Chapitre 11

Septembre vint, froid et pluvieux.

– V'là l'Homicide11 qui s'amène, geignait Pain-Noir en se réfugiant près du feu, dans ses loques trempées.

Le bois humide chuintait dans l'âtre. Exceptionnellement, les bourgeois et les gros commerçants de Paris n'attendirent pas la Toussaint pour sortir leurs vêtements d'hiver et se faire saigner, selon les traditions de l'hygiène qui recommandait de se livrer à la lancette du chirurgien quatre fois l'an, aux changements de saison.

Mais les nobles et les gueux avaient d'autres sujets de préoccupation que de parler de la pluie et du froid.

Tous les hauts personnages de la cour et de la finance étaient sous le coup de l'arrestation du richissime surintendant des Finances, M. Fouquet.

Et tous les bas personnages de la pègre s'interrogeaient sur la tournure qu'allait prendre, au moment de l'ouverture de la foire Saint-Germain, la lutte entre Calembredaine et Rodogone-l'Égyptien.

*****

L'arrestation de M. Fouquet avait été comme un coup de tonnerre dans un ciel d'été. Quelques semaines plus tôt, le roi et la reine mère, reçus à Vaux-le-Vicomte par le fastueux surintendant, avaient admiré une fois de plus le magnifique château conçu par l'architecte Le Vau, contemplé les fresques du peintre Le Brun, dégusté la cuisine de Vatel. Ils avaient parcouru les splendides jardins dessinés par Le Nôtre, ces jardins que rafraîchissaient les eaux captées par l'ingénieur Francini et maîtrisées en bassins, jets d'eau, grottes et fontaines. Enfin toute la cour avait pu applaudir, dans le théâtre de verdure, une comédie des plus spirituelles : Les Fâcheux, d'un jeune auteur nommé Molière. Puis, les derniers flambeaux éteints, tout le monde s'était rendu à Nantes pour les États de Bretagne. Ce fut là que, certain matin, un obscur mousquetaire se présenta à Fouquet alors qu'il allait monter dans son carrosse.

– Ce n'est pas là, monsieur, qu'il faut monter, dit cet officier, mais dans cette chaise aux portières grillées que vous voyez à quatre pas.

– Quoi donc ? Que signifie ?

– Que je vous arrête au nom du roi.

– Le roi est bien le maître, murmura le surintendant devenu très pâle. Mais j'aurais désiré pour sa gloire qu'il agît plus ouvertement.

L'affaire, une fois de plus, portait le sceau du royal élève de Mazarin. Elle n'était pas sans analogie avec l'arrestation, qui avait eu lieu un an auparavant, d'un grand vassal toulousain, le comte de Peyrac, lequel avait été brûlé comme sorcier en place de Grève... Mais, dans l'affolement et l'anxiété où la disgrâce du surintendant plongeait la cour, personne ne s'avisa de faire le parallèle sur la tactique employée, une nouvelle fois, en cette circonstance.

Les grands réfléchissaient peu. Cependant, ils savaient que, dans les comptes de Fouquet, on retrouverait non seulement la trace de ses malversations, mais aussi les noms de tous ceux... et de toutes celles dont il avait payé les complaisances. On parlait même de certaines pièces terriblement compromettantes par lesquelles de grands seigneurs et jusqu'à des princes du sang, s'étaient vendus durant la Fronde au subtil financier. Non, personne ne reconnaissait encore, dans cette seconde arrestation, plus spectaculaire et foudroyante que la première, la même main autoritaire.

*****

Seul Louis XIV, en rompant les cachets d'une dépêche qui lui faisait part des troubles du Languedoc soulevés par un gentilhomme gascon du nom d'Andijos, soupira :

– Il était temps !

L'écureuil, foudroyé au faîte de l'arbre, s'écroulait de branche en branche. Il était temps : la Bretagne ne se révolterait pas pour Fouquet, comme le Languedoc s'était révolté pour l'autre, cet homme étrange qu'il avait fallu faire brûler vif en place de Grève. La noblesse, que Fouquet arrosait de prodigalités, ne le défendrait pas, de peur de le suivre dans ses revers de fortune. Et les immenses richesses du surintendant retourneraient dans les caisses de l'État, ce qui n'était que justice. Le Vau, Le Brun, Francini, Le Nôtre, jusqu'au riant Molière et jusqu'à Vatel, tous les artistes que Fouquet avait choisis et entretenus avec leurs équipes de dessinateurs, de peintres, d'ouvriers, de jardiniers, de comédiens et de marmitons, travailleraient désormais pour un seul maître. On les enverrait à Versailles, ce « petit château de cartes » perdu entre marais et bois, mais où Louis XIV avait pour la première fois serré entre ses bras la douce La Vallière. En l'honneur de cet amour brûlant, on édifierait là le plus éclatant témoignage à la gloire du Roi-Soleil. Quant à Fouquet, il faudrait instruire un très long procès. On enfermerait l'écureuil dans une forteresse. On l'oublierait...

Angélique n'eut pas le loisir de méditer sur ces nouveaux événements. Le destin voulait que la chute de celui auquel Joffrey de Peyrac avait été secrètement sacrifié, suivît de si près sa victoire. Mais il était trop tard pour Angélique. Elle ne chercha pas à se souvenir, à comprendre... Les grands passaient, complotaient, trahissaient, rentraient en grâce, disparaissaient. Un jeune roi autoritaire et impassible nivelait les têtes à coup de faux. Le petit coffret au poison demeurait caché dans une tourelle du château du Plessis-Bellière... Angélique n'était plus qu'une femme sans nom serrant ses enfants sur son cœur et regardant avec effroi s'approcher l'hiver.

*****

Si la cour était semblable à une fourmilière détruite d'un coup de pied subit, la gueuserie, elle, bouillonnait dans l'attente d'une bataille qui s'annonçait terrible. Et, au moment où la reine et les marchandes de fleurs du Pont-Neuf attendaient un dauphin, les Bohémiens entraient dans Paris...

Cette bataille du marché Saint-Germain, qui ensanglanta la célèbre foire dès le premier jour de son ouverture, déconcerta par la suite ceux qui en cherchèrent la raison. On y vit des laquais rosser des étudiants, des seigneurs passer leur épée en travers du corps des bateleurs, des femmes violées à même le pavé, des carrosses incendiés. Dans l'ensemble, personne ne comprit où avait été allumé le premier brandon. Là encore, un seul ne s'y trompa pas. Ce fut un garçon nommé Desgrez, un homme qui avait des lettres et dont le passé était mouvementé. Desgrez venait d'obtenir une charge de capitaine-exempt au Châtelet. Fort craint de tous, on commençait à parler de lui comme de l'un des plus habiles policiers de la capitale. Par la suite, ce jeune homme devait en effet s'illustrer en procédant à l'arrestation de la plus grande empoisonneuse de son temps et peut-être de tous les temps, la marquise de Brinvilliers, et en 1678, soulever le premier le voile du fameux drame des Poisons dont les révélations allaient éclabousser les marches du trône.

En attendant, en cette fin d'année 1661, on considérait que le policier Desgrez et son chien Sorbonne étaient bien les deux habitants de Paris qui connaissaient le mieux tous les recoins et toute la faune de la ville.

Desgrez suivait depuis longtemps la rivalité qui opposait deux puissants capitaines de bandits, Calembredaine et Rodogone-l'Égyptien, pour la possession du territoire de la foire Saint-Germain. Il les savait également rivaux d'amour, se disputant les faveurs d'une femme aux yeux d'émeraude qu'on appelait la marquise des Anges. Peu de temps avant l'ouverture de la foire, il flaira des mouvements stratégiques au sein de la « matterie ».

Bien que policier subalterne, il réussit, le matin même de l'ouverture de la foire, à arracher l'autorisation d'amener toutes les forces de police de la capitale aux abords du faubourg Saint-Germain. Il ne put éviter le déclenchement du combat, qui se répandit avec une rapidité et une violence extrêmes, mais il le réduisit et le circonscrivit avec la même soudaineté brutale, éteignant à temps les incendies, organisant en carrés de défense les gentilshommes porteurs d'épées qui se trouvaient là, procédant à des arrestations en masse. L'aube de cette nuit sanglante commençait à peine de poindre que vingt truands de « qualité » étaient conduits hors de la ville, jusqu'au sinistre gibet commun de Montfaucon, et pendus.

À vrai dire, la célébrité de la foire Saint-Germain justifiait, à plus d'un titre, l'âpre querelle que les bandes des filous de Paris se livraient pour avoir l'exclusivité de la « vendanger ».

D'octobre à décembre, et de février au Carême, TOUT Paris y passait. Le roi lui-même ne dédaignait pas de s'y rendre certains soirs avec sa cour. Quelle Providence pour les coupe-bourses et les tire-laine que cette volée d'oiseaux mirifiques !

On vendait de tout à la foire Saint-Germain. Les marchands des grandes villes de province : Amiens, Rouen, Reims, s'y faisaient représenter par des échantillons de leurs commerces. Dans des boutiques de luxe, on se disputait des houppelandes de Marseille, des diamants d'Alençon, des dragées de Verdun.

Le Portugais vendait de l'ambre gris, de la porcelaine fine. Le Provençal débitait oranges et citrons. Le Turc vantait son baume de Perse, ses eaux de senteur de Constantinople. Le Flamand présentait ses tableaux et ses fromages. C'était le Pont-Neuf multiplié à l'échelle mondiale, dans une rumeur de sonnettes, de flûtes, de mirlitons, de tambourins. Les montreurs d'animaux et de phénomènes attiraient la foule. On venait voir les rats danser au son du violon et deux mouches se battre en duel avec deux brins de paille. Parmi les spectateurs, la plèbe en haillons voisinait avec les gens de qualité. Chacun, à la foire Saint-Germain, venait retrouver, en plus d'un étalage chatoyant et divers, une liberté de mœurs et d'allure qu'on ne trouvait nulle part ailleurs. Tout y était organisé pour la félicité des sens.

Une débauche effrénée y côtoyait les entreprises de goinfrerie, les beaux cabarets ornés de glaces et d'or, et les tripots de brelan et de lansquenet. Il n'y avait pas de garçon ou de fille agité du démon de l'amour qui ne pût trouver là satisfaction.

Mais, de tous temps, les Bohémiens demeuraient la grande attraction de la foire Saint-Germain. Ils en étaient les princes, avec leurs acrobates et leurs diseurs de bonne aventure. Dès le milieu de l'été, on voyait arriver leurs caravanes de maigres haridelles aux crinières tressées, chargées de femmes et d'enfants entassés pêle-mêle avec les instruments de cuisine, les jambons et les poulets volés.

Les hommes, arrogants et silencieux, leurs longs cheveux noirs abrités de feutres à plumes dans l'ombre desquels leurs yeux de braise s'allumaient, portaient sur l'épaule d'interminables mousquets.

Pour les contempler les Parisiens retrouvaient la curiosité avide de leurs pères qui, pour la première fois, en 1427, avaient vu surgir sous les murs de Paris ces éternels errants au teint de buis. On les avait appelés Égyptiens. On disait aussi : Bohémiens ou tziganes. Les gueux reconnaissaient la filiation de leur influence sur les lois de la « matterie » et, dans la fête des fous, le duc d'Égypte marchait auprès du roi de Thunes, et les hauts dignitaires de l'empire de Galilée précédaient les archi-suppôts du Grand Coësre. Rodogone-l'Égyptien, lui-même de race tzigane, ne pouvait avoir qu'un très haut rang parmi les cagous de Paris. C'était justice qu'il voulût se réserver les abords de ces sanctuaires magiques décorés de crapauds, de squelettes et de chats noirs, que les diseuses de bonne aventure, les sorcières brunes comme on les appelait, établissaient au cœur de la foire Saint-Germain.

Cependant Calembredaine, en tant que maître de la porte de Nesle et du Pont-Neuf, exigeait pour lui seul ce morceau de choix. Une telle rivalité ne pouvait finir que par la mort de l'un ou de l'autre.

Durant les derniers jours précédant l'ouverture de la foire, des rixes nombreuses éclatèrent dans le quartier.

La veille, les troupes de Calembredaine durent reculer en désordre et se réfugier dans les ruines de l'hôtel de Nesle, tandis que Rodogone-l'Égyptien établissait une sorte de cordon protecteur autour du quartier, le long des anciens fossés et de la Seine. Les gens de Calembredaine se réunirent dans la grande salle autour de la table où Cul-de-Bois vociférait comme un démon :

– Voilà des mois que je le vois venir, ce coup de tabac. C'est à cause de toi, Calembredaine ! Ta gueuse t'a rendu fou. Tu ne sais plus te battre ; les autres cagous reprennent du poil. Ils sentent que tu perds pied ; ils vont donner un coup d'épaule à Rodogone pour te faire basculer. J'ai vu Mathurin-Bleu l'autre soir...

Debout devant le feu sur lequel sa puissante stature se détachait en noir, Nicolas essuyait son torse ensanglanté par un coup d'espingole. Il hurla plus fort que Cul-de-Bois.

– On le sait bien que tu es un traître à la bande ; que tu réunis tous les cagous, que tu vas les voir, que tu te prépares à remplacer le Grand Coësre. Mais prends garde ! J'irai prévenir Roland-le-Trapu...

– Salaud ! Tu ne peux rien contre moi...

Angélique devenait folle à l'idée que ces rugissements de fauves pouvaient éveiller Florimond et le terrifier.

Elle vola jusqu'à la chambre ronde. Mais les petits anges dormaient paisiblement. Cantor était semblable à un angelot de peinture hollandaise. Florimond avait repris des joues. Les yeux clos sur son grand regard sombre, il retrouvait dans le sommeil une expression enfantine et heureuse.

Les cris atroces ne cessaient pas.

« Il faudra que cela finisse ! Il faudra absolument que cela finisse », se dit Angélique en refermant de son mieux la porte délabrée.

Elle entendit la voix rauque de Cul-de-Bois :

– Ne t'y trompe pas, Calembredaine : si tu recules, c'en est fait de toi. Rodogone sera sans pitié. Ce n'est pas seulement la foire qu'il veut, mais ta garce, que tu lui as disputée au cimetière des Innocents. Il la veut terriblement ! Il ne peut l'avoir que si tu disparais. Maintenant, c'est lui ou toi !

Nicolas parut se calmer.

– Qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Tous ses gens, ces sacrés Égyptiens, sont là, dehors, sous notre nez et, après la volée qu'on vient de recevoir, c'est pas la peine de remettre ça. On se ferait tous estourbir.

Angélique rentra dans la chambre, se saisit d'une mante et posa sur son visage le masque de velours rouge qu'elle conservait dans un coffret avec de menus objets. Puis, ainsi équipée, elle redescendit au milieu des vociférations. La querelle entre Calembredaine et Cul-de-Bois devenait épique. Le chef eût pu écraser sans mal l'homme-tronc dans son plat de bois. Mais tel était l'ascendant de Cul-de-Bois que ce dernier dominait bel et bien la situation.

À la vue d'Angélique masquée de rouge, le ton baissa un peu.

– Qu'est-ce que c'est que ce carnaval ? grogna Nicolas. Où vas-tu ?

– Tout simplement faire décamper les troupes de Rodogone. Dans une heure, la place sera nette, messires. Vous pourrez y reprendre vos quartiers.

Calembredaine prit Cul-de-Bois à témoin :

– Tu ne crois pas qu'elle devient de plus en plus folle ?

– Je le crois, mais après tout, si ça lui donne des idées, laisse-la faire. On ne sait jamais, avec cette sacrée marquise des Anges ! Elle t'a réduit à l'état de lavette. C'est bien le moins qu'elle répare les pots cassés.

*****

Angélique, dans la nuit, bondit jusqu'à la porte Saint-Jacques et, là seulement, entreprit de franchir les fossés. Un des Bohémiens de Rodogone se dressa devant elle. Elle lui baragouina en allemand une histoire compliquée : elle était une commerçante de la foire Saint-Germain regagnant son comptoir. Il laissa passer sans soupçon cette femme masquée, enveloppée d'un manteau noir. Elle courut d'un trait chez un bateleur de ses amis qui était propriétaire de trois ours énormes. Angélique avait séduit ces trois ours et leur vieux maître, ainsi que le garçonnet qui tenait la sébile.

L'affaire fut vite conclue, pour l'amour des beaux yeux de la visiteuse. 10 heures sonnaient à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, lorsque les hommes de Rodogone, qui veillaient en sentinelles tout le long des anciens fossés, virent dans un clair de lune brouillé s'avancer vers eux une masse énorme et grommelante. Celui qui chercha à deviner qui essayait ainsi de forcer leur barrage, reçut en pleine poitrine un coup de griffes qui lui arracha sa casaque et un bon morceau de chair.

Les autres, sans attendre de plus amples explications, sautèrent par-dessus les remparts. Certains coururent vers la Seine pour prévenir leurs complices. Mais ceux-ci avaient également reçu en deux endroits la même désagréable visite. Déjà, la plupart des bandits étaient dans l'eau, nageant vers la rive du Louvre et des lieux moins malsains. Se battre, s'estourbir en franc duel avec des gueux et des « narquois » : voilà qui n'effrayait pas un cœur bien né. Mais, se colleter avec un ours qui, lorsqu'il se dressait sur ses pattes de derrière, faisait ses deux toises bien comptées, aucun des hommes de Rodogone n'en avait envie !...

Angélique reparut tranquillement à la tour de Nesle et avertit que le quartier était entièrement nettoyé des présences indésirables. L'état-major de Calembredaine alla rôder un peu partout et dut se rendre à l'évidence.

Les éclats de rire caverneux de Cul-de-Bois firent trembler les dames du faubourg derrière leurs courtines.

– Oh ! la, la ! Cette marquise des Anges, répétait-il, tu parles d'un miracle !...

Mais Nicolas ne l'entendait pas ainsi.

– Tu t'es arrangée avec eux pour nous trahir, répétait-il en broyant le poignet d'Angélique. Tu es allée te vendre à Rodogone-l'Égyptien !

Pour apaiser sa fureur jalouse, elle dut lui expliquer son stratagème. Cette fois, l'hilarité du cul-de-jatte atteignit aux grondements du tonnerre. Des habitants se mirent aux fenêtres, crièrent qu'ils allaient descendre avec leur épée ou leur hallebarde donner une leçon à ces malandrins qui empêchaient les honnêtes gens de dormir. L'homme-tronc n'en avait cure. De pavé en pavé, il traversa tout le faubourg Saint-Germain en riant à gorge déployée. Des années durant, à la veillée des gueux, on raconterait encore l'histoire des trois ours de la marquise des Anges !...

*****

Cette suprême manœuvre n'évita pas le drame. C'était le capitaine-exempt Desgrez qui avait raison lorsqu'au matin du 1er octobre il alla trouver M. de Dreux d'Aubrays, sire d'Offémont et de Villiers, lieutenant civil de la ville de Paris, et le convainquit de porter toutes les forces de police disponibles aux alentours de la foire Saint-Germain. Cependant, la journée fut calme. Les gens de Calembredaine régnèrent en maîtres parmi la foule de plus en plus dense. Au crépuscule, les carrosses de la haute société commencèrent d'arriver.

Parmi les centaines de flambeaux allumés à chaque boutique, la foire prenait l'aspect d'un palais enchanté.

Angélique était près de Calembredaine et suivait avec lui les péripéties d'un combat d'animaux : deux dogues contre un sanglier. La foule, férue de ces spectacles cruels, s'écrasait contre la palissade de la petite arène.

Angélique était un peu grise d'avoir dégusté à l'éventaire des limonadiers des vins de muscat, de l'aigre de cèdre, de l'eau de cannelle. Elle avait dépensé sans compter, et sans scrupules, l'argent d'une bourse que lui avait remise Nicolas. Elle ramenait pour Florimond des marionnettes et des gâteaux. Pour une fois, afin de ne pas se faire remarquer, car il soupçonnait que les grimauts devaient être aux aguets, Nicolas s'était rasé de près, avait revêtu une défroque un peu moins trouée que celle dont il faisait son ordinaire déguisement. Avec son large chapeau dissimulant ses yeux inquiétants, il avait repris l'aspect d'un pauvre campagnard qui s'en vient, malgré sa misère, s'ébaudir à la foire.

On oubliait tout. Les lumières se reflétaient dans les yeux ; on se souvenait des belles foires de l'enfance dans les bourgs ou dans les villages.

Nicolas avait passé son bras autour de la taille d'Angélique. Il avait une manière à lui de la tenir. Elle avait absolument l'impression d'être enfermée dans l'un de ces anneaux de fer qu'on rive à la taille des prisonniers. Mais ce dur enlacement n'était pas toujours désagréable. Ainsi, ce soir, retenue par ce bras musclé, elle se sentait mince et souple, faible et protégée. Les mains pleines de bonbons, de jouets et de petits flacons de parfum, elle se passionnait pour le combat des bêtes, criait et trépignait avec le public lorsque la boule noire et farouche du sanglier, secouant ses assaillants, envoyait voler au bout de ses défenses l'un des dogues étripé.

Soudain, en face d'eux, de l'autre côté de l'arène, elle aperçut Rodogone-l'Égyptien. Il balançait un long poignard effilé au bout de ses doigts. L'arme lancée siffla au-dessus du combat des bêtes. Angélique s'était rejetée de côté, entraînant son compagnon. La lame passa à un pouce du cou de Nicolas et alla se planter dans la gorge d'un marchand de chinoiseries. Foudroyé, l'homme eut un spasme qui lui fit dresser les bras, rejetant les pans de son manteau bariolé. Un instant, il ressembla à un immense papillon épingle. Puis il vomit un flot de sang et s'écroula.

Alors la foire Saint-Germain explosa.

*****

Vers minuit, Angélique, avec une dizaine de filles et femmes dont deux appartenaient à la bande de Calembredaine, fut jetée dans une basse geôle du Châtelet. La lourde porte refermée, il lui semblait entendre encore la rumeur de la foule hystérique, les cris des gueux et des bandits poussés par le râteau implacable des archers et des policiers, et qui avaient été amenés par fournées, de la foire Saint-Germain à la prison commune.

– Nous v'là faits, dit une fille. C'est bien ma chance ! Pour une fois que je vais me balader ailleurs qu'à Glatigny, faut que je me fasse poisser. Y sont capables de me faire passer au chevalet pour n'être pas restée dans le quartier réservé.

– Ça fait mal, le chevalet ? interrogea une gamine.

– Ah ! Seigneur, j'en ai encore les veines et les nerfs étirés comme de la guimauve. Quand le tourmenteur12 m'a mise là-dessus je criai : « Doux Jésus ! Vierge Marie, ayez pitié de moi ! »

– Moi, dit une autre, le tourmenteur m'a fourré une corne creuse jusqu'au fond du gosier et il m'a entonné là-dedans près de six coquemars d'eau froide. Si encore ç'avait été du vin ! Je croyais que j'allais éclater comme une vessie de porc. Après, ils m'ont portée devant un bon feu, dans la cuisine du Châtelet, pour me faire revenir.

Angélique écoutait ces voix qui sortaient de l'obscurité putride, et enregistrait ces paroles sans pour cela s'émouvoir de tels détails. L'idée qu'elle allait sans doute subir la torture au cours de la question préventive, obligatoire pour tout accusé, ne pénétrait pas jusqu'à son esprit. Une seule pensée la dominait : « Et les petits ?... Que vont-ils devenir ?... Qui va s'occuper d'eux ? Peut-être va-t-on les oublier dans la tour ? Les rats les mangeront... »

Bien que l'atmosphère du cachot fût glaciale et humide, la sueur perlait à ses tempes. Accroupie sur une jonchée de paille pourrie, elle s'appuyait au mur et, les bras joints autour de ses genoux, s'évertuait à ne pas trembler et à trouver des raisons pour se rassurer :

« Il y aura bien une des femmes pour s'en occuper. Elles sont négligentes, incapables, mais enfin elles pensent quand même à donner du pain à leurs enfants... Elles en donneront aux miens. D'ailleurs si la Polak est là, je suis tranquille... Et Nicolas veillera... »

Mais Nicolas n'avait-il pas aussi été arrêté ? Angélique revivait sa propre panique lorsque, de ruelle en ruelle pour échapper à la rixe sanglante, elle avait vu chaque fois se dresser devant elle un barrage d'archers et de sergents.

Toutes les issues de la foire et du faubourg étaient gardées, à croire que la police et la garde de Paris s'étaient subitement multipliées.

Angélique essayait de se rappeler si la Polak avait pu quitter la foire avant l'échauffourée. La dernière fois qu'elle l'avait aperçue, la ribaude entraînait un jeune provincial, à la fois effarouché et ravi, vers les berges de la Seine. Mais, auparavant, ils avaient pu s'arrêter à maintes boutiques, flâner, boire dans un cabaret...

De toute sa volonté, Angélique réussit à se convaincre que la Polak n'avait pas été prise, et cette pensée l'apaisa un peu. Du fond de son angoisse, un appel suppliant s'élevait et des bribes de prières oubliées lui revenaient aux lèvres, machinalement :

« Pitié pour eux ! Protégez-les, Vierge Marie... Je le jure, se répétait-elle, si mes enfants sont sauvés, je m'arracherai à cet enlisement dégradant... Je fuirai cette compagnie de criminels et de voleurs. Je tâcherai de gagner ma vie en travaillant de mes mains... »

Elle songea à la marchande de fleurs et fit quelques projets. Les heures lui parurent moins longues.

*****

Au matin, il y eut un grand tapage de serrures et de grincements de clés, et la porte s'ouvrit. Un archer du guet projeta à l'intérieur la lueur d'une torche. Le jour qui venait de la meurtrière enfoncée dans ses deux toises d'épaisseur de muraille, était si pauvre qu'on ne distinguait pas grand-chose dans le cachot.

– V'là des marquises, les gars, cria l'archer d'un air joyeux. Amenez-vous un peu. La moisson sera belle.

Trois autres soldats du guet entrèrent à leur tour et plantèrent la torche dans un anneau du mur.

– Allons, les mignonnes, vous allez être sages, hein ?

Et l'un des hommes, de dessous sa casaque, tira une paire de ciseaux.

– Enlève ton bonnet, dit-il à la femme qui se trouvait près de la porte. Peuh ! des cheveux gris. Enfin on en tirera toujours quelques sous. Je connais un barbier du côté de la place Saint-Michel qui en fait des perruques à bon marché pour les vieux clercs. Il coupa la chevelure grise, la noua d'un bout de ficelle, et la jeta dans un panier. Ses compagnons examinaient les têtes des autres prisonnières.

– Moi, c'est pas la peine, dit l'une d'elles. Vous m'avez tondue il n'y a pas si longtemps.

– Tiens, c'est vrai, fit l'archer jovial. Je la reconnais, la petite mère. Hé ! Hé ! on prend goût à l'auberge, il me semble !

Un soldat était parvenu près d'Angélique. Elle sentit la main grossière palper sa chevelure.

– Eh ! les amis, appela-t-il, v'là du nanan. Approchez un peu la flambante qu'on voie ça de près.

La flamme résineuse éclaira la nappe des beaux cheveux châtains et frisés que le soldat venait de libérer en dénouant le bonnet d'Angélique. Il y eut un sifflement admiratif.

– Magnifique ! C'est pas dans les tons blonds évidemment, mais ça a du reflet. On va pouvoir vendre ces cheveux-là au sieur Binet, de la rue Saint-Honoré. Il n'est pas regardant pour le prix, mais il est regardant pour la qualité : « Remportez vos paquets de vermine, qu'il me dit chaque fois que je lui porte du crin de prisonnières. Moi, je ne fabrique pas de perruques avec des cheveux qui sont déjà piqués aux vers ! » Mais, cette fois-ci, il ne pourra pas faire le dédaigneux.

Angélique porta ses mains à sa tête. On n'allait pas lui couper les cheveux. C'était une chose inconcevable !

– Non, non, ne faites pas cela ! Supplia-t-elle.

Mais une poigne solide lui rabattit les poignets.

– Allons, ma belle, fallait pas venir au Châtelet si tu voulais garder tes crins. Nous, tu comprends, il faut bien que nous ayons nos petits bénéfices.

Avec de grands claquements d'acier, les ciseaux tranchaient les boucles mordorées que naguère Barbe avait brossées avec tant de piété.

Lorsque les soldats furent sortis, Angélique passa une main tremblante sur sa nuque dépouillée. Sa tête lui semblait devenue plus petite et trop légère.

– Pleure pas, dit l'une des femmes. Ça repoussera. À condition que tu ne te laisses pas reprendre. Parce que, les gens du guet, ce sont de drôles de faucheurs. Dame, les cheveux ça se vend cher dans Paris avec tous les godelureaux qui veulent porter perruque.

La jeune femme, sans répondre, renoua son bonnet. Ses compagnes croyaient qu'elle pleurait parce qu'elle était agitée de grands frissons nerveux. Mais déjà l'incident s'effaçait. Après tout, aucune importance. Une seule chose comptait pour elle : le sort de ses enfants.

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