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LE SPECTRE D’UN DÉMON

La lettre – convocation serait plus juste ! – attendait Aldo dans le casier de l’hôtel. Elle le prévenait qu’à vingt-trois heures une voiture l’attendrait derrière la maison tous feux éteints. Il n’eut aucune peine à l’identifier : c’était celle-là même qui l’avait emmené un certain soir au bois de Boulogne. Le même chauffeur apparemment, et cette fois encore, les rideaux étaient tirés. À la limite, c’était plutôt réconfortant : si l’on ne voulait pas qu’il puisse reconnaître le chemin, c’est que l’on avait l’intention de le ramener. Donc qu’il avait une chance d’en sortir vivant, ce qui jusqu’à présent ne lui paraissait pas évident.

Humide et brumeuse, la nuit était obscure à souhait. Les bruits en étaient étouffés. En mer, le mugissement lugubre d’une corne de brume se faisait entendre par intermittence. Les phares de la voiture s’efforçaient de percer un tunnel laiteux dans lequel parfois passaient des ombres mais le chauffeur était habile et, s’il roula au ralenti tant que l’on fut dans la ville, il reprit une allure plus normale une fois en campagne, en homme qui connaît bien son chemin. On se dirigeait vers l’est et bientôt le passager fut renseigné sur sa destination définitive : on l’emmenait à Urgarrain ou dans les environs… Cela acquis, il s’enfonça plus confortablement dans son coin et s’offrit même le luxe de fermer les yeux un moment. Il avait plongé sa main dans sa poche de poitrine où il avait glissé le collier aux cinq émeraudes dans un sachet de daim noir.

En dépit de la fascination qu’elles avaient exercé sur lui quand il les avait tenues en main, il éprouvait à présent une sorte de hâte d’en être débarrassé, semblable à celle qu’Adalbert et lui ressentirent en restituant au Pectoral du Grand Prêtre chacune des pierres que le temps et la rapacité des hommes lui avaient soustraites. Trop de sang sur ces merveilles dont, en des circonstances différentes, il eût cherché par tous les moyens à s’assurer la propriété…

On roula, approximativement, une demi-heure sur une route asphaltée mais, à la sortie d’un village qu’il supposa être Ascain à cause de l’animation relative qui y régnait la nuit, on emprunta un chemin juste empierré dont la pente allait s’accentuant. Quelque part dans la campagne, le clocher d’une église sonna la demie de onze heures. Son timbre bien particulier indiqua au passager de la voiture noire que c’était celui d’Urrugne et il ne put retenir un frisson. Comme beaucoup de sanctuaires campagnards du pays, Urrugne possédait un cadran solaire orné d’une devise. La sienne était : Vulnerant omnes, ultima necat(19), et en bon Vénitien un brin superstitieux, Aldo fit la grimace. La coïncidence avec ce qu’il vivait pesait sur lui. Il ne pouvait s’empêcher de penser que sa dernière heure, à lui, pouvait être plus proche qu’il ne le pensait au départ. Mais il était fermement décidé à vendre chèrement sa peau. En dépit des injonctions de son tourmenteur – venir seul et sans armes ! –, il avait suivi les conseils avisés d’Adalbert qui consistaient à glisser un petit calibre dans une chaussette et porter, sous ses manchettes, liée à l’avant-bras droit, côté interne, une gaine de cuir contenant un mince poignard effilé dont le manche sur une simple secousse glissait dans la paume de la main. Cela ne serait sans doute qu’un baroud d’honneur en raison du nombre d’ennemis qu’il aurait à affronter – les Mexicains et la bande du bois de Boulogne, sans compter ceux qu’il ignorait – mais c’était malgré tout un sérieux réconfort…

Le chemin devenait plus cahoteux, avant sans doute de se réduire à un sentier herbu indécis ponctué de roches affleurantes. L’auto, par déduction, était au bout de sa course et, le nez tourné vers une grille noire, attendait qu’on la lui ouvre, ce qui se fit sans le moindre bruit. Au-delà il y avait un jardin, cela se sentait à l’odeur de plantes mouillées, et Aldo ne douta plus qu’on fût à Urgarrain, ce qu’il percevait correspondant point par point à la description d’Adalbert. La voiture s’engagea dans une allée sablée. Enfin elle s’arrêta et la portière s’ouvrit mais le passager ne descendit pas : un homme masqué le rejoignit qui lui banda les yeux puis boucla une paire de menottes entre son propre poignet et celui de Morosini.

— Descendez et pas de bêtises, hein ! intima-t-il en américain teinté d’un fort accent du Bronx, qui rajeunit Aldo de plusieurs années !

— La dernière recommandation est superflue ! répliqua-t-il en haussant les épaules et dans la même langue, moins l’accent. Ne voyant rien, j’imagine mal ce que je pourrais faire !

— Je sais c’que j’dis ! grogna l’autre. On vous connaît !

— Allons, tant mieux !

Guidé par l’homme il descendit, sentit le sable sous ses pieds.

— Rentrez vite ! pressa quelqu’un (cette fois en espagnol), on dirait qu’il y a du monde dans la montagne !

— Des contrebandiers ! renseigna le chauffeur. Je les ai aperçus après la sortie du village. Ils ont d’autres chats à fouetter que s’occuper de gens qui rentrent chez eux un peu tard ! Et maintenant, grouillez-vous ! Le patron doit être déjà d’une humeur de dogue !

On entraîna donc Aldo à l’intérieur. Il sentit qu’il gravissait des marches puis sous ses pieds les dalles qu’un tapis couvrait par endroits. Il devait y avoir du feu dans la cheminée car il perçut la chaleur et le crépitement du bois sec. Un peu de lumière filtrait au bas du bandeau dont on avait couvert ses yeux et, quand on l’eut détaché de son mentor – mais pour boucler autour de son poignet gauche la menotte ainsi libérée –, il éprouva soudain l’impression d’être seul au milieu d’un espace vide. Alors, venant d’au-dessus de sa tête, il entendit le rire, le petit rire aigu, sinistre et cruel qui était revenu hanter trop souvent ses nuits. Puis une voix, celle du propriétaire dudit rire, qui ordonnait :

— Otez-lui le bandeau, qu’il puisse admirer notre demeure !… Et aussi les menottes ! Elles sont inutiles !

Libérés, ses yeux clignèrent afin de s’accoutumer à la vive clarté qui emplissait la pièce mais en accommodant il constata qu’en effet il était seul au milieu d’une vaste salle à l’ancienne autour de laquelle, à hauteur d’étage, courait une splendide galerie de bois sculpté sur laquelle devaient donner des chambres ou d’autres pièces. La cheminée de grès, rose comme les dalles du sol, rejoignait à six ou sept mètres de haut le plafond de lourdes solives peintes, dorées et sculptées, comme l’âtre lui-même, aux emblèmes du Pays basque : cœurs, croix à virgules, croix discoïdales ou croix de Malte mêlées, sur le manteau, de fleurs et d’oiseaux évoquant une offrande autour d’un blason aux couleurs effacées que soulignaient des épées entrecroisées.

Les meubles, XVIIe et XVIIIe siècle, étaient de qualité comme le vieux banc seigneurial à haut dossier garni de coussins de velours pourpre posé devant la cheminée. La salle, de dimensions imposantes, contenait des fauteuils, des tables, des meubles d’appui… dont une paire de consoles Régence venue en droite ligne de la rue de Lille en compagnie d’une collection de porcelaines céladon chinoises… et des deux Guardi offerts en cadeau de mariage. Partout, candélabres et chandeliers disposés ici ou là prodiguaient l’éclairage harmonieux de leurs longues bougies de cire blanche… Mais au milieu de cette profusion – au fond, cela faisait un peu magasin d’antiquaire ! – pas la moindre silhouette humaine. En revanche, répartis sur la galerie, cinq ou six hommes gardaient leurs armes posées sur la balustrade, interdisant à Aldo le moindre geste suspect.

Après les avoir détaillés tour à tour, Aldo remarqua, goguenard :

— Quel accueil touchant ! Avec lequel d’entre vous, Messieurs, suis-je censé discuter ? Si toutefois discussion il y a ? Il serait si simple d’en finir rapidement…

— Simple mais fichtrement moins amusant ! Un vrai gâchis alors que j’entends savourer chacune des minutes à venir !

Lentement, marche après marche, l’homme achevait de descendre l’escalier mais ne prit plus soin de déguiser sa voix. Ni sa personne… Aldo vit venir à lui, une main au fond d’une poche et l’autre tenant une cigarette allumée, un grand jeune homme – pas plus de vingt-cinq ans ! – dont les courts cheveux d’un blond presque blanc contrastaient avec des yeux qui ressemblaient à des diamants noirs profondément enfoncés sous des sourcils en surplomb. La bouche eût été belle sans le pli cruel qui en marquait le coin. De même, les traits fins et relativement agréables au repos perdaient leur charme dès que le visage s’animait, tant il exprimait un orgueil à la limite de la fatuité et un universel mépris pour le reste du genre humain. Un visage surprenant ! Pourtant Aldo aurait juré qu’il lui rappelait quelque chose… ou plutôt quelqu’un, mais qui ?

Lorsque l’inconnu eut achevé une descente d’escalier digne d’une prima donna et s’avança dans la lumière cependant flatteuse des chandelles, Aldo eut un instinctif mouvement de recul, comme si un serpent venait de surgir sur son chemin. Et cette fois le petit rire méchant frôla ses oreilles :

— Me feriez-vous l’honneur d’avoir peur de moi ?

— Disons que je suis… seulement surpris ! Vous n’avez rien d’un Mexicain.

— Devrais-je l’être ?

— Cela coulerait de source puisque durant ces semaines écoulées j’ai dû rechercher un joyau aztèque pour des indigènes du pays qui, après s’être emparés, au moyen d’une habile escroquerie au mariage, des biens de Gilles Vauxbrun, m’ont contraint à travailler à leur profit afin de récupérer des émeraudes séculaires volées chez eux depuis environ un demi-siècle. Quand nous nous sommes rencontrés au bois de Boulogne, j’ai pensé que vous étiez à leur solde mais, ne voyant aucun d’entre eux dans ce château qui cependant leur appartient, j’avoue qu’un doute m’effleure…

— Penseriez-vous que je n’ai travaillé que pour moi-même ?

— C’est un peu ça…

À ce moment, la porte de la salle s’ouvrit brusquement et un colosse typiquement yankee, depuis les santiags jusqu’au chewing-gum qu’il mâchait, propulsa aux pieds de son chef un homme recroquevillé, entre deux âges, dont les signes particuliers consistaient à n’en avoir aucun : c’était Monsieur Tout-le-Monde dans toute sa grisaille. L’inconnu n’en eut pas moins une exclamation de colère.

— Que signifie ? D’où le sors-tu ?

— De l’emplacement de la malle arrière sur la voiture. Ce type a dû s’y accrocher en profitant du brouillard quand on a chargé le prisonnier à Saint-Jean et il a essayé de se cacher dans le parc mais Slim l’a vu et l’a alpagué…

Les yeux trop brillants du malfrat tournèrent dans la direction d’Aldo :

— C’est à vous ? Ce… cet avorton ?

— Jamais vu ! lâcha celui-ci qui venait de noter au passage son statut de prisonnier.

— Comme c’est facile à croire !

Mais « l’avorton » était loin d’être à bout de ressources et se relevait en s’époussetant de son mieux :

— Monsieur Morosini dit la vérité : il ne m’a jamais vu. Ce qui est tout à mon honneur et prouve que je fais bien mon métier !

— Et c’est quoi, ce métier ?

— Je suis détective privé. Alcide Truchon, de l’agence « L’œil écoute », de Paris. Et aussi de Bruxelles où nous avons une succursale. Voyez plutôt !

Et, d’une poche de sa poitrine, Alcide Truchon tira deux cartes dont il tendit l’une à l’inconnu et l’autre à Morosini qui ne cachait pas sa stupéfaction.

— Puis-je savoir pour le compte de qui vous me suiviez depuis…

— … plus de deux mois… et il nous est interdit de révéler le nom de nos clients, précisa le détective en s’efforçant de retrouver sa dignité.

L’inconnu sortit un revolver de son veston et le braqua sur lui :

— Ou tu parles illico ou tu te tairas pour l’éternité ! fit-il d’un ton las.

— Bon. Le baron Waldhaus, de Vienne, a requis nos services pour surveiller les agissements du prince Morosini ici présent dont il soupçonnait la liaison avec sa femme, la baronne Agathe, née Timmermans.

— Encore cette histoire ! protesta Aldo. Mais je la croyais enterrée depuis ce duel ridicule auquel j’ai été contraint !

— Monsieur le baron ne la considérait pas comme une affaire enterrée. Il est plus persuadé que jamais, au contraire, qu’on lui a joué une habile comédie dont s’est mêlée sa belle-mère, Mme Timmermans. J’ai donc reçu des instructions pour m’attacher aux pas du prince et ne le perdre de vue que le moins possible. Ce que j’ai fait !

— Mais c’est de la démence ! s’emporta Aldo. Et si je rentrais chez moi, à Venise, vous seriez prêt à passer des semaines, des mois, voire des années à surveiller ma maison et les miens ?

— Uniquement vous mais le temps qu’il faudra !

— Est-ce qu’il ne serait pas plus aisé… et surtout moins onéreux de suivre la baronne Agathe ?

— Que croyez-vous ? Elle est surveillée, elle aussi ! Comme elle a demandé le divorce, le baron tient à rassembler le maximum de preuves pour avoir barre sur elle et, éventuellement, éviter une séparation qui lui est pénible !

— C’est une histoire de fous !

— Que ce soit ce que ça veut, coupa l’inconnu qui donnait des signes d’agacement depuis quelques instants, cela ne nous intéresse pas ! Désolé, Alcide Truchon de l’agence « L’œil écoute », mais vous allez être séparé de votre précieux gibier sans grand espoir de le revoir. Emmenez-le, ajouta-t-il à l’intention de ses hommes qui avaient apporté le détective.

— On en fait quoi ?

— Mettez-le avec les autres ! On s’occupera de lui après !

— Les autres ? Quels autres ? demanda Aldo qui pensait au jeune Faugier-Lassagne.

— Je ne pense pas que ce soit vos oignons ! Allez ! Emmenez-le ! Nous avons à traiter d’affaires plus importantes que ces sottises…

Il fallut pourtant patienter encore un moment : fort de son bon droit et de sa conscience pure, Alcide Truchon fournit une défense honorable qui réquisitionna trois hommes. On réussit finalement à l’emporter, mais tellement glapissant et fulminant qu’on dut en venir à le bâillonner. Tant qu’il se fit entendre, le chef se tint la tête comme si ces cris lui faisaient mal.

— Je ne supporte pas d’entendre hurler, admit-il quand l’organe perçant du détective se fut éteint. À présent, à nous deux ! Vous avez le collier ?

— Vous avez Gilles Vauxbrun ?

— Il n’est pas ici !

— Où est-il ?

— Je vous le dirai plus tard !

— Pourquoi, alors, ce rendez-vous à l’autre bout de la France quand nous étions convenus de Paris ?

— Rien n’était convenu…

— Sinon que l’on me remettrait Vauxbrun en échange des émeraudes. Je les ai ! Rendez-moi Vauxbrun !

— C’est impossible ! il n’a pas supporté sa captivité et…

— Enfermé dans une caisse au fond de sa propre cave, qui aurait survécu à pareil traitement ?

Les yeux de l’autre s’agrandirent :

— Vous le saviez ?

— C’est moi qui l’ai découvert.

— Vous le saviez et pourtant vous êtes venu avec le collier ? Ou est-ce un coup de bluff ?

— Ce n’est pas la première fois que je traite avec des gens malhonnêtes…

— Ce qui signifie que vous m’avez trompé, que vous n’avez pas les émeraudes et que vous espériez me prendre au piège…

— Enlevez-moi ces menottes, vous verrez bien !

Sur un signe impératif, l’un des sbires délivra les poignets d’Aldo qui sortit alors de la poche à fermeture Éclair ménagée dans la doublure de sa veste en whipcord le sachet de daim noir dont il fit glisser le contenu sur le brocart ancien recouvrant le guéridon voisin :

— Les voici !

Il y eut un silence total. Chacun des hommes présents retint son souffle. Sous les feux du chandelier à dix branches posé près d’elles, les émeraudes de Montezuma se mirent à irradier d’une incomparable lumière verte. Un instant, le bandit lui-même parut changé en statue tandis que se dilataient ses sombres prunelles. Et la main qu’il tendait vers les pierres tremblait d’excitation. Mais Aldo fut plus rapide : en un tournemain il escamota les joyaux puis recula jusqu’à s’appuyer à la cheminée.

— Un moment ! Elles ne sont pas faites pour des pattes sacrilèges. N’oubliez pas qu’il s’agit de pierres sacrées… Avant de poursuivre d’ailleurs et puisque vous avez tué Vauxbrun, je veux savoir quelque chose.

— Quoi ?

— Ce qui s’est exactement passé le jour du mariage et l’explication de l’incroyable comportement de Vauxbrun.

L’autre haussa les épaules :

— L’explication est facile dès l’instant où la drogue entre en jeu, et surtout avec un homme quasi prosterné devant sa fiancée. Quand on l’a rejoint, rue de Poitiers, il n’y a eu qu’à lui dire que Don Pedro acceptait, pour l’aider, de lui prêter le collier mais qu’il fallait passer le prendre au Ritz. On serait juste un peu en retard à l’église, mais il ferait patienter. Une fois en sa possession, nous avons exécuté notre plan et il s’est retrouvé prisonnier.

— Vous êtes de fieffés misérables ! Et la chaussure retrouvée près de la Mare-aux-Fées ?

— Un petit plus pour la police ! On avait d’ailleurs jeté la deuxième de l’autre côté de la route dans un buisson. Amusant, non ?

— Je ne trouve pas. Mais, pour en revenir aux émeraudes, sachez que vous n’êtes pour moi que de simples intermédiaires.

— D’où tenez-vous cette fable ?

— De ce que j’ai appris de la bouche du véritable propriétaire, Don Pedro Olmedo de Quiroga. Et comme cette maison appartient à sa tante Doña Luisa de Vargas y Villahermosa où je suppose qu’il se trouve en famille, je vous serais obligé d’aller le chercher. C’est à lui seul que j’entends remettre ces émeraudes…

Un sourire que l’on pourrait qualifier de diabolique changea l’expression d’un visage qui, au repos, était loin d’être laid :

— Étes-vous vraiment naïf à ce point ?

— Comment ?

— Je veux dire : après notre entrevue du bois de Boulogne, avez-vous cru réellement travailler pour cette tribu mexicaine ?

— Dans mon esprit, il n’a jamais été question d’autre chose. Et si j’ai déploré les moyens employés pour rentrer en possession d’un trésor plusieurs fois centenaire, j’ai fini par comprendre, à défaut d’admettre. Cela dit, je voudrais au moins savoir où se trouvent celle qui est toujours Mme Vauxbrun et les siens ?

— Chevaleresque, hein ?

— N’exagérons rien. Sachez que j’aime savoir où je mets les pieds.

— Alors je vais vous rassurer : cette maison reste la propriété de l’affreuse Doña Luisa et de la ravissante Doña Isabel. Vous pourrez même les saluer tout à l’heure avant de…

— Avant de quoi ?

— Rien. Nous en parlerons l’heure venue…

— Il n’en demeure pas moins que je veux voir Don Pedro, fit Morosini en appuyant sur chaque syllabe. Sinon…

— Sinon, quoi ? Vous n’êtes guère en état de poser des conditions.

— En êtes-vous sûr ? Disons que je pourrais laisser tomber le collier dans le feu…

— Imbécile !

Le geste ébauché par l’inconnu en vue de lancer deux de ses hommes sur Aldo se figea net. Le poing soudain armé du prince qui venait de se baisser rapidement était pointé vers sa tempe.

— Si l’un de vous bouge, je tire ! prévint-il. Et maintenant j’exige de voir Don Pedro !

— Vous auriez du mal, intervint l’un des truands en faisant passer son chewing-gum d’une joue à l’autre. L’a eu la mauvaise idée d’vouloir faire un tour en bateau pour admirer les vagues d’plus près ! Ça lui a rien valu !

— Vous voulez dire qu’il s’est noyé ?… Ou plutôt qu’on l’a noyé ?

— Y a d’ça ! Faut dire qu’il dev’nait encombrant !

— Ça suffit ! Tu parleras quand je te le dirai et… si je te le dis !

— Voilà bien des paroles pour une sordide réalité, coupa Morosini. Vous avez assassiné Don Pedro ! Point final ! Dieu ait son âme. Mais à défaut, je me contenterai de son héritier direct. Faites venir Don Miguel !

— Il n’est pas là !

— Non plus ? Envoyez-le chercher ! Je ne fatigue jamais lorsque je tiens en joue un malfaiteur. Ce que vous êtes indubitablement, Monsieur l’inconnu…

Sans plus se soucier de l’arme braquée sur lui, le jeune homme alla s’étendre à demi sur le banc aux coussins de velours rouge, une jambe négligemment passée sur l’accoudoir. Il eut même pour Aldo un sourire moqueur :

— C’est vrai, pourtant, que l’on ne nous a jamais présentés ? Je ne vois d’ailleurs pas qui aurait pu s’en charger. Pour tous ceux d’ici je suis Gregory Ollierik, mais je crois le moment venu de révéler ma véritable identité. Je vous dois bien ça… mon cousin !

— Cousin ? Qu’allez-vous encore inventer ?

— Rien qui ne soit l’expression exacte de la réalité. Mais si cousin vous déplaît, nous pourrions dire… beau-frère ? Qu’en pensez-vous ?

— Que vous êtes fou !

Le petit rire cruel qu’Aldo avait appris à redouter retentit. À cet instant, il fut saisi d’une envie brutale d’appuyer sur la détente et d’effacer à jamais ce garçon du nombre des vivants, mais c’eût été donner le signal de sa propre mort. Ils étaient cinq sur la galerie dont les armes n’avaient pas bougé. Lentement, il laissa retomber sa main. Cependant, son cerveau travaillait à toute vitesse pour trouver une logique à cette histoire. Il savait que des personnages qui avaient été ses plus impitoyables ennemis, aucun ne subsistait. Cela relevait de l’impossible ! Pourtant il entendit :

— Je m’appelle Gregory Solmanski !

Le rire d’Aldo résonna à travers la maison avec une stridence inhabituelle parce que c’était un rire forcé d’où toute gaieté était absente, remplacée par une angoisse dont Aldo constata avec rage qu’il n’était pas le maître. Il chercha du secours dans l’insolence :

— Un Solmanski surgi du néant ? Bravo !… Cependant n’est-ce pas un peu trop facile, quand une famille est éteinte, de s’emparer du nom et de se l’appliquer… comme un faux nez ?

— Ça l’est encore davantage quand on peut produire les actes en faisant foi. Je conçois que ça vous contrarie. Vous étiez intimement persuadé d’en avoir fini avec ma famille puisque vous avez tué mon père, mon frère et fait assassiner ma sœur par votre cuisinière. Pourtant le fait est là : je suis bel et bien le dernier Solmanski, né à Locarno, le 9 mars 1908, fête de saint Grégoire de Nysse, des amours – brèves mais intenses ! – du comte Roman Solmanski avec la comtesse Adriana Orseolo, votre cousine… qu’entre parenthèses vous avez fait disparaître aussi. D’où ce cousinage qui semble vous chiffonner, ce qui est ridicule puisque, je vous l’ai dit, je me trouve être également votre beau-frère ! Satisfait ?

Aldo serra les dents. Une sueur froide perla à ses tempes en face de ce rejet inattendu vomi par l’enfer. Il lui fallait à tout prix gagner du temps pour se ressaisir. Cherchant une cigarette dans son étui, il réussit à l’allumer d’une main assurée mais il fit un geste maladroit et laissa tomber l’arme sur laquelle fondit le colosse. Cependant il remarquait :

— Intéressante famille ! Votre père était responsable de véritables massacres, votre sœur avait facilement deux morts sur la conscience en attendant d’y ajouter une troisième : la mienne. Quant à votre mère, elle avait assassiné la mienne qui, cependant, la traitait comme sa fille… Mais à présent, j’aimerais savoir comment vous avez pu vivre dans la tribu Solmanski sans que l’on vous voie jamais sur le devant de la scène ?

— Pourtant, un soir, c’est moi qui ai joué le principal rôle. C’était à Zurich pendant la fête que Moritz Kledermann, votre beau-père, donnait pour l’anniversaire de sa femme. C’est moi qui ai eu l’honneur de descendre la sublime Dianora d’un seul coup de pistolet. Un coup magnifique qui m’a valu les félicitations de mon père avant qu’il ne me renvoie aussitôt après en Amérique me mettre à l’abri des flics helvétiques…

Luttant cette fois contre une nausée insidieuse, Aldo aspira deux ou trois bouffées. Il était évident qu’il avait affaire à un maniaque du crime.

— Bel exploit ! Une femme innocente abattue alors qu’elle riait et buvait une coupe de champagne entourée de son époux et de ses amis ! Mais, je répète, comment se fait-il que je ne vous aie jamais remarqué dans le clan Solmanski ?

— Cela tient à ce que je m’y suis intégré tardivement. Dès ma naissance, j’ai été laissé par mon père à une nourrice de Locarno où je suis resté jusqu’à l’âge de huit ans. Après, on m’a mis en pension dans l’un de ces collèges chic dont la Suisse a le secret et j’y ai été élevé sous le nom de mon père puisqu’il m’avait reconnu, tandis que celui de ma mère restait anonyme.

— Vous est-il arrivé de la voir ? Je veux dire, votre mère ?

— À plusieurs reprises quand j’étais petit. Ensuite, non. Au sortir de l’affaire Ferrals(20), on m’a emmené en Amérique. D’abord sous le pseudonyme d’Ollierik pour tâter le terrain et voir comment le reste de la famille m’accueillerait. Mais je me suis tout de suite entendu à merveille avec Sigismond, mon frère plus âgé, et le nom d’emprunt a disparu jusqu’à ce que je le reprenne pour les besoins de mes occupations. Malheureusement, si Sigismond m’appréciait, ce n’était pas le cas pour Anielka, mais elle n’aimait pratiquement personne, vous, elle vous haïssait tellement que nous avons fini par tomber d’accord sur ce point. Après leur disparition massive, j’ai repris à mon compte la bande de Sigismond et j’ai pu réussir quelques opérations… intéressantes. C’est au cours de l’une d’elles que j’ai fait la connaissance de Miguel Olmedo puis de sa famille et, surtout, j’ai eu vent de ces fameuses émeraudes envolées dont la perte plongeait le pauvre vieux Pedro dans le désespoir... Ce qui a été pour moi une sorte de… révélation ! En dehors du fait que ce collier valait plus qu’une fortune, c’était l’occasion inespérée de vous obliger à travailler pour moi et, par conséquent, de venger les miens lorsque enfin je vous tiendrais à ma merci ! Ce qui, ce soir, se réalise ! Vous êtes coincé. En « mon » pouvoir et vous êtes fait comme un rat !

— On n’est pas plus clair ! Vous avez l’intention de me tuer ! constata Aldo aussi calmement que si l’on venait de l’inviter à dîner.

— Sans doute… mais on ne va pas se presser ! J’ai une envie folle, mon cher prince, de m’amuser avec vous. Vous tuer d’un coup de feu serait trop bête, trop rapide. Vous voir souffrir… longuement, voilà ce qui sera délicieux, digne des Solmanski !…

— Que vous n’êtes pas plus que vos prédécesseurs. Nom, titre et palais ont été volés par un Russe nommé Ortschakoff, un spécialiste des pogroms et autres massacres d’innocents !

— Qu’est-ce qui importe, à présent que j’ai mis la main sur vous ?… Maintenant, donnez-moi les émeraudes !

— N’en faites rien !

La voix qui s’exprimait avec une telle autorité appartenait à Doña Luisa. Vêtue de noir à son habitude mais avec davantage d’austérité parce que aucun bijou – à l’exception de l’alliance d’or qui ne quittait sans doute pas son annulaire – n’éclairait un deuil aggravé, au contraire, par le voile de crêpe couvrant à demi ses cheveux gris haut relevés par un peigne d’ébène.

Sortant de derrière une colonne, la vieille dame s’avançait avec une majesté qui frappa Aldo tandis qu’elle s’approchait de lui. Il s’inclina même lorsqu’elle demanda :

— Est-ce réellement, cette fois, le collier sacré ?

— Sur ma foi, il n’existe aucune raison d’en douter, répondit-il en faisant glisser de nouveau les pierres sur le brocart pourpre.

À leur vue, une flamme s’alluma dans le regard couleur de granit et, comme une masse, Doña Luisa se laissa tomber à genoux devant les émeraudes où elle posa des mains tremblantes :

— Pardonnez-moi d’avoir douté de vous, prince Morosini, car ceci est un miracle. Où étaient les pierres sacrées ?

— Cachées parmi les objets précieux rapportés du Mexique par l’impératrice Charlotte qui a toujours ignoré qu’elle les possédait.

— Qui les avait mises là ?

— Une femme qui la haïssait et qui, connaissant la malédiction attachée à ces émeraudes, voulait qu’elles causent sa perte.

— Elles n’y ont pas manqué puisqu’elle est morte folle mais désormais les « quetzalitzli » du Serpent à Plumes ne seront plus touchées que par des mains pures et ces mains les rapporteront à la terre des ancêtres dont la gloire et la renommée renaîtront ! Loué soit Uitzilopochtli, dieu des dieux, pour ce beau jour qui nous rend l’espérance !

Et, toujours à genoux, Doña Luisa entama une mélopée bouche fermée, à la fois lente et lugubre, mais traversée d’éclats de voix qui ressemblaient à des cris de victoire. Tous l’écoutèrent sans songer à l’interrompre, tant ce chant venu du fond des âges était émouvant.

Ce fut seulement quand elle se tut, courbée et assise sur ses talons en élevant au bout de ses bras les émeraudes au-dessus de sa tête qu’éclata le bruit le plus incongru : un applaudissement qui ne généra aucun écho.

L’auteur en était évidemment le dernier des Solmanski :

— Bravo ! Quelle réussite et qui pourrait avoir du succès au music-hall mais, ici, il est temps de passer aux affaires sérieuses, on a suffisamment rigolé !

Et, d’un geste vif, il arracha le collier à Doña Luisa et le fit miroiter entre ses doigts avant de le fourrer tranquillement dans sa poche.

À demi étouffée d’indignation, la vieille dame émit un cri de colère et voulut se relever maladroitement, ce qui eût aggravé son cas si la poigne solide d’Aldo n’était venue à son secours pour la remettre debout. Elle l’en remercia d’un coup d’œil mais protesta :

— Vous perdez la raison, je pense ! Que vous osiez seulement toucher les pierres sacrées n’était pas dans nos conventions !

Il haussa les épaules avec un vilain sourire :

— Nos conventions ? J’ai l’impression qu’elles n’ont existé que dans votre esprit, ma bonne dame, et dans celui de ce pauvre Don Pedro. Moi, je n’ai jamais travaillé que pour moi…

— Allons donc ! Quand Miguel vous a amené chez nous à New York ?

— … Ah ! ça, j’admets avoir fait ce qu’il fallait pour vous séduire et entrer dans votre jeu quand j’ai compris qu’avec votre histoire de trésor familial disparu, vous m’apportiez exactement ce dont je rêvais : l’occasion de faire une belle fortune en tirant une éclatante vengeance d’un homme que j’exècre…

— Ne cherchez pas, Doña Luisa, c’est de moi qu’il s’agit ! fit Aldo. Ce triste personnage estime que je suis en dette envers lui…

— Ne mélangeons pas. On réglera ça comme je l’ai décidé. Pour l’heure, il n’y a place que pour les joies du triomphe, et le mien est complet.

— Parce que vous détenez les émeraudes ? laissa tomber Aldo, dédaigneux. Vous ne devriez pas perdre de vue la malédiction qui pèse sur elles. Qu’est-ce qui peut vous faire croire qu’elle vous épargnera ?

— La bonne raison que je n’ai pas l’intention de les garder mais de les vendre… une somme astronomique ! Je connais l’acquéreur qui m’en donnera ce que je voudrai. Et si vous ajoutez l’héritage Vauxbrun…

— Vous n’y avez aucun droit, que je sache !

— Moi, non, j’en conviens, mais sa veuve, si. Ce qui nous a permis de vivre agréablement en vendant certaines babioles ici ou là… Le reste va suivre. Et ça fait un paquet !

— Ça va faire surtout un paquet de désillusions pour vous. Tant que Vauxbrun n’était que disparu, sa femme pouvait agir à sa guise. Désormais, elle va être officiellement veuve, donc la succession va être ouverte…

— Et alors ? Ouverte ou fermée, c’est du pareil au même. Tout lui revient !

— C’est là que vous faites erreur… En dehors de la part réservataire prévue par la loi, elle n’a droit à rien.

— N’essayez pas de me raconter des fariboles. Ce n’est quand même pas l’État qui va ramasser ?

— Non. C’est l’héritier. Figurez-vous qu’il y en a un, dûment reconnu et couché sur le testament déposé en l’étude de Maître Baud, notaire. Vauxbrun était célibataire mais il avait un fils naturel qu’il a reconnu !

— Ce n’est pas grave : on attaquera le testament. J’imagine sans peine quel genre de gamin facile à intimider nous aurons en face de nous…

— Il est procureur de la République !

Intérieurement, Aldo priait désespérément pour que ce soit toujours la réalité, ce dont personne ne pouvait être certain depuis la disparition inexplicable du jeune magistrat. Peut-être même faisait-il partie de ces « autres » évoqués tout à l’heure par Gregory laissant entendre la présence de prisonniers dans cette maison, mais il n’avait pu résister au plaisir pervers de voir le visage de son ennemi se convulser de rage. En vérité, ce fruit des amours clandestines de Roman Solmanski et d’Adriana Orseolo manquait de cette classe qui n’avait jamais fait défaut à ses géniteurs !

Celui-ci, cependant, arrivait à la parade :

— Bah ! Ça n’en fait qu’un de plus à éliminer !

— Tuer est votre spécialité, n’est-ce pas ? Si j’étais vous, je prendrais la précaution de tenir compte de la police française et, surtout, je considérerais que la mort de l’héritier ne changerait rien pour Mme Vauxbrun. Car la succession qui s’ouvrirait alors serait celle de votre nouvelle victime. Vous n’y gagneriez qu’une chance de plus de porter à l’échafaud une tête ô combien antipathique !

— Ne vous faites pas de bile ! Je suis américain !

— La chaise électrique ne doit pas être plus agréable. Surtout, c’est plus long ! Mais pas d’illusions, ce sera ou l’une ou l’autre. Le chef de la police métropolitaine de New York, Phil Anderson, se fera une joie de demander votre extradition…

Le tout sur un ton paisible qui exacerba la fureur du dénommé Solmanski. Il se mit à hurler, ordonnant en plusieurs langues que l’on réduise son prisonnier, qu’on le ligote et qu’on le bâillonne. Ce qui fut exécuté avec dextérité, après quoi on l’expédia à terre tel un paquet. Le hasard voulut qu’il tombe aux pieds de Doña Luisa, effondrée dans un fauteuil, qui pleurait en silence sans songer à essuyer ses larmes. Là, à quelques pas, Gregory avait ressorti le collier et le maniait dans la lumière des bougies, ayant momentanément oublié ceux qui le regardaient. La vieille dame se pencha sur Morosini :

— Pourquoi l’avoir poussé à bout ? chuchota-t-elle. Il va vous tuer et tout sera dit.

Il hocha légèrement la tête, accompagnant son geste d’un regard souriant… Il n’avait pas d’autre moyen de lui faire comprendre qu’il avait agi sciemment dans l’espoir qu’on l’enverrait rejoindre ces autres qui le tracassaient tant. Il serait peut-être possible de tenter une action puisqu’il avait gardé son couteau. Quant à être abattu sur place, il n’y croyait pas. Gregory ne lui avait-il pas promis une douloureuse agonie ? Cela avait au moins l’avantage de laisser du temps. Il aurait seulement préféré savoir ce qu’Adalbert faisait pendant ce temps-là !

Cependant, un autre personnage faisait son apparition. Suivie par les regards admiratifs de ces hommes frustes, Doña Isabel descendait l’escalier, lente, gracieuse, hiératique et apparemment insensible, elle semblait glisser dans sa longue robe d’intérieur en velours noir, parée du seul éclat de sa peau révélé par le profond décolleté en pointe… Du fond de son inconfortable position, Aldo ne put s’empêcher d’admirer sa beauté sans cesser de déplorer qu’elle fût à ce point dépourvue de vie.

Mais d’un seul coup la statue s’anima : elle venait d’apercevoir les émeraudes entre les mains de Gregory et, se précipitant vers lui, elle les lui arracha avec une fureur inattendue :

— Les quetzalitzli sacrées ! Comment osez-vous seulement les toucher ? C’est un sacrilège !

Trop surpris par la soudaine transformation de la jeune femme, Gregory ne réagit pas et se laissa enlever les pierres sans rien faire pour les retenir. Isabel l’oubliait déjà. Comme Doña Luisa précédemment, elle éleva les pierres vers les lumières d’un candélabre puis, les bras toujours tendus, plia le genou en baissant la tête comme l’eût fait une chrétienne devant l’hostie, se redressa et revint vers l’escalier qu’elle s’apprêtait à remonter sans que quiconque fît un geste pour l’interrompre tant elle était transfigurée.

Mais le fils de Roman Solmanski n’était pas de ceux qu’un sortilège peut retenir captif longtemps. En trois sauts il eut rejoint la jeune femme :

— Hé là ! Où prétendez-vous aller ?

— Chez moi où le joyau de Quetzalcóatl recevra de mes mains consacrées les rites purificateurs en attendant d’être conduit au navire qui nous ramènera au pays des ancêtres.

D’un mouvement instinctif de protection, elle avait plaqué le collier contre sa gorge tandis que Gregory l’obligeait à revenir vers la cheminée. Sans brutalité excessive : il semblait plus surpris que mécontent.

— Les rites purificateurs ? Le pays des ancêtres ? Qu’est-ce que ce charabia ? Vous avez vraiment cru que je me décarcassais uniquement pour vous remettre le collier et vous conduire au bateau en vous souhaitant bon voyage ? Allons donc ! Revenez sur terre, ma belle, et n’essayez pas de me faire avaler que vous êtes aussi bornée que votre oncle. J’avoue que je l’ai pensé un moment, vous étiez tellement absente, si obstinément muette, que je vous prenais pour une jolie poupée bien dressée et sans plus de cervelle.

— Mon oncle vous a fait confiance et il a disparu. Mon cousin Miguel aussi, je suppose ?

— Exact ! L’un prétendait régenter tout le monde, moi y compris. Quant à Miguel, après s’être acquitté de sa tâche avec le zèle qui convenait, il est devenu beaucoup trop gourmand. Et vous, il est largement temps que je vous fasse part de mes projets… où vous n’avez pas la plus mauvaise part, sachez-le !

— Vous n’avez rien à me réserver, lui rétorqua-t-elle avec un dédain écrasant. Dès l’enfance, j’ai été vouée aux dieux de mes pères et personne n’y peut plus rien changer. Pas même moi, en admettant que je le veuille !

— Ce qui signifie ?

La voix profonde de Doña Luisa se fit entendre :

— Vierge elle est et vierge elle restera !

En dépit de la gravité du ton, Gregory s’esclaffa :

— À d’autres, la vieille ! Et le mariage à grand spectacle avec cet imbécile de Vauxbrun ? Il n’avait pas l’intention de la laisser pure et sans tache. Sans les… incidents que nous avons créés, elle passait bel et bien à la casserole, votre poulette !

Elle le toisa avec un indicible dégoût :

— Dieu que vous êtes vulgaire ! Cela aussi, vous nous l’aviez caché !

— Cela soulage de se détendre, mais pour en revenir à ce dont nous parlions…

— Seul le mariage civil devait avoir lieu pour nous procurer l’argent nécessaire à notre mission et à aucun prix cet homme ne devait toucher Isabel ! Et ne venez pas prétendre que vous ne le saviez pas !

— Je le savais, c’est exact, mais je pensais que l’interdit ne concernait que le seul Vauxbrun, étant donné la différence d’âge. Aussi ai-je conçu d’autres projets. Il en va de cette belle enfant comme du collier : j’avais décidé de les garder pour moi. Aussi, avec ou sans votre permission, je récupère les émeraudes (il joignit le geste à la parole en les remettant dans sa poche) et la ravissante dont je brûle, depuis des semaines, de faire une femme normale. Il est salutaire que cette maison revienne à une saine réalité ! Venez, ma douce !

— Vous n’allez pas commettre ce sacrilège ? gémit la vieille dame.

— Oh, mais si ! Et sur-le-champ !

Isabel se défendant avec plus de force que l’on n’aurait pu imaginer, il appela :

— Bill, Max et Fred, emmenez-la et attachez-la sur le lit par les quatre membres. Je n’ai pas envie qu’elle me crève un œil avec ses griffes !

— On vous la déshabille, patron ? proposa l’un des séides.

— Pas question. C’est un plaisir que je me réserve. Avec un couteau, ce sera vite expédié…

Doña Luisa éclata en sanglots :

— Je vous en supplie, si vous êtes né d’une mère…

— Évidemment, je suis né d’une mère. Je crains cependant que sa vertu n’ait pas été des plus solides… À tout à l’heure ! Et si vous entendez crier, ne vous affolez pas ! J’adore violenter une fille.

Il allait disparaître à la suite de ses hommes quand deux coups de feu éclatèrent à l’extérieur :

— Qu’est-ce que c’est ? fulmina-t-il. Voyez ça !

Au même instant, la porte donnant sur le jardin s’ouvrit. Deux hommes entrèrent, remorquant chacun par un bras Adalbert Vidal-Pellicorne, aussi souriant que s’il rejoignait une réunion mondaine.

— Bonsoir, la compagnie ! fit-il aimablement. Oh, je vois que nous avons ici belle et nombreuse société ! Je suis, croyez-le bien, absolument ravi de me trouver parmi vous.

N’en croyant ni ses yeux ni ses oreilles, Aldo – que Doña Luisa s’efforçait discrètement de libérer de son bâillon – se demanda si son ami n’était pas devenu fou. Qu’espérait-il tenter, seul, dans cette maison bourrée à craquer de monde où il ne pouvait que se faire abattre ? Et apparemment Gregory se posait la même question :

— D’où l’avez-vous extirpé, celui-là ?

— Du parc, expliqua l’un de ses gardiens. Il avait sauté le mur et il distribuait des morceaux de viande aux chiens. Quand il nous a vus il s’est mis à courir dans tous les sens et il a fallu se mettre à six pour en venir à bout. Il vous glisse dans les doigts comme une anguille !

— Il devrait être dans son appartement de Paris où on le surveillait jour et nuit ! Bande d’incapables ! hurla-t-il, furieux. Quand j’en aurai fini, il y aura des comptes à régler.

— Faut pas leur en vouloir, plaida Adalbert, lénifiant. Ils ont fait une simple erreur sur la personne… Vos sbires m’ont consciencieusement suivi jusqu’au musée du Louvre, l’autre matin, et ils n’y ont pas manqué quand j’en suis ressorti, à cette différence près que ce n’était pas moi mais le frère jumeau de mon valet de chambre sous mes vêtements. Ce qui m’a permis, sous les siens, de m’embarquer tranquillement dans le taxi qui m’attendait sur la berge de la Seine – il faut dire qu’au Louvre, nous avons nos petits secrets ! C’est un vieux palais, vous savez, avec plein de recoins, et je le connais comme ma poche ! Au fait, je n’ai pas l’honneur de vous connaître ?

Fou de rage, Gregory le gifla à la volée en allers et retours répétés :

— Avant peu, tu regretteras de m’avoir rencontré ! Qu’on le ligote, lui aussi !

Ce fut fait en un rien de temps et Adalbert se retrouva couché à côté d’Aldo que Doña Luisa avait réussi à délivrer de son bâillon.

— Qu’est-ce qui t’a pris de faire cette entrée théâtrale ? chuchota celui-ci. C’était vraiment utile de te faire prendre si bêtement ?

— C’est, mon cher, ce qu’en tactique militaire on appelle une diversion. Ils ont dû se mettre à quatre ou cinq pour m’attraper. Ecoute plutôt ! Pendant qu’on s’occupait de moi, des sympathisants franchissaient le mur… Tu les entends ?

Dans le jardin, indubitablement, des coups de feu se succédaient, parfois suivis d’un cri de douleur. Gregory s’était avancé jusqu’à la porte et regardait… Soudain, il recula, prit un poignard arabe dans un trophée mural et, saisissant Doña Luisa par les cheveux, lui mit la lame sous la gorge. Il avait constaté que ses hommes reculaient devant le tir nourri :

— Je ne sais pas combien vous êtes ! hurla-t-il, mais si l’un de vous franchit ce seuil, je saigne la vieille ! Et qu’on ferme cette porte ! Elle est solide !

Quatre hommes réussirent à claquer le lourd vantail au nez des assaillants et à le barricader, ce qui leur permit de souffler… Aldo aurait aimé demander des explications supplémentaires mais l’un des pieds de son ennemi se posait sur sa poitrine tandis que celui-ci attachait les longs cheveux dénoués de Doña Luisa aux sculptures du haut dossier de son fauteuil, en tirant suffisamment pour l’empêcher de bouger. Des larmes montèrent aux yeux de sa victime :

— Vous êtes vraiment un monstre ! Vous ne gagnerez pas éternellement…

— Oh, que si, répondit-il avec son rire sinistre. Combien sont-ils dehors ? répéta-t-il en glapissant à l’adresse de celui qu’il appelait Slim.

— Difficile à savoir tant qu’il fait nuit ! M’est avis que ce ne sont que des paysans. Leur chef est un petit vieux teigneux qui sait drôlement bien se servir d’un fusil.

— On va savoir ! Hé, toi, l’archéologue, dis-nous un peu qui sont tes copains ?

— Des contrebandiers, à ma connaissance. Il paraît que, depuis que vous occupez cette maison, vous gênez leur commerce !

— Tiens, c’est nouveau ? Mais c’est une bonne garantie contre les gendarmes. On les voit mal s’associer…

— Peut-être, reprit Slim. Mais qu’est-ce qu’on fait ?

— Nous, rien ! Avec trois otages, sans compter Isabel à l’étage, on n’a pas grand-chose à craindre. Hé, vous autres, là-haut ! ajouta-t-il à l’adresse des cinq hommes qui gardaient toujours la salle sous la menace de leurs armes. (Ils étaient dressés à l’obéissance aveugle et, n’ayant pas reçu de nouvelle consigne, ils n’avaient pas bougé d’un iota.) Que trois d’entre vous aillent se poster aux fenêtres de façade et tirent sur tout ce qui bouge.

Quelques secondes plus tard, deux hurlements de douleur lui apprirent qu’il avait vu juste et il se remit à rire :

— Bravo ! On va réussir à en venir à bout !… Si ça se gâtait trop, on profitera de l’obscurité et on filera par la rivière en emportant les femmes et quelques bricoles. Maintenant qu’on a les émeraudes…

— Et ces deux-là ? demanda celui que l’on appelait Max.

— On ne pourra faire autrement que les tuer mais on pourrait s’arranger pour faire durer l’agonie. Et avant de quitter l’Europe, je m’accorderai le loisir de m’occuper de la famille Morosini, conclut le malfrat en allongeant un coup de pied dans les côtes d’Aldo qui retint un gémissement de douleur.

— Le plus simple, approuva ledit Max, qui n’avait pas écouté la fin de la phrase, ce serait de mettre le feu à la baraque avant de déguerpir…

Un silence régna, semblable à ceux qui s’établissent quand on retient son souffle. C’était le cas d’Aldo et d’Adalbert, inquiets beaucoup moins pour eux que pour la jeune femme qui attendait dans la chambre qu’une brute vienne la violer… Pour l’heure, Gregory, plongé dans ses réflexions, semblait l’avoir oubliée. Il se versait verre sur verre en écoutant les bruits provenant de l’extérieur. Une ou deux fois, une détonation se fit entendre et, quand Max avait tenté de mettre le nez dehors, la balle qui s’était enfoncée dans le bois du chambranle l’avait manqué de peu…

— Qu’est-ce qu’il a voulu dire par « on filera par la rivière » ? chuchota Aldo qui avait réussi à s’appuyer contre Adalbert et commençait à sortir son couteau de sa gaine. Je n’en vois pas d’autre que la Nivelle, et ce n’est pas la porte à côté.

— Ce pays est bourré de surprises. Tu pourras t’en rendre compte si on en sort vivants… Mais qu’est-ce que tu as à gigoter comme ça ? Reste tranquille !

— J’essaie de saisir mon couteau. Ne me dis pas que tu n’as pas le tien !

— Ben si ! Tout a été tellement vite que je l’ai oublié…

— Et c’est toi qui m’as appris le truc ! C’est malin !

Cependant, le dialogue murmuré entre les deux hommes, pratiquement couchés à ses pieds, avait percé la prostration de Doña Luisa. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre :

— Attendez ! Je vais vous aider ! souffla-t-elle.

Le temps d’un éclair, l’instrument était dans sa main et, presque sans bouger de sa position douloureuse et avec une habileté inattendue, elle trancha les liens des prisonniers sans qu’il y paraisse pour un observateur superficiel, de façon qu’ils puissent se libérer facilement. Mais Gregory revenait vers eux et s’adressait à Adalbert après lui avoir décoché un coup de pied :

— Dis-moi un peu, toi ! Ils étaient combien à t’accompagner ?

— Je n’en sais trop rien. Une douzaine, pas plus !

— Parfait ! ricana-t-il d’une voix sur laquelle se faisait déjà sentir le poids de l’alcool. Au jour, je rappellerai les gardiens du souterrain et on fera place nette… En attendant… hic !… Je vais apprendre à la… ravissante Isabel… qui sera… désormais… son maître !

Il allait achever la bouteille qu’il tenait toujours à la main mais, se rendant compte des effets de l’alcool, il la rejeta, se dirigea vers l’escalier d’un pas encore ferme et le monta.

— O dieux de l’Anahuatl ! gémit Doña Luisa en fermant les yeux d’où glissèrent des larmes. Ayez pitié de votre servante !

Les deux hommes partageaient son angoisse. Surtout en se souvenant des derniers mots de Gilles : « Veille sur elle… » Et Aldo était là, impuissant, parce qu’il savait que, si lui ou Adalbert bougeaient, les hommes qui les tenaient en joue tireraient sans hésiter, au risque d’atteindre la vieille dame. Elle le comprit :

— Ne vous occupez pas de moi si vous voulez vous échapper…

La porte venait de claquer derrière Gregory. Ils échangèrent un coup d’œil :

— Je vais essayer, glissa Adalbert à l’oreille d’Aldo. Toi, tu as femme et enfants… Donnez-moi le couteau, Doña Luisa !

— Non ! Ne bougez pas ! Regardez ! reprit Aldo.

À l’abri de la galerie, deux hommes, sortant sans doute des cuisines, s’avançaient à pas de loup sans faire le moindre bruit. L’un avait un pistolet et l’autre une winchester. Ce dernier était un paysan d’une cinquantaine d’années mais son compagnon, celui qui tenait l’arme au poing, n’était autre que le jeune Faugier-Lassagne. Aucun des guetteurs ne les avait aperçus, attentifs qu’ils étaient à surveiller les mouvements des prisonniers. Pourtant il fallait prévenir ce secours envoyé du ciel… Mais comment ?

C’est alors qu’éclata le cri. Venu de la chambre d’Isabel, il était si aigu, si désespéré qu’il fit tourner la tête à tout le monde. Libéré en un clin d’œil, Adalbert renversa le lourd fauteuil où était attachée la vieille Mexicaine qui se retrouva les jambes en l’air mais protégée par l’épaisseur du siège en chêne, puis se précipita sous la galerie. L’un des hommes tira et Aldo en profita pour rejoindre son ami.

— La chambre, François ! Isabel y est avec…

Une salve lui coupa la parole, aussitôt suivie d’une seconde. La winchester venait de cracher et l’un des veilleurs gisait à terre. Mais l’attention de ceux qui étaient postés aux fenêtres était détournée et la fusillade devint générale. Par chance, Aldo avait remis la main sur son revolver et Adalbert sorti le sien de sa chaussette. Du renfort arriva des cuisines. La salle s’emplit de fumée sans que l’on pût savoir de quel côté penchait le sort. Le désordre fut à son comble quand quelqu’un sortit un brandon enflammé de la cheminée et mit le feu aux rideaux ainsi qu’à un fauteuil.

— Doña Luisa ! cria Aldo. Il faut la sortir de là !

Le fauteuil renversé où elle était entravée était, en effet, à proximité immédiate du début d’incendie. En outre, les mèches de ses cheveux entortillées dans les sculptures l’empêchaient de bouger. Aldo commença par tirer le pesant meuble derrière une colonne et chercha quelque chose pour la délivrer. Des ciseaux apparurent soudain dans son champ de vision :

— Essayez donc avec ceci, conseilla la chanoinesse de Saint-Adour.

Ne l’ayant encore jamais vue, il la considéra avec stupeur. Cette voix de femme distinguée émanant d’un attirail complet de campagnard avait de quoi désorienter mais il comprit rapidement de qui il s’agissait :

— Veuillez m’excusez, Madame, mais que faites-vous dans ce pandémonium ?

— C’est moi, le chef…, secondée par un de mes amis qui est en train de faire le ménage dans le parc… Et puis laissez-moi opérer ! Vous vous y prenez comme si vous deviez tondre un mouton.

Reprenant les ciseaux, elle coupa soigneusement et avec toute la délicatesse nécessaire les mèches grises coincées dans les sculptures du bois.

— Allez voir ce qui se passe à l’étage, ajouta dame Prisca. On va s’occuper d’elle et la ramener à la maison…

Sans plus chercher à comprendre, Aldo escalada l’escalier et rejoignit Adalbert devant d’une porte ouverte où se tenaient deux hommes coiffés de bérets basques :

— Regarde ! fit l’archéologue. Voilà une image que je ne suis pas près d’oublier !

Aldo non plus. Sur le lit dévasté, Isabel, crucifiée, pleurait dans sa robe déchirée. À terre gisait le corps sans vie du dernier des Solmanski et, debout devant lui, François-Gilles Faugier-Lassagne, substitut du procureur de la République, le contemplait d’un œil vide. Il tenait encore à la main le revolver avec lequel il l’avait tué…

Sans un mot, Adalbert le lui enleva, essuya soigneusement l’arme avec son mouchoir avant d’y imprimer ses propres empreintes :

— Moi, je ne risque pas grand-chose, expliqua-t-il à Aldo. Et j’ai Langlois en arrière-garde. Tandis que ce jeunot, victime de ses sentiments ? Je vois d’ici les gros titres à la une de la presse : « Un procureur de la République abat l’assassin de son père… »

— N’exagérons rien : parrain suffirait !

— Bah, il s’en trouverait bien un pour dénicher la vérité… D’autant qu’il va hériter… et n’importe comment, sa carrière serait fichue. Surtout à Lyon !

— Il va falloir le lui faire avaler. Il a une fâcheuse attirance pour la vérité…

— Ça lui passera. Il n’est pas idiot…


Le temps des explications de cette nuit insensée vint plus tard, après l’obligatoire passage des gendarmes et du juge d’instruction de Bayonne. Après aussi qu’une bonne partie des participants, côté contrebandiers, se fut dissoute dans la nature, ne laissant en ligne que Mme de Saint-Adour et ses « gens » venus spontanément au secours de vieux amis en grand danger. Lequel danger se trouva confirmé par la découverte, dans les caves, du cadavre de Don Miguel Olmedo de Quiroga, de celui d’un gangster new-yorkais dont on ne savait trop ce qu’il faisait là, accompagnés d’un Alcide Truchon, de l’agence « L’œil écoute », devenu à moitié fou de terreur.

Naturellement il y eut d’autres arrestations que celles des trois ou quatre Américains rescapés de la bataille.

Elles vinrent donc un peu plus tard, lesdites explications, autour du café et du grand feu allumé dans le salon de Saint-Adour, après qu’Honorine eut pratiquement bordé dans leurs lits les deux Mexicaines parvenues aux extrémités de leurs forces. La découverte du corps de Miguel dans la cave d’Urgarrain avait été pour elles l’estocade finale et elles avaient accepté avec reconnaissance l’hospitalité que leur offrait celle qui avait été le principal artisan de leur libération. À la stupeur totale d’Aldo – Adalbert avait sur le sujet une longueur d’avance ! –, il venait d’apprendre que le chef des contrebandiers apparus si fort à propos dans la nuit tragique n’était autre que Prisca de Saint-Adour. Elle s’en était expliquée sans détours superflus :

— Le fisc de votre damnée République nous tourmente à longueur d’année, nous autres, agriculteurs. Il faut bien se dédommager quelque part. À l’exception des gendarmes qui préfèrent rester dans leurs pénates que galoper la nuit dans les montagnes et de rares réfractaires trop convenables pour des dénonciateurs, le pays est pour moi.

Tandis que Marie-Angéline, aux anges, s’étranglait de rire, Tante Amélie avait pris la nouvelle sans surprise excessive et même avec amusement. Rien ne l’étonnait plus venant de sa cousine et, à la limite, elle trouvait l’aventure réconfortante :

— On a eu de tout dans la famille : des foudres de guerre, des aventuriers, des grandes cocottes, et une favorite royale. Sans oublier un saint ! Alors, qu’une chanoinesse devienne chef de bande, il n’y a vraiment pas de quoi en faire un fromage !

En fait, c’était Adalbert qui avait été renseigné le premier. Le soir où il était venu dîner, Prisca s’était arrangée pour parler avec lui, exigeant qu’il la tienne au courant de ce qui allait se passer, mais sous le sceau du secret :

« Même vis-à-vis de votre ami Aldo ! Il faut qu’il joue le jeu jusqu’au bout sans se douter de rien. Et, je ne vous le cache pas, mon ami Etchegoyen et moi commencions à observer avec méfiance les nouveaux propriétaires du château. Ce qui s’y passe n’est vraiment pas clair. »

L’ami Etchegoyen en question avait, lui, à son actif le sauvetage de Faugier-Lassagne qui s’était approché trop près d’Urgarrain, s’était fait canarder et, en s’enfuyant, était tombé dans sa fosse à fumier. Il l’avait recueilli, soigné et gardé chez lui, en lui conseillant, pour son bien, de laisser croire à sa disparition. En fait, le Basque était le bras droit de Mme de Saint-Adour. C’était lui qui décidait des expéditions, réunissait les hommes et traçait les plans. En outre, il était le seul parent encore vivant – mais fâché ! – du dernier propriétaire d’Urgarrain qu’il avait souhaité acheter au moment de la vente. La maison, il la connaissait comme sa poche dans le moindre recoin. À commencer par la vieille galerie souterraine creusée depuis le Moyen Âge permettant de rejoindre une rive de la Nivelle. Aussi était-il pleinement disposé à exécuter les desseins de la chanoinesse à laquelle le liait une ancienne amitié.

Dès son arrivée à Saint-Jean-de-Luz, Adalbert avait pédalé jusqu’à Saint-Adour, à la suite de quoi Prisca s’était précipitée chez Maxime Etchegoyen qui avait battu le rappel avec la satisfaction que l’on imagine.

Pourtant il n’était pas là ce soir pour fêter la victoire à Saint-Adour. Une fois la cause entendue, la bande s’était dispersée telles les feuilles tombées sous le vent d’automne, emportant les deux blessés de la nuit mais laissant sur le terrain une demi-douzaine de morts. Version officielle : lui et quelques amis s’étaient rendus à Urgarrain à la prière de Mme de Saint-Adour dont un parent venait d’être capturé par les gens du château pour le mettre à rançon… et à mort s’il ne payait pas !

Il n’y avait personne en Pays basque qui ne comprît cela ! On y avait le sens de la famille et le sens de l’honneur !…


Quinze jours plus tard, au Havre, trois hommes, debout sur le quai de la gare maritime, regardaient le paquebot France quitter le port escorté par un remorqueur pour gagner la haute mer et, loin au-delà de l’horizon, les gratte-ciel de New York. Aldo, Adalbert et François Faugier-Lassagne venaient de faire leurs adieux à Doña Luisa de Vargas y Villahermosa et à sa petite-fille Isabel qui rejoignaient les États-Unis en attendant de préparer leur retour au Mexique.

Elles repartaient blessées, meurtries par leurs deuils mais sereines. Avec elles s’en allait le collier sacré de Montezuma, et c’était leur joie de le ramener au pays. Elles l’avaient exprimée en termes chaleureux à ceux qui s’étaient finalement dévoués pour leur cause.

Quand la sirène du navire eut fait entendre son dernier salut, les trois hommes repartirent vers la ville. À ce moment, le plus jeune dit :

— Je garde une inquiétude : ces maudites émeraudes qui portent sur elles encore plus de sang, ne vont-elles pas leur être néfastes ?

— Sincèrement, je ne le pense pas, répondit Morosini. Elles sont leurs servantes dévouées et leurs mains sont pures, comme l’est, grâce à vous, Isabel, qui leur a voué sa vie. Chassez au moins cette idée de votre esprit. Votre peine est déjà suffisamment lourde à porter.

— C’est vrai. J’aurai du mal à l’oublier… Tellement que je n’aurai sûrement jamais envie de me marier.

— Célibataire comme votre père… ou comme moi ? fit Adalbert. Ce n’est pas le plus mauvais état, croyez-moi ! Évidemment, ce sera peut-être plus difficile dans la haute magistrature lyonnaise où les candidates ne doivent pas vous manquer.

— J’y ai renoncé. Je ne serai jamais procureur de la République…

— Quoi ?

Adalbert s’était exclamé. Aldo, lui, se contenta de sourire tandis que François-Gilles expliquait :

— Même endossé par vous, Adalbert, un meurtre reste un meurtre, et c’est de sang-froid que j’ai tiré sur ce misérable qui allait souiller Isabel. Je ne me reconnais plus le droit de requérir contre qui que ce soit !

— Qu’allez-vous faire ?

Cette fois Aldo se chargea de la réponse :

— Continuer la maison Vauxbrun. Il y a longtemps déjà qu’il est séduit par les beaux objets, singulièrement ceux du XVIIIe siècle. Et sous l’égide d’un mentor comme Richard Bailey, il s’en tirera à merveille ! Et la rue de Lille renaîtra.

Après leur avoir serré rapidement la main, le jeune homme courut à la recherche d’un taxi pour rejoindre la gare où ses bagages l’attendaient à la consigne. Avant de monter dans le véhicule, il se retourna et leur adressa un dernier geste d’au revoir.

— Voilà au moins une bonne nouvelle ! fit Adalbert avec satisfaction. J’aime bien ce garçon…

Les deux compères cheminèrent en silence. Ils avaient décidé de passer la nuit au Havre pour tester les talents d’un restaurateur déjà célèbre… La nuit commençait à tomber et un retour nocturne à Paris ne les tentait ni l’un ni l’autre. Inopinément, Adalbert lâcha :

— Je voudrais tout de même savoir ce que tu es allé fabriquer sous le pont Marie ? Pardon ! Quai Bourbon !

— Je te l’ai dit : voir un ami !

— Tu es sûr que ce n’était pas une amie ? Je ne te savais pas aussi cachottier !

— Toi et ta curiosité ! Excuse-moi mais pour une fois tu resteras sur ta faim. Je ne te dirai rien… sinon que ce n’était pas une femme…

Avec détermination, Aldo releva le col de son manteau et enfonça ses deux mains dans ses poches. Il se laisserait couper en morceaux plutôt que d’avouer s’être rendu, comme une midinette amoureuse, chez un voyant renommé dont lui avait parlé le barman du Ritz ! Et encore !


Saint-Mandé, le 20 septembre 2007.

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