Chapitre 18

Le lendemain matin, Angélique se leva aux premières lueurs de l'aube et ce fut elle qui réveilla Barbe, Rosine et les enfants.

– Allons, debout, compagnons ! N'oublions pas que des dames viennent nous voir pour le repas de Confrérie. Il s'agit de leur en mettre plein les mirettes.

Flipot grogna un peu.

– Pourquoi c'est toujours nous qu'on travaille ? demanda-t-il. Pourquoi ce fainéant de David y roupille encore et qu'y ne descend aux cuisines que quand le feu est allumé, la marmite chaude et toute la salle balayée ? Tu devrais bien lui secouer les puces, marquise !

– Attention, les mions, je ne suis plus marquise des Anges, et vous n'êtes plus des gueux. Pour l'instant, nous sommes des domestiques, des servantes et des commis. Et, bientôt, nous deviendrons des bourgeois.

– Ben m..., alors ! dit Flipot. Moi, j'aime pas les bourgeois. Les bourgeois, on leur coupe la bourse, on leur prend leur manteau. J'veux pas devenir un bourgeois.

– Et comment qu'on va t'appeler si tu n'es plus la marquise des Anges ? demanda Linot.

– Appelez-moi : madame, et dites-moi : vous.

– Rien que ça ! gouailla Flipot.

Angélique lui envoya une taloche qui lui fit comprendre que la vie redevenait sérieuse. Tandis qu'il pleurnichait, elle vérifia la tenue des deux gamins. Ils étaient revêtus des hardes de pauvres envoyées par la comtesse de Soissons, reprisées et laides, mais propres et décentes. De plus, ils avaient de gros souliers solides, cloutés dans lesquels ils paraissaient fort empruntés, mais qui les préserveraient du froid tout l'hiver.

– Flipot, tu vas m'accompagner avec David au marché. Linot, tu feras ce que te dira Barbe. Tu iras chercher de l'eau, du bois, etc. Rosine surveillera les petits et les broches à la cuisine.

Tout triste, Flipot soupira :

– C'est pas amusant, ce nouveau métier. Comme mendigot et coupe-bourse, on mène la vie des gens de la haute. Un jour, on a plein d'argent : on mange à en crever et on boit à se noyer. Un autre jour, il y a plus rien. Alors, pour ne pas avoir faim, on se met dans un coin et on dort tant qu'on veut. Ici, c'est toujours trimer et manger du bouilli.

– Si tu veux retourner chez le Grand Coësre, je ne te retiens pas.

Les deux enfants protestèrent.

– Oh ! non. D'ailleurs, maintenant on n'a plus le droit. On se ferait estourbir. Couic !...

Angélique soupira.

– C'est l'aventure qui vous manque, mes petiots. Je vous comprends. Mais aussi, il y a la potence au bout. Tandis que, par ce chemin-ci, nous serons peut-être moins riches, mais nous deviendrons des personnages considérés. Allez, ouste !

Toute la petite troupe dévala bruyamment l'escalier.

À l'un des étages, Angélique fit halte, tambourina à la porte de la chambre du jeune Chaillou et finit par entrer.

– Debout, apprenti !

L'adolescent dressa au bord de son drap un visage ahuri.

– Debout, David Chaillou ! répéta gaiement Angélique. N'oublie pas qu'à partir d'aujourd'hui tu es un célèbre cuisinier, dont tout Paris va réclamer les recettes.

*****

Maître Bourjus, bousculé, geignant, ému malgré lui et galvanisé par l'autorité d'Angélique, consentit à lui remettre une bourse assez bien garnie.

– Si vous avez peur que je vous vole, vous pouvez me suivre aux Halles, lui dit-elle, mais vous feriez mieux de rester ici pour préparer chapons, dindons, canards et rôtis. Comprenez que les dames, qui vont se présenter tout à l'heure, veulent se trouver dans un cadre qui leur inspire confiance. Une « montre » vide ou garnie de volailles poussiéreuses, une salle noire et puant le vieux tabac, un air de pauvreté et de gêne, voilà qui ne tente pas les gens décidés à faire bonne chère. J'aurais beau leur promettre le menu le plus exceptionnel, elles ne me croiraient pas.

– Mais que vas-tu acheter ce matin, puisque le choix de ces personnes n'est pas encore décidé ?

– Je vais acheter le décor.

– Le... quoi ?

– Tout ce qu'il faut pour que votre rôtisserie prenne un aspect alléchant : lapins, poissons, charcuterie, fruits, beaux légumes.

– Mais je ne suis pas traiteur ! se lamenta le gros homme. Je suis ROTISSEUR. Tu veux me faire poursuivre par les corporations des queux-cuisiniers-porte-chappe et des pâtissiers ?

– Que voulez-vous qu'ils vous fassent ?

– Les femmes ne comprendront jamais rien à ces questions sérieuses, gémit maître Bourjus en levant ses bras courts vers le plafond. Les jurés de ces corporations vont m'intenter un procès, me traîner en justice. Bref, tu veux me ruiner !

– Vous l'êtes déjà, lui assena Angélique. Vous n'avez donc rien à perdre à essayer autre chose et à vous secouer un peu. Mettez vos volailles en train et ensuite allez faire un tour au port de la Grève. J'ai entendu un crieur de vin annoncer un bel arrivage de barriques de Bourgogne et de Champagne.

Place du Pilori, Angélique fit ses achats en essayant de ne pas trop se faire voler. David compliquait les choses en ne cessant de répéter :

– C'est bien trop beau ! C'est bien trop cher. Qu'est-ce que mon oncle va dire ?...

– Fada ! finit-elle par lui lancer. Tu n'as pas honte, toi, un gars du Sud, de voir les choses petitement comme un avare au cœur gelé ! Ne me dis plus que tu es de Toulouse.

– Si, je suis de Toulouse, protesta le marmiton, piqué au vif. Mon père était M. Chaillou. Ce nom ne vous dit rien ?

– Non. Que faisait-il au juste, ton père ?

Le grand David parut déçu comme un enfant à qui on a retiré son bonbon.

– Mais vous le savez bien, voyons ! Le grand épicier, place de la Garonne ! Le seul qui eût des herbes exotiques pour parfumer les plats !

« Dans ce temps-là, je ne faisais pas mon marché moi-même », pensa Angélique.

– Il avait rapporté beaucoup de choses inconnues de ses voyages, ayant été cuisinier sur les vaisseaux du roi, reprit David. Vous savez bien... C'est lui qui voulait lancer le chocolat à Toulouse.

Angélique fit un effort pour extraire de sa mémoire un incident que le mot chocolat lui rappelait. Oui, on avait parlé de cela dans les salons. La protestation d'une dame toulousaine lui revint. Et elle dit :

– Le chocolat ?... Mais c'est une boisson d'Indien !

David parut très troublé, car les avis d'Angélique prenaient déjà pour lui une importance démesurée.

Il se rapprocha d'elle et lui dit que, pour la convaincre de l'excellence des idées de monsieur son père, il allait lui confier un secret qu'il n'avait encore communiqué à personne, pas même à son oncle.

Il assura que son père, grand voyageur dans son jeune temps, avait goûté le chocolat des différents pays étrangers où on le fabriquait avec des graines importées du Mexique. Ainsi en Espagne, en Italie, et jusqu'en Pologne, il avait pu se persuader de l'excellence du nouveau produit, qui était de goût agréable et possédait d'excellentes qualités thérapeutiques.

Une fois lancé sur ce sujet, le jeune David se montra intarissable. Dans son émoi de retenir l'intérêt de la dame de ses pensées, il se mit à exposer, d'une voix anormalement criarde, tout ce qu'il savait de la question.

– Peuh ! fit Angélique qui n'écoutait que d'une oreille, je n'ai jamais goûté à cette chose et je n'en suis pas tentée. On dit que la reine, qui est espagnole, en raffole. Mais précisément la cour entière est gênée de ce goût bizarre et se moque d'elle.

– C'est parce que les gens de la cour n'ont pas l'habitude du chocolat, affirma non sans logique l'apprenti cuisinier. Mon père le pensait aussi, et il a obtenu une lettre patente du roi pour faire connaître ce nouveau produit. Mais hélas ! il est mort et, comme ma mère était morte déjà, il n'y a plus que moi pour utiliser la lettre patente. Je ne sais pas comment m'y prendre. Aussi je n'en ai pas parlé à mon oncle. J'ai peur qu'il se moque de moi et de mon père. Il répète à tout propos que mon père était fou.

– Tu l'as, cette lettre ? interrogea brusquement

Angélique en s'arrêtant et en déposant ses paniers afin de regarder fixement son jeune soupirant.

Celui-ci défaillit presque sous le rayonnement de ce regard vert. Quand la pensée d'Angélique était occupée par une réflexion plus ou moins intense, ses yeux prenaient une luminosité presque magnétique qui ne pouvait manquer d'impressionner son interlocuteur, d'autant plus qu'on ne pouvait pas toujours expliquer la cause de cette luminosité. Le pauvre David était, pour ces yeux-là, une victime perdue d'avance. Il ne résista pas.

– Tu l'as, cette lettre ? répéta Angélique.

– Oui, souffla-t-il.

– De quand date-t-elle ?

– Du 28 mai 1659, et l'autorisation est valable pour vingt-neuf ans.

– En somme, pendant vingt-neuf ans tu as l'autorisation de fabriquer et de mettre dans le commerce ce produit exotique ?

– Ben, oui...

– Il faudrait savoir si le chocolat n'est pas dangereux, murmura Angélique songeuse, et si le public pourrait y prendre goût. Tu en as bu, toi ?

– Oui.

– Qu'est-ce que tu en penses ?

– Moi, fit David, je trouve ça plutôt douceâtre. Encore, quand on y met du poivre et du piment, ça corse un peu. Mais, pour ma part, je préfère un bon verre de vin, ajouta-t-il en affectant un air gaillard.

– Gare à l'eau ! cria une voix au-dessus d'eux.

Ils n'eurent que le temps de faire un saut de côté pour éviter la douche malodorante. Angélique avait saisi le bras de l'apprenti. Elle le sentit trembler.

– Je voulais vous dire, balbutia-t-il avec précipitation, je n'ai jamais vu une... une femme si belle que vous.

– Mais si, tu en as vu, mon pauvre garçon, fit-elle avec agacement. Tu n'as qu'à regarder autour de toi au lieu de te ronger les ongles et de te traîner comme une mouche crevée. En attendant, si tu veux me plaire, parle-moi de ton chocolat plutôt que de me faire des compliments superflus.

Puis, devant son air piteux, elle essaya de le réconforter. Elle se disait qu'il ne fallait pas le repousser. Il pouvait devenir intéressant avec cette lettre patente dont il était possesseur. Elle dit en riant :

– Je ne suis plus, hélas ! une fille de quinze ans, mon gars. Regarde, je suis vieille. J'ai déjà des cheveux blancs.

Elle tira de dessous son bonnet la mèche de cheveux si bizarrement devenue blanche au cours de la terrifiante nuit du faubourg Saint-Denis.

– Où est Flipot ? continua Angélique en regardant autour d'elle. Est-ce que ce petit voyou courrait la prétentaine ?

Elle était un peu inquiète, craignant que Flipot, au voisinage des foules, n'essayât de remettre en pratique les enseignements de Jactance-le-Coupe-Bourse.

– Vous avez bien tort de vous préoccuper de ce petit filou, fit David sur un ton d'aigre jalousie. Je l'ai vu tout à l'heure échanger un signe avec un gueux couvert de pustules qui demandait la charité devant l'église. Puis il a filé... avec sa hotte. Mon oncle va faire une de ces colères !

– Tu vois toujours les choses en noir, mon pauvre David.

– Dame, j'ai jamais eu de chance !

– Retournons en arrière, on le retrouvera bien, ce fripon.

Mais, déjà, le mioche apparaissait, tout courant. Angélique lui trouva une bonne tête avec ses yeux vifs de moineau parisien, son nez rouge, ses longs cheveux raides sous un grand feutre cabossé. Elle s'attachait à lui, ainsi qu'au petit Linot, qu'elle avait arraché par deux fois aux griffes de Jean-Pourri.

– Que je te dise, marquise des Anges, haleta Flipot oubliant toutes consignes dans son émotion. Sais-tu qui est notre Grand Coësre ? Cul-de-Bois, oui ma chère, notre Cul-de-Bois de la tour de Nesle !

Il baissa la voix et ajouta dans un murmure effrayé :

– Y m'ont dit : Gare à vous, les mions, qui vous cachez dans les cottes d'une traîtresse !

Angélique sentit son sang se glacer.

– Crois-tu qu'ils savent que c'est moi qui ai tué Rolin-le-Trapu ?

– Y m'ont rien dit. Pourtant si... Il y a Pain-Noir qui a parlé des argousins que tu as été chercher pour les Égyptiens.

– Qui était là ?

– Pain-Noir, Pied-Léger, trois vieilles de chez nous et deux sabouleux d'une autre bande.

La jeune femme et l'enfant avaient échangé ces paroles dans le jargon des argotiers que David ne pouvait comprendre, mais dont il reconnaissait sans peine les intonations redoutables. Il était à la fois inquiet et admiratif de sentir la mystérieuse accointance de sa nouvelle passion avec cette pègre insaisissable et omniprésente qui jouait un grand rôle dans Paris.

Angélique ne parla pas durant le retour, mais, dès qu'elle eut franchi le seuil de la rôtisserie, elle secoua résolument ses appréhensions.

« Ma fille, se dit-elle, il se peut fort bien que tu te réveilles un beau matin la gorge tranchée ou en train de mariner dans l'eau de la Seine. C'est un risque que tu cours depuis longtemps. Quand ce ne sont pas les princes qui te menacent, ce sont les gueux !

Qu'importe ! Il faut lutter, même si ce jour est le dernier que tu vois luire. On ne sort pas des difficultés sans les saisir à pleines mains et sans payer un peu de sa personne... N'est-ce pas le sieur Molines qui m'a dit cela jadis ?... »

– En avant, mes enfants, reprit-elle à voix haute, il faut que les dames de la corporation des fleurs se sentent attendries comme beurre au soleil quand elles franchiront ce seuil.

*****

Les dames en effet furent charmées lorsqu'elles descendirent, à la brune, les trois marches du seuil du Coq-Hardi. Non seulement il y régnait une délicieuse odeur de gaufres, mais l'apparence de la salle était à la fois appétissante et originale. Le grand feu dans l'âtre lançait, en pétillant, sa lueur dorée. Aidé par quelques chandelles posées sur les tables avoisinantes, il jetait de beaux reflets sur toute la vaisselle et les ustensiles d'étain disposés avec art sur des dressoirs : pots, pichets, poissonnières, tourtières. De plus, Angélique avait réquisitionné les quelques pièces d'argenterie que maître Bourjus enfermait jalousement dans ses coffres, soit deux aiguières, un vinaigrier, deux coquetiers, deux bassins à laver les doigts. Ces derniers étaient garnis abondamment de fruits, raisins et poires, et disposés sur les tables, avec de beaux flacons de vins rouge et blanc où le feu allumait des reflets de rubis et d'or. Ce furent ces détails qui surprirent le plus les commères.

Pour avoir été appelées souvent à porter leur marchandise dans dé grandes maisons princières, à l'occasion d'un festin, elles retrouvaient, dans cette disposition de l'argenterie, des fruits et des vins, elles ne savaient quelle réminiscence des réceptions de la noblesse, qui les flattait secrètement.

En commerçantes avisées, elles ne voulurent pas témoigner trop ouvertement leur satisfaction, jetèrent un coup d'œil critique aux lièvres et aux jambons pendus dans les solives, reniflèrent avec méfiance les plats de charcuterie, de viande froide, les poissons nappés de sauce verte, tâtèrent d'un doigt averti les volailles. La doyenne-jurée de la corporation, qu'on appelait la mère Marjolaine, trouva enfin la faille de ce trop parfait tableau.

– Ça manque de fleurs, dit-elle. Cette tête de veau aurait un tout autre aspect avec deux œillets dans les narines et une pivoine entre les oreilles.

– Madame, nous n'avons pas voulu essayer de lutter, ne serait-ce que par un brin de persil, avec la grâce et l'habileté dont vous faites montre dans ce domaine où vous êtes reines, répondit fort galamment maître Bourjus.

On fit asseoir les trois accortes personnes devant le feu, et une cruche du meilleur vin fut montée de la cave.

Le ravissant Linot, assis sur la pierre de l'âtre, tournait doucement la manivelle de sa vielle, et Florimond jouait avec Piccolo.

Le menu du repas de fête fut établi dans une atmosphère des plus cordiales. On s'entendit fort bien.

– Et voilà ! gémit le rôtisseur, lorsque, avec force courbettes, il eut reconduit les bouquetières à la porte. Qu'allons-nous faire de toutes ces « friponneries » qui garnissent nos tables ? Les artisans et les ouvriers vont arriver pour la « persillade ». Ce ne sont pas eux qui vont manger ces choses délicates, et encore moins les payer. Pourquoi cette dépense inutile ?

– Vous m'étonnez, maître Bourjus, protesta Angélique sévèrement. Je vous croyais plus au fait des choses du commerce. Cette dépense inutile vous a permis de harponner une commande qui vous rapportera dix fois plus que vos frais d'aujourd'hui. Sans compter qu'une fois lancées dans la fête, on ne sait guère jusqu'où ces dames mèneront leur dépense. On les fera chanter et danser, et les passants de la rue, voyant cette rôtisserie où l'on mène joyeuse vie, voudront leur part de plaisir.

*****

Bien qu'il s'en défendît, maître Bourjus n'était pas sans partager les espérances d'Angélique. L'entrain et l'activité qu'il dépensa pour les préparatifs du festin de Saint-Valbonne lui firent oublier son penchant pour la barrique. Il retrouva, bondissant sur ses jambes courtes, son agilité de maître queux et sa voix autoritaire avec les marchands, ainsi que l'amabilité naturelle et onctueuse de tout aubergiste qui se respecte. Angélique ayant fini par le persuader qu'une apparence cossue était nécessaire au succès de son entreprise, il alla jusqu'à commander un costume complet de mitron pour son neveu et... un autre pour Flipot.

Énormes bonnets, vestes, culottes, tabliers, le tout avec les nappes et les serviettes, fut envoyé aux lavandières et revint raide d'empois et blanc comme neige.

*****

Le matin du grand jour, maître Bourjus, souriant et se frottant les mains, aborda Angélique.

– Ma mignonne, lui dit-il avec amitié, il est vrai que tu as su ramener dans ma maison la gaieté et l'entrain qu'y faisait régner jadis ma sainte et bonne femme. Aussi cela m'a donné une idée. Viens un peu avec moi.

L'encourageant d'un clin d'œil complice, il lui fit signe de le suivre. Elle monta derrière lui l'escalier en colimaçon de la maison. Au premier étage, ils s'arrêtèrent. Angélique, pénétrant dans la chambre conjugale de maître Bourjus, fut saisie d'une crainte qui jusque-là ne l'avait pas effleurée. Est-ce que par hasard le rôtisseur ne caressait pas le projet de demander à celle qui était en train de remplacer si avantageusement son épouse, de pousser un peu plus loin encore la complaisance dans ce rôle délicat ? Son expression souriante et sournoise, tandis qu'il refermait la porte et se dirigeait d'un air mystérieux vers la garde-robe, n'était pas faite pour la rassurer. Prise de panique, Angélique se demanda comment elle allait faire face à cette situation catastrophique.

Allait-il lui falloir renoncer à ses beaux projets, quitter ce toit confortable, partir encore avec ses deux enfants et sa triste petite bande ?

Céder ? Elle en eut les joues brûlantes et regarda avec angoisse autour d'elle cette chambre de petit commerçant avec son grand lit aux courtines de serge verte, ses deux chaises caquetoires, son cabinet en bois de noyer contenant un bassin à laver et une aiguière d'argent.

Au-dessus de l'âtre, il y avait deux tableaux représentant des scènes de la Passion et, posées sur des râteliers, les armes, orgueil de tout artisan et bourgeois : deux petits fusils, un mousquet, une arquebuse, une pique, une épée à garde et poignée d'argent. Le patron du Coq-Hardi, si mou qu'il se montrât dans la vie ordinaire, était sergent dans la milice bourgeoise, et la chose ne lui déplaisait pas. Contrairement à beaucoup de ses collègues, il se rendait de bon cœur au Châtelet lorsque son tour de guet était venu. Pour l'instant, Angélique l'entendait souffler et se débattre bruyamment dans le petit réduit voisin.

Il reparut poussant une grosse huche de bois noirci.

– Aide-moi donc, fille.

Elle lui prêta main-forte pour tirer le coffre jusqu'au milieu de la pièce. Maître Bourjus s'épongea le front.

– Voilà, dit-il, j'ai pensé... Enfin c'est toi-même qui m'as répété que, pour ce repas, il fallait qu'on soit tous aussi beaux que des gardes suisses. David, les deux mitrons, moi-même, nous serons sous les armes. Je mettrai ma culotte de soie brune. Mais c'est toi, ma pauvre fille, qui ne nous fais pas honneur, malgré ta jolie frimousse. Alors, j'ai pensé...

Il s'interrompit, hésita, puis ouvrit le coffre. Soigneusement rangés et parfumés d'un brin de lavande, il y avait là les cottes de maîtresse Bourjus, ses corsages, ses bonnets, ses mouchoirs de cou, son beau chaperon de drap noir incrusté de carreaux de satin.

– Elle était un peu plus grasse que toi, fit le rôtisseur d'une voix étouffée. Mais, avec des épingles...

D'un doigt, il écrasa une larme, et gronda soudain :

– Ne reste pas là à me regarder ! Fais ton choix.

Angélique souleva les vêtements de la défunte. Modestes atours de serge ou de ferrandine, mais dont les passementeries de velours, les doublures de couleurs vives, la finesse des lingeries prouvaient que, vers la fin de sa vie, la patronne du Coq-Hardi avait été l'une des commerçantes les plus cossues du quartier. Elle avait même possédé un petit manchon de velours rouge à ramages d'or qu'Angélique fit jouer à son poignet avec un plaisir non dissimulé.

– Une folie ! fit maître Bourjus avec un sourire indulgent.

Elle l'avait vu à la galerie du Palais et m'en rebattait les oreilles. Je lui disais :

– Amandine, ce manchon, qu'en feras-tu ? Il est fait pour une noble dame du Marais qui s'en va coqueter aux Tuileries ou au Cours-la-Reine par un beau soleil d'hiver. – Eh bien, me répondait-elle, j'irai coqueter aux Tuileries et au Cours-la-Reine. Et cela me faisait enrager. Je le lui ai offert pour le dernier Noël. Quelle joie était la sienne !... Qui aurait dit que quelques jours plus tard... elle serait... morte...

Angélique maîtrisa son émotion.

– Je suis sûre qu'elle a plaisir à voir du haut du ciel combien vous êtes bon et généreux. Je ne porterai pas ce manchon, car il est cent fois trop beau pour moi. Mais j'accepte bien volontiers votre don, maître Bourjus. Je vais voir ce qui me convient. Pourriez-vous m'envoyer Barbe pour qu'elle m'aide à rectifier ces vêtements ?

*****

Elle enregistra, comme un premier pas vers le but qu'elle s'était donné, le fait de se trouver devant un miroir avec une chambrière à ses pieds. La bouche pleine d'épingles, Barbe sentait cela, elle aussi, et multipliait les « madame » avec une satisfaction évidente.

« Et dire que je n'ai pour toute fortune que les quelques sols que m'ont donnés les bouquetières du Pont-Neuf et l'aumône que m'envoie chaque jour la comtesse de Soissons ! » se disait Angélique amusée.

Elle avait choisi un corsage et une cotte de serge verte passementés de satin noir. Un devantier de satin noir piqueté de fleurettes d'or complétait sa tenue de commerçante aisée. L'ample poitrine de maîtresse Bourjus ne permettait pas l'ajustement exact du vêtement aux petits seins fermes et haut placés d'Angélique. Un mouchoir de cou rose, brodé de vert, dissimula l'encolure un peu bâillante du corsage.

Dans un sachet, Angélique trouva les simples bijoux de la rôtisseuse : trois anneaux d'or garnis de cornalines et de turquoises, deux croix, des pendants d'oreilles, plus huit beaux chapelets, dont l'un était en grains de jayet noir et les autres en cristal. Angélique redescendit, portant, sous le bonnet empesé qui dissimulait ses cheveux tondus, les boucles d'oreilles d'agate et de perles, et, au cou, une petite croix d'or retenue par un velours noir.

Le brave rôtisseur ne dissimula pas sa joie devant cette apparition gracieuse.

– Par saint Nicolas, tu ressembles à la fille que nous avions toujours espérée et que nous n'avons jamais eue ! Parfois, nous en rêvions. Elle aurait maintenant quinze ans, seize ans, disions-nous. Elle serait habillée comme ci, comme ça... Elle irait et viendrait dans notre boutique en riant gaiement avec les clients...

– Vous êtes gentil, maître Jacques, de me faire ces beaux compliments. Hélas ! je n'ai plus quinze ou seize ans. Je suis une mère de famille.

– Je ne sais pas ce que tu es, fit-il en secouant avec attendrissement sa grosse face rouge. Tu ne sembles pas tout à fait vraie. Depuis que tu t'es mise à tourbillonner dans ma maison, j'ai l'impression que le temps n'est plus le même. Je ne suis pas très sûr que tu ne disparaîtras pas un jour comme tu es venue... Cela me semble loin ce soir-là, quand tu as surgi de la nuit avec tes cheveux sur les épaules et que tu m'as dit : « N'avez-vous pas une servante appelée Barbe ? Cela a sonné dans mon crâne comme un coup de cloche... Cela voulait peut-être dire déjà que tu aurais un rôle à jouer ici ».

« Je l'espère bien », pensa Angélique. Mais elle protesta d'un ton de gronderie affectueuse :

– Vous étiez soûl, voilà pourquoi cela vous a donné un son de cloche dans le crâne.

Le moment étant aux nuances sentimentales, aux pressentiments mystiques, lui semblait mal choisi pour causer avec maître Bourjus des compensations financières qu'elle espérait retirer, pour elle et sa troupe, de leur collaboration. Lorsque les hommes se mettent à rêver, il ne faut pas les ramener brusquement vers un réalisme qu'ils n'ont que trop tendance à professer. Angélique décida de déployer toutes les ressources de sa nature primesautière pour jouer sans fausses notes, pendant quelques heures, le rôle charmant de la fille de l'aubergiste.

*****

Le repas de la confrérie de Saint-Valbonne fut un succès, et Saint-Valbonne lui-même ne regretta qu'une chose, c'est de ne pouvoir se réincarner pour en profiter pleinement. Trois corbeilles de fleurs avaient servi à la décoration des tables. Maître Bourjus et Flipot, étincelants, faisaient les honneurs et passaient les plats. Rosine aidait Barbe aux cuisines. Angélique allait des uns aux autres, surveillait les marmites et les broches, répondait lestement aux salutations cordiales des dîneuses et encourageait par des compliments alternés de reproches les talents de David, promu grand cuisinier en spécialités méridionales. En réalité, elle ne s'était pas compromise en le présentant comme un maître queux de talent. Il savait beaucoup de choses, et seule sa paresse, et peut-être le manque d'occasions, l'avait empêché jusque-là de donner sa mesure. Subjugué par l'entrain d'Angélique, transporté par ses approbations, guidé par elle, il se surpassa. On lui fit une ovation lorsqu'elle le traîna tout rougissant dans la salle. Ces dames, égayées par le bon vin, lui trouvèrent de beaux yeux, lui posèrent des questions indiscrètes et gaillardes, l'embrassèrent, le tapotèrent, le chatouillèrent...

Linot ayant pris sa vielle, ce furent des chansons, verre en main, puis de grands rires lorsque Piccolo fit son numéro, imitant sans pitié les travers de la mère Marjolaine et de ses collègues.

Sur ces entrefaites, une bande de mousquetaires, qui traînait rue de la Vallée-de-Misère en quête de distractions, perçut ces éclats de voix joyeuses et féminines et dévala dans la salle du Coq-Hardi en réclamant « rôts et pintes ».

La cérémonie prit dès lors un tour d'esprit qui aurait nettement déplu à saint Valbonne, si ce bon saint provençal, ami du soleil et de la joie, n'eût été indulgent par nature aux désordres qu'engendrent fatalement les réunions de bouquetières et de galants militaires. Ne dit-on pas que la tristesse est un péché ? Et si l'on veut rire et bien rire, il n'y a point vingt façons de s'y prendre. La meilleure encore c'est d'être dans une chaude salle toute parfumée de l'odeur des vins, des sauces et des fleurs, avec un petit vielleur enragé qui vous fait sauter et chanter, un singe qui vous ébaudit, et de fraîches femmes rieuses, pas farouches, qui se laissent embrasser, avec l'encouragement indulgent de grosses commères pansues et gaillardes.

*****

Angélique retrouva ses esprits alors que le clocher de l'église Sainte-Opportune sonnait l'angélus. Les joues rouges, les paupières lourdes, les bras rompus d'avoir porté plats et cruches, les lèvres en feu de quelques baisers hardis et moustachus, elle se ranima en voyant Bourjus compter ses pièces d'or d'un air avisé.

Elle s'écria :

– N'avons-nous pas bien travaillé, maître Jacques ?

– Certes, ma fille. Voici longtemps que ma boutique n'avait vu pareille fête ! Et ces messieurs ne se sont pas montrés aussi mauvais payeurs que pouvaient le faire craindre leurs plumets et leurs rapières.

– Ne croyez-vous pas qu'ils vont nous amener leurs amis ?

– C'est possible.

– Voilà ce que je propose, déclara Angélique. Je continue à vous aider avec tous mes enfants : Rosine, Linot, Flipot, et le singe. Et vous me donnez le quart de vos bénéfices !

Le rôtisseur fronça les sourcils. Cette façon d'envisager le commerce continuait à lui paraître inusitée. Il n'était pas très sûr de n'avoir pas un jour des ennuis avec les corporations ou le prévôt des marchands. Mais les libations heureuses de la nuit lui embrumaient la cervelle et le livraient sans défense à la volonté d'Angélique.

– Nous passerons un contrat devant notaire, reprit celle-ci, mais il restera secret. Vous n'avez pas besoin de raconter vos histoires au voisin. Dites que je suis une jeune parente que vous avez recueillie, et que nous travaillons en famille. Vous verrez, maître Jacques, je pressens que nous allons faire de brillantes affaires. Tout le monde dans le quartier vantera votre habileté au commerce, et les gens vous envieront. Déjà, la mère Marjolaine m'a parlé du repas de confrérie des orangères du Pont-Neuf, qui tombe à la Saint-Fiacre. Croyez-moi, vous avez tout avantage à nous garder. Tenez, pour cette fois vous me devez ceci. Elle compta rapidement la part qui lui revenait et s'en fut, laissant le brave homme perplexe, mais déjà persuadé qu'il était un commerçant plein d'audace.

Angélique sortit dans la cour pour respirer l'air frais du matin. Elle serrait très fort les pièces d'or dans sa main, contre sa poitrine. Ces pièces d'or, c'était la clef de la liberté. Certes, maître Bourjus n'était pas volé. Mais Angélique calculait que, sa petite troupe bénéficiant pour se nourrir des reliefs des festins, tout ce qu'elle retirerait et qui augmenterait en proportion de leurs efforts, finirait bien par constituer une fortune. Alors on pourrait essayer de lancer autre chose. Par exemple, pourquoi ne pas exploiter cette patente que David Chaillou prétendait détenir et qui concernait la fabrication d'une boisson exotique appelée chocolat ? Sans doute les gens du peuple ne priseraient guère cette boisson, mais les « muguets » et les « précieuses », avides de nouveautés et de bizarreries, en lanceraient peut-être la mode.

Angélique voyait déjà les carrosses des nobles dames et des seigneurs enrubannés s'arrêter rue de la Vallée-de-Misère.

Elle secoua la tête pour dissiper ses rêves. Il ne fallait pas voir trop loin, trop haut. La vie était encore précaire, instable. Ce qu'il fallait surtout, c'était amasser, amasser, comme une fourmi. La richesse, c'est la clef de la liberté, le droit de ne pas mourir, de ne pas voir mourir les enfants, le droit de les voir sourire. « Si mes biens n'avaient pas été mis sous scellés, se dit la jeune femme, certainement j'aurais pu sauver Joffrey ! » Derechef, elle secoua la tête. Cela, elle ne devait plus y penser. Car, chaque fois qu'elle y pensait, le goût de la mort s'insinuait dans ses veines, elle était prise d'un désir de sommeiller éternellement, comme on peut sommeiller au fil d'une eau qui vous emporte. Elle ne songerait plus jamais à cela. Elle avait autre chose à faire. Il lui fallait sauver Florimond et Cantor. Elle amasserait, elle amasserait !... Son or, elle l'enfermerait dans le coffret de bois, relique précieuse d'un temps sordide, où elle avait déjà déposé le poignard de Rodogone-l'Égyptien. Près de l'arme désormais inutile, l'or, cette arme de la puissance, s'amasserait.

Angélique leva les yeux vers le ciel mouillé où le reflet doré de l'aube s'effaçait, laissant place à un pesant gris d'étain.

Le marchand d'eau-de-vie appelait dans les rues. Un mendiant, à l'entrée de la cour, psalmodia sa complainte. En le regardant, elle reconnut Pain-Noir. Pain-Noir avec toutes ses loques, toutes ses plaies, toutes ses coquilles d'éternel pèlerin de la misère. Prise de peur, elle courut chercher une miche et un bol de bouillon, et les lui porta. Le gueux la dévisageait farouchement derrière ses sourcils blancs et touffus.

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