Chapitre 9

La cour était à Fontainebleau. Pour les chaleurs, il n'y avait rien de plus charmant que ce château blanc, inondé de verdure, son étang où les carpes évoluaient, et parmi elles, la vieille aïeule toute blanche qui portait au nez l'anneau de François Ier. Eaux, fleurs, bosquets...

Le roi travaillait, le roi dansait, le roi chassait à courre. Le roi était amoureux. La douce Louise de La Vallière, tremblante d'avoir éveillé la passion de ce cœur royal, levait sur le souverain ses yeux magnifiques, d'un brun bleu plein de langueur. Et la cour, à l'envi, célébrait, en allégories suggestives où Diane, courant à travers bois, se livre enfin à Endymion, l'ascension de la modeste fille blonde dont Louis XIV venait de cueillir la virginité.

Dix-sept ans, à peine sortie de la pauvreté d'une nombreuse famille provinciale, isolée parmi les filles d'honneur de Madame... N'y avait-il pas de quoi troubler Louise de La Vallière lorsque toutes les nymphes et les sylvains des bois de Fontainebleau chuchotaient, au clair de lune, sur son passage :

– Voilà la favorite ! Que d'empressement autour d'elle !

Elle ne savait plus où cacher l'intensité de son amour et la honte de son péché ! Mais les courtisans connaissaient les rouages de leur subtil métier de parasites. C'est par la maîtresse qu'on a accès au roi, qu'on nouera des intrigues, qu'on obtiendra des places, des faveurs, des pensions. Tandis que la reine, alourdie par sa maternité, restait rencognée dans ses appartements, près de la naine inconsolable, c'était, dans l'éclat des jours d'été, une chaîne ininterrompue de fêtes et de plaisirs.

Au petit souper, sur le canal, comme il n'y avait pas de places dans les barques pour les officiers de bouche, on se plaisait à voir le prince de Condé prendre, au lieu de gagner les batailles et de comploter contre le roi, les plats qu'on lui tendait d'une barque voisine et les présenter au roi et à sa maîtresse, en serviteur modèle.

*****

Assise sur les bords de la Seine, Angélique, dans la puanteur de la vase surchauffée de Paris, regardait le crépuscule descendre sur Notre-Dame. Au-dessus des hautes tours carrées et du vaisseau renflé de l'abside, le ciel était jaune, moucheté d'hirondelles. De temps à autre, un oiseau passant près de la jeune femme frôlait la berge avec un cri aigu.

De l'autre côté de l'eau, sous les maisons canoniales des chanoines de Notre-Dame, une longue pente de glaise marquait l'emplacement du plus grand abreuvoir de Paris. À cette heure, une foule de chevaux s'y dirigeaient, conduits par des charretiers ou des valets d'équipage. Leurs hennissements alternés montaient dans le soir pur.

Tout à coup, Angélique se leva.

« Je vais aller voir mes enfants », pensa-t-elle.

Un passeur, pour vingt sols, la déposa au port de Saint-Landry. Angélique enfila la rue de l'Enfer et s'arrêta à quelques pas de la maison du procureur Fallot de Sancé. Elle ne songeait pas à se présenter à la maison de sa sœur dans l'état où elle se trouvait avec sa jupe en lambeaux, ses cheveux en désordre noués d'un mouchoir, ses souliers éculés. Mais l'idée lui était venue qu'en se postant aux environs elle pourrait peut-être apercevoir ses deux fils. C'était devenu pour elle, depuis quelque temps, une idée fixe, un besoin qui, chaque jour, s'accentuait et occupait toute sa pensée. Le petit visage de Florimond émergeait du gouffre d'oubli et d'hébétude dans lequel elle était plongée. Elle le revoyait avec ses cheveux noirs bouclés sous son béguin rouge. Elle l'entendait babiller. Quel âge avait-il maintenant ? Un peu plus de deux ans. Et Cantor ? Sept mois. Elle ne l'imaginait pas. Elle l'avait laissé si petit !

Appuyée au mur près de l'échoppe d'un savetier, Angélique se mit à regarder fixement la façade de cette maison où elle avait vécu lorsqu'elle était encore riche et considérée. Un an plus tôt, son équipage avait encombré la ruelle étroite. De là, elle s'était rendue à l'entrée triomphale du roi, vêtue somptueusement. Et Cateau-la-Borgnesse lui avait transmis les propositions avantageuses du surintendant Fouquet : « Acceptez, ma chère... Cela ne vaut-il pas mieux que de perdre la vie ? »

Elle avait refusé. Alors, elle avait tout perdu, et elle n'était pas loin de se demander si, en réalité, elle n'avait pas perdu aussi la vie, car elle n'avait plus de nom, plus de droit à l'existence. Elle était morte aux yeux de tous.

Le temps se prolongeait et rien ne bougeait sur la façade de la maison. Pourtant, derrière les vitres sales du bureau du procureur, on devinait les silhouettes besogneuses des clercs. L'un d'eux sortit pour allumer la lanterne.

Angélique l'aborda :

– Est-ce que Me Fallot de Sancé est chez lui ou bien est-il allé dans ses terres ? Avant de répondre, le clerc se donna le temps d'examiner son interlocutrice.

– Il y a déjà un moment que Me Fallot n'habite plus ici, dit-il. Il a revendu sa charge. Il avait eu des ennuis dans un procès de sorcellerie auquel était mêlée sa famille. Ça lui a fait du tort pour sa profession. Il est allé s'installer dans un autre quartier.

– Et... vous ne savez pas dans quel quartier ?

– Non, fit l'autre d'un ton rogue. Et, si je le savais, je ne te le dirais pas. Tu n'es pas une cliente pour lui.

Angélique était atterrée. Depuis quelques jours, elle ne vivait que dans l'idée d'apercevoir, ne fût-ce qu'une seconde, les visages de ses enfants. Elle les imaginait rentrant de promenade, Cantor dans les bras de Barbe, Florimond trottinant joyeusement près d'elle. Et voici qu'eux aussi avaient disparu à jamais de son horizon !

Elle dut s'appuyer contre le mur, saisie d'un vertige.

Le savetier, qui était en train de mettre les planches de son échoppe pour la nuit, et qui avait entendu la conversation, lui dit :

– Tu y tenais tant que ça à voir Me Fallot ? C'était pour un procès ?...

– Non, fit Angélique en essayant de se dominer, mais je... j'aurais voulu voir une fille qui était en service chez lui... une nommée Barbe. Est-ce qu'on ne sait pas l'adresse de M. le procureur dans son nouveau quartier ?

– Pour ce qui est de Me Fallot et de sa famille, je ne pourrais te renseigner. Mais Barbe, c'est possible. Elle n'est plus chez eux. La dernière fois qu'on l'a vue, elle travaillait chez un rôtisseur de la rue de la Vallée-de-Misère, à l'enseigne du Coq-Hardi.

– Oh ! merci.

*****

Déjà, Angélique courait dans les rues assombries. La rue de la Vallée-de-Misère, derrière la prison du grand Châtelet, était le fief des rôtisseurs. De jour et de nuit, les cris des volailles égorgées et le bruit des broches tournant devant de grands feux ne cessaient point. La rôtisserie du Coq-Hardi était la plus éloignée et ne présentait rien de particulièrement reluisant. Au contraire, on aurait pu croire, à la regarder, que le carême était déjà commencé.

Angélique entra dans une salle à peine éclairée de deux ou trois chandelles. Attablé devant un pichet de vin, un gros homme, coiffé d'un bonnet sale de cuisinier, semblait beaucoup plus occupé à boire qu'à servir ses clients. Ceux-ci n'étaient guère nombreux et se composaient surtout d'artisans et d'un voyageur de pauvre mine. D'un pas traînant, un jeune garçon ceint d'un tablier graisseux apportait des plats dont on avait de la peine à distinguer la composition.

Angélique s'adressa au gros cuisinier :

– Avez-vous ici une servante nommée Barbe ?

D'un pouce négligent, l'homme lui montra l'arrière-cuisine. Angélique aperçut Barbe. Elle était assise devant le feu et plumait une volaille.

– Barbe !

L'autre leva la tête et essuya du bras son front couvert de sueur.

– Qu'est-ce que tu veux, fille ? demanda-t-elle d'une voix lasse.

– Barbe ! répéta Angélique.

La servante ouvrait de grands yeux. Puis, soudain elle poussa une exclamation étouffée :

– Oh ! Madame !... Que Madame m'excuse...

– Il ne faut plus m'appeler Madame, fit Angélique d'un ton bref.

Elle se laissa tomber sur la pierre de l'âtre. La chaleur était suffocante.

– Barbe, où sont mes enfants ?

Les grosses joues de Barbe tremblaient comme si elle se retenait d'éclater en sanglots. Elle avala sa salive et réussit enfin à répondre.

– Ils sont en nourrice, Madame... Hors de Paris, dans un village, près de Longchamp.

– Ma sœur Hortense ne les a pas gardés chez elle ?

– Mme Hortense les a mis tout de suite en nourrice. Je suis allée une fois chez la nourrice pour lui remettre l'argent que vous m'aviez laissé. Mme Hortense avait exigé que je le lui remette à elle, cet argent, mais je ne lui avais pas tout donné. Je voulais qu'il ne serve qu'aux enfants. Ensuite, je n'ai pu retourner chez la nourrice... J'avais quitté Mme Hortense... J'ai fait plusieurs places... C'est difficile de gagner sa vie.

Maintenant, elle parlait précipitamment, en évitant de regarder Angélique. Celle-ci réfléchissait. Longchamp n'était pas un village très éloigné. Les dames de la cour en faisaient un but de promenade. Elles y entendaient les offices des nonnes de l'abbaye... Avec des gestes nerveux, Barbe s'était remise à plumer sa volaille. Angélique éprouva la sensation que quelqu'un la regardait fixement. Se retournant, elle vit le gâte-sauce qui ne laissait aucune équivoque sur les sentiments que lui inspirait cette belle femme en guenilles. Angélique était habituée à ces regards avides des hommes. Mais, cette fois, elle en fut agacée. Elle se releva rapidement.

– Où loges-tu, Barbe ?

– Dans cette maison, dans une soupente.

À ce moment, le patron de Coq-Hardi entra, son bonnet de travers.

– Alors, qu'est-ce que vous fichez tous ? demanda-t-il d'une voix pâteuse. David, les clients te réclament... Et cette volaille, elle est bientôt prête, Barbe ? Ma parole, faudrait peut-être que je me dérange pendant que vous vous prélassez... Et cette gueuse, qu'est-ce qu'elle f... là ? Allez, ouste, dehors ! Et n'essaie pas de me voler un chapon...

– Oh ! Madame !

Mais, ce soir-là, Angélique n'était pas d'humeur passive. Elle mit les poings sur ses hanches et tout le vocabulaire de la Polak lui remonta aux lèvres.

– Ferme-la, gros tonneau ! J'en voudrais pas de tes vieux coqs en carton. Quant à toi, le puceau en mal d'amour, tu ferais mieux de baisser un peu tes mirettes9 et de fermer ta panetière à miettes10 si tu ne veux pas recevoir une giroflée sur la g...

– Oh ! Madame ! cria Barbe de plus en plus épouvantée.

Angélique profita de la stupeur des deux hommes pour lui glisser :

– Je t'attends dehors, dans la cour.

*****

Un peu plus tard, lorsque Barbe passa, un bougeoir à la main, Angélique la suivit par l'escalier délabré jusqu'à la soupente que maître Bourjus louait quelques sols à la servante.

– C'est bien pauvre chez moi, Madame, fit Barbe humblement.

– Ne te trouble pas. Je connais la pauvreté.

Angélique rejeta ses souliers pour jouir de la fraîcheur du carrelage et s'assit sur le lit, qui était une paillasse sans rideaux, montée sur quatre pieds.

– Il faut excuser maître Bourjus, reprenait Barbe. Ce n'est pas un mauvais homme. Mais, depuis la mort de sa femme, il a perdu l'esprit et ne fait que boire. Le marmiton est un neveu à lui qu'il avait fait venir de province pour l'aider, mais il n'est pas très dégourdi. Alors les affaires ne vont guère.

– Si cela ne te gêne pas, Barbe, demanda Angélique, puis-je passer la nuit ici ? Demain, je partirai dès l'aube et j'irai voir mes enfants. Puis-je partager ton lit ? Cela m'arrangerait.

– Madame me fait bien de l'honneur.

– L'honneur, dit Angélique amèrement... Regarde-moi et ne parle plus ainsi.

Barbe éclata en sanglots.

– Oh ! Madame, balbutia-t-elle. Vos beaux cheveux... vos si beaux cheveux ! Qui donc vous les brosse maintenant ?

– Moi-même... quelquefois. Barbe, ne pleure pas si fort, je t'en prie.

– Si Madame me le permet, murmura la servante, j'ai là une brosse... Je pourrais peut-être... profiter... de ce que je suis avec Madame...

– Si tu veux.

Les mains habiles de la servante commencèrent à démêler les belles boucles aux chauds reflets. Angélique ferma les yeux. Le pouvoir des gestes quotidiens est grand. Il suffisait de ces mains soigneuses d'une servante pour recréer une atmosphère à jamais disparue. Barbe reniflait ses larmes.

– Ne pleure pas, répéta Angélique, tout cela finira... Oui, je crois que cela finira. Pas encore, je le sais bien, mais un jour viendra... Tu ne peux pas comprendre, Barbe. C'est comme un cercle infernal et dont on ne peut plus s'échapper que par la mort. Mais je commence à croire que je pourrai m'échapper quand même. Ne pleure pas, Barbe, ma bonne fille...

*****

Elles dormirent côte à côte. Barbe commençait son travail aux premières lueurs du jour. Angélique la suivit dans la cuisine de la rôtisserie. Barbe lui fit boire du vin chaud et lui glissa deux petits pâtés.

Maintenant, Angélique marchait sur la route de Longchamp. Elle avait franchi la porte Saint-Honoré et, après avoir suivi les quinconces sablonneux d'une promenade qu'on appelait les Champs-Elysées, elle parvint au village de Neuilly où Barbe assurait que se trouvaient les enfants. Elle ne savait pas encore ce qu'elle allait faire. Les observer de loin peut-être ? Et, si jamais Florimond s'approchait d'elle en jouant, elle essaierait de l'attirer en lui offrant un pâté.

Elle se fit indiquer l'habitation de la mère Mavaut. En approchant, elle vit des enfants qui jouaient dans la poussière sous la garde d'une fillette d'environ treize ans. Ils étaient assez barbouillés et mal tenus, mais paraissaient bien portants. Elle essaya en vain de reconnaître Florimond parmi eux. Comme une grande femme en sabots sortait de la maison, elle supposa qu'il s'agissait de la nourrice et prit le parti d'entrer dans la cour.

– Je voudrais voir deux enfants qui vous ont été confiés par Mme Fallot de Sancé.

La paysanne, qui était une forte femme brune et hommasse, la toisa avec une méfiance non dissimulée.

– C'est-y que vous apportez l'argent en retard ?

– Il y a donc du retard dans le paiement des mois de nourrice ?

– S'il y en a ! éclata la femme. Avec ce que Mme Fallot m'a donné quand je les ai pris et ce que sa servante m'a apporté ensuite, ça ne me faisait pas de quoi les nourrir pendant plus d'un mois. Et depuis, bernique, pas un navet ! Je suis allée à Paris pour réclamer, mais les Fallot avaient déménagé. Voilà bien les manières de ces corbeaux de procureurs !

– Où sont-ils ? demanda Angélique.

– Qui ?

– Les enfants.

– Est-ce que je sais, moi ? fit la nourrice avec un haussement d'épaules. J'ai bien assez à faire à m'occuper des mioches des gens qui paient.

La fillette, qui s'était rapprochée, dit vivement :

– Le plus petit est par là. Je vais vous le montrer.

Elle entraîna Angélique, lui fit traverser la salle principale de la ferme et la guida dans l'étable, où il y avait deux vaches. Derrière le râtelier, elle découvrit une caisse où Angélique discerna avec peine, dans l'obscurité, un enfant d'environ six mois. Il était nu, à part un lambeau de chiffon sale sur le ventre, dont il suçait avidement une extrémité. Angélique saisit la caisse et la tira dans la pièce.

– J'l'ai mis dans l'étable parce qu'il y faisait plus chaud que dans le cellier, la nuit, chuchota la fillette. Il a des croûtes partout, mais il n'est pas maigre. C'est moi qui trais les vaches le matin et le soir. Alors je lui donne un peu de lait chaque fois.

Atterrée, Angélique regardait le bébé. Ce ne pouvait être Cantor, cette hideuse petite larve couverte de pustules et de vermine ! D'ailleurs, Cantor était né avec des cheveux blonds et l'enfant avait des boucles brunes. À ce moment, il ouvrit les yeux et montra des prunelles claires et magnifiques.

– Il a des yeux verts comme les vôtres, dit la fillette. C'est-y que vous êtes sa mère ?

– Oui, je suis sa mère, dit Angélique d'une voix blanche. Où est l'aîné ?

– Il doit être dans la niche du chien.

– Javotte, mêle-toi de ce qui te regarde ! cria la paysanne.

Elle observait leur manège avec hostilité, mais n'intervenait pas, espérant peut-être qu'en fin de compte cette femme de triste mine apportait de l'argent. La niche était occupée par un molosse à l'air féroce. Javotte dut déployer toutes sortes de séductions et de promesses pour le faire sortir.

– Flo se cache toujours derrière Patou, parce qu'il a peur.

– Peur de quoi ?

La gamine jeta un regard vif autour d'elle.

– Qu'on le batte.

Elle tira quelque chose du fond de la niche. Une boule noire et frisée apparut.

– Mais c'est un autre chien ! s'écria Angélique.

– Non, ce sont ses cheveux.

– Bien sûr, murmura-t-elle.

Certes, une pareille chevelure ne pouvait appartenir qu'au fils de Joffrey de Peyrac. Mais, sous cette toison drue, sombre et serrée, il y avait un pauvre petit corps squelettique et grisâtre, couvert de haillons.

Angélique s'agenouilla et écarta d'une main tremblante la tignasse ébouriffée. Elle découvrit le visage amenuisé, pâle, dans lequel brillaient deux yeux noirs dilatés. Bien qu'il fît très chaud, un grelottement incessant agitait l'enfant. Ses os menus saillaient comme des pointes et sa peau était rêche et sale.

Angélique se redressa et s'avança vers la nourrice.

– Vous les laissiez mourir de faim, dit-elle d'une voix lente et pesante. Vous les laissiez mourir de misère... Depuis des mois, ces enfants n'ont reçu aucun soin, aucune nourriture. Seulement les restes du chien ou les morceaux que cette gamine prélevait sur son maigre souper. Vous êtes une misérable !

La paysanne était devenue très rouge. Elle croisa les bras sur son corsage.

– Elle est bien bonne celle-là ! s'écria-t-elle suffoquant de colère. On m'encombre de mioches sans le sou, on disparaît sans laisser d'adresse, et encore il faut que je me fasse injurier par une gueuse des grands chemins, une Bohémienne, une Égyptienne, une...

Sans l'écouter Angélique était rentrée dans la maison.

Elle attrapa un torchon qui pendait devant l'âtre et, saisissant Cantor, elle l'installa sur son dos en le retenant par le torchon noué sur sa poitrine, à la façon, précisément, dont les Bohémiennes portent leurs enfants.

– Qu'est-ce que vous allez faire ? demanda la nourrice, qui l'avait suivie. Vous n'allez pas les emmener, hein ? Ou alors, il faut donner l'argent.

Angélique fouilla dans ses poches et jeta sur le pavé quelques pièces. La paysanne ricana.

– Cinq livres ! Tu veux rire – on m'en doit bien trois cents. Allons, paie ! Ou bien j'appelle les voisins et leurs chiens, et je te fais chasser.

Haute et massive, elle se tenait devant la porte, les bras étendus. Angélique glissa la main dans son corsage et tira son poignard. La lame de Rodogone-l'Égyptien brillait dans la pénombre du même éclat que les yeux verts de celle qui le tenait.

– Barre-toi ! fit Angélique d'une voix sourde. Barre-toi ou je te saigne.

En entendant le langage des argotiers, la paysanne devint livide. On connaissait trop bien, aux portes de Paris, l'audace des ribaudes et leur habileté à manier le couteau. Elle se recula, terrifiée, Angélique passa devant elle en maintenant la pointe du poignard dans sa direction, comme le lui avait enseigné la Polak.

– N'appelle pas ! Ne lance ni chiens ni croquants à mes trousses, sinon il t'arrivera malheur. Demain ta ferme flambera... Et toi, tu te réveilleras la gorge fendue... Compris ?...

Arrivée au milieu de la cour, elle remit le poignard à sa ceinture et, enlevant Florimond dans ses bras, elle s'enfuit vers Paris.

Haletante, elle se rejetait vers la capitale mangeuse d'êtres humains, où elle n'avait d'autre refuge, pour ses deux enfants à demi morts, que des ruines et la bienveillance sinistre des gueux et des bandits.

Des carrosses la croisaient, soulevant des nuages de poussière qui se collait à son visage en sueur. Mais elle ne ralentissait pas sa marche, insensible au poids de son double fardeau.

– Cela finira ! pensait Angélique. Il faudra bien que cela finisse, que je m'évade un jour, que je les ramène vers les vivants...

*****

À la tour de Nesle, elle trouva la Polak qui cuvait son vin, et qui l'aida à soigner ses enfants.

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