Chapitre 3

Il la reprit dans ses bras et commença de gravir l'escalier de la tour. Il montait lentement afin de ne pas tituber, car les fumées du vin lui embrumaient le cerveau. Cette lenteur conférait à son ascension une sorte de solennité.

Angélique s'abandonnait à l'étreinte de ses bras puissants. Sa tête tournait, un peu comme la vis de l'escalier de pierre.

Arrivé à la dernière marche, Nicolas Calembredaine ouvrit d'un coup de pied la salle aux recels. Puis il alla jusqu'au grabat de manteaux et y laissa tomber Angélique comme un paquet, en s'écriant :

– À nous deux maintenant !

Le geste aussi bien que le rire triomphant qui fendait la face de l'homme et qu'Angélique voyait briller dans la pénombre tirèrent celle-ci de l'indifférence passive où elle avait sombré depuis la dernière taverne. Dégrisée par ses vomissements, elle eut un sursaut et, se levant, elle courut à la fenêtre où elle se cramponna aux barreaux sans trop savoir pourquoi.

– Et alors, cria-t-elle furieuse, que veux-tu dire, imbécile, avec ton : À nous deux ?

– Je... mais... je veux dire..., balbutia Nicolas, complètement désarçonné.

Elle eut un rire insultant.

– T'imagines-tu que par hasard tu vas devenir mon amant, toi, Nicolas Merlot ?

En deux pas silencieux, il fut près d'elle, le front barré d'une sombre ride.

– J'me l'imagine pas, fit-il sèchement. J'en suis sûr.

– C'est à voir.

– C'est tout vu.

Elle le brava du regard. La lueur rouge d'un feu de marinier, sur la plage au pied de la tour, les éclairait. Nicolas respira profondément.

– Écoute, reprit-il d'une voix basse et menaçante, je vais te parler encore parce que c'est toi et qu'il faut que tu comprennes. Mais t'as pas le droit de me refuser ce que je te demande. Je me suis battu pour toi. J'ai tué le gars que tu voulais. Le Grand Coësre nous a accordés. Tout est donc en règle avec la gueuserie. Tu es à moi.

– Et si moi je ne veux pas des lois de la gueuserie ?

– Alors tu mourras, fit-il avec un éclair au fond des yeux. De faim ou d'autre chose. Mais t'y laisseras ta peau, faut pas te faire d'illusion. D'ailleurs, t'as plus le choix maintenant. T'as donc pas compris ? insista-t-il en posant son poing fermé contre la tempe de la jeune femme. Avec ta mauvaise petite caboche de comtesse, t'as donc pas compris ce qui avait brûlé place de Grève en même temps que ton sorcier de mari ? C'est tout cela qui te séparait de moi, avant. Valet de chambre et comtesse, ça n'existe plus ! Moi, je suis Calembredaine, et toi... tu n'es plus rien. Les tiens t'ont abandonnée. Ceux d'en face...

Il tendit le bras, désignant de l'autre côté de la Seine obscure, la masse des Tuileries et de la galerie du Louvre où clignotaient des lumières.

– Pour ceux-là aussi tu n'existes plus. Voilà pourquoi tu es de la gueuserie... C'est la patrie de ceux que les leurs ont abandonnés... Là t'auras toujours à manger. On te défendra. On te vengera. On t'aidera. Mais ne trahis jamais...

Il se tut, un peu haletant. Elle sentait son souffle brûlant. Il la frôlait, et la chaleur de son désir lui communiquait une fièvre trouble. Elle le voyait ouvrir ses grandes mains, les lever, puis les reculer, comme s'il n'osait pas...

Alors, il commença de la supplier tout bas, en patois :

– Ma gazoute, ne sois pas méchante. Pourquoi me fais-tu la tête ? Est-ce que ça n'est pas tout simple ? On est là tous les deux... seuls... comme autrefois. On a bien mangé, bien bu. Qu'est-ce qu'il y a d'autre à faire que de s'aimer ? Tu ne vas pas me faire croire que je te fais peur ?

Angélique eut un petit rire et haussa les épaules.

Il reprit :

– Allons, viens !... Rappelle-toi. On s'entendait bien tous les deux. On était faits l'un pour l'autre. Il n'y a rien à faire contre ça... Je le savais que tu serais à moi. Je l'espérais. Et maintenant c'est arrivé !

– Non, fit-elle en secouant d'un mouvement têtu sa longue chevelure sur ses épaules.

Hors de lui, il cria :

– Méfie-toi. Je peux te prendre de force, si je veux.

– Essaie un peu, je t'arracherai les yeux avec mes ongles.

– Je te ferai tenir par mes hommes, hurla-t-il.

– Lâche !

Exaspéré, il se mit à jurer de façon horrible.

Cependant, elle l'entendait à peine. Le front appuyé aux barreaux glacés de la meurtrière comme une prisonnière qui n'a plus d'espoir, Angélique se sentait envahie d'une lassitude accablante. « Les tiens t'ont abandonnée... » En écho à cette phrase que Nicolas venait de prononcer, d'autres phrases résonnaient, tranchantes comme des couperets : « Je ne veux plus entendre parler de vous... Il vous faut DISPARAITRE. Plus de titres, plus de nom, plus rien. »

Et Hortense surgissait comme une harpie, sa chandelle à la main.

– Va-t'en ! Va-t'en !

C'était Nicolas qui avait raison, Nicolas Calembredaine, l'hercule au sang lourd et sauvage.

Soudain, résignée, elle passa devant lui, et, près de la litière, commença de dégrafer son corsage de serge brune. Puis elle fit glisser sa jupe. En chemise, elle hésita un instant. Le froid mordait sa peau, mais sa tête était brûlante. Très vite, elle ôta ce dernier vêtement et s'étendit nue sur les manteaux volés.

– Viens, dit-elle avec calme.

Essoufflé, il s'était tu. Cette docilité lui paraissait suspecte. Il s'approcha avec méfiance. À son tour, il se débarrassa de ses haillons avec lenteur.

Sur le point d'atteindre au sommet de ses rêves les plus exaltés, Nicolas, l'ancien valet, demeurait tremblant. La lueur confuse du feu sur la plage projetait au mur son ombre gigantesque.

– Viens, répéta-t-elle. J'ai froid.

En effet, elle aussi s'était mise à trembler, de froid peut-être, mais aussi, devant ce grand corps en arrêt, d'une impatience mêlée de crainte.

D'un bond, il fut sur elle. Il la broya dans ses bras à la briser, et il poussait de grands éclats de rire entrecoupés :

– Ah ! cette fois, c'est la bonne ! Ah ! que c'est bon ! Tu es à moi. Tu ne m'échapperas plus !

Tu es à moi... À moi ! À moi ! À moi ! répétait-il, scandant ainsi son délire viril.

*****

Un peu plus tard, elle l'entendit soupirer à la manière d'un chien repu.

– Angélique, murmura-t-il.

– Tu m'as fait mal, se plaignit-elle.

Et, s'enroulant dans un manteau, elle s'endormit.

Par deux fois dans la nuit, il la reprit. Engourdie, elle émergeait d'un sommeil pesant pour devenir la proie de cet être de l'ombre qui l'empoignait en jurant, la forçait en poussant de grands soupirs rauques, puis s'écroulait près d'elle, en bredouillant des mots sans suite. À l'aube, un chuchotement de voix l'éveilla.

– Calembredaine, grouille-toi, réclamait Beau-Garçon. Y a encore des comptes à régler à la foire Saint-Germain avec des sorcières à Rodogone-l'Égyptien qui ont balancé la mère Hurlurette et le père Hurlurot.

– J'arrive. Mais fais pas de bruit. La petite se repose encore.

– On s'en doute. Quel raffut cette nuit dans la tour de Nesle ! Les rats ont pas pu dormir. On peut dire que tu t'en es donné ! C'est drôle que tu puisses pas faire l'amour sans gueuler.

– Tais-toi ! grogna Calembredaine.

– La marquise des Polaks ne se frappe pas trop. Il faut dire que j'ai exécuté tes ordres au petit poil. Toute la nuit je l'ai mignonnée pour qu'il lui prenne pas l'idée de monter ici avec un surin. La preuve qu'elle t'en veut pas, c'est qu'elle attend en bas avec une pleine marmite de vin chaud.

– Ça va. File.

Beau-Garçon parti, Angélique risqua un regard entre ses cils. Nicolas était déjà debout, au fond de la pièce, ayant revêtu son uniforme d'innommables haillons. Il avait le dos tourné et se penchait sur un coffret dans lequel il cherchait quelque chose. Pour une femme quelque peu avertie, l'attitude de ce dos était très significative. C'était celle d'un homme extrêmement gêné.

Il referma le coffret et, serrant un objet dans son poing, revint vers le lit. Elle s'empressa de feindre le sommeil.

Il se pencha et l'appela à mi-voix :

– Angélique, est-ce que tu m'entends ?... Faut que je file. Mais avant je voudrais te dire... J'voudrais savoir... Est-ce que tu m'en veux beaucoup pour cette nuit ?... C'est pas de ma faute. C'était plus fort que moi. Tu es si belle !...

Il posa sa main rugueuse sur l'épaule nacrée qui dépassait de la couverture.

– Réponds-moi. J'vois bien que tu ne dors pas. Regarde ce que j'ai choisi pour toi. C'est une bague, une vraie. J'l'ai fait évaluer par un marchand du quai des Orfèvres. Regarde-la... Tu ne veux pas ? Tiens, je la pose à côté de toi... Dis-moi ce qui te ferait plaisir ? Veux-tu du jambon, un beau jambon ? On l'a amené tout frais de ce matin, pris chez le charcutier de la place de Grève pendant qu'il regardait pendre un de nos copains... Veux-tu une robe neuve ?... J'en ai aussi... Réponds-moi ou je vais me mettre en colère.

Elle consentit à glisser un regard entre ses cheveux emmêlés et dit d'un ton rogue :

– Je veux un grand baquet avec de l'eau bien chaude.

– Un baquet ? répéta-t-il, interloqué.

Il l'examina avec soupçon.

– Pour quoi faire ?

– Pour me laver.

– Bon, fit-il rassuré. La Polak va te monter ça. Demande tout ce que tu veux. Et, si t'es pas contente, préviens-moi au retour. Je cognerai dur.

Satisfait qu'elle eût exprimé un désir, il se tourna vers un petit miroir vénitien posé sur le rebord de l'âtre et entreprit de coller sur sa joue la boule de cire teinte qui contribuait à le défigurer.

Angélique s'assit d'un bond.

– Ça jamais ! dit-elle catégorique. Je t'INTERDIS, Nicolas Merlot, de te présenter devant moi avec ton dégoûtant visage de vieillard pourri et lubrique. Sinon, je serais incapable de supporter que tu me touches encore.

Une expression de joie enfantine éclaira la face brutale, déjà marquée par une vie criminelle.

– Et, si je t'obéis... tu voudras bien encore ?

Elle rabattit brusquement un pan du manteau sur son visage pour dissimuler brusquement l'émotion que lui causait cette lueur dans les yeux du bandit Calembredaine. Car c'était le regard familier du petit Nicolas si léger, instable, mais « pas mauvais cœur » comme disait sa pauvre femme de mère. Nicolas qui se penchait sur sa jeune sœur martyrisée par les soldats et l'appelait : Francine, Francine...

Ainsi, voici ce que la vie pouvait faire d'un petit garçon, d'une petite fille... Le cœur d'Angélique se gonfla de pitié pour elle-même, pour Nicolas. Ils étaient seuls, abandonnés de tous...

– Tu voudras bien que je t'aime encore ? murmurait-il.

Alors, pour la première fois depuis qu'ils s'étaient retrouvés si étrangement, elle lui sourit.

– Peut-être.

Nicolas étendit solennellement le bras et cracha par terre.

– Alors, je jure ceci : Même si je dois me faire poisser par les grimauts et les malveillants en me débarbouillant en plein Pont-Neuf, tu ne me verras plus jamais en Calembredaine.

Il fourra sa perruque et son bandeau dans sa poche.

– J'vas aller me déguiser en bas.

– Nicolas, appela-t-elle encore, j'ai un pied blessé. Regarde. Est-ce que le Grand Matthieu, l'empirique du Pont-Neuf, aurait quelque chose pour me guérir ?

– J'passerai le voir.

Brusquement, il prit le petit pied blanc à deux mains et le baisa.

*****

Lorsqu'il fut sorti, elle se pelotonna et chercha à retrouver le sommeil. Le froid était de nouveau assez vif mais, bien couverte, elle n'en souffrait pas. Un pâle soleil d'hiver posait des rectangles de lumière sur les murs.

Le corps d'Angélique était las et même douloureux, mais elle n'était pas sans éprouver une sorte de bien-être.

« C'est bon, se disait-elle. C'est comme l'apaisement de la faim et de la soif. On ne pense plus à rien. C'est bon de ne plus penser à rien. »

Près d'elle, le diamant de la bague étincelait. Elle sourit. Quand même, ce Nicolas, elle le ferait toujours marcher par le bout du nez !

Plus tard, quand Angélique songea à ce temps qu'elle avait passé dans les bas-fonds, elle murmura souvent en secouant la tête rêveusement : « J'étais folle ! »

En vérité, ce fut un peu cette folie qui lui permit de vivre dans ce monde terrifiant et pitoyable. Ou plutôt ce fut un engourdissement de sa sensibilité, une sorte de sommeil animal.

Ses gestes et ses actions obéissaient à des besoins très simples. Elle voulait manger, avoir chaud. Un frileux besoin de protection la ramenait vers la poitrine dure de Nicolas, et la rendait docile à ses étreintes brutales et impérieuses. Elle qui avait aimé le linge le plus fin, les draps brodés, elle dormait sur un lit de manteaux volés qui mélangeaient dans leurs laines toutes les odeurs des hommes de Paris. Elle était la proie d'un rustre, d'un valet devenu bandit, d'un jaloux, fou d'orgueil d'être son maître. Et, non seulement elle ne le craignait point, mais elle ne trouvait pas sans saveur le sentiment excessif qu'il lui portait.

Les objets dont elle se servait, la nourriture qu'elle mangeait, n'étaient le fruit que de vols, sinon de crimes.

Ses amis étaient des assassins et des miséreux. Son logis était un coin des remparts, des berges ou d'un bouge ; son seul monde, enfin, était ce domaine redouté et quasi inaccessible de la cour des Miracles, où les officiers du Châtelet et les sergents de la prévôté n'osaient s'aventurer qu'en plein jour. Trop peu nombreux devant l'armée affreuse des parias qui représentait alors un cinquième de la population parisienne, ils lui abandonnaient la nuit. Et pourtant, plus tard, après avoir murmuré : « J'étais folle », Angélique, parfois, deviendrait rêveuse en songeant à cette période où elle avait régné aux côtés de l'illustre Calembredaine sur les vieux remparts et les ponts de Paris.

*****

Ç'avait été une idée de Nicolas que de faire « occuper » par des voyous et des gueux à sa dévotion les restes de la vieille enceinte construite jadis par Philippe Auguste autour du Paris moyenâgeux. Depuis quatre siècles la ville avait fait éclater sa ceinture de pierre. Les remparts de la rive droite avaient presque entièrement disparu ; ceux de la rive gauche subsistaient, ruinés, envahis de lierre, mais pleins de trous à rats et de caches providentielles.

Pour leur possession Nicolas Calembredaine avait mené un assaut lent, sournois et tenace, dont Cul-de-Bois, son conseiller, avait organisé la stratégie avec une habileté digne d'une meilleure cause.

Tout d'abord on envoyait s'installer ici et là des nichées d'enfants pouilleux, avec leurs mères en loques, de celles que l'archer des pauvres ne peut expulser sans ameuter tout un quartier.

Puis les gueux entraient en ligne.

Vieux et vieilles, infirmes, aveugles, qui se contentent de peu, d'un trou de pierre où l'eau goutte, d'un bout d'escalier, d'une ancienne niche à statue, d'un coin de cave. Enfin les soldats avec leurs épées ou leurs espingoles bourrées de vieux clous avaient pris de force les meilleurs endroits, les donjons et les poternes encore solides avec de belles salles spacieuses et des souterrains. Ils en délogeaient en quelques heures les familles d'artisans et de compagnons ouvriers qui avaient espéré trouver là un toit à bon compte. Les pauvres gens ne se sentant pas en règle avec la ville, n'osaient porter plainte et s'enfuyaient, heureux encore lorsqu'ils pouvaient emporter quelques meubles et ne se retrouvaient pas une rapière dans le ventre.

Cependant ces expéditions sommaires n'étaient pas toujours aussi simples. Il existait une catégorie de « récalcitrants » parmi les propriétaires. C'étaient les membres d'autres bandes de la gueuserie qui refusaient de céder la place. Il y avait de terribles batailles, dont l'aube révélait la violence avec les cadavres haillonneux que la Seine rejetait sur ses plages. Le plus dur, ce fut la possession de cette vieille tour de Nesle, dressée avec son tourillon et ses lourds mâchicoulis à l'angle de la Seine et des anciens fossés. Mais quand on s'y installa, quelle merveille ! Un vrai château !...

Calembredaine en fit son repaire. Et c'est alors que les autres capitaines de la gueuserie s'aperçurent que ce nouveau venu parmi les « frères » encerclait tout le quartier de l'Université, tenait les alentours des anciennes portes Saint-Germain, Saint-Michel, Saint-Victor, jusqu'à se retrouver au bord de la Seine dans les soubassements de la Tournelle. Les étudiants qui avaient le goût d'aller se battre au Pré-aux-Clercs, les petits-bourgeois du dimanche, heureux de pêcher le goujon dans les anciens fossés, les belles dames désireuses de rendre visite à leurs amies du faubourg Saint-Germain ou daller voir leurs confesseurs au Val-de-Grâce, n'avaient qu'à préparer leurs bourses. Une nuée de mendiants se dressaient devant eux, arrêtaient les chevaux, bloquaient les carrosses dans les passages étroits des portes ou des ponceaux jetés sur les fossés. Les paysans ou les voyageurs venus de l'extérieur devaient payer un second octroi aux « drilles » menaçants qu'ils rencontraient postés devant eux alors qu'ils se trouvaient déjà depuis longtemps en plein Paris. En la rendant presque aussi difficile à franchir qu'au temps des ponts-levis. les gens de Calembredaine ressuscitaient la vieille enceinte de Philippe Auguste.

*****

C'était un coup de maître dans le royaume de Thunes. Le sage et cupide avorton qui le dirigeait, le Grand Coësre, Rolin-le-Trapu, n'intervint pas. Calembredaine payait en prince. Son goût de la bataille précise, ses décisions hardies, mises au service d'un génie d'organisation : Cul-de-Bois, le rendaient chaque jour plus puissant. De la tour de Nesle il prit le Pont-Neuf, place privilégiée de Paris avec son flot de badauds toujours béats et qui se laissent couper la bourse si facilement que des artistes comme Jactance se dégoûtent de les voler.

La bataille du Pont-Neuf fut terrible. Elle dura plusieurs mois. Calembredaine gagna, parce que les siens occupaient déjà les abords.

Dans de vieilles plates désaffectées, retenues aux arches ou aux pilotis des ponts, il postait ses gueux, qui, paraissant dormir, étaient autant de sentinelles vigilantes.

Les jours suivants, se hasardant à travers ce Paris souterrain en compagnie de Pied-Léger, de Barcarole ou de Cul-de-Bois, Angélique découvrit peu à peu le réseau de pouillerie et de rançonnement soigneusement mis en place par son ancien compagnon de jeux.

– Tu es plus malin que je ne croyais, dit-elle un soir à Nicolas, il y a quelques bonnes idées dans ta caboche.

Et, de la main, elle lui effleura le front.

De tels gestes, dont elle n'était pas coutumière, bouleversaient le bandit. Il l'attira sur ses genoux.

– Ça t'épate ?... T'aurais pas cru ça d'un croquant comme moi ? Mais, croquant j'l'ai jamais été, j'ai jamais voulu l'être...

Il cracha avec mépris sur le dallage.

Ils étaient assis devant le feu de la grande salle, sous la tour de Nesle. Là s'assemblaient les suppôts de Calembredaine et une foule de guenilleux venus faire leur cour au potentat de leur « matterie ». Comme chaque soir, ce public puant et bruyant grouillait dans les cris des marmots, les éructations, les injures qui sonnaient sous les voûtes, le heurt des gobelets d'étain, et l'odeur insoutenable de vieilles loques et de vin.

L'assemblée offrait un choix de tout ce qu'on pouvait trouver de mieux parmi les troupes de l'illustre polisson. Celui-ci voulait qu'en son fief il y eût toujours des tonneaux en perce et des viandes à la broche. De telles libéralités mataient les plus fortes têtes. En effet, lorsqu'il pleuvait et ventait, que la rue était déserte, que le noble dédaignait le théâtre et le bourgeois la taverne, qu'y avait-il de mieux à faire, pour un « narquois » bredouille, que d'aller chez Calembredaine « s'en mettre plein la lampe » ?... Cul-de-Bois se plantait sur la table avec l'arrogance de l'homme de confiance et l'air sombre d'un philosophe méconnu. Barcarole, son compère, cabriolait des uns aux autres et exaspérait les joueurs de cartes. Mort-aux-Rats vendait son gibier aux petites vieilles affamées, Thibault-le-Vielleur tournait la manivelle de sa musique en jetant des regards moqueurs par la fenêtre de son chapeau de paille, tandis que Linot, son petit suiveur, un gamin aux yeux d'ange, tapait sur une cymbale. La mère Hurlurette et le père Hurlurot se mettaient à danser et les reflets du feu jetaient jusqu'au plafond leurs ombres grotesques et pesantes. Ce couple de gueux, disait Barcarole, n'avait qu'un œil et trois dents pour eux deux. Le père Hurlurot était aveugle et raclait une sorte de boîte tendue de deux cordes qu'il appelait violon. Elle, borgne, épaisse, son énorme chevelure d'étoupe grise s'échappant d'un turban de linge sale, claquait des castagnettes et gigotait de ses grosses jambes enflées, emmaillotées de plusieurs épaisseurs de bas. Barcarole disait encore qu'elle avait dû être Espagnole... dans le temps. Il n'en subsistait que les castagnettes.

Il y avait aussi dans l'entourage immédiat de Calembredaine, Pied-Léger, l'ancien coureur, toujours haletant, Tabelot-le-Bossu, Jactance-le-Coupe-Bourse, Prudent, un voleur très geignard et timoré, ce qui ne l'empêchait pas d'être de tous les cambriolages, Beau-Garçon qui était ce qu'on appelle un « barbillon » c'est-à-dire un souteneur, et qui, lorsqu'il s'habillait en prince, eût trompé le roi lui-même, des prostituées passives comme des bêtes ou criardes comme des harpies, des saltimbanques, plus rares, car leurs hommages allaient à Rodogone-l'Égyptien, et des laquais mauvais garçons qui, entre deux places où ils volaient leurs maîtres, cherchaient à écouler leurs larcins. Des étudiants dévoyés, à jamais touchés par la corruption de la gueuserie où les conduisait leur pauvreté, venaient, en échange de menus services, jeter leurs dés parmi les voyous. On appelait archi-suppôts ces parleurs de latin et ils édictaient les lois du Grand Coësre. Tel était ce Gros-Sac qui, déguisé en moine, avait attiré Conan Bêcher dans un guet-apens. Les escrocs de la pitié publique, les contrefaits, les aveugles, les boiteux, les moribonds du jour prenaient aussi leur place à l'hôtel de Nesle. Les vieux murs qui avaient vu les luxurieuses orgies de la reine Marguerite de Bourgogne et entendu les râles des jeunes gens égorgés après l'amour, finissaient leur sinistré carrière en portant dans leurs flancs les pires déchets de la création. Car il y avait aussi les vrais infirmes, les idiots, les demi-fous, les monstres comme ce Crête-de-Coq affublé d'un étrange appendice au front et dont Angélique ne pouvait soutenir la vue. Calembredaine avait fini par chasser le malheureux. Monde maudit : des enfants qui ne ressemblaient plus à des enfants, des femmes qui se donnaient aux hommes à même la paille du carrelage, des vieux et des vieilles aux yeux vagues de chiens perdus ; et pourtant il régnait sur cette foule un climat de nonchalance et de satisfaction qui n'était pas un leurre.

La misère n'est insoutenable que lorsqu'elle n'est pas totale et pour ceux qui peuvent comparer. Les gens de la cour des Miracles n'ont ni passé ni avenir. Bien des gaillards sains, mais paresseux, s'y engraissaient dans l'oisiveté. La faim, le froid étaient pour les faibles, pour ceux qui en ont l'habitude. Le crime et la mendicité les seules tâches. L'incertitude du lendemain n'inquiétait personne. Qu'importe ! Le prix inestimable de cette incertitude c'est la liberté, le droit de tuer ses poux au soleil quand ça vous chante. Il peut toujours venir, l'archer des pauvres ! Les grandes dames et leurs aumôniers peuvent toujours bâtir des hôpitaux, des asiles... Les gueux n'y entreront jamais que contraints et forcés, malgré la soupe qu'on y assure.

Comme si la table de Calembredaine n'était pas meilleure, ravitaillée aux bons endroits par ses sbires qui hantent les chalands sur la Seine, rôdent près des charcuteries et boucheries, et attaquent les paysans qui se rendent au marché.

*****

Angélique, devant le feu crépitant de fagots volés, s'appuyait aux dures cuisses de Calembredaine. Il n'y avait pas une once de graisse chez cet athlète. Le garçonnet de jadis, qui grimpait aux arbres comme un écureuil, était devenu un hercule, tout en muscles énormes et serrés. À ses larges épaules, on pouvait retrouver son atavisme paysan. Mais il était vrai qu'il avait secoué la glaise de ses sabots. C'était un loup des villes, souple et rapide.

Lorsque ses bras se refermaient sur Angélique, elle avait l'impression d'être prisonnière d'un cercle de fer qu'aucune force ne pourrait dénouer. Suivant l'heure, elle se révoltait ou bien elle posait d'un geste félin sa joue contre la joue râpeuse de Nicolas. Il lui plaisait de voir s'allumer dans les yeux du fauve une lueur éblouie et d'y prendre conscience de son propre pouvoir. Nicolas ne se montrait jamais à elle que dégrimé. Les traits de l'ancien Nicolas de Monteloup la rendaient plus sensible qu'elle ne croyait à l'empire du nouveau Nicolas et, quand il lui chuchotait, en ce patois qui avait été leur premier langage, les mots qu'on dit aux bergères dans le foin des meules, le décor sordide s'effaçait. C'était comme une drogue, quelque chose qui calmait des blessures trop profondes. L'orgueil que cet homme éprouvait de la posséder était à la fois insultant et impressionnant.

– Tu étais une noble... Tu m'étais interdite, aimait-il à répéter, et moi je me disais : Je l'aurai... Et je savais que tu viendrais... Et maintenant, tu es à moi.

Elle l'insultait, mais se défendait mal. Car il est vrai qu'on ne peut craindre réellement un être qu'on a connu enfant : ce sont les réflexes de l'enfance dont on se défait le moins. La familiarité qui les unissait l'un à l'autre avait de trop lointaines racines.

– Sais-tu à quoi je pensais ? dit-il. Toutes ces idées que j'ai eues dans Paris, et qui m'ont permis de réussir, elles me sont venues de nos aventures d'enfants et de nos expéditions. On les préparait bien à l'avance, te souviens-tu ? Eh bien, quand je me suis trouvé à organiser mon... travail, quelquefois je me disais...

Il s'interrompit pour réfléchir et passa la langue sur ses lèvres. Un gamin, nommé Flipot, accroupi à ses pieds, lui tendit un gobelet de vin.

– Ça va, grogna Calembredaine en rejetant le gobelet, laisse-nous causer. Vois-tu, continua-t-il, je me disais parfois : qu'est-ce qu'elle aurait fait, Angélique ? Quel est le beau coup qui lui serait venu dans sa petite cervelle ? Et ça m'aidait... Pourquoi ris-tu ?

– Je ne ris pas, je souris. Parce que je me rappelle la dernière expédition que nous avons faite et qui n'a pas été bien glorieuse. Quand nous étions partis pour les Amériques et que nous avons tout juste échoué à l'abbaye de Nieul...

– C'est vrai ! C'était une belle sottise. J'aurais pas dû te suivre cette fois...

Il réfléchit encore.

– Elles n'étaient pas bien fameuses, tes idées, à ce moment-là. C'est parce que tu grandissais, tu devenais une femme. Les femmes, ça n'a pas de bon sens... Mais ça a autre chose, conclut-il avec un rire gaillard.

Il hésita, puis osa une caresse en guettant sa compagne du coin de l'œil. C'était la force d'Angélique qu'il ne sût jamais comment seraient accueillies ses initiatives amoureuses. Pour un baiser, elle lui sautait aux yeux, les prunelles flambantes ainsi que celles d'une chatte irritée, menaçant de se précipiter du haut de la tour, l'insultant avec un vocabulaire de harengère qu'elle n'avait pas été longue à apprendre.

Elle boudait des jours entiers, glaciale, au point d'impressionner Barcarole et de faire bégayer Beau-Garçon. Calembredaine rassemblait alors son équipe et chacun, atterré, s'interrogeait sur les causes de son humeur.

Au contraire, à d'autres moments elle savait se faire douce, rieuse, presque tendre. Il la retrouvait. C'était elle !... Son rêve de toujours ! La fillette Angélique, pieds nus, en guenilles, les cheveux mêlés de brindilles, courant par les chemins. Et puis d'autres fois encore, elle devenait passive et comme absente, soumise à tout ce qu'il voulait d'elle, mais si indifférente qu'il renonçait, inquiet, vaguement effrayé. Une drôle de garce, vraiment, la marquise des Anges !...

*****

En fait elle ne calculait pas. Ses nerfs trop ébranlés la plongeaient dans des alternatives de désespoir et d'horreur ou d'abandon morne et presque heureux. Mais son instinct féminin lui avait enseigné le seul moyen de défense. Comme elle avait subjugué le petit paysan Merlot, elle matait le bandit qu'il était devenu... Elle échappait au danger d'être son esclave ou sa victime. Elle le tenait à sa merci plus encore par la câlinerie de ses consentements que par la rudesse de ses refus. Et la passion de Nicolas devenait chaque jour plus dévorante. Cet homme dangereux, qui avait les mains souillées de sang, de bien des crimes, en était arrivé à trembler de lui déplaire.

Ce soir, voyant que la marquise des Anges n'avait pas son méchant visage, il se mit à la caresser avec orgueil. Et elle s'alanguissait comme une liane contre son épaule. Elle dédaignait le cercle de trognes affreuses et ricanantes qui les entouraient. Elle admettait qu'il lui écartât son corsage, qu'il l'embrassât violemment sur la bouche. Son regard d'émeraude filtrait entre ses cils, provocant et lointain. Goûtant intérieurement la profondeur de sa déchéance, Angélique semblait étaler à plaisir sa fierté d'être la chose d'un maître redouté.

Un tel manège faisait hurler de rage la Polak.

L'ancienne maîtresse en titre de Calembredaine n'acceptait pas si facilement son brusque « dégommage », d'autant plus qu'avec la cruauté des vrais tyrans Calembredaine en avait fait la servante d'Angélique. C'était elle qui devait monter à sa rivale l'eau chaude pour sa toilette, usage si étonnant dans le monde des gueux qu'on en parlait jusqu'au faubourg Saint-Denis. Dans sa colère, la Polak, chaque fois, se renversait la moitié de l'eau bouillante sur les pieds. Mais, tel était l'ascendant de l'ancien valet sur ses gens, qu'elle n'osait prononcer un mot en face de celle qui lui avait pris les faveurs de son amant. Angélique recevait avec une égale indifférence les services et les œillades haineuses de cette grosse fille brune. En langage argotier, la Polak était une ribaude, c'est-à-dire une fille à soldats, de celles qui suivent les armées en guerre. Elle avait plus de souvenirs de bataille qu'un vieux mercenaire suisse. Elle pouvait parler canons, arquebuses et piques avec un égal bonheur, car elle avait eu des relations à tous les degrés de l'échelon militaire. Elle était même allée, précisait-elle, jusqu'aux officiers, pour leurs beaux yeux et leurs jolies moustaches, car ces gentils seigneurs ont plus souvent les poches vides qu'un brave soldat pillard. Elle avait régné toute une campagne sur un régiment de Polonais, d'où son surnom. Elle portait à la ceinture un couteau qu'elle tirait à tout propos et dont elle avait la réputation de se servir avec habileté.

Le soir, après avoir atteint le fond d'une cruche de vin, la Polak mise en verve parlait de pillage et d'incendie.

– Ah ! beau temps de la guerre ! Je disais aux soldats :

– Baisez-moi, gens d'armes. Je tuerai vos poux !...

Elle se mettait à chanter des refrains de corps de garde, embrassait les anciens militaires. On finissait par l'envoyer dehors à grands coups de pied. Alors, sous la pluie et le vent d'hiver, la marquise des Polaks courait sur les berges de la Seine et tendait les bras vers le Louvre, invisible dans la nuit.

– Eh ! Majesté ! Eh ! Franc-Ripault2 ! criait-elle, quand nous donneras-tu la guerre ?... La bonne guerre ! Qu'est-ce que tu fiches, là-bas, dans ta cambuse, bon à rien ? Qu'est-ce qui m'a f... un roi sans batailles ? Un roi sans victoires ?...

À jeun, la Polak oubliait ses propos belliqueux et ne songeait plus qu'à reconquérir Calembredaine. Elle s'y employait avec toutes les ressources d'un caractère sans scrupules et d'un tempérament volcanique. À son avis, disait-elle, Calembredaine ne serait pas long à en avoir assez de cette fille qui ne riait guère et dont les yeux parfois ne semblaient pas vous voir. D'accord, ils étaient « pays ». Ça crée des liens ; mais elle le connaissait, Calembredaine. Ça ne lui suffirait pas. Et dame, elle, la Polak, elle demandait au fond pas mieux que de partager. Après tout, deux femmes pour un homme, c'est pas beaucoup. Le Grand Coësre en avait six !...

Le drame, inévitable, éclata. Il fut court, mais violent. Certain soir, Angélique était allé voir Cul-de-Bois, dans un trou où il logeait du côté du pont Saint-Michel. Elle lui avait apporté une andouillette. Cul-de-Bois était le seul personnage de la bande auquel elle accordât sa considération. Elle avait pour lui des attentions qu'il recevait d'ailleurs avec une même face de bouledogue hargneux qui trouve cela tout à fait normal.

Ce soir-là, après avoir flairé l'andouillette, il regarda Angélique et lui dit :

– Où t'en retournes-tu ?

– À Nesle.

– N'y va pas. En passant, arrête-toi chez le tavernier Ramez, près du Pont-Neuf. Calembredaine y est avec les compagnons et la Polak.

Il attendit un instant, comme pour lui laisser le temps de comprendre, puis insista :

– T'as compris ce que tu dois faire ?

– Non.

Elle était agenouillée devant lui comme elle en avait l'habitude, afin d'être à la hauteur de l'homme-tronc. Le sol et les murs de la tanière étaient de terre battue. Le seul meuble était un coffre de cuir bouilli dans lequel Cul-de-Bois rangeait ses quatre vestes et ses trois chapeaux. Il était toujours très soigné de sa demi-personne. Le trou était éclairé par une veilleuse d'église volée, plantée au mur : un délicat travail d'orfèvrerie, en vermeil.

– Tu entreras dans la piaule, expliqua Cul-de-Bois d'un air docte, et quand tu auras vu ce que Calembredaine fait avec la Polak, tu prendras ce qui te tombera sous la main : un pot, une bouteille, et tu lui taperas sur le crâne.

– À qui ?

– À Calembredaine pardi ! Dans ces cas-là on s'occupe pas de la fille.

– J'ai un couteau, dit Angélique.

– Laisse-le tranquille, tu sais pas t'en servir. Et puis, pour donner une leçon au gueux qui trompe sa marquise, y a que le coup sur la tête, crois-moi !

– Mais cela m'est bien égal que ce croquant me trompe, dit Angélique avec un sourire hautain.

Les yeux de Cul-de-Bois s'allumèrent dans la broussaille de ses sourcils. Il parla avec lenteur.

– T'as pas le droit... Je dirai plus : t'as pas le choix. Calembredaine est puissant parmi les nôtres. Il t'a gagnée. Il t'a prise. T'as plus le droit de le dédaigner. T'as plus le droit de le laisser te dédaigner. C'est ton homme.

Angélique eut un frisson où il y eut de la colère et une sourde volupté. Sa gorge se serra.

– Je ne veux pas, murmura-t-elle d'une voix étouffée.

Le cul-de-jatte poussa un grand éclat de rire amer.

– Moi non plus, je ne voulais pas, quand un boulet m'a rasé les deux quilles à Nordlingen. Il n'a pas demandé mon avis. On peut pas revenir sur ces choses-là. Faut s'en accommoder, c'est tout... Il faut apprendre à marcher dans un plat de bois...

La flamme de la veilleuse accusait tous les bourgeonnements de la grosse face de Cul-de-Bois. Angélique pensa qu'il ressemblait à une énorme truffe, un champignon poussé dans l'ombre et l'humidité de la terre.

– Apprends donc toi aussi à marcher parmi les gueux, reprit-il d'une voix basse et pressante. Fais ce que je te dis. Sinon tu mourras.

Elle rejeta sa chevelure en arrière d'un mouvement orgueilleux.

– Je n'ai pas peur de la mort.

– J'te parle pas de cette mort-là, grommela-t-il. Mais de l'autre mort, la pire, celle de toi-même...

Tout à coup, il se mit en colère.

– Tu me fais dire des c... ! J'essaie de te faire comprendre, par le diable ! T'as pas le droit de laisser une Polak t'écraser ! T'as pas le droit... Pas toi. T'as compris ?

Il lui vrillait dans les yeux un regard de feu.

– Allons, lève-toi et marche ! Donne-moi la bouteille et le gobelet, là-bas, dans le coin.

Et après avoir versé une rasade d'eau-de-vie :

– Avale ça d'un coup, et puis vas-y... N'aie pas peur de taper dur. Je le connais, Calembredaine. Il a le crâne solide !...

En pénétrant dans le bouge de l'Auvergnat Ramez, Angélique s'arrêta sur le seuil. Le brouillard était presque aussi épais à l'intérieur qu'au-dehors. La cheminée tirait mal et emplissait la salle de fumée. Quelques ouvriers accoudés aux tables boiteuses buvaient en silence.

Au fond de la pièce, devant l'âtre, Angélique aperçut les quatre soldats qui composaient la garde habituelle de Calembredaine ; La Pivoine, Gobert, Riquet. La Chaussée, puis Barcarole hissé sur une table, Jactance, Prudent, Gros-Sac, Mort-aux-Rats, enfin Nicolas lui-même tenant sur ses genoux la Polak débraillée et à demi culbutée, qui hurlait des chansons à boire.

C'était le Nicolas qu'elle haïssait, le visage hideux et grimé de Calembredaine. Ce seul spectacle, joint à l'alcool que lui avait fait boire Cul-de-Bois, réveilla son instinct combatif. D'une main prompte, elle saisit un lourd pot d'étain sur une table et s'avança jusqu'au groupe. Les assistants étaient trop ivres pour l'apercevoir et la reconnaître. Dès qu'elle se trouva derrière Nicolas, elle rassembla ses forces et frappa en aveugle. Il y eut un grand « Hou ! » poussé par Barcarole. Puis Nicolas Calembredaine vacilla et bascula tête la première dans les tisons de l'âtre, entraînant la Polak qui se mit à pousser des hurlements.

Il s'ensuivit un grand désordre. Les autres buveurs s'étaient rués dehors. On les entendait appeler « Au meurtre », tandis que les « narquois » tiraient leur épée et que Jactance, cramponné à la masse de Nicolas, essayait de le tirer en arrière. Les cheveux de la Polak commençaient à flamber. Barcarole courut jusqu'à l'extrémité de la table où il s'était perché, saisit une cruche d'eau et la vida sur la tête de la femme.

*****

Tout à coup une voix cria :

– Caltez, les frères ! V'la les malveillants, v'la les gaffres... Des pas s'entendaient au-dehors. Un sergent exempt du Châtelet, tenant un pistolet, parut sur le seuil en criant :

– Halte-là, malandrins !

Mais la fumée épaisse et l'ombre à peu près totale de la pièce lui firent perdre un temps précieux.

Saisissant le corps inerte de leur chef, les bandits l'avaient traîné dans l'arrière-boutique et s'enfuyaient par une autre issue.

– Grouille-toi, marquise des Anges ! hurla Gros-Sac.

Bondissant par-dessus un banc renversé, elle chercha à les rejoindre. Une poigne solide l'accrochait au passage. Une voix cria :

– Je tiens la gueuse, sergent.

Soudain, Angélique vit la Polak se dresser devant elle. La ribaude levait son poignard.

– Je vais mourir, pensa Angélique dans un tourbillon.

La lame brilla, traversant l'ombre. L'archer qui tenait Angélique se plia en deux et s'effondra avec un râle. La Polak jeta une table dans les jambes des policiers qui accouraient. Elle poussa Angélique vers la fenêtre et toutes deux sautèrent dans la ruelle. Un coup de feu claqua sur leurs talons.

Quelques instants plus tard, les deux femmes rejoignirent le groupe des suppôts de Calembredaine dans les environs du Pont-Neuf. Ils avaient fait halte pour reprendre haleine.

– Ouf ! soupira La Pivoine en essuyant de sa manche son front en sueur. J'crois pas qu'ils nous poursuivront jusqu'ici. Mais, ce sacré Calembredaine, il est en plomb, ma parole !

– Ils n'ont poissé personne ? Tu es là, Barcarole ?

– Toujours là.

La Polak expliqua :

– Ils avaient crocheté la marquise des Anges. Mais j'ai buté le rouauh3 en plein ventre. Ça ne pardonne pas.

Elle montra son poignard taché de sang.

Le cortège reprit sa route vers la tour de Nesle, grossi de tous les camarades qui rôdaient à cette heure dans leur coin favori.

La nouvelle se passait de bouche en bouche.

– Calembredaine ! L'illustre polisson ! Blessé !...

Gros-Sac expliqua :

– C'est la marquise des Anges qui lui a porté un coup de ringlard parce qu'il mignonnait la Polak...

– C'est régulier ! disait-on.

Un homme proposa :

– Je vais aller chercher le Grand Matthieu.

Et il partit en courant.

*****

À l'hôtel de Nesle, on mit Calembredaine sur la table de la grande salle. Angélique s'approcha de lui, lui arracha son masque et examina la blessure. Elle était déconcertée de le voir ainsi immobile et couvert de sang ; elle n'avait pas l'impression d'avoir frappé si fort ; sa perruque aurait dû le protéger. Mais le pied du pichet avait glissé et entamé la tempe. De plus, en tombant, Calembredaine s'était brûlé au front. Elle ordonna :

– Qu'on mette de l'eau à chauffer.

Plusieurs gamins se bousculèrent pour lui obéir. On savait bien que l'eau chaude, c'était la manie de la marquise des Anges, et que le moment n'était pas choisi pour la contrarier. Elle avait assommé Calembredaine alors que la Polak elle-même n'avait pas osé mettre ses menaces à exécution. Elle avait fait cela en silence, au bon moment, proprement... C'était régulier. On admirait, et personne ne plaignait Calembredaine, car on savait qu'il avait la tête solide.

Tout à coup, un bruit de fanfare éclata au-dehors. La porte s'ouvrit et le Grand Matthieu, dentiste-empirique du Pont-Neuf, apparut.

Il n'avait pas négligé, même à cette heure tardive, de mettre sa célèbre fraise godronnée, d'enfiler son collier de molaires et de se faire accompagner de ses cymbales et de sa trompette.

Le Grand Matthieu, comme tous les bateleurs, avait un pied dans la gueuserie et l'autre dans l'antichambre des princes. Tous les êtres s'égalisent devant la tenaille de l'arracheur de dents. Et la douleur rend le seigneur le plus arrogant aussi faible et crédule que le brigand le plus audacieux. Les opiats salvateurs, les élixirs bienfaisants, les emplâtres miraculeux du Grand Matthieu faisaient de lui un homme universel. C'était pour lui que le Poète-Crotté avait composé une chanson que les vielleurs chantaient au coin des rues :

...Et par une secrète cause


Qu'il connaissait dans tous les maux,


Il ordonnait la même chose


Pour les hommes et pour les chevaux...

Il soignait filles et filous, pour se ménager leurs bonnes grâces et par cordialité native, et les grands par ambition et cupidité. Il eût pu faire une carrière foudroyante parmi les grandes dames qu'il tapotait familièrement et traitait pêle-mêle d'altesses, de p... et de gonzesses. Mais, ayant voyagé à travers l'Europe, il avait décidé de finir ses jours sur le Pont-Neuf et que personne ne l'en déracinerait.

*****

Il contempla Nicolas toujours immobile avec une satisfaction non dissimulée.

– En v'là du raisiné4. C'est toi qui l'as arrangé comme ça ? demanda-t-il à Angélique.

Avant qu'elle ait eu le temps de répondre, il lui avait saisi la mâchoire d'une poigne décidée et lui examinait la bouche.

– Pas un chicot à tirer, fit-il avec dégoût. Voyons plus bas. Tu es grosse ?

Et il lui pétrit le ventre si énergiquement qu'elle poussa un cri.

– Non. Le coffre est vide. Voyons plus bas...

Angélique échappa d'un bond à cette consultation en règle.

– Gros pot d'orviétan ! cria-t-elle furieuse. On ne vous a pas fait venir ici pour me peloter, mais pour vous occuper de cet homme-là...

– Ho ! Ho ! La marquise ! fit le Grand Matthieu. Ho ! Ho !... Ho ! Ho ! Ho !... Ses Ho ! Ho ! allaient crescendo et il finit par rire à faire crouler les voûtes en se tenant l'abdomen à deux mains. C'était un géant haut en couleur, toujours vêtu de redingotes en satin orange ou bleu de paon. Il portait perruque sous un chapeau à beau tour de plumes. Lorsqu'il descendait ainsi au monde des gueux, parmi les loques grises et les plaies repoussantes, il apparaissait comme le soleil.

Lorsqu'il eut ri, on s'aperçût que Nicolas Calembredaine était revenu à lui. Assis sur la table, il avait une expression méchante qui dissimulait au fond un certain embarras. Il n'osait pas regarder Angélique.

– Qu'est-ce que vous avez tous à rigoler, tas de c... ? gronda-t-il. Jactance, abruti ! t'as encore laissé brûler la bidoche. Ça pue le cochon grillé dans cette turne.

– Bé ! c'est toi le cochon grillé, rugit Grand Matthieu en essuyant ses larmes de rire avec un mouchoir à carreaux. Et la Polak aussi ! Regardez donc ! Elle a la moitié du dos rôti ! Ho ! Ho !

Ho !...

Et il se remit à rire de plus belle.

On s'amusa beaucoup, cette nuit-là, chez les gueux, à l'hôtel de Nesle, en face du Louvre.

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