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LE LAPIDAIRE D’AMSTERDAM

En débarquant, le soir, à la Gare centrale, Aldo n’avait qu’une envie : aller se coucher dans un lit confortable avec quelque chose de bouillant, grog, vin chaud ou Dieu sait quoi. Le voyage à travers les plaines du nord de la France, de la Belgique et de la Hollande lui avait paru d’autant plus ennuyeux qu’il avait plu sans discontinuer sur le paysage. L’impression d’assister à un film de cinéma dont la pellicule serait brouillée. Il faisait encore plus mauvais, si possible, en arrivant à destination. Il ne s’attarda donc pas à contempler l’incroyable station terminale en briques rouges, bâtie sur le modèle du Rijksmuseum et longue de plusieurs centaines de mètres. Il s’engouffra dans un taxi en indiquant l’hôtel Krasnapolsky où il savait qu’il trouverait le nécessaire pour soigner ses bronches fragiles. Il couvait un rhume, c’était indubitable ! Il connaissait ce palace, pour être venu deux ou trois fois dans la capitale du diamant, et se souvenait que sur la place majeure de la ville, le Dam, où s’élevait le Palais royal et sous sa façade d’un modernisme hideux, se cachait le luxe le plus raffiné et le plus douillet qui soit. Milliardaires et artistes de renom s’y précipitaient avec une rare constance. Peut-être aussi parce que ce curieux édifice marquait une sorte de frontière entre les fastes officiels et certains quartiers chauds où florissaient bouges à matelots, prostituées en vitrine et les paradis artificiels de l’opium ou de la cocaïne.

N’ayant que le minimum de bagages, il eût par beau temps parcouru à pied la distance entre la gare et le Dam pour respirer l’air chargé d’iode de la mer du Nord en se mêlant aux nombreux passants, mais certes pas sous cette pluie désespérante. Aussitôt arrivé, il fila au bar boire un grog brûlant puis, nanti d’une chambre où l’acajou s’harmonisait avec les cuivres étincelants et le velours vert foncé, il se fit couler un bain bouillant, en ressortit rouge comme un homard, s’enveloppa d’un peignoir en épais tissu éponge et, pour finir, fit monter pour son dîner la traditionnelle soupe aux pois cassés – plat des plus complets avec ses saucisses, ses pieds de porc, son lard et ses divers légumes –, suivie de minces tranches d’édam, d’un café et d’un vieux genièvre. Après quoi, il avala deux comprimés d’aspirine et se mit au lit en compagnie du livre qu’Angelo Pisani lui avait apporté la veille avec une lettre de Guy Buteau l’assurant qu’au Palais Morosini il n’y avait rien à signaler, qu’aucun visiteur suspect ne s’était présenté, que la maison était un peu vide depuis le départ des enfants, de leur mère, de la fidèle Trudi et de la nourrice qui, après quelques mois, avait relayé Lisa pour nourrir le bébé Marco, au grand soulagement d’un père fort soucieux de la perfection du corps de sa femme… Enfin, Guy rendait compte de plusieurs transactions couronnées de succès…

Cette épître, en replongeant Aldo dans l’atmosphère de sa vie familiale, lui avait été bénéfique. Il l’avait placée en guise de signet à la page du livre représentant les émeraudes devenues son souci permanent mais évita de les contempler trop longtemps, conscient de la difficulté que rencontrerait l’artiste pour les recopier parfaitement et surtout dans le délai imparti… Finalement la fatigue l’emporta et il s’endormit d’un seul coup, oubliant même d’éteindre sa lampe de chevet.

Il n’avait pas davantage fermé rideaux et volets, et ce fut un rayon de soleil qui le réveilla : comme il avait bien dormi, il se sentait ragaillardi. Surtout quand il eut constaté que l’inquiétude pour ses bronches n’était plus fondée. Deux heures après, son livre sous le bras, il se dirigeait au pas de promenade vers le Judenbuurt – le quartier des Juifs – où habitait évidemment Jacob Meisel, le magicien en pierres précieuses.

À Amsterdam, l’appellation Judenbuurt n’impliquait nullement l’idée de ghetto ou d’un quelconque monde à part. Les gens de la « Venise du Nord » – un surnom qui agaçait Morosini ! – ayant toujours été totalement étrangers aux préjugés religieux, il ne leur était pas apparu utile de recourir à des circonlocutions hypocrites. De même, les juifs n’avaient jamais cherché à s’identifier ou à éviter de le faire. La question ne se posait pas, tout simplement. Ils étaient venus jadis d’Espagne ou du Portugal, chassés par l’Inquisition, et avaient apporté avec eux leur savoir-faire et leur art du négoce. Ils contribuèrent avec succès aux entreprises commerciales avec les Indes, fondèrent des librairies dont les ouvrages en hébreu se répandirent dans toute l’Europe et furent suivis d’autres en différentes langues, éditant des livres passés en contrebande parce que interdits ailleurs. Enfin l’industrie du diamant constituait un autre secteur juif et la fameuse maison Asscher, qui eut l’honneur de tailler le plus gros diamant du monde, le Cullinan, dont la partie la plus importante brille sur le sceptre des rois d’Angleterre, occupait une sorte de château féodal en briques rouges avec créneaux et merlons se situant à la lisière du Judenbuurt. Ses ouvriers logeaient aux alentours, dans des rues aux noms évocateurs : rue de l’Émeraude, du Saphir, de la Topaze, du Rubis. La ségrégation était à ce point inexistante que Rembrandt habita le quartier, juste en face de la maison du rabbin, durant quelques années, ainsi qu’en témoigne La fiancée juive, l’une de ses plus belles toiles(17).

Jacob Meisel habitait, dans la Judenbreestraat, une belle vieille maison à pignon « en cloche » et la porte fut ouverte au visiteur par une jeune fille aux joues roses dont le bonnet et le tablier blanc soigneusement amidonné semblaient nés en même temps que le logis. En réponse à son sourire, à son regard interrogateur, Aldo, qui ne parlait pas le néerlandais, usa de l’anglais pour demander si le maître de maison acceptait de le recevoir et tendit une de ses cartes de visite sur laquelle il avait spécifié qu’il était envoyé par Louis de Rothschild. Il fut aussitôt introduit dans un long couloir pavé de carreaux blancs et noirs, étincelants de propreté, qui filait jusqu’à une haute fenêtre dont on avait l’impression qu’elle était au moins à un kilomètre. C’était typique des anciennes maisons, accolées les unes aux autres, qui rattrapaient en profondeur leur peu de largeur. L’impression d’entrer dans un Vermeer.

La jeune fille s’esquiva mais revint rapidement, invita Morosini à la suivre, le menant presque au bout du couloir, et l’introduisit dans une pièce dont la large fenêtre à petits carreaux donnait sur un jardin. Les massifs meubles anciens, les faïences de Delft et les tentures tissées qui avaient fait, jadis, le voyage de Sumatra accentuaient l’impression de retour au passé. Fugitive, parce qu’un homme déjà âgé dont le front dégarni s’entourait de rares cheveux gris s’était levé de sa table à écrire pour venir à sa rencontre :

— Soyez le très bien venu, Monsieur le prince ! Les amis du baron Louis sont chez eux dans ma maison et je suis heureux de connaître celui qui a si souvent risqué sa vie pour reconstituer le Grand Pectoral…

— L’un de ceux, corrigea Aldo en serrant la main qu’on lui tendait. Sans Adalbert Vidal-Pellicorne… et sans vos pierres si merveilleusement imitées, je n’en serais jamais venu à bout.

— Qui peut savoir ? Mais prenez place, s’il vous plaît, et dites-moi ce qui me vaut une si heureuse visite… Puis-je vous offrir du thé, du café, du chocolat ?

— Votre choix sera le mien, murmura Aldo en s’asseyant sur un siège d’ébène garni de coussins jaunes… et en luttant désespérément contre une soudaine envie de pleurer parce qu’il venait de s’apercevoir que la manche gauche du vêtement de laine brune de Jacob Meisel pendait à son côté. Vide !…

Cet homme souriant au visage affable, aux doux yeux gris, à la voix chaleureuse, était manchot. Jamais plus il ne pourrait réaliser l’exploit qu’il s’apprêtait à lui demander !

En dépit de son habituel empire sur lui-même, sa déception dut transparaître sur sa figure car, en reprenant sa place, Meisel dit :

— L’accident qui m’a privé de ce bras est relativement récent. Le baron Louis n’est pas au courant…

— Que vous est-il arrivé ?

— Une affaire stupide, il y a six mois… Sur les quais, une voiture de livraison m’est passée dessus : il a fallu m’amputer mais j’espère pouvoir porter, bientôt, une prothèse… Vous êtes très désappointé, n’est-ce pas ?

— Je suis surtout désolé, comme le sera le baron, qu’un sort malheureux vous ait infligé cette épreuve !

— Oh, il y a pire ! Je ne suis plus jeune et ma femme, mes enfants ne savent que faire pour m’aider… Voulez-vous un peu de genièvre dans votre café ? Quelque chose me dit que vous en avez besoin ?

Devant la petite flamme d’humour qui pétillait dans les yeux du lapidaire, Aldo ne put s’empêcher de rire :

— Vous lisez en moi comme dans un livre ! Ce sera avec plaisir…

Le café était bon et l’alcool ajouta à son parfum. Ils en burent deux tasses puis Meisel reprit :

— Votre cas n’est peut-être pas désespéré ! Dites-moi ce qui vous amène ?

— Ainsi que vous le savez, j’ai eu en main certaines des pierres que vous avez copiées si magistralement. À commencer par l’Étoile bleue, le saphir wisigoth qui a jadis coûté la vie à ma mère, et, sur le conseil de Rothschild, je voulais vous demander de réaliser pour moi cinq émeraudes bien particulières que je croyais disparues depuis le XVIe siècle et qui viennent de reparaître de la façon la plus désastreuse qui soit…

— Lesquelles ?

Morosini ouvrit sa serviette, en tira le livre dont la vue fit sourire Meisel :

— Ah ! Le Harper ! Je l’ai aussi ! Simon Aronov m’en avait trouvé un exemplaire…

— Encore un de ses exploits ! Selon moi, il ne doit en rester que cinq ou six au monde !

— Mais de quoi n’était-il pas capable ? Une sorte de génie l’habitait. Et puis il a disparu un jour sans que je puisse réussir à savoir ce qui lui était arrivé…

— Moi, je peux vous le dire puisque c’est moi qui ai mis fin à ses souffrances…

Et en quelques phrases simples Aldo raconta ce qu’avaient été les derniers moments du Boiteux de Varsovie, à la suite de quoi tous deux gardèrent un silence plein de respect.

— Ainsi, conclut Meisel avec tristesse, me voilà désormais assuré de ne plus le revoir. Je le redoutais mais je gardais espoir.

— Je suis navré de vous avoir ôté cette illusion parce que je sais combien cela peut être apaisant…

— La vérité est toujours préférable… (Puis, revenant au livre ouvert par Morosini à la bonne page :) Avant l’accident, il m’aurait plu de tenter la réalisation de ce travail… mais maintenant… ajouta-t-il avec un regard sur sa manche.

Aldo cependant se refusait à renoncer :

— N’y a-t-il personne à qui vous ayez pu transmettre votre savoir ? Vous avez des enfants ! Des fils peut-être ?

— J’en ai un, effectivement, mais les pierres ne l’intéressent pas. Il a choisi de servir le Seigneur et je ne peux que m’en réjouir. C’est une bénédiction pour une famille…

Il n’empêchait que l’ombre d’un regret perçait dans sa voix et son visiteur ne voulut pas y ajouter en évoquant la possibilité d’un élève. On le lui aurait déjà conseillé. Il referma le livre, le remit dans sa serviette et se leva :

— Vous avez raison : c’en est une et moi, j’emporte au moins le plaisir de vous avoir rencontré et d’avoir pu parler de Simon Aronov : vous êtes le seul avec mon ami Adalbert et le baron Louis avec qui ce soit possible !

— Voulez-vous attendre encore un instant ? Je serais trop désolé que vous ayez fait ce long voyage pour rien…

Il se dirigea vers une bancelle médiévale en ébène égayée de coussins jaunes qu’il ôta, en souleva le siège, découvrant ainsi un coffre-fort dont il fit jouer la combinaison, y prit quelque chose qu’il mit dans sa poche, referma et revint à sa table sur laquelle il déposa deux grosses émeraudes d’un vert chatoyant. Leur grosseur équivalait à peu près à celles qu’Aldo recherchait…

— Vous voyez ? dit-il. Avant de devenir infirme, j’avais formé le projet de refaire les pierres de Montezuma et j’en avais déjà fabriqué deux que je comptais tailler quand les trois autres seraient prêtes. Je n’en ai pas eu le temps. Aujourd’hui j’aimerais que vous les acceptiez… en souvenir.

Aldo prit l’une des gemmes qu’il examina à l’aide de la loupe de joaillier qui ne le quittait jamais :

— Incroyable ! commenta-t-il au bout d’un moment. Elles sont absolument parfaites. Capables de tromper n’importe quel expert ! Comment obtenez-vous un tel résultat ?

— Permettez que j’en garde le secret ! Je l’ai découvert par un coup de chance et j’ai juré qu’il mourrait avec moi. Essayez de me comprendre ! Quelle que soit la perfection où je suis parvenu, ce n’en est pas moins un faux pouvant s’assimiler à un vol !

— Ne soyez pas trop sévère ! Au Moyen Âge, par exemple, à l’époque des croisades, il est souvent arrivé que l’on confonde émeraude et péridot. Les joyaux dont on les sertissait ont conservé leur valeur…

— Due surtout à leur histoire et à la part de rêve qu’ils suscitent, mais la fraude, même inconsciente, demeure. Simon Aronov aurait pu reconstituer aisément le pectoral sans vous lancer dans l’aventure mais il était conscient que le résultat en serait faussé et que la prophétie d’Élie ne pourrait se réaliser ! Cela dit, ajouta-t-il en glissant les pierres dans un sachet de peau fermant par une coulisse, j’insiste pour que vous les acceptiez. Faites-moi plaisir ! Qui sait ? Elles vous aideront peut-être ?

Les « émeraudes » reposaient à présent au creux de la main d’Aldo. Leur magnificence était telle qu’elle réussissait à émouvoir l’expert quasi infaillible qu’il était. En même temps, une idée lui venait : les faire tailler à Paris selon les formes de deux des pierres du collier ? Cela permettrait, sinon de gagner du temps, d’attirer l’ennemi dans un piège…

— Merci du fond du cœur, Monsieur Meisel, dit-il enfin. Je me sens honoré de vous avoir rencontré et si, d’aventure, vous passiez par Venise, je serais heureux de vous y recevoir…

Sur le chemin de l’hôtel, il s’accorda une flânerie au long des canaux, souvent bordés de vieux arbres, dessinant, sur la terre hollandaise, un éventail déployé pour qui les regardait du ciel. Les maisons anciennes, surmontées de leurs pignons variés, qui les bordaient, les petits ponts en dos-d’âne qui les enjambaient leur donnaient un charme indéniable auquel, pour la première fois, il fut sensible. Peut-être parce qu’il s’accordait à sa mélancolie. Sans doute Venise était-elle plus somptueuse sous son immense ciel bleu. En revanche, celui si changeant d’Amsterdam convenait à la grâce un peu austère de la cité des eaux située à plusieurs mètres au-dessous de la difficile mer du Nord, que le génie des hommes, et cela depuis des siècles, protégeait de ses fureurs hivernales par un réseau de grandes digues… Il s’attarda auprès d’un des orgues de Barbarie monumentaux que l’on ne trouvait qu’ici. Ces énormes machines incrustées de tambours, de cloches, de statues et de scènes guerrières aux couleurs vives attiraient toujours leur public. Il fallait trois hommes pour les déplacer mais à l’arrêt, chacun avait son rôle : l’un tournait la manivelle pour démarrer le mécanisme et les deux autres se plaçaient de chaque côté pour recueillir l’obole des passants. Aldo ne manqua pas d’apporter une contribution, saluée par de larges sourires et ce qui devait être des vœux de bonheur. Du moins il l’espéra, et Dieu sait s’il en avait besoin !

Le temps marqua soudain la fin de la récréation. Le beau soleil disparut sous un gros nuage gris qui se hâta de déverser sa charge d’eau. Morosini prit sa course vers son hôtel d’où il ne sortirait plus avant l’heure de son train.

Sa visite à Jacob Meisel avait beau lui laisser un souvenir de chaleur et d’amitié en forme de retour vers le passé… elle n’en constituait pas moins un échec de plus…


S’il espérait quelque réconfort en rentrant au bercail, il lui fallut déchanter. Au lieu de rester tranquillement assise dans son vénérable fauteuil sous les retombées fleuries – et récentes – d’un fuchsia géant, Tante Amélie allait et venait, bras croisés sur sa poitrine, sous l’œil consterné de Marie-Angéline assise sur une chaise basse, un livre sur les genoux.

Il fut accueilli par un :

— Te voilà tout de même ! Je pensais que tu devais rentrer ce matin ?

— Moi également ! Mais mon train a eu plusieurs heures de retard à cause d’un accident : un automobiliste a jugé bon de s’engager sur un passage à niveau au moment où l’express arrivait. Le malheureux a volé en éclats…

— Pouah ! Quelle horreur ! J’aurais préféré une autre excuse.

— On fait avec ce qu’on a… Au fait, vous, votre dîner ?

— Si Langlois n’était un homme du monde aussi charmant…

— … et aussi intéressant ! coupa la lectrice.

— Taisez-vous quand je parle, Plan-Crépin ! Je disais donc, s’il n’avait été ce qu’il est, je ne serais pas près de te pardonner. Tu m’as couverte de ridicule !

— Vous ? Devant lui ? C’est impossible !

— Ah, tu crois ? Alors écoute ! Je fais préparer par Eulalie un petit dîner fin mais pas trop somptueux ! J’envoie Cyprien chercher à la cave une ou deux bouteilles de nos meilleurs bourgognes, je le traite comme s’il était mon neveu. Je me mets en frais, juste ce qu’il faut. Je lui prête toute mon attention, je le dorlote, nous parlons et, après l’avoir incité à fumer un bon cigare, je lui sers le triste secret de la maison Vauxbrun, espérant quelque indulgence en récompense de tant de gâteries et…

Elle prit un temps pour mieux faire ressortir l’intensité dramatique du moment.

— Et ?…

— Cela ne lui a fait ni chaud ni froid : il était au courant.

— Quoi ?

— Il le savait, si tu préfères. Et ne demande pas comment : il me l’a dit. Avant de quitter Paris, certain apprenti procureur l’en a informé par lettre en le priant de tenir la chose secrète.

— Miséricorde ! Le jeune Vauxbrun ! J’aurais dû m’en douter en voyant sa hâte de rentrer à son hôtel ! Qu’en dit Adalbert ?

— Il était furieux et, à cette heure, il doit être parti pour Biarritz, intervint Marie-Angéline. Résolu à se mettre à sa recherche pour… comment s’est-il exprimé ? Ah oui : essayer de mettre un frein à ses initiatives avant qu’il ne commette d’autres con…

— Plan-Crépin ! rugit la marquise. Ne poussez pas trop loin le respect des citations !

— Pardon ! D’autres sottises ! Donc il est parti et nous attendions votre retour pour en faire autant. Puisque vous voilà, je peux m’occuper du train ? proposa-t-elle en consultant Mme de Sommières du regard. Nous pourrions partir demain ?

— Un moment, s’il vous plaît ! Es-tu satisfait de ton voyage à Amsterdam ?

— Oui et non, fit-il en tirant de sa poche le sachet de daim de Meisel. L’homme vit toujours mais l’artiste n’est plus. Il a perdu un bras et ne peut plus travailler. J’ai cependant la satisfaction d’avoir rencontré un être de qualité… et il m’a donné ceci, expliqua-t-il en faisant glisser les émeraudes sur le napperon de damas rouge d’un guéridon. Et voyez comme la réalité peut dépasser la fiction ! L’idée lui était venue justement de copier les cinq émeraudes que nous cherchons. Il avait préparé ces deux-là avant de passer sous un camion…

— Encore ? protesta la marquise. Ne nous parleras-tu aujourd’hui que de gens écrasés ? Le pauvre homme !

— Il ne souhaite pas qu’on le plaigne… Il jouit d’une belle aisance et possède d’autres moyens de s’occuper l’esprit. Mais constatez comme sont les choses ! Sans ce drame, le collier était recopié en quelques semaines.

Chacune d’elles avait pris une pierre et l’examinait avec une réelle admiration :

— C’est à s’y méprendre ! Tu penses t’en servir ?

— Je vais voir Chaumet et lui demander de les tailler à l’image de deux des émeraudes puis, le moment venu, les offrir à notre truand en disant que je n’ai pas pu retrouver le reste. Cela permettra au moins de fixer un rendez-vous dont Langlois pourrait être averti discrètement. Ce pourrait être notre seule chance de piéger ce misérable.

— Il ne s’en satisfera pas, assura Marie-Angéline. C’est l’ensemble des cinq pierres qui est doué de pouvoirs magiques.

— Je le sais aussi bien que vous ! s’emporta soudain Morosini. Mais que puis-je faire de plus ? Si vous avez une idée, donnez-la ou gardez vos critiques pour vous !

Le jardin d’hiver n’ayant pas de porte, il ne put la claquer. Plan-Crépin n’en mesura pas moins sa déception à la mesure de sa colère et suivit sa sortie d’un regard où la stupeur se mêlait à l’offense. Il était déjà loin qu’elle restait encore figée sur place, incapable d’émettre un son. Mme de Sommières ironisa :

— Où est votre sens de la psychologie, Plan-Crépin ? Vous qui aimez tant l’histoire, vous devriez parcourir celle de Venise : elle vous apprendrait que chez les Morosini on a l’oreille plutôt chatouilleuse !

— Mais il ne m’a jamais parlé sur ce ton, gémit-elle, près de pleurer.

— Cela veut dire qu’il y a un commencement à tout !


Après une brève visite chez Vidal-Pellicorne pour savoir quand il avait quitté les lieux, Aldo alla rendre sa voiture à la maison de location puis, avisant un fleuriste dans le voisinage, acheta un bouquet d’œillets roses et de mimosa fraîchement débarqués de la Côte d’Azur et revint l’offrir à sa victime avec ses excuses. Du coup, celle-ci en pleura. Pour la consoler, il l’embrassa mais elle sanglota de plus belle en balbutiant qu’il ne fallait pas…

— Il ne fallait pas quoi ? émit la marquise, agacée. Vous offrir des fleurs ou vous embrasser ?

— Le… le baiser suffisait ! Ce joli bouquet va se faner tout seul puisque nous partons après-demain… En outre, cela fait double emploi. Dans… dans le langage des fleurs, l’œillet signifie « je vous envoie des baisers » !

— La prochaine fois, il vous apportera des cactus !

Le surlendemain au soir, on s’embarquait en gare d’Austerlitz à destination de Biarritz. Aldo s’était accordé le temps d’une visite chez le joaillier Chaumet puis, dans la journée même, il avait vainement tenté de rencontrer le commissaire Langlois, momentanément absent de Paris ainsi que le lui expliqua l’inspecteur Lecoq qu’il dérangeait visiblement :

— Que lui vouliez-vous ?

— Savoir s’il avait des nouvelles de New York.

— Pourquoi ? Il devrait en avoir ?

— Si vous ne le savez pas, ce n’est pas à moi de vous en parler. Cela dit, ajouta-t-il sans laisser le jeune policier placer une parole, je venais informer M. Langlois de mon départ pour Biarritz.

— Vous y restez longtemps ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Je vous salue, inspecteur !


Le feu arrière rouge du train venait juste de disparaître dans la brume du soir quand Alcide Truchon, de l’agence « L’œil écoute », se précipita au buffet de la gare d’Austerlitz, commanda un sandwich, un café et un numéro de téléphone qu’il attendit sagement en mangeant l’un et en buvant l’autre, qu’il fit suivre d’une seconde ration, accompagnée cette fois d’un verre de calvados. Au bout d’un moment, enfin, il eut la communication. Il entendit une voix d’homme légèrement enrouée :

— Alors, où en êtes-vous ?

— À la gare d’Austerlitz. Il vient de monter dans le sleeping pour Biarritz avec la vieille marquise et sa secrétaire. Je voudrais savoir si j’y vais aussi ?

— C’est peut-être un peu tard pour le demander, non ?

— Je m’en tiens à vos consignes… et le train suivant est à sept heures quinze. De plus vous m’avez dit…

— Je sais ce que je vous ai dit ! Inutile de vous déplacer. Rentrez chez vous et attendez des instructions en cas de besoin.

— Vous êtes satisfait ?

— Je ne suis pas mécontent.

Et sur cette litote on raccrocha. Alcide Truchon en fit autant avec un soupir de soulagement. Il avait beau aimer son métier et y être apprécié, il arrivait toujours une période où l’on éprouvait la nécessité de prendre du repos. Ce soir c’était le cas : ce diable d’homme l’avait mis sur les genoux… Il paya ses consommations et s’en alla chercher un taxi en anticipant le bain de pieds au sel de mer où il ne tarderait pas à tremper ses extrémités douloureuses…


En dépit de l’atmosphère pesante dans laquelle ils vivaient depuis le mariage, les trois voyageurs la sentirent s’alléger en arrivant à destination. Sous le beau soleil qui caressait les grandes vagues vertes de l’océan, c’était un bonheur de découvrir le foisonnement des genêts jaunes sur la lande que terminait l’entassement des rochers roses. La lumière, en ce matin de jeune printemps, avait quelque chose d’allègre, convenant parfaitement à la semaine de fête qui venait de s’ouvrir et au cours de laquelle la fine fleur d’une partie de l’Europe allait faire assaut d’élégance et de faste…

Il y avait à peine un siècle qu’un certain nombre d’aristocrates espagnols, empêchés de se rendre aux bains de San Sébastian par la révolte carliste qui allumait une ceinture de feu sur la côte basque espagnole, avaient passé la frontière pour venir s’installer dans ce qui n’était alors qu’un village de chasseurs de baleines implanté dans un paysage plein de charme. Parmi eux, il y avait Mme de Montijo, comtesse de Teba, et sa toute jeune fille Eugenia dont la beauté s’affirmait de jour en jour. Devenue plus tard impératrice des Français par son mariage avec Napoléon III, Eugénie ne devait pas oublier la plage de son adolescence et, l’année qui avait suivi son union, elle y revint en compagnie de son époux aussitôt séduit, qui ordonna sur-le-champ la construction d’un palais qui serait la Villa Eugénie. À partir du 26 juillet 1865, le couple impérial y séjourna chaque été avec une partie de sa Cour, celle qui composait le cercle d’amis. Ils devaient y donner des fêtes magnifiques, notamment en l’honneur des princes espagnols, et la ville se développa autour de ce séduisant pôle d’attraction.

Après la chute de l’empire et surtout la disparition de son fils, l’impératrice vendit la villa à une banque qui en fit un hôtel. D’autres ensuite avaient été construits sur le site, amenant des têtes couronnées, tels l’inévitable reine Victoria, son fils Édouard VII qui aimait trop la France pour ne pas y venir souvent, l’impératrice errante, Élisabeth d’Autriche, le roi des Belges Léopold II puis plus tard le roi Gustave V de Suède, avec ses longues jambes et ses raquettes de tennis, enfin les souverains espagnols, Alphonse XIII et la reine Victoria-Ena. Sans compter les riches Argentins, de presque aussi riches réfugiés mexicains et nombre de notabilités.

Indépendamment du fait qu’elle comptait de la famille et quelques amis dans les environs, Mme de Sommières y était venue à plusieurs reprises, avec son époux d’abord, puis plus tard. Elle avait toujours apprécié le décor magnifique et le confort de ce qui était devenu l’hôtel du Palais, reconstruit à l’identique après l’incendie qui en 1903 avait ravagé l’ancienne Villa Eugénie.

Ayant pris possession de ses quartiers, Aldo se mit en quête d’Adalbert. Il le trouva occupe à se faire dorer au soleil sur la terrasse d’où l’on découvrait la mer depuis la pointe Saint-Martin où s’érigeait le phare jusqu’au Rocher de la Vierge, le site le plus célèbre de la ville fréquenté par les amoureux en face des vagues déferlantes, minuscule îlot relié à la pointe par une passerelle métallique due à Gustave Eiffel et dominé par la statue mariale, au pied de laquelle venaient soupirer les joueurs décavés sortis du proche casino Bellevue. Entre l’hôtel du Palais et le rocher, les vagues de l’Atlantique venaient mourir sur la grande plage où le soleil déjà chaud attirait ceux qui n’allaient pas tarder à s’y plonger car la sacro-sainte heure du bain approchait.

La terrasse aussi se remplissait mais Adalbert, les yeux protégés par un panama, n’avait pas l’air de s’en apercevoir et pas davantage de l’arrivée de son ami. C’était tout simple : il dormait, ainsi qu’Aldo put s’en apercevoir en soulevant ledit chapeau. Ce qui le réveilla :

— Qu’est-ce que… ah, c’est toi ?

— En personne… et heureux de constater que tu prends la vie du bon côté ! J’espère que je ne te dérange pas ?

— Si ! Il y avait bal à l’hôtel et je n’ai pas beaucoup dormi.

— Tu as trop dansé ? Et moi qui te croyais attelé à la filature du jeune Faugier-Lassagne ? À moins qu’il ne soit ici et n’ait partagé tes ébats chorégraphiques ?

Adalbert remplaça son chapeau par des lunettes noires, non sans avoir considéré Morosini avec un franc dégoût.

— Ce que tu peux être agaçant quand tu t’y mets ! Et d’abord, assieds-toi ! Tu me fais de l’ombre…

Aldo appela un serveur pour lui commander un café, ôta les jumelles posées sur le siège voisin d’Adalbert et s’installa en soupirant :

— Le voilà qui se prend pour Diogène !

— Plains-toi donc ! Ça te permet de tenir le rôle d’Alexandre le Grand. Tu devrais te sentir flatté.

— Assez tourné autour du pot. Où en es-tu ?

Adalbert prit les jumelles et les lui tendit :

— Regarde toi-même ! À ta gauche, le maillot de bain noir avec une ceinture blanche !

Il n’y avait pas encore foule. Aldo trouva sans peine la silhouette indiquée. C’était sans doute possible le substitut lyonnais qui, après un ou deux mouvements de culture physique, se dirigeait vers l’eau au pas de course, plongeait et se mettait à plumer l’eau d’un crawl efficace.

— Il nage bien, apprécia-t-il, mais à part ça ?

— Il fait l’idiot ainsi qu’on le redoutait. N’ayant pas trouvé de place à l’hôtel, il s’est logé en face, au Carlton, mais il passe dans nos murs le plus de temps qu’il peut, surtout après avoir repéré les dames mexicaines. Il faut avouer que la beauté de Doña Isabel se remarque facilement. Il a même réussi à se présenter…

— Sous quel prétexte, Seigneur ? Il n’a pas eu la bêtise de dire de qui il est le fils ?

— Il est un brin idiot mais pas à ce point-là. Elles étaient seules ici. Il a dû se débrouiller pour leur rendre de menus services et j’ai pu le voir causer avec elles à deux reprises et, si tu veux le résultat de mes observations, je peux t’assurer qu’il est tombé amoureux de sa trop jolie belle-mère !

— Il ne nous manquait plus que ça ! Mais comment le sais-tu ?

— C’était visible comme le nez au milieu de la figure. Hier, ça s’est plutôt mal passé : il les a rejointes au salon de thé où je me trouvais à l’abri d’une plante verte et il a voulu prendre place à leur table. Ce qui n’a pas plu à la grand-mère qui lui a intimé l’ordre de les laisser tranquilles. Elle a le verbe haut quand elle est en colère. Elle lui a déclaré qu’elle et Doña Isabel quitteraient l’hôtel s’il continuait à les importuner. Il ne lui restait plus qu’à prendre la porte avec la mine que tu imagines…

— Et la belle Mme Vauxbrun n’a rien dit ?

— Rien. Cela n’avait pas l’air de la concerner. Elle a continué de déguster sa tartelette aux fraises en regardant dans le vide… Je ne sais pas si tu te souviens mais, au soir du mariage civil, tu as dit à Mme de Sommières, qui me l’a répété, que cette jeune fille ne semblait pas vivante ? Cela m’avait frappé aussi à l’église. Si elle n’était pas si gracieuse dans ses mouvements, on pourrait même penser à une poupée animée.

— Une éternelle absente ! En tout cas je ne l’ai jamais vue sourire…

— Moi si ! Hier, justement, après l’exécution du jeune Faugier-Lassagne, elle a souri à ce dragon de Doña Luisa et lui a adressé quelques mots. J’avais l’impression qu’elle la remerciait… Je peux te garantir que le sourire est charmant… Pauvre garçon !

L’intéressé sortait de l’eau et se bouchonnait rêveusement, avant de remonter vers la cabine où il avait laissé ses vêtements, apparemment peu désireux de se mêler à ces gens qui commençaient à se précipiter à la plage. L’heure sacrée du bain était arrivée, une partie de la jeunesse dorée séjournant alors à Biarritz accourait après avoir troqué ses vêtements contre des tenues de bain aux couleurs vives. La plage s’anima d’un seul coup, pleine de rires et des petits cris des jeunes femmes qui entraient dans la fraîcheur de l’eau, les bras levés au-dessus de la tête en s’éclaboussant joyeusement. D’autres, plus courageuses, s’y jetaient carrément et se mettaient à nager aussitôt pour se réchauffer, le menton relevé afin d’éviter de « boire la tasse ». Sur le sable, un cercle se formait autour de deux très beaux garçons, magnifiquement bâtis, qui sortaient de l’eau en arrachant leurs bonnets de caoutchouc. Depuis la terrasse on pouvait entendre leur rire sonore.

— Les princes Théodore et Nikita de Russie ! commenta Adalbert. Depuis la révolution d’Octobre, les Romanov se sont mis à coloniser Biarritz. Hier, j’ai vu le grand-duc Alexandre, cousin et beau-frère du tsar dont il a épousé la sœur Xénia, sortir de l’église Saint-Alexandre-Nevski. Il habite une belle villa non loin d’ici, à Bidart, où il écrit un bouquin et s’adonne au spiritisme…

— D’où sors-tu ces connaissances ? émit Aldo, sidéré. Je ne te savais pas si au fait de l’ancienne famille impériale ?

— Figure-toi qu’avant d’avoir l’honneur de te connaître, j’ai vécu un certain nombre d’années… dirais-je… aventureuses. Je suis allé plusieurs fois en Russie avant la guerre.

— Il ne me semble pas qu’on y rencontre énormément de pyramides !

— Ne fais pas l’imbécile. Tu sais très bien que je ne suis pas seulement égyptologue et qu’il m’est arrivé de servir la France autrement ! Cela fait voir du pays et crée des relations. Ainsi, je peux t’apprendre que dans cet hôtel vit une autre sœur de Nicolas II : Olga, princesse d’Oldenburg, en compagnie d’une collection de poupées... Je l’ai croisée hier et, si tu veux, je te présenterai ?

— Je préfère être aussi discret que possible…

— Erreur magistrale ! Il faut nous comporter comme s’il n’y avait pas d’affaire Vauxbrun. Nous allons évoluer sous les yeux de deux femmes qui nous sont proches et, officiellement, nous venons nous reposer et nous changer les idées. Demain soir, il y a gala au golf de Chiberta et nous irons avec la famille : j’ai retenu une table… Ça va beaucoup plaire à Plan-Crépin.

— Et à Tante Amélie ?

— Elle ? Je parie qu’elle connaît tout le monde !

Peut-être pas tout mais une grande partie. Aldo put s’en convaincre, lorsque le quatuor fit son entrée vers neuf heures dans la lumineuse salle de restaurant donnant sur la mer, au nombre de saluts qu’elle récolta. Il s’en était déjà aperçu lors de la fête à Trianon, l’an passé, les apparitions de la marquise, où qu’elle aille, prenaient facilement des allures d’entrées royales. Sa classe, son élégance – même si elle restait fidèle aux modes d’il y a cinquante ans ou peut-être même à cause de cela – étaient inimitables et les sourires qu’elle recevait étaient tous empreints de sympathie et de respect.

Il n’en fut pas ainsi, quelques minutes après leur arrivée, quand les dames mexicaines vinrent s’installer à une table voisine de la leur. Il y eut un léger murmure et des regards admiratifs rendant hommage à la beauté de la jeune femme mais la silhouette noire et monolithique de Doña Luisa n’eut pas l’air d’éveiller les sympathies. L’oreille sensible d’Aldo capta un chuchotement !

— … la Reine de Ruy Blas et sa Camarera Mayor ! Saisissant, non ?

Les deux groupes étaient trop voisins pour ne pas se reconnaître. Aldo et Adalbert se levèrent pour une brève inclination du buste. Tante Amélie, alors occupée à consulter le menu à travers son face-à-main, pencha un peu la tête avec l’ombre d’un sourire. Marie-Angéline, qui leur tournait le dos, à son grand dépit, ne fit rien bien entendu.

Doña Luisa, plus raide que jamais, rendit le salut. Quant à Isabel, elle dirigea vers eux un instant son beau regard sombre dépourvu d’expression. Elle eût peut-être contemplé avec plus de chaleur un pot de fleurs ou un plant de tomates.

— Incroyable ! chuchota Adalbert. On a l’impression qu’elle est sous hypnose ! Lui arrive-t-il quelquefois de sourire ?

Au supplice, Marie-Angéline se tordait le cou dans le vain espoir de regarder derrière son dos sans y paraître.

— Vous risquez le torticolis, Plan-Crépin, fit la marquise, amusée. Et allez devoir souffrir le martyre car voilà du nouveau ! Si je ne me trompe, c’est ce « charmant » Don Miguel qui vient de rejoindre sa tribu !

La malheureuse s’empourpra. Adalbert eut pitié d’elle :

— Changez de place avec moi, Angelina !

— Oh, c’est si gentil !

Ce fut rapidement fait tandis que l’orchestre attaquait un pot-pourri de LaPérichole. L’arrivée du jeune homme empêcha les Mexicains de s’en apercevoir. Celui-ci – superbe dans un smoking impeccable – s’excusait de son retard après avoir baisé la main des deux femmes puis, arborant un sourire satisfait, s’installait et consultait brièvement la carte qu’un maître d’hôtel lui tendait. Il porta ensuite son attention sur les tables qui se trouvaient dans son champ de vision. Il semblait d’une humeur charmante et souriait encore lorsque son regard se posa sur Morosini. Le changement fut immédiat : les sourcils se froncèrent tandis qu’il se penchait sur la vieille dame pour lui adresser des mots qui pouvaient se traduire par : « Qu’est-ce que ces gens-là font ici ? » Ce à quoi elle répondit par un haussement d’épaules et détourna la tête. Voyant que l’autre s’obstinait à le fixer, Aldo l’imita, accompagnant son geste d’un demi-sourire dédaigneux.

Il put croire un instant que Miguel allait se jeter sur lui, mais la main de Doña Luisa s’était posée, impérieuse, sur celle du jeune homme et il cessa de s’intéresser à ses voisins.

— Il n’a pas l’air de te porter dans son cœur, remarqua Adalbert qui, lui, n’avait pas hésité à se retourner.

— C’est entièrement réciproque.

— Alors pourquoi continuer à l’observer ?

— Je me demandais si le désagréable personnage que j’ai rencontré au bois de Boulogne pouvait être lui…

— Et alors ?

— En toute sincérité, je ne le pense pas. L’autre m’a paru plus grand, avec de plus larges épaules et un comportement différent ! Plus rude, plus maître de lui ! En revanche, il se peut que Miguel ait été l’un de ceux qui étaient à ses côtés…

— N’importe comment, ce n’est pas ce soir que nous aurons une réponse à ces questions… n’est-ce pas, Angelina ?

Mais elle ne l’avait pas entendu. Son attention était si centrée sur le jeune homme qu’elle en oubliait ce qui refroidissait dans son assiette. Elle le contemplait avec la même expression béate qu’elle eût réservée à une apparition céleste.

— Il suffit, Plan-Crépin ! intima Tante Amélie en lui tapant sur le bras avec son face-à-main. Un peu de tenue, que diable !

Le dîner s’acheva sans incident, les Français abandonnant la place les premiers. Fatiguée par le voyage, Mme de Sommières déclara qu’elle allait se coucher et force fut à son « fidèle bedeau » de lui emboîter le pas. Quant aux deux hommes, ils décidèrent de finir la soirée au casino Bellevue et s’y rendirent à pied en longeant la grande plage pour mieux profiter de la douceur du soir. Le bruit de la ville s’estompait pour laisser la place au ressac.

Dans la nuit, le casino brillait comme une comète. On dansait dans la rotonde et des cordons de lumière soulignaient l’architecture palatiale. L’intérieur mélangeait l’art moderne au style Eugénie avec un certain bonheur, l’élégance des habitués faisait le reste. Pas une robe qui ne fût signée d’un grand couturier, pas un smoking qui ne fût l’œuvre d’un grand tailleur. C’était l’exigence de Biarritz, peut-être parce que, lancée par une impératrice, elle était fréquentée par des rois, l’aristocratie – en majorité espagnole ! – ou les fortunes considérables, telle celle du constructeur André Citroën dont les nuits se passaient au « privé » du casino. Autour des tables de jeu, singulièrement celle du baccara où de très jolies femmes prenaient part à la partie tandis que d’autres, derrière un joueur, en suivaient le déroulement en maniant avec grâce de longs fume-cigarettes en ivoire, en écaille ou en or. Un silence de bon ton, troublé seulement par les voix des croupiers, y régnait avec parfois un murmure suscité par un coup particulièrement heureux.

Aldo et Adalbert mirent quelque argent sur le tapis. Le premier ne gagna rien mais le second, après deux succès, prit la chaise d’un joueur dégoûté par ses poches vides et s’installa.

— Je sens que je suis en veine ! déclara-t-il à Aldo qui resta avec lui un moment puis en eut assez.

— Quand tu auras ruiné la banque, chuchota-t-il, viens me rejoindre au bar…

— Ne bois pas trop ! Ça peut s’éterniser !

Morosini s’apprêtait à quitter la salle quand il se heurta à une dame qui, très occupée à compter les plaques remises par le changeur, ne l’avait pas vu. En outre, elle lui marcha sur un pied, lui arrachant un :

— Aïe ! Vous ne pouviez pas…

— Oh, Dieu tout-puissant ! Mais c’est vous ? Voilà deux jours que je vous cherche…

La consternation chez Aldo remplaça la douleur en reconnaissant la baronne Waldhaus. Ravissante, il fallait l’avouer, dans une robe de dentelle d’argent ponctuée de strass, un bandeau assorti ceignant son front. Mais c’était bien la dernière femme qu’il eût envie de rencontrer. Que venait-elle de dire ? Qu’elle le cherchait depuis deux jours ?

— Vous me cherchiez ? Comment pouviez-vous savoir que je me trouvais à Biarritz ?

— Pourquoi expliquer ? Je le savais, point final ! Vous devriez savoir que tout s’achète ?

— Ne me dites pas que vous m’avez fait suivre ?

— Peut-être !…

Avec un sourire mutin, elle s’accrocha à son bras sans vouloir remarquer son recul instinctif et enchaîna :

— Vous devriez vous sentir flatté que je vous porte tant d’intérêt. (Puis, voyant se froncer les sourcils de celui qu’il fallait se résigner à appeler son gibier, elle ajouta :) Allons, ne vous fâchez pas ! Je dois dire que la chance était avec moi puisque c’est justement ici que vous veniez.

— Et qu’est-ce qu’ici a de particulier ?

— C’est ma plage d’enfance. Ma mère y possède la Villa Amanda sur la côte des Basques. Et j’espère que, cette fois, vous allez accepter une invitation à dîner ?

— Veuillez m’en excuser mais je n’en ai pas l’impression, répliqua-t-il en se dégageant doucement. Je ne suis pas venu seul mais avec deux dames de ma famille…

— Celles avec qui vous avez quitté Paris, n’est-ce pas ?

— Bravo ! Vous êtes vraiment merveilleusement renseignée ! J’ajoute que je suis également en compagnie d’un ami. Il est en train de jouer au baccara mais nous ne nous sommes pas déplacés pour nous distraire. Nous avons à traiter une affaire… importante ! Aussi vais-je avoir le regret de vous quitter…

La baronne Agathe s’esclaffa :

— C’est une manie, décidément ? Suis-je à ce point antipathique ?

Tout en parlant, elle avait pris du recul et déployé un éventail de plumes d’autruche blanches derrière lequel elle cachait son visage dans un geste plein de coquetterie, ne laissant dépasser que son regard pétillant de malice…

— Vous savez bien que non et, en d’autres circonstances…

Les yeux d’Aldo repérèrent soudain sur la maîtresse branche d’écaille blonde, frappé en minuscules diamants, le monogramme C surmonté d’une couronne impériale.

— Hé ? Que vous arrive-t-il ? fît-elle en le voyant se figer.

— Pardonnez-moi, j’admirais votre éventail ! Il est superbe… et vous n’ignorez pas que je m’intéresse aux objets anciens… en particulier lorsqu’ils sont beaux, rares et ressemblent à des joyaux. Si je ne me trompe, celui-ci a appartenu à une… plus que reine, mais j’avoue que le chiffre me déroute…

Le voyant s’humaniser, elle s’amusait franchement :

— Vous ne vous trompez pas et ce n’est pas sorcier à deviner. En revanche, je suis enchantée que l’initiale vous pose un problème. Je vous en donnerai la solution à condition que vous veniez dîner demain soir. Ma mère est absente ces jours-ci… et j’en ai profité pour lui emprunter cette adorable chose à laquelle elle tient particulièrement…

Aldo s’accorda un instant de réflexion. En dépit de ce qu’il venait de dire, la cause était entendue pour lui car l’éventail avait sûrement appartenu à Charlotte. D’un autre côté, la perspective d’un dîner en petit comité ne le réjouissait pas. Il devinait trop comment cela risquait de s’achever…

La chance cependant continuait à lui sourire : avant qu’il eût émis une parole, Adalbert, rayonnant de satisfaction, les rejoignait :

— Quelle merveilleuse soirée ! s’écria-t-il. Je viens de gagner une somme rondelette et je te trouve en compagnie d’une fort jolie dame… à laquelle j’aimerais être présenté.

— Avec joie ! Baronne, je vous présente mon plus cher ami, Adalbert Vidal-Pellicorne, égyptologue et académicien distingué, homme de lettres, homme du monde et mon plus fidèle compagnon d’aventure. Adalbert, voici la baronne Agathe Waldhaus dont je t’ai parlé…

— En effet, en effet ! approuva Adalbert qui ne se souvenait de rien de tel. Vous me voyez positivement ravi de cette rencontre, baronne ! ajouta-t-il en s’inclinant sur la main de la jeune femme.

— C’est un plaisir partagé, Monsieur… et j’espère que vous me ferez celui de venir un jour prochain visiter ma maison, mais je vous demande de m’excuser si je ne vous prie pas de vous joindre au prince Morosini dès demain soir. J’ai à parler avec lui d’une chose importante... et assez intime ! À moins que vous n’ayez besoin de lui ?

— Absolument pas, je vous assure, nous nous reverrons quand il vous plaira !

— Vous êtes l’amabilité même ! À bientôt donc, et vous, mon cher Aldo, à demain vers dix heures ? Vous savez qu’ici l’heure espagnole prédomine.

En s’éloignant, elle lui envoya un baiser du bout d’un doigt, les laissant aussi stupéfaits l’un que l’autre.

— Elle est peut-être un peu familière mais charmante, fit Adalbert. Comment se fait-il que tu ne m’en aies jamais parlé ?

— Parce que je préférais l’oublier. Elle est charmante mais surtout collante. C’est d’ailleurs une relation récente : je l’ai rencontrée dans le train qui me ramenait de Vienne à Bruxelles…

En quelques mots, il raconta l’embarquement de Vienne et ce qu’il en était résulté.

— C’est simple : elle est amoureuse de toi, conclut Adalbert. Ce n’est pas la première fois que cela t’arrive mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi tu as accepté d’aller dîner chez elle ?

— À cause de son éventail ! La maîtresse branche porte une couronne impériale et un C majuscule en diamants. La baronne m’a avoué qu’elle l’avait emprunté à sa mère dont c’est l’un des trésors. Et la mère, Mme Timmermans, des chocolats, pour lui donner son nom, est absente pour le moment. Tu commences à comprendre ?

— Mais c’est bien sûr ! s’exclama Adalbert en frappant sa paume de son poing fermé. Tu veux te faire montrer la boîte… Seulement, si c’est la bonne – et cela n’aurait rien d’étonnant vu la taille de l’objet –, tu ne seras pas plus avancé.

— Ça, mon garçon, on en parlera plus tard ! D’abord acquérir une certitude.

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