Chapitre 17

Comme Angélique se glissait aussi discrètement que possible dans la cour de la rôtisserie du Coq-Hardi, maître Bourjus, armé d'une louche, surgit et se précipita sur elle. Elle s'y attendait un peu et eut juste le temps de se mettre à l'abri derrière le petit puits. Ils tournèrent ensemble autour de la margelle.

– Hors d'ici, gueuse, p... ! braillait le rôtisseur. Qu'ai-je fait au Ciel pour être envahi par des évadés de l'Hôpital général, ou de Bicêtre... ou de pire encore ? On sait ce que cela signifie, une tête tondue comme la tienne... Retourne au Châtelet d'où tu viens... Ou c'est moi qui vais t'y faire retourner... Je ne sais pas ce qui m'a empêché de faire venir le guet hier... Je suis trop bon. Ah ! que dirait ma pieuse femme de voir sa boutique ainsi déshonorée !

Angélique, tout en se dérobant aux attaques de la louche, se mit à crier plus fort que lui.

– Et que dirait votre PIEUSE femme d'un époux aussi déshonorant... qui commence à boire dès la prime aube... ?

Le rôtisseur s'arrêta net. Angélique profita de son avantage.

– Et que dirait-elle de sa boutique couverte de poussière et de l'étalage avec ses poulets de six jours racornis comme parchemin, et de sa cave vide, de ses tables et ses bancs mal cirés... ?

– Par le diable !... bredouilla-t-il.

– Que dirait-elle d'un mari qui blasphème ? Pauvre maîtresse Bourjus qui, du haut du ciel, contemple ce désordre ! Je peux vous l'assurer, sans crainte de me tromper : votre défunte ne sait où cacher sa honte devant les anges et tous les saints du paradis !

L'expression de maître Bourjus devenait de plus en plus égarée. Il finit par s'asseoir lourdement sur la margelle.

– Hélas ! gémit-il, pourquoi est-elle morte ? C'était une si accorte ménagère, toujours décidée et joyeuse. Je ne sais pas ce qui m'empêche de chercher l'oubli au fond de ce puits !

– Je vais vous le dire, moi, ce qui vous en empêche : c'est la pensée qu'elle vous accueillera là-haut en vous disant : « Ah ! te voilà, maître Pierre... »

– Pardon, maître Jacques.

– Te voilà, maître Jacques ! Je ne te fais pas mon compliment. Je l'avais toujours dit que tu ne saurais jamais te conduire tout seul. Pire qu'un enfant !... Tu l'as bien prouvé ! Quand je vois ce que tu as fait de ma belle boutique si brillante, si reluisante du temps de mon vivant... Quand je vois notre belle enseigne toute rouillée et qui grince, les nuits de vent, à empêcher de dormir le voisinage... Et mes pots d'étain, mes tourtières, mes poissonnières toutes rayées parce que ton idiot de neveu les nettoie avec de la cendre au lieu d'employer une craie bien douce, spécialement achetée au carreau du Temple... Et quand je vois que tu te laisses voler par tous ces filous de poulaillers ou de marchands de vins, qui te refilent des coqs écrêtés à la place de chapons, ou des barriques de verjus à la place de bons vins, comment veux-tu que je profite de mon ciel, moi qui ai été une sainte et honnête femme ?...

Angélique se tut, essoufflée. Maître Bourjus paraissait subitement en extase.

– C'est vrai, balbutia-t-il, c'est vrai... elle parlerait exactement comme cela. Elle était si... si...

Ses grosses joues tremblotèrent.

– Cela ne sert à rien de pleurnicher, fit rudement Angélique. Ce n'est pas ainsi que vous éviterez la volée de coups de balai qui vous attend de l'autre côté de cette vie. C'est en vous mettant au travail, maître Bourjus. Barbe est une bonne fille, mais de nature lente ; il faut lui dire ce qu'elle a à faire. Votre neveu m'a l'air d'un drôle d'ahuri. Et les clients n'entrent pas dans une boutique où on les accueille en grognant comme un chien de garde.

– Qui est-ce qui grogne ? demanda maître Bourjus en reprenant son air menaçant.

– Vous.

– Moi ?

– Oui. Et votre femme, qui était si gaie, ne vous aurait pas supporté trois minutes avec la trogne que vous avez devant votre pot de vin.

– Et crois-tu qu'elle aurait supporté de voir dans sa cour une pouilleuse insolente de ton espèce ?

– Je ne suis pas pouilleuse, protesta Angélique en se redressant. Mes vêtements sont propres. Jugez vous-même.

– Crois-tu qu'elle aurait supporté de voir traîner dans sa cuisine tes gamins effrontés, vraie graine de coupe-bourse ? Je les ai surpris en train de se gaver de lard dans ma cave, et je suis sûr que ce sont eux qui m'ont volé ma montre.

– La voilà, votre montre, fit Angélique en sortant dédaigneusement l'objet de sa poche. Je l'ai trouvée sous les marches de l'escalier. Je suppose que vous avez dû la perdre en montant vous coucher hier soir, tant vous étiez soûl...

Elle tendit la montre par-dessus la margelle dans la direction du rôtisseur et ajouta :

– Vous voyez que je ne suis pas non plus voleuse. J'aurais pu la garder.

– Ne la laisse pas tomber dans le puits, fit-il, inquiet.

– Je ne demande pas mieux que de vous la porter, mais j'ai peur de votre louche.

Grommelant une injure, maître Bourjus jeta sa louche sur les pavés. Angélique se rapprocha de lui en affectant un air mutin. Elle sentait que son expérience de la nuit avec le capitaine du guet n'avait pas été sans lui enseigner quelques petites choses sur l'art de séduire les bourrus et de tenir tête aux brutaux. Elle en rapportait une désinvolture nouvelle et qui, désormais, ne lui serait pas inutile.

Elle ne s'empressa pas de rendre la montre.

– C'est une belle montre, dit-elle en examinant l'objet avec intérêt.

Derechef, le visage du rôtisseur s'éclaira.

– N'est-ce pas ? Je l'ai achetée à un colporteur du Jura, un de ces montagnards qui passent l'hiver à Paris avec leurs ballots. Ils ont de véritables trésors dans leurs poches... Mais, par exemple, ils ne les sortent pas pour tout le monde, même pas pour les princes. Il faut qu'ils sachent à qui ils ont affaire.

– Ils préfèrent traiter avec de vrais commerçants plutôt qu'avec des dupes..., surtout pour ces petites mécaniques qui sont de véritables œuvres d'art.

– C'est comme tu le dis : de véritables œuvres d'art, répéta le rôtisseur en faisant miroiter le boîtier d'argent de sa montre au soleil timide qui se glissait entre deux nuages.

Puis il la remit dans son gousset, en fixa les nombreuses chaînes et breloques à ses boutonnières, et glissa de nouveau un regard soupçonneux vers Angélique.

– Je me demande vraiment comment cette montre a pu tomber de ma poche, dit-il. Et je me demande aussi où tu vas chercher ces façons de parler en dame de qualité, alors que l'autre soir tu jaspinais bigorne13 à nous faire dresser les cheveux sur la tête. Toi, je crois bien que tu es en train d'essayer de m'empaumer comme une garce que tu es. Angélique ne se démonta pas.

– Ce n'est pas drôle de discuter avec vous, maître Jacques, fit-elle d'un ton de reproche. Vous connaissez trop bien les femmes.

Le rôtisseur croisa ses bras courtauds sur sa bedaine, aussi ronde qu'une barrique, et prit un air féroce.

– Je les connais et je ne m'en laisse pas conter !

Il laissa passer un lourd silence, les yeux fixés sur la coupable, laquelle baissait la tête.

– Et alors ? reprit-il d'un ton péremptoire.

Angélique, qui était plus grande que lui, le trouvait très amusant avec sa toque sur l'oreille et son air sévère. Cependant, elle dit humblement :

– Je ferai ce que vous me direz, maître Bourjus. Si vous me chassez avec mes deux bébés, je m'en irai. Mais je ne sais où aller, où emmener mes petits pour les préserver du froid et de la pluie. Croyez-vous que votre femme nous aurait chassés ? Je loge dans la chambre de Barbe. Je ne vous dérange pas. J'ai mon bois et ma nourriture. Les gamins et la fille qui sont avec moi pourraient vous rendre quelques menus services : porter l'eau, brosser le carreau. Les bébés resteront là-haut...

– Et pourquoi resteraient-ils là-haut ? beugla le rôtisseur. La place des enfants n'est pas dans un pigeonnier, mais dans la cuisine, près de l'âtre, où ils peuvent se chauffer et se promener à loisir. Voilà bien les gueuses !... Moins d'entrailles que des bêtes ! Descends donc un peu tes lardons à la cuisine, si tu ne veux pas que je me fâche ! Sans compter que tu vas finir par me flanquer le feu là-haut dans mes tuiles de bois !...

*****

Angélique remonta avec une légèreté d'elfe les sept étages qui menaient à la mansarde de Barbe. Les maisons étaient extrêmement hautes et étroites dans ce quartier commerçant où elles s'étaient entassées au Moyen Age sous la poussée tumultueuse de la ville en pleine croissance. Il n'y avait que deux pièces par étage, une seule le plus souvent, prise dans l'escalier en colimaçon qui semblait décidé à vous mener jusqu'au ciel. Sur un palier, Angélique croisa une silhouette furtive, dans laquelle elle reconnut David, le neveu du patron. Le mitron se colla au mur et lui jeta un regard rancunier. Angélique ne se souvenait plus des paroles réalistes qu'elle lui avait lancées au visage le jour où, pour la première fois, elle était venue voir Barbe au Coq-Hardi. Elle lui sourit, décidée à se faire des amis dans cette maison où elle voulait reprendre une existence honorable.

– Bonjour, petit.

– Petit ? gronda-t-il avec un sursaut. J'te ferai remarquer qu'à l'occasion je pourrais te manger des petits pâtés sur la tête. J'ai eu seize ans aux vendanges.

– Oh ! pardon, messire ! Voilà une grosse erreur de ma part. Serait-ce en effet de votre galanterie de m'excuser ?

Le garçon qui, selon toute apparence, n'était pas accoutumé à de tels badinages, haussa gauchement les épaules et balbutia :

– P't'être ben.

– Vous êtes trop bon. J'en suis émue. Et serait-ce également un effet de votre bonne éducation de ne pas tutoyer si familièrement une dame de qualité ?

Le pauvre apprenti rôtisseur paraissait subitement au supplice. Il avait d'assez beaux yeux noirs dans son visage maigre et blême de grand dadais. Son assurance l'avait abandonné. Tout à coup, Angélique, qui recommençait à gravir l'escalier, s'arrêta.

– Toi, avec un accent pareil, tu es du Midi, pas moinsse !

– Oui... m'dame. Je suis de Toulouse.

– Toulouse ! s'écria-t-elle. Oh ! un « frère de mon pays ! »

Elle lui sauta au cou et l'embrassa.

– Toulouse ! répéta-t-elle.

Le mitron était rouge comme une tomate. Angélique lui dit encore quelques mots en langue d'oc, et l'émotion de David redoubla.

– Vous en êtes, alors ?

– Presque.

Elle était ridiculement heureuse de cette rencontre. Quel contraste ! Avoir été l'une des grandes dames de Toulouse et en arriver à embrasser un marmiton parce qu'il avait sur la langue cet accent de soleil, avec l'odeur d'ail et de fleurs !

– Une si belle ville ! murmura-t-elle. Pourquoi n'es-tu pas resté à Toulouse ?

David expliqua :

– D'abord, mon père est mort. Ensuite il voulait toujours que je vienne à Paris où l'on peut faire de grosses ventes, pour apprendre le métier de limonadier. Lui, il était épicier. J'ai fait comme lui et même j'étais sur le point de passer mon « chef-d'œuvre » de cire, pâtes, sucre et épices, quand il est mort. Alors je suis venu à Paris et je suis arrivé juste le jour où ma tante, maîtresse Bourjus, mourait de la petite vérole. Moi, j'ai jamais eu de chance. Je tombe toujours à côté.

Il s'arrêta à bout de salive.

– Ça reviendra, la chance, lui promit Angélique en continuant son ascension.

*****

Dans la mansarde, elle trouva Rosine, qui se grattait la tête en surveillant d'un œil bovin les ébats de Florimond et de Cantor. Barbe était au rez-de-chaussée. Les garçons étaient allés « se balader ». En langue de la « matterie », cela signifiait qu'ils étaient allés demander l'aumône.

– Je ne veux pas qu'ils mendient, fit Angélique, péremptoire.

– Tu ne veux pas qu'ils volent, tu ne veux pas qu'ils mendient. Alors, que veux-tu qu'ils fassent ?

– Qu'ils travaillent.

– Mais c'est du travail ! protesta la jeune fille.

– Non. Et puis, ouste ! Aide-moi à descendre les mions aux cuisines. Tu les surveilleras et tu aideras Barbe.

Elle fut heureuse de laisser les deux petits dans ce vaste domaine de chaleur et de parfums culinaires. Le feu flambait dans l'âtre avec une ardeur nouvelle.

« Qu'ils n'aient plus jamais froid, qu'ils n'aient plus jamais faim ! se répéta Angélique. Ma foi, je ne pouvais faire mieux pour cela que de les amener dans une rôtisserie ! »

Florimond était tout engoncé dans une petite robe d'étamine gris brun, un corsage de serge jaune, et un devantier de serge verte. Il était coiffé d'un béguin de serge également verte. Ces couleurs faisaient paraître encore plus maladif son minois fragile. Elle lui palpa le front et posa ses lèvres dans le creux de sa petite main pour voir s'il n'avait pas de fièvre. Il semblait dispos, bien qu'un peu capricieux et grognon. Quant à Cantor, il se distrayait depuis le matin à se débarrasser des linges dont Rosine avait essayé, d'ailleurs assez maladroitement, de l'envelopper. Dans la corbeille où on l'avait déposé, il se dressa bientôt nu comme un angelot, et prétendit s'en échapper pour aller attraper les flammes.

– Cet enfant n'a pas été élevé, fit observer Barbe avec souci. Lui a-t-on seulement emmailloté bras et jambes comme il se doit ? Il ne se tiendra pas droit et risque même d'être bossu.

– Pour l'instant, il paraît plutôt solide pour un enfant de neuf mois, dit Angélique qui admirait les fesses potelées de son cadet.

Mais Barbe n'était pas tranquille. La liberté de mouvements de Cantor la tourmentait.

– Dès que j'aurai un moment de libre, je lui taillerai des bandes de charpie pour l'emmailloter. Mais, ce matin il n'en est pas question. Maître Bourjus semble enragé. Figurez-vous, Madame, qu'il m'a donné l'ordre de faire les carreaux, de cirer les tables, et, de plus, il me faut courir au Temple pour y faire achat de craie douce, afin d'astiquer les étains. J'en perds la tête...

– Demande à Rosine de t'aider.

*****

Ayant mis tout son monde en place, Angélique prit allègrement le chemin du Pont-Neuf. La marchande de fleurs ne la reconnut pas. Angélique dut lui donner des précisions sur le jour où elle l'avait aidée à faire des bouquets et où elle avait reçu ses compliments.

– Hé ! comment veux-tu que je te reconnaisse ? s'exclama la bonne femme. Ce jour-là, tu avais des cheveux et point de souliers. Aujourd'hui, tu as des souliers et point de cheveux. Enfin, tes doigts n'ont pas changé, j'espère ?... Viens toujours t'asseoir près de nous. Le travail ne manque pas, par ce temps de Toussaint. Bientôt les cimetières et les églises vont fleurir, sans parler des portraits de défunts.

Angélique s'assit sous le parasol rouge et se mit à la tâche avec conscience et dextérité. Elle ne relevait pas les yeux, craignant d'apercevoir sur l'horizon coloré du fleuve la vieille silhouette de la tour de Nesle ou de reconnaître un gueux de Calembredaine parmi les passants du Pont-Neuf.

Mais le Pont-Neuf était calme ce jour-là. On n'y entendait même pas la voix tonitruante du Grand Matthieu car, à cette époque, il avait emmené son chariot plate-forme et son orchestre à la foire Saint-Germain.

Le Pont-Neuf subissait une éclipse. Il y avait moins de badauds, moins de bateleurs, moins de mendiants. Angélique s'en félicitait.

Les marchandes parlaient, avec de grands « hélas ! » de la bataille de la foire Saint-Germain. On dénombrait encore, paraît-il, les cadavres de cette rixe particulièrement sanglante. Mais, pour une fois, la police n'avait pas été au-dessous de sa tâche. Depuis le fameux soir, on voyait passer dans les rues des fournées de gueux, conduits par les archers des pauvres à l'Hôpital général, ou encore des chaînes de forçats partant pour les galères. Quant aux exécutions, chaque aube nouvelle éclairait deux ou trois pendus en place de Grève. On discuta ensuite avec ferveur sur les atours que mettraient ces dames les fleuristes et les orangères du Pont-Neuf lorsqu'elles iraient avec les harengères des Halles présenter leurs compliments de marchandes de Paris à la jeune reine accouchée et à monseigneur le dauphin.

– En attendant, reprit la patronne d'Angélique, un autre souci me trotte en tête. Où notre confrérie ira-t-elle faire lippée pour fêter dignement le jour de Saint-Valbonne ? Le cabaretier des Bons-Enfants nous a volés comme au coin d'un bois, l'an dernier. Je ne veux plus mettre un sou dans son escarcelle.

Angélique prit part à la conversation qu'elle avait écoutée jusque-là, bouche close, comme doit le faire une apprentie respectueuse.

– Je connais une excellente rôtisserie rue de la Vallée-de-Misère. Les prix y sont doux et l'on y fait des plats succulents et nouveaux.

Elle énuméra rapidement des spécialités de la table du Gai-Savoir auxquelles elle avait jadis mis la main :

– Des pâtés d'écrevisses, des dindes fourrées de fenouil, des casseroles de tripes d'agneaux, sans parler de pâtes d'amandes aux pistaches, de rissoles, de gaufres à l'anis. Mais aussi, mesdames, vous mangerez dans cette rôtisserie quelque chose que Sa Majesté Louis XIV elle-même n'a jamais vu sur sa table : des petites brioches brûlantes et légères contenant une noix de foie gras glacé. Une vraie merveille !

– Humph ! ma fille, tu nous mets l'eau à la bouche, s'écrièrent les marchandes, le visage déjà congestionné par la gourmandise. À quelle enseigne loges-tu ?

– Au Coq-Hardi, la dernière rôtisserie rue de la Vallée-de-Misère en direction du quai des Tanneurs.

– Ma foi, je ne pense pas qu'on y fasse si bonne chère. Mon homme, qui travaille à la Grande Boucherie, y va parfois casser la croûte et dit que l'endroit est triste et peu engageant.

– Vous avez été mal renseignée, ma mie. Maître Bourjus, le patron, vient de recevoir de Toulouse un neveu qui est un fin cuisinier et connaît toutes sortes de plats méridionaux. N'oubliez pas que Toulouse est une des villes de France où les fleurs sont reines. SaintValbonne ne pourra qu'être ravi de se voir fêter sous une telle égide ! Et il y a aussi au Coq-Hardi un petit singe qui fait cent grimaces. Et un joueur de vielle qui sait toutes les chansons du Pont-Neuf. Bref, tout ce qu'il faut pour se divertir en bonne compagnie.

– Ma fille, tu me sembles encore plus douée pour faire le boniment que pour lier les fleurs. Je vais t'accompagner à cette rôtisserie.

– Oh ! non, pas aujourd'hui. Le cuisinier toulousain est parti aux champs choisir lui-même les choux d'une potée au jambon frit dont il a le secret. Mais, demain soir, on vous attendra, vous et deux dames de votre compagnie, afin de discuter du menu qui vous conviendrait.

– Et toi, que fais-tu dans cette rôtisserie ?

– Je suis une parente de maître Bourjus, assura Angélique.

Se rappelant que, pour la première fois où la marchande l'avait vue, elle avait plutôt triste mine, elle expliqua :

– Mon mari était un petit artisan pâtissier. Il n'avait pas encore passé son « chef-d'œuvre » pour devenir compagnon, lorsqu'il est mort de la peste, cet hiver ; il m'a laissée dans la misère, car nous avions fait de grosses dettes chez l'apothicaire pour sa maladie.

– On sait ce que représentent les notes d'apothicaire ! soupirèrent les bonnes femmes en levant les yeux au ciel.

– Maître Bourjus m'a prise en pitié et je l'aide dans son commerce. Mais, comme la clientèle est rare, je cherche à gagner un peu d'argent ailleurs.

– Comment t'appelles-tu, ma belle ?

– Angélique.

Sur ces entrefaites, elle se leva et dit qu'elle allait partir afin d'avertir aussitôt le rôtisseur.

*****

Tout en revenant rapidement vers la rue de la Vallée-de-Misère, elle s'étonnait de tous les mensonges qu'elle avait débités en une seule matinée. Elle ne cherchait pas à comprendre l'idée qui l'avait saisie en recrutant des clientes pour maître Bourjus. Voulait-elle témoigner sa reconnaissance au rôtisseur qui, finalement, ne l'avait pas expulsée ? Espérait-elle, de sa part, une récompense ? Elle ne se posait pas de questions. Elle suivait le courant qui la poussait à faire une chose, puis une autre. L'instinct de la mère qui défend ses petits, soudain aiguisé, la jetait en avant.

De mensonge en mensonge, d'idée en idée, d'audace en audace, elle arriverait à se sauver, à sauver ses enfants. Elle en était sûre !

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