand Coësre dont il partageait le repaire, elle rappela le petit singe.

Jean-Pourri se frottait le crâne en grommelant des injures. Il l'avait déjà signalé au Grand Coësre : les gens de Calembredaine étaient insolents et dangereux. Ils se croyaient les maîtres. Mais un jour viendrait où les autres cagoux se révolteraient. Ce jour-là...

– Viens donc boire un coup, lui dit la Polak pour le calmer.

Elle lui versa une pleine louche de vin bouillant. Jean-Pourri avait toujours froid, même au cœur de l'été. Il devait avoir dans les veines du sang de poisson. Il avait d'ailleurs les yeux glauques, la peau collante et gelée d'un poisson.

Lorsqu'il eut bu, un sourire assez horrible entrouvrit ses lèvres sur une rangée de dents gâtées.

Thibault-le-Vielleur rentrait au logis, suivi du petit Linot.

– Ah ! voici le joli mion, dit Jean-Pourri en se frottant les mains. Thibault, cette fois, c'est décidé, je te l'achète et je te donnerai – tiens-toi bien ! – je te donnerai cinquante livres : une fortune.

Le vieux jeta un regard embarrassé par l'échancrure de son chapeau de paille.

– Que veux-tu que je fasse de cinquante livres ? Et puis, qui me frappera du tambour quand je ne l'aurai plus ?

– Tu dresseras un autre gamin.

– Celui-ci est mon petit-fils.

– Eh bien, ne veux-tu pas son bonheur ? fit l'affreux Jean-Pourri avec un sourire cauteleux. Songe que ton petit-fils sera vêtu de velours et de dentelles. Je ne te mens pas, Thibault. Je sais à qui je vais le vendre. Il sera le favori d'un prince et, plus tard, s'il est habile, il pourra accéder aux plus hautes situations.

Jean-Pourri caressa les boucles brunes de l'enfant.

– Est-ce que cela te plairait, Linot, d'avoir de beaux habits, de manger tout ton soûl dans de la vaisselle d'or, de croquer des dragées ?

– J'sais pas, répondit le gosse avec une moue.

Il imaginait mal pareilles délices, n'ayant jamais connu que la misère dans le sillage de son aïeul.

Un rayon de soleil soufré, se glissant par l'entrebâillement de la porte, éclairait sa peau dorée. Il avait de longs cils touffus, des yeux noirs et larges, des lèvres rouges comme des cerises. Il portait ses haillons avec grâce. On l'aurait pris pour un petit seigneur déguisé dans une mascarade, et il paraissait surprenant qu'une telle fleur ait pu croître sur un semblable fumier.

– Allons ! Allons ! nous allons très bien nous entendre tous les deux, fit Jean-Pourri.

Et il glissa sa main blanche autour des épaules de l'enfant.

– Viens mon joli, viens mon agneau.

– Mais je ne suis pas d'accord, moi ! protesta le vielleur, qui commençait à trembler. T'as pas le droit de me prendre mon petit-fils.

– Je ne te le prends pas, je te l'achète. Cinquante livres ! C'est correct, non ? Et puis, tiens-toi tranquille. Sinon ça sera des nèfles. Voilà tout.

Il écarta le vieillard et marcha vers la porte en entraînant Linot. Devant la porte, il trouva Angélique.

– Tu ne peux pas l'emmener sans l'autorisation de Calembredaine, dit-elle avec beaucoup de calme.

Et, prenant la main du garçonnet, elle le ramena dans la salle. Le teint de suif du marchand d'enfants ne pouvait pas blêmir davantage. Jean-Pourri resta suffoqué trois bonnes secondes.

– Ça alors ! Ça alors !

Et attirant un escabeau :

– C'est bon, je vais attendre Calembredaine.

– Tu peux toujours l'attendre, dit la Polak. Si elle veut pas, tu l'auras pas, ton môme. Il fait tout ce qu'elle veut, conclut-elle avec un mélange de rancune et d'admiration.

*****

Calembredaine, suivi de ses hommes, ne rentra qu'à la nuit tombée. Avant toutes choses, il demanda à boire. On parlerait affaires après.

Tandis qu'il se désaltérait abondamment, on frappa à la porte. Ce n'était guère l'usage parmi les gueux. Chacun se regarda, et La Pivoine, tirant son épée, alla ouvrir. Une voix de femme demanda au-dehors :

– Jean-Pourri est-il là ?

– Entrez toujours, dit La Pivoine.

Les torches de résine plantées aux murs dans des cercles de fer éclairèrent l'entrée imprévue d'une grande fille drapée dans sa mante, et d'un laquais en livrée rouge qui tenait un panier.

– On est allé te chercher au faubourg Saint-Denis, expliqua la fille à Jean-Pourri. Mais on nous a dit que tu étais chez Calembredaine. On peut dire que tu nous fais trotter. Sans compter que, des Tuileries à Nesle, nous aurions été plus vite. Tout en parlant, elle avait rejeté sa mante et faisait bouffer les dentelles de son corsage où brillait une petit croix d'or retenue à son cou par un velours noir. Les yeux des hommes s'allumèrent devant cette belle gaillarde dont un fin bonnet de dentelles dissimulait mal la flambante chevelure rousse.

Angélique s'était reculée dans l'ombre. Une sueur légère perlait à ses tempes. Elle venait de reconnaître Bertille, la chambrière de la comtesse de Soissons, qui, quelques mois plus tôt, avait négocié avec elle l'achat de Kouassi-ba.

– Tu as quelque chose pour moi ? demanda Jean-Pourri.

D'un air prometteur, la fille souleva la serviette du panier que le laquais venait de poser sur la table et en sortit un enfant nouveau-né.

– Voilà, dit-elle.

Jean-Pourri examina le bébé d'un air sceptique.

– Gras, bien fait..., dit-il avec une moue. Ma foi, je ne pourrais guère t'en donner plus de trente livres.

– Trente livres ! s'exclama-t-elle indignée. Tu entends, Jacinthe ? Trente livres. Non, mais tu ne l'as pas regardé ? T'es pas capable d'apprécier la marchandise que je t'apporte.

Elle arracha le lange et exposa le nouveau-né tout nu à la lueur des flammes.

– Regarde-le bien.

Le petit être tiré de son sommeil remuait vaguement.

– Oh ! s'exclama la Polak, il a les parties noires !

– C'est un fils de Maure, chuchota la servante, un mélange noir et blanc. Tu sais comme ils deviennent beaux, les mulâtres, avec une peau comme de l'or. On n'en voit pas souvent. Plus tard, quand il aura six ou sept ans, tu pourras le revendre très cher, comme page.

Elle pouffa méchamment et ajouta :

– Qui sait ? Tu pourras peut-être le revendre à sa propre mère, la Soissons.

Les yeux de Jean-Pourri s'étaient allumés de convoitise.

– C'est bon, décida-t-il. Je t'en donne cent livres.

– Cent cinquante.

L'ignoble personnage leva les bras en l'air.

– Tu veux ma ruine ! Imagines-tu ce que cela va me coûter d'élever ce môme, surtout si je veux le maintenir gras et vigoureux ?...

Une discussion sordide s'ensuivit. Pour mieux pérorer, les poings sur les hanches, Bertille avait posé le bébé sur la table et tout le monde se pressait et te regardait avec un peu d'effroi. À part son sexe très foncé, il n'était guère différent d'un autre nouveau-né. Sa peau seule semblait plus rouge.

– Et d'abord, qui me dit que c'est vraiment un mulâtre ? fit Jean-Pourri à bout d'arguments.

– Je te jure que son père était plus noir que le cul d'une marmite.

Fanny-la-Pondeuse poussa un petit cri effrayé :

– Oh ! j'en serais restée raide de peur. Comment ta maîtresse a-t-elle pu...

– Est-ce qu'on ne dit pas qu'il suffit qu'un Maure regarde une femme dans le blanc de l'œil pour la rendre enceinte ? interrogea la Polak.

La servante poussa un éclat de rire crapuleux.

– On le dit... Et même on le répète à l'envi des Tuileries au Palais-Royal depuis que la grossesse de ma maîtresse a été remarquée. Le propos a été jusqu'à la chambre du roi. Sa Majesté a dit : Vraiment ? Il faut alors que ce soit un coup d'œil bien profond. Et, en rencontrant ma maîtresse dans l'antichambre, il lui a tourné le dos. Vous pensez si ça l'a fâchée, la Soissons ! Elle qui espérait tant lui mettre le grappin dessus ! Mais le roi est furieux depuis qu'il soupçonne qu'un homme à peau noire a été logé par la Soissons à la même enseigne que lui. Et, par malheur, ni le mari, ni l'amant, ce petit salaud de marquis de Vardes, ne sont d'accord pour endosser la paternité. Mais ma maîtresse a plus d'un tour dans son sac. Elle saura arrêter les ragots. Tout d'abord, officiellement, elle n'accouchera qu'en décembre.

Et la Bertille s'assit en regardant autour d'elle d'un air triomphant.

– Verse-moi un coup, Polak, et je vais vous raconter ça. Voilà. C'est pas malin. Il suffit de savoir compter sur ses doigts. Le Maure a quitté le service de ma maîtresse en février. Si elle accouche en décembre, c'est pas lui qui peut être le père hein ? Alors elle va relâcher un peu les cerceaux de sa robe et se plaindre : « Oh ! ma chère, cet enfant remue beaucoup. Il me paralyse. Je ne sais pas si je pourrai aller au bal du roi ce soir ! » Et puis, en décembre, un accouchement à grand tralala, aux Tuileries même. Ce sera le moment, Jean-Pourri, de nous vendre un enfant tout frais du jour. En sera le père qui voudra. Le Maure est hors de cause, c'est tout ce qu'on demande. Chacun sait qu'il rame sur les galères du roi depuis le mois de février.

– Pourquoi est-il aux galères ?

– Pour une sale histoire de magie. Il était complice d'un sorcier qu'on a brûlé en place de Grève.

Malgré sa maîtrise d'elle-même, Angélique ne put s'empêcher de jeter un regard en direction de Nicolas. Mais il buvait et mangeait avec indifférence. Elle se renfonça dans l'obscurité. Elle aurait voulu pouvoir quitter la salle et, en même temps, elle mourait d'envie d'en entendre plus long.

– Oui, une sale histoire, reprenait Bertille en baissant la voix. Ce diable noir savait jeter des sorts. On l'a condamné. C'était même pour ça que la Voisin a pas voulu marcher quand ma maîtresse est venue la trouver pour qu'elle lui fasse passer son fruit.

Le nain Barcarole bondit sur la table, près du verre de la servante.

– Hou ! J'ai vu cette dame et, toi aussi, je t'ai vue plusieurs fois, belle carotte frisée. Je suis le petit démon qui ouvre la porte chez ma célèbre patronne, la devineresse.

– En effet, je t'aurais reconnu à ton insolence.

– La Voisin n'a pas voulu faire avorter la comtesse parce que c'était un fils de Maure qu'elle portait dans son sein.

– Comment l'a-t-elle su ? demanda Fanny.

– Elle sait tout. C'est une devineresse.

– Rien qu'à lui regarder dans le creux de la main, elle lui a tout dit d'un trait, commenta la servante d'un air effrayé. Que c'était un enfant de sang mêlé, que l'homme noir qui l'avait engendré connaissait des secrets de magie, qu'elle ne pouvait le tuer, car cela lui porterait malheur à elle qui était aussi sorcière. Ma maîtresse était bien marrie :

« – Qu'allons-nous faire, Bertille ? me disait-elle. Elle s'est mise dans une grande colère. Mais la Voisin n'a pas cédé. Elle a dit qu'elle aiderait ma maîtresse à accoucher quand le moment serait venu, et que personne n'en saurait rien. Mais qu'elle ne pourrait pas faire plus. Et elle demandait beaucoup d'argent. La chose s'est passée la nuit dernière à Fontainebleau, où toute la cour se trouve pour l'été. La Voisin était venue avec un de ses hommes, un magicien nommé Lesage. Ma maîtresse a été accouchée dans une petite maison qui appartient à la famille de la Voisin, tout près du château. À l'aube, j'ai reconduit ma maîtresse et, dès les premières heures, dans tous ses atours, fardée jusqu'aux yeux, elle s'est présenté à la reine, comme il est d'usage, puisqu'elle commande sa maison. Voilà qui va déconcerter bien des gens qui s'attendent, ces jours-ci, à la voir embarrassée. Mais ils en seront pour leurs frais de ragots. Mme de Soissons est toujours enceinte, elle n'accouchera qu'en décembre d'un enfant bien blanc, et il se peut même que M. de Soissons le reconnaisse.

Un formidable éclat de rire souligna la conclusion de l'histoire. Barcarole fit une cabriole et dit :

– J'ai entendu ma patronne confier à Lesage que cette affaire de la Soissons valait bien la trouvaille d'un trésor caché.

– Oh ! la Voisin est rapace, grommela Bertille avec rancune. Elle en a tant réclamé que c'est tout juste si ma maîtresse a pu me donner, à moi, un petit collier pour me remercier de mon aide.

La servante regardait le nain d'un air songeur.

– Toi, dit-elle subitement, je crois que tu ferais le bonheur de quelqu'un de très haut placé que je connais.

– J'ai toujours pensé que j'étais fait pour de grandes destinées, répliqua Barcarole en se plantant avantageusement sur ses petites jambes torses.

– Le nain de la reine est mort, et cela a fait beaucoup de peine à la reine, qui se contrarie de tout depuis qu'elle est enceinte. Et la naine est désespérée. Personne ne peut la consoler. Il lui faudrait un nouveau compagnon... de sa taille.

– Oh ! je suis sûr que je plairais à cette noble dame ! s'écria Barcarole en se cramponnant à la jupe de la servante. Emmenez-moi, belle carotte, emmenez-moi chez la reine. N'ai-je pas l'air admirable et séduisant ?

– C'est vrai qu'il n'est pas laid, hein, Jacinthe ? fit-elle, amusée.

– Je suis même beau, affirma l'avorton. Si la nature m'avait donné quelques centimètres de plus, j'aurais été le plus couru des barbillons. Et pour conter fleurette aux femmes, croyez-moi, ma langue n'est jamais en repos.

– La naine ne parle que l'espagnol.

– Je parle l'espagnol, et l'allemand et l'italien.

– Il faut l'emmener ! s'écria Bertille en battant des mains. Cette affaire est excellente, et nous fera remarquer de Sa Majesté. Dépêchons-nous. Nous devons être revenus au matin à Fontainebleau afin que notre absence ne se remarque point. Faut-il te mettre dans le panier du petit mulâtre ?

– Vous vous moquez, madame, protesta Barcarole, déjà très grand seigneur. Tout le monde riait et se congratulait. Barcarole chez la reine !... Barcarole chez la reine !

Calembredaine se contenta de lever le nez de dessus son écuelle.

– N'oublie pas les compagnons lorsque tu seras riche, dit-il.

Et il fit le geste très significatif de laisser glisser un écu entre son pouce et son index.

– Que tu me saignes si je les oublie ! protesta le nain, qui connaissait les lois impitoyables de la gueuserie.

Et, bondissant dans le coin où se trouvait Angélique, il lui fit un grand salut de cour.

– Au revoir, ô la plus belle, au revoir, ma frangine, marquise des Anges.

Le curieux petit homme levait vers elle le regard de ses yeux vifs, étrangement perspicaces. Il ajouta, jouant l'affectation d'un petit-maître :

– J'espère, ma très chère, que nous nous reverrons. Je vous donne rendez-vous... chez la reine.

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