Chapitre 19

Pendant quelques jours encore, Angélique partagea ses talents entre les casseroles de maître Bourjus et les fleurs de la mère Marjolaine. La bouquetière lui avait demandé un peu de renfort, car la naissance de l'héritier royal approchait, et ces dames étaient débordées. Un jour de novembre, alors qu'elles étaient assises sur le Pont-Neuf, l'horloge du palais se mit à sonner. Le jacquemart de la Samaritaine saisit son marteau, et l'on entendit dans le lointain les coups sourds du canon de la Bastille.

Tout le peuple de Paris entra en transes.

– La reine est accouchée ! La reine est accouchée !

Haletante, la foule comptait :

– 20, 21, 22...

Au vingt-troisième coup, les gens commencèrent à s'empoigner. Certains disaient que c'était le vingt-cinquième, d'autres que c'était le vingt-deuxième. Les optimistes étaient en avance, les pessimistes en retard. Et les sonneries, les carillons, les coups de canon continuaient de pleuvoir sur Paris en délire. Plus de doute : un GARÇON !

– Un dauphin ! Un dauphin ! Vive le dauphin ! Vive la reine ! Vive le roi !

On s'embrassait. Le Pont-Neuf éclata en chansons. Des farandoles se formèrent. Les boutiques et les ateliers mirent leurs volets. Les fontaines vomirent des flots de vin. À de grandes tables, dressées dans les rues par les valets du roi, on se régala de pâtés et de confitures. Le soir, il y eut un grand feu d'artifice.

Lorsque la reine fut revenue de Fontainebleau et réinstallée au Louvre avec le royal poupon, les corporations de la ville se préparèrent à lui porter leurs compliments. La mère Marjolaine dit à Angélique qu'elle avait prise en affection :

– Tu viendras. Ce n'est pas très normal, mais je te désignerai comme apprentie pour porter mes paniers de fleurs. Ça te plaira, hein, de voir la demeure des rois, ce beau palais du Louvre ? Il paraît que les chambres y sont plus larges et hautes que des églises !

Angélique n'osa pas refuser. L'honneur que lui faisait la bonne femme était grand. Aussi bien, sans se l'avouer, elle était anxieuse de se retrouver dans ces lieux témoins, pour elle, de tant d'événements et de drames. Apercevrait-elle la Grande Mademoiselle, les yeux gonflés de larmes émues ; l'insolente comtesse de Soissons ; le pétillant Lauzun ; le ténébreux de Guiche ; de Vardes ?... Qui, parmi ces grandes dames et grands seigneurs, s'aviserait de reconnaître, au milieu des marchandes, la femme qui, naguère, dans ses robes de cour, les yeux ardents, suivie de son Maure impassible, parcourait les couloirs du Louvre, allait de l'un à l'autre, inquiète puis suppliante, réclamant l'impossible grâce d'un époux condamné d'avance ?...

Le jour dit, elle se retrouva dans la cour du palais où les bouquetières, les orangères du Pont-Neuf et les harengères des Halles mêlaient leurs voix sonores et leurs jupons empesés. Leurs marchandises, pareillement belles, mais d'odeurs inégales, les accompagnaient. Corbeilles de fleurs, paniers de fruits et caques de harengs allaient être déposés côte à côte devant monseigneur le dauphin, qui devait toucher pareillement, de sa menotte, les douces roses, les éclatantes oranges et de beaux poissons d'argent. Tandis que ces dames, en groupe bruyant et odoriférant, montaient l'escalier conduisant aux appartements royaux, elles croisèrent le nonce apostolique qui venait remettre la layette de l'héritier présomptif du trône de France, offerte traditionnellement par le pape « pour témoignage qu'il le reconnaissait comme fils aîné de l'Église ». Dans l'antichambre, où on les fit attendre, les bonnes femmes s'extasièrent sur les merveilles extraites des trois caisses de velours rouge à ferrures d'argent. On les fit passer ensuite dans la chambre de la reine. Les dames des corporations marchandes s'agenouillèrent et débitèrent leurs harangues. Agenouillée comme elles sur les tapis aux couleurs vives, Angélique voyait, dans la pénombre du lit chamarré de dorures, la reine étendue dans une robe somptueuse. Elle avait toujours cette expression un peu figée qu'elle présentait déjà à Saint-Jean-de-Luz, au sortir de ses noirs palais madrilènes. Mais la mode et les coiffures françaises lui seyaient moins bien que ses fantastiques atours d'infante et ses cheveux gonflés de postiches qui encadraient jadis, par larges lignes hiératiques, son visage et sa silhouette de jeune idole promise au Roi-Soleil. Mère comblée, amoureuse rassurée par les attentions du roi, la reine Marie-Thérèse daigna sourire au groupe bariolé, truculent, qui succédait à son chevet à la compagnie pleine d'onction de l'ambassade apostolique. Le roi était à ses côtés. Il souriait.

Dans l'émotion cruelle qui l'envahit lorsqu'elle se vit à genoux, aux pieds du roi, mêlée à ces humbles femmes, Angélique se sentit comme aveugle et paralysée. Elle ne voyait plus que le roi.

Plus tard, lorsqu'elle se retrouva hors de l'appartement avec ses compagnes, on lui dit que la reine mère avait été présente, ainsi que Madame d'Orléans et Mlle de Montpensier, le duc d'Enghien, fils du prince de Condé, et nombre de jeunes gens et jeunes filles de leurs maisons.

Elle n'avait rien vu, sauf le roi qui souriait, debout sur les degrés du grand lit de la reine. Elle avait eu très peur. Il ne ressemblait pas au jeune homme qui l'avait reçue aux Tuileries et qu'elle avait eu tellement envie de secouer par son jabot. Ce jour-là, ils avaient été, l'un en face de l'autre, comme deux êtres de force égale et qui se battaient farouchement, sûrs, chacun, de mériter la victoire.

Quelle folie ! Comment n'avait-elle pas compris tout de suite que, sous des dehors d'une sensibilité encore vulnérable, il y avait en ce souverain un caractère entier qui, de sa vie, n'admettrait jamais la moindre atteinte à son autorité ! Dès le début, c'était le roi qui devait triompher et elle, Angélique, pour l'avoir méconnu, avait été brisée comme un fétu.

Maintenant, elle suivait le groupe des apprenties qui se dirigeaient vers les communs pour gagner la sortie du palais. Les dames-jurées des corporations restaient pour assister à un grand festin, mais les apprenties n'avaient pas droit à ces agapes.. Comme elle traversait les offices où pièces montées et viandes amoncelées attendaient d'être portées dans les salles, Angélique entendit siffler derrière elle : un coup long, deux brefs. Elle reconnut le signal de la bande de Calembredaine, et crut rêver. Ici, au Louvre ?... Elle se retourna. Dans l'entrebâillement d'une porte, une petite silhouette projetait son ombre sur le dallage.

– Barcarole !

Elle courut vers lui dans un élan de joie sincère. Le nain se gonflait, digne et fier.

– Entrez, ma frangine. Entrez, ma très chère marquise. Venez, nous allons bavarder un peu.

Elle rit.

– Oh ! Barcarole, que tu es beau ! Et comme tu parles bien.

– Je suis le nain de la reine, dit Barcarole plein de suffisance.

Il l'introduisit dans une sorte de petit parloir et lui fit admirer son justaucorps de satin mi-partie orange et mi-partie jaune, serré par une ceinture garnie de grelots. Il se lança ensuite dans une série de cabrioles, pour qu'elle pût apprécier l'effet de toutes ses sonnailles. Avec ses cheveux coupés sur la nuque, au ras de la vaste fraise godronnée, et son agréable visage soigneusement rasé, le nain paraissait heureux et dispos. Angélique lui dit qu'elle le trouvait rajeuni.

– Ma foi, c'est un peu ce que j'éprouve ici, avoua modestement Barcarole. La vie ne manque pas d'agrément et je crois, tout compte fait, que je plais assez aux gens de cette maison. Je suis heureux à mon âge d'avoir atteint le couronnement de ma carrière.

– Quel âge as-tu, Barcarole ?

– Trente-cinq ans. C'est le sommet de la maturité, l'épanouissement de toutes les facultés morales et physiques de l'homme. Viens donc, ma frangine. Il faut que je te présente une noble dame pour laquelle je ne te cache pas que j'éprouve un tendre sentiment... et qui me le rend bien.

*****

Affectant un air d'amoureux conquérant, le nain, très mystérieusement, guida Angélique à travers le dédale ténébreux des communs du Louvre.

Il l'introduisit dans une pièce sombre où Angélique aperçut, assise derrière une table, une femme d'environ quarante ans extrêmement laide et brune, et qui cuisinait quelque chose sur un petit réchaud de vermeil.

– Doña Térésita, je vous présente doña Angélica, la plus belle madone de Paris, annonça pompeusement Barcarole.

La femme vrilla sur Angélique son regard sombre et perspicace, et dit une phrase en espagnol où l'on pouvait distinguer le mot marquise des Anges. Barcarole cligna de l'œil vers Angélique.

– Elle demande si ce n'est pas toi cette marquise des Anges dont je lui rebats les oreilles. Tu vois, frangine, que je n'oublie pas mes amis.

Ils avaient fait le tour de la table, et Angélique s'aperçut que les pieds minuscules de doña Térésita dépassaient à peine le bord du tabouret sur lequel elle était juchée. C'était la naine de la reine.

Angélique pinça sa jupe à deux doigts et ébaucha une petite révérence pour marquer la considération où elle tenait cette dame de haut rang.

D'un signe de tête, la naine fit signe à la jeune femme de s'asseoir sur un autre tabouret, et continua de tourner sa mixture avec lenteur. Barcarole avait sauté sur la table. Il cassait et croquait des noisettes tout en racontant à sa compagne des histoires en espagnol. Un beau lévrier blanc vint flairer Angélique et se coucha à ses pieds. Les animaux se plaisaient d'instinct à ses côtés.

– C'est Pistolet, le lévrier du roi, présenta Barcarole, et voici Dorinde et Mignonne, les levrettes.

*****

Il faisait bon et calme dans ce recoin du palais où les deux nabots, entre deux cabrioles, venaient abriter leurs amours. Le nez d'Angélique palpitait avec curiosité au parfum qui s'échappait de la casserole. C'était une odeur indéfinissable, agréable, où dominait une pointe de cannelle et de piment. Elle examina les ingrédients qui se trouvaient sur la table : des noisettes et des amandes, un bouquet de piments rouges, un pot de miel, un pain de sucre à demi concassé, des coupes remplies de grains d'anis et de grains de poivre, des boîtes de cannelle en poudre. Enfin, des sortes de fèves qu'elle ne connaissait pas.

Toute à l'opération qu'elle accomplissait, la naine semblait peu disposée à se mettre en frais pour la nouvelle venue.

Cependant, les discours volubiles de Barcarole finirent par lui arracher un sourire.

– Je lui ai dit, expliqua-t-il à Angélique, que tu m'avais trouvé rajeuni et que c'était au bonheur qu'elle me procure que je devais cela. Ma chère, quelle vie de coq en pâte je mène ici ! À la vérité, je m'embourgeoise. Parfois, je m'en inquiète. La reine est une bien bonne femme. Quand elle est trop triste, elle m'appelle près d'elle et me tapote les joues en me disant : « Ah ! mon pauvre garçon ! Mon pauvre garçon ! » Je ne suis pas habitué à ces façonslà. J'en ai la larme à l'œil, tel que tu me vois, moi, Barcarole.

– Pourquoi la reine est-elle triste ?

– Dame, elle commence à se douter que son homme la fait cocue !

– Alors, c'est vrai ce qu'on raconte que le roi a une favorite ?

– Pardi ! Il la cache, sa La Vallière. Mais la reine finira bien par l'apprendre. Pauvre petite femme ! Elle n'est pas très fine et elle ne connaît rien de la vie. Vois-tu, ma frangine, à regarder de près, la vie des princes ne diffère pas tellement de celle de leurs humbles sujets. Ils se font de sales coups et se disputent en ménage, tout comme filles et compagnons. Il faut la voir, la reine de France, lorsqu'elle attend, le soir, la venue de son époux qui, pendant ce temps, se trémousse dans les bras d'une autre. S'il y a une chose dont nous pouvons être fiers, nous autres Français, c'est de la capacité amoureuse de notre maître. Pauvre petite reine de France !

Décidément le cynique Barcarole pratiquait maintenant une philosophie attendrie. Il vit le sourire d'Angélique et lui adressa un clin d'œil.

– Cela fait du bien, n'est-ce pas, marquise des Anges, d'avoir parfois de beaux sentiments, de se sentir honnête, brave, gagnant sa vie par un bon travail courageux ?

Elle ne répondit rien, car le ton doucereux du nain lui déplaisait. Pour faire diversion, elle interrogea :

– Pourrais-tu me dire ce que doña Térésita fait mijoter avec tant de soins ? Ce mets exhale une odeur bizarre, sur laquelle je n'arrive pas à mettre un nom.

– Mais, c'est le chocolat de la reine.

Du coup, Angélique se leva et alla regarder dans la cassolette. Elle y vit un produit noirâtre, de consistance épaisse, et qui n'avait rien de bien appétissant. Par l'intermédiaire de Barcarole, elle entama une conversation avec la naine, qui lui indiqua que, pour mener à bien le chef-d'œuvre qu'elle était en train d'exécuter, il lui fallait cent grains de cacao, deux grains de chili ou poivre du Mexique, une poignée d'anis, six rosés d'Alexandrie, une gousse de campêche, deux drachmes de cannelle, douze amandes, douze noisettes et un demi-pain de sucre.

– Ça m'a l'air extrêmement compliqué, dit Angélique, déçue. Est-ce que c'est bon au moins ? Pourrais-je en goûter ?

– Goûter le chocolat de la reine ! Une impie, une gueuse de ton espèce ! Quelle hérésie ! s'écria le nain avec une feinte indignation.

Bien que la naine trouvât aussi la chose très hardie, elle daigna tendre à Angélique, dans une cuillère d'or, un peu de la pâte en question.

Cette pâte emportait la bouche et était extrêmement sucrée. Angélique dit par politesse :

– C'est excellent.

– La reine ne pourrait s'en passer, commenta Barcarole. Il lui en faut plusieurs tasses par jour, mais on les lui porte en cachette, car le roi et toute la cour se moquent de sa passion. Il n'y a guère qu'elle et Sa Majesté la reine mère, qui est aussi espagnole, qui en boivent au Louvre.

– Où peut-on se procurer les graines de cacao ?

– La reine les fait venir tout spécialement d'Espagne, par l'intermédiaire de l'ambassadeur. Il faut les griller, les piler, les dégraisser.

Il ajouta entre haut et bas :

– Je ne comprends pas qu'on fasse tant de tintouin pour une telle horreur !

À ce moment, une fillette entra vivement dans la pièce et réclama, dans un espagnol précipité, le chocolat de Sa Majesté. Angélique reconnut Philippa. On prétendait que cette enfant était une bâtarde du roi Philippe IV d'Espagne, et que l'infante Marie-Thérèse, l'ayant trouvée abandonnée dans les couloirs de l'Escortai, l'avait fait élever. Elle faisait partie de la suite espagnole qui avait franchi la Bidassoa. Angélique se leva et prit congé de doña Térésita. Le nain la raccompagna jusqu'à la petite porte qui donnait sur le quai de la Seine.

*****

– Tu ne m'as pas demandé ce que je devenais, lui dit Angélique. Tout à coup, elle avait l'impression que le nain s'était transformé en citrouille, car elle ne voyait plus de lui que son énorme chapeau de satin orange. Barcarole regardait à terre. Angélique s'assit sur le seuil afin d'être à la hauteur du petit homme et de le regarder dans les yeux.

– Réponds-moi !

– Je sais ce que tu deviens. Tu as laissé tomber Calembredaine, et tu es la proie des beaux sentiments.

– On dirait que tu m'accuses de quelque chose ? N'as-tu pas entendu parler de la bataille de la foire Saint-Germain ? Calembredaine a disparu. Moi, j'ai réussi à m'échapper du Châtelet. Rodogone est à la tour de Nesle.

– Tu ne fais plus partie de la gueuserie.

– Toi non plus.

– Oh ! moi je fais toujours partie de la gueuse rie. Je ferai toujours partie de la gueuserie. C'est mon royaume, dit Barcarole avec une étrange solennité.

– Qui t'a dit tout cela sur moi ?

– Cul-de-Bois.

– Tu as revu Cul-de-Bois ?

– Je suis allé lui rendre hommage. C'est maintenant notre Grand Coësre. Tu ne l'ignores pas, je pense ?

– En effet.

– Je suis allé cracher au bassinet une pleine bourse de louis d'or. Hou ! Hou ! ma chère, j'étais le plus rupin de l'assemblée.

Angélique prit la main du nain, une bizarre petite main ronde et potelée comme celle d'un enfant.

– Barcarole, est-ce qu'ils vont me faire du mal ?

– Je crois qu'il n'y a pas dans Paris une femme dont la jolie peau tienne moins au corps que la tienne.

Cependant, il exagérait sa grimace méchante. Mais elle comprit que la menace n'était pas vaine. Elle secoua la tête.

– Tant pis ! Je mourrai. Mais je ne pourrai pas revenir en arrière. Tu peux le dire à Cul-deBois.

Le nain de la reine se voila les yeux d'un geste tragique.

– Ah ! que c'est donc pénible de voir une aussi belle fille la gorge ouverte !

Comme elle s'en allait, il la rattrapa par un pan de sa jupe.

– Entre nous, il vaudrait mieux que ce soit toi qui le dises à Cul-de-Bois.

*****

À partir du mois de décembre, Angélique donna tout son temps au commerce de la rôtisserie. La clientèle augmentait. La satisfaction de la corporation des bouquetières avait fait boule de neige. Le Coq-Hardi se spécialisa dans les repas des confréries. Gens de métier heureux de « s'humecter les entrailles » et de se crever de mangeaille en compagnie et pour la plus grande gloire de leurs saints patrons, vinrent abriter leurs agapes sous les solives vernies de neuf et perpétuellement garnies de ce que l'on pouvait trouver de plus beau en gibier et charcuterie.

Angélique s'était vouée au rassasiement des gosiers et des estomacs exigeants comme elle eût enfourché un cheval rétif, mais qui la mènerait vite et loin. Après les ouvriers, artisans et commerçants, on commença à voir au Coq-Hardi des bandes de libertins, philosophes paillards et raffinés, qui professaient le droit à toutes les jouissances, le mépris de la femme et la négation de Dieu. Il n'était pas facile d'échapper à leurs mains indiscrètes. De plus, ils se montraient difficiles sur le choix de la nourriture. Mais, bien qu'elle fût parfois effrayée par leur cynisme, Angélique comptait beaucoup sur eux pour faire à son établissement une renommée justifiée qui lui amènerait une clientèle plus relevée.

Il y eut aussi des acteurs qui, sans se débarrasser de leur faux nez rouge, venaient en groupe admirer les exploits du singe Piccolo.

– Voici notre maître à tous, disaient-ils. Ah ! si cette bête avait été un homme, quel comédien il aurait fait !

*****

Le front en sueur, les joues cuites par le feu, les doigts graisseux et tachés, Angélique accomplissait sa tâche sans réfléchir à autre chose qu'à l'instant présent. Rire, lancer un propos leste, écarter vigoureusement une main trop hardie, ne lui coûtait guère. Tourner les sauces, hacher les herbes, parer les plats, l'amusait.

Elle se souvenait que, quand elle était fillette, à Monteloup, elle aidait volontiers à la cuisine. Mais c'était surtout à Toulouse qu'elle avait pris le goût des choses culinaires, sous la direction du très raffiné Joffrey de Peyrac, dont la table du Gai-Savoir était célèbre dans tout le royaume.

Recomposer certaines recettes, se souvenir de certains principes sacro-saints de l'art gastronomique, lui causait parfois une joie mélancolique. Lorsque vint l'hiver, Florimond tomba gravement malade. Son nez coulait. Ses oreilles suppurèrent.

Vingt fois par jour, Angélique profitait d'un moment d'accalmie pour gravir en courant les sept étages qui menaient à la mansarde où le petit corps fiévreux poursuivait, solitaire, sa lutte contre la mort. Elle tremblait en s'approchant du grabat, et poussait un soupir en voyant que son fils respirait encore. Doucement, elle caressait le grand front bombé où perlait une fine sueur.

– Mon amour ! ma beauté ! Qu'on me laisse mon petit garçon fragile !... Je ne demanderai rien d'autre à la vie, mon Dieu. Je retournerai dans les églises, je ferai dire des messes. Mais laissez-moi mon petit garçon...

Le troisième jour de la maladie de Florimond, maître Bourjus, hargneux, « ordonna » à Angélique de descendre s'installer dans la grande chambre du premier étage, où il ne logeait plus depuis la mort de sa femme. Pouvait-on soigner décemment un enfant dans une mansarde pas plus large qu'une garde-robe où, la nuit, s'entassaient plus de six personnes, en comptant le singe ? C'étaient bien là des mœurs de Bohémienne, de gueuse sans entrailles !...

*****

Florimond guérit, mais Angélique demeura dans la grande chambre du premier étage, avec ses deux enfants, tandis qu'une seconde mansarde était octroyée aux gamins Flipot et Linot. Rosine continuait à partager le lit de Barbe.

– Et je voudrais bien, conclut maître Bourjus, rouge de colère, que tu ne continues pas à m'imposer la honte de voir, chaque jour, un sacripant de valet jeter du bois dans ma cour sous le nez de tous les voisins. Si tu veux te chauffer, tu n'as qu'à te servir au bûcher. Angélique fit donc savoir à la comtesse de Soissons, par l'intermédiaire de son laquais, qu'elle n'avait plus besoin de ses dons et qu'elle la remerciait de son intervention charitable. Elle donna un pourboire au domestique la dernière fois qu'il vint. Celui-ci qui, depuis le premier jour, ne s'était pas remis de son ahurissement, hocha la tête.

– Ça, on peut le dire, j'ai été forcé de faire bien des choses dans ma vie, mais jamais de voir une femme comme toi !

– Il n'y aurait que demi-mal, répliqua Angélique, si je n'avais pas été forcée de te voir aussi.

*****

Les derniers temps, elle avait distribué les portions de nourriture et les vêtements envoyés par Mme de Soissons aux mendiants et aux gueux, de plus en plus nombreux, qui s'entassaient aux alentours du Coq-Hardi. Parmi eux, bien des visages connus surgissaient, menaçants et taciturnes. Elle leur donnait, comme on essaie de se concilier des forces hostiles.

Silencieusement, elle réclamait de ces misérables le droit à la liberté. Mais, chaque jour, ils devenaient plus exigeants. Le flot de leurs loques et de leurs béquilles montait à l'assaut de son refuge. Les clients même du Coq-Hardi protestaient contre cet envahissement, disant que les abords de la rôtisserie étaient plus grouillants de pouilleux qu'un porche d'église. Leur odeur et la vue de leurs plaies purulentes ne mettaient guère en appétit. Maître Bourjus tempêtait, sans feinte cette fois.

– Tu les attires comme la civette attire les serpents et les cloportes. Cesse de leur faire l'aumône et débarrasse-moi de cette vermine, ou je serai obligé de me séparer de toi.

Elle se récriait :

– Pourquoi vous imaginez-vous que votre boutique souffre plus des mendiants que les autres boutiques ? N'avez-vous pas ouï ces bruits de famine qui se répandent dans le royaume ? On dit que les paysans affamés entrent, comme des armées, dans les villes et que les pauvres se multiplient... C'est l'hiver qui veut cela, c'est la disette...

Mais elle avait peur.

La nuit, dans la grande chambre silencieuse où seuls s'élevaient les souffles de ses deux enfants, elle se levait et, par la fenêtre, regardait briller sous la lune les eaux lourdes de la Seine. Au pied de la maison, il y avait une grève envahie par les déchets et détritus des rôtisseries : plumes, pattes, abats, restes que l'on ne pouvait pas servir. Chiens et miséreux venaient là chercher pâture. On les entendait fouiller dans les immondices. C'était l'heure où les cris et les sifflets des bandits s'élevaient dans Paris. Angélique savait qu'à quelques pas, sur la gauche, au-delà de la pointe du pont au Change, commençait le quai de Gesvres, dont la voûte sonore abritait la plus belle caverne de brigands de la capitale. Elle se souvenait de cet antre humide et vaste, où coulait à flots le sang des tueries de la rue de la Vieille-Lanterne.

Bien sûr, elle n'était plus mêlée au peuple maudit de la nuit. Elle faisait partie de ceux qui, dans leurs maisons bien closes, se signent lorsqu'un cri d'agonie monte des ruelles sombres.

C'était beaucoup déjà. Mais le poids de son passé ne l'arrêterait-il pas en chemin ?

Angélique revenait vers le lit où dormaient Florimond et Cantor. Les longs cils noirs de Florimond ombraient sa joue nacrée. Ses cheveux lui faisaient une grande auréole sombre. Cantor avait des cheveux presque aussi touffus et exubérants. Mais ses boucles étaient d'un châtain doré, tandis que celles de Florimond demeuraient noires comme l'aile d'un corbeau.

Angélique reconnaissait que Cantor était « de son côté ». Il était de la race, à la fois raffinée et rustique, des Sancé de Monteloup. Pas beaucoup de cœur, mais de la passion. Peu d'éducation, mais de la simplicité. Cantor rappelait Josselin par son front têtu, Raymond par son calme, Gontran par son goût de la solitude. Physiquement, il ressemblait beaucoup à Madelon, sans avoir sa sensibilité.

Ce petit bonhomme rond, aux yeux clairs et perspicaces, était déjà tout un monde, un résumé de vertus et de travers séculaires. À condition qu'on le laissât libre et maître de son indépendance, il poussait sans difficultés. Barbe ayant voulu l'emmailloter bien serré, comme tous les bébés de son âge, le paisible Cantor, après quelques instants d'étonnement, avait piqué une rage épouvantable.

Et au bout de deux heures, le voisinage, assourdi, avait réclamé sa libération.

*****

Barbe disait qu'Angélique préférait Florimond et ne se préoccupait pas de son cadet. Angélique ripostait que précisément on n'avait pas besoin de se préoccuper de Cantor. Toute l'attitude de Cantor signifiait clairement qu'il voulait, avant toutes choses, avoir la paix, tandis que Florimond, sensible, aimait qu'on s'occupât de lui, qu'on lui parlât, qu'on répondît à ses questions. Florimond avait besoin de beaucoup de soins et d'attentions. Entre Angélique et Cantor, le contact s'établissait sans mots et sans gestes. Ils étaient de la même race. Elle le contemplait, admirait sa chair rose et potelée, et aussi la valeur rare de ce tout petit qui n'avait pas encore un an et qui, depuis sa naissance – et même, avant sa naissance, songeait-elle –, avait lutté pour vivre, avait refusé opiniâtrement la mort qui, si souvent, avait menacé sa frêle existence.

Cantor était sa force et Florimond sa fragilité. Ils représentaient les deux pôles de son âme.

*****

Il y eut trois mois terribles.

Le froid et la famine augmentaient. Les pauvres devenaient menaçants. Angélique prit la résolution d'aller voir Cul-de-Bois. Il y avait longtemps qu'elle aurait dû faire cela ; Barcarole le lui avait conseillé. Mais elle défaillait à l'idée de se retrouver devant la maison du Grand Coësre.

Une fois de plus, il lui fallut se dompter, franchir une nouvelle étape, gagner une nouvelle bataille. Par une nuit glacée et sombre, elle gagna le faubourg Saint-Denis. On l'amena devant Cul-de-Bois. Il était au fond de sa maison de boue, sur une espèce de trône, parmi la fumée et la suie des lampes à huile.

Devant lui, à terre, était posé le bassinet de cuivre. Elle y jeta une bourse assez lourde, et montra un autre présent : une énorme épaule de mouton bien saignante et un pain, mets des plus rares à l'époque.

– Ce n'est pas trop tôt ! grogna Cul-de-Bois. Il y avait longtemps que je t'attendais, marquise. Sais-tu que tu as joué un jeu dangereux ?

– Je sais que, si je suis encore en vie, c'est à toi que je le dois. Elle s'approcha de lui. Des deux côtés du trône du cul-de-jatte, il y avait les personnages cauchemaresques de son effrayante royauté : le Grand et le Petit Eunuque avec leurs insignes de fous ; le balai et la fourche portant le chien crevé, et Rôt-le-Barbon avec sa barbe de fleuve et ses verges d'ancien maître fesseur du collège de Navarre. Cul-de-Bois, toujours cravaté de façon impeccable, portait un magnifique chapeau à deux tours de plumes rouges.

Angélique s'engagea à lui porter, ou à faire porter, chaque mois, la même somme, et lui promit que jamais sa « table » ne manquerait de rien. Mais, en échange, elle voulait qu'on la laissât libre dans sa nouvelle existence. Elle demanda aussi que les mendiants reçoivent ordre de débarrasser le seuil de « sa » rôtisserie.

Elle comprit au visage de Cul-de-Bois qu'elle avait enfin agi comme il convenait et qu'il se déclarait satisfait.

En le quittant, elle fit très gravement la révérence.

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