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OÙ PLAN-CRÉPIN PREND LE POUVOIR

Rentré à Biarritz dans la matinée, Adalbert se précipita chez le fleuriste le plus proche de l’hôtel du Palais et y fit l’emplette d’une magnifique corbeille de fleurs qu’il fit porter à la Villa Amanda avec une lettre de repentance, qui lui avait bien demandé une demi-heure de réflexion. Il y exprimait à Mme Timmermans ses regrets d’avoir été contraint de l’abandonner au seuil d’une fête dont elle se promettait tant de plaisir pour voler au secours d’un « Parrain » âgé et très cher qui offrait cette particularité de n’appeler la médecine à son secours que lorsqu’il allait mieux. Grâce à Dieu, l’accident dont il avait été victime était moins grave qu’on ne l’avait cru et l’on en était quitte pour la peur. Rassuré donc, il se hâtait de revenir pour renouer le fil détendu d’une amitié qui lui était devenue précieuse, etc. Il terminait ce chef-d’œuvre d’hypocrisie en proposant de venir chercher son amie pour l’emmener dîner où il lui plairait…

Son pensum achevé, il s’accorda un de ses plaisirs favoris en se plongeant dans un bain où il resta près d’une heure et demie – en ajoutant de l’eau chaude de temps en temps et en fumant un de ces cigares de La Havane « Rey del Mondo » qui représentaient pour lui l’un des sommets de la volupté. Il se trouva même si bien qu’il finit par s’endormir.

Ce fut le téléphone qui le réveilla et le sortit plus vite que prévu d’une eau devenue à peine tiède sur laquelle le havane aux trois quarts consumé flottait à la dérive…

Jurant comme un templier, il se bâcha hâtivement d’un peignoir en tissu éponge et se rua sur le téléphone qu’il atteignit alors qu’il venait de sonner pour la septième fois. Il bénit la patience des standardistes de l’hôtel quand il reconnut la voix et le léger accent belge de Mme Timmermans.

— Vos fleurs sont magnifiques, dit-elle, mais vous ne me deviez aucune compensation. Je suis allée finalement au dîner de Chiberta. Il eût été stupide de laisser perdre les deux couverts que vous aviez retenus et, en arrivant au club-house, j’ai rencontré un vieil ami, le général de Palay, qui cherchait vainement à se procurer une place. Je l’ai tout bonnement invité et nous avons passé une soirée charmante. Leurs Majestés espagnoles étaient superbes et le roi Alphonse…

— Vous me raconterez en détail ce soir. Où voulez-vous que nous dînions ?

— Oh, je suis désolée mais ce soir je ne suis pas libre, le cher général tient absolument à me rendre mon invitation d’hier soir. C’est bien naturel, n’est-ce pas ?

Mécontent, Adalbert pensa qu’il eût été encore plus naturel qu’on le conviât, lui, puisqu’il avait payé pour la soirée de charité…

— Mais comment donc ? Puis-je demander des nouvelles de la baronne ?

— Oh, elle est en voie de guérison mais ne veut pas lâcher sa clinique tant que les marques de ce qu’elle a subi n’auront pas complètement disparu.

— On peut la comprendre : une jolie femme a de ces délicatesses. Eh bien… puis-je vous retenir pour après-demain ?

— Je ne sais pas encore mais nous pourrions boire un verre au Bar Basque vers midi…

— Demain ?

— Non, jeudi. Demain, institut de beauté ! Je consacre la journée à ma remise en forme !

— Comme si vous en aviez besoin ! fit-il d’un ton platement courtisan qui l’écœura lui-même. Enfin, va pour le Bar Basque mais faites-moi la grâce de me retenir votre soirée. Je vais devoir rentrer bientôt à Paris…

— Déjà ?

— Eh oui, la semaine de Pâques est finie et j’ai des obligations auxquelles je ne peux me dérober…

— Vous préparez une campagne de fouilles, peut-être ?

— C’est possible et cela demande une longue et minutieuse préparation, comme vous devez le penser !

— Passionnant, et quel site avez-vous choisi ?

— Ce sont des choses, chère amie, que l’on ne dit pas au téléphone. Vous n’avez pas idée de l’espionnage qui règne dans notre petit monde. Une parole de trop et, lorsque vous arrivez sur place, vous trouvez un concurrent installé depuis la veille ! Ah, veuillez m’excuser un instant : on frappe… Entrez ! cria-t-il.

Un groom rouge, noir et or parut portant une lettre sur un petit plateau. Il la remit, empocha le pourboire que lui octroyait Adalbert, salua et disparut tandis que ce dernier ouvrait l’enveloppe où s’étalait la grande écriture baroque de Marie-Angéline. Quelques mots seulement à l’intérieur : « La femme de chambre sort le jeudi. Débrouillez-vous, sinon cela fait une semaine de plus à attendre ! »

Adalbert ne s’attarda pas à se demander d’où Plan-Crépin avait pu sortir ce renseignement si rapidement. Il glissa le message dans la poche du peignoir et revint au téléphone.

— Que vous disais-je, ma chère amie ? On vient de m’apporter une lettre du Louvre. Je dois être impérativement à Paris samedi matin. Je prendrai donc le train vendredi soir… et ce sera avec le regret infini de quitter Biarritz sans vous avoir revue, sinon pour un verre à la sauvette au milieu d’une foule de snobs !

— Vous avez raison. Oubliez le Bar Basque et passons ensemble la soirée de jeudi !

— Vous êtes adorable ! Où voulez-vous dîner ?

— Vous savez que j’ai une préférence pour les Fleurs.

— Mille mercis pour cette joie ! Je serai devant chez vous à neuf heures.

Il reposa le combiné sur son support, poussa un soupir de soulagement et se laissa tomber sur son lit pour récupérer. Il avait craint un moment que Mme Timmermans ne lui batte froid et c’était apparemment son intention. Cette façon de retarder de jour en jour un rendez-vous était révélatrice : on entendait le punir en lui tenant la dragée haute ! Et du temps, on commençait à en manquer singulièrement. Lui tout au moins ! Il n’avait pas beaucoup menti en disant qu’il était pressé de rentrer à Paris pour savoir où en était Aldo. Celui-là n’avait pas donné signe de vie depuis son départ. Pas même à Tante Amélie, et Adalbert se posait des questions…

Il rédigea un court message à l’intention de Marie-Angéline et, du pas paisible d’un flâneur en vacances, alla le déposer à l’adresse qu’elle lui avait indiquée puis revint au Palais. Il était convenu entre eux de ne pas se rencontrer avant d’entrer en action…

Cela représentait près de quarante-huit heures à patienter. Une éternité, même pour une patience d’archéologue, et celle d’Adalbert n’était pas des plus performantes. Afin d’en venir à bout, il se rendit chez un libraire, acheta les derniers romans policiers parus d’Edgar Wallace, de Stanislas-André Steeman et d’Agatha Christie, puis rentra s’enfermer dans sa chambre avec l’intention de faire monter ses repas et de n’en bouger qu’une fois venue l’heure d’aller chercher son invitée pour l’emmener dîner aux Fleurs. C’était la meilleure manière de ne manquer aucune communication s’il en arrivait, mais rien ne vint troubler la paix de sa retraite, sinon les crises d’impatience qui le prenaient parfois et qu’il apaisait en courant à vive allure jusqu’à la pointe Saint-Martin où il s’asseyait sur un rocher, le dos au phare, pour contempler l’océan, houleux ces jours-ci, mais dont le tumulte lui plaisait. Puis, sur le même rythme, il rentrait dans son trou, prenait une douche, faisait le compte des heures de solitude qui lui restaient, sonnait pour son dîner ou son déjeuner et se replongeait dans son bouquin…

Enfin vint l’heure bienheureuse où il put enfiler son smoking et demander sa voiture. Tandis qu’il attendait, il ne pouvait s’empêcher de tapoter, par intermittence, la poche dans laquelle il cachait certaine petite fiole représentant la contribution de Prisca de Saint-Adour à une entreprise bizarre, pour ne pas dire louche, mais qu’elle élevait au niveau d’une œuvre pie :

« Avec le double, lui avait-elle dit, on endort un taureau en cinq minutes. Ce devrait être amplement suffisant. D’autre part, ça n’a aucun goût : j’ai essayé ! »

Lui aussi, évidemment. Ce qui l’avait rassuré. Pas complètement, parce qu’il s’agissait d’une femme et qu’il n’aurait jamais eu l’idée de briguer le poste d’empoisonneur en chef chez les Borgia.

Quand la voiture s’arrêta devant la Villa Amanda, il n’eut pas à attendre. Ramon le guettait et Louise Timmermans apparut presque aussitôt, extrêmement élégante dans une robe de satin noir signée Chanel dont le seul ornement était une mince écharpe de satin blanc fixée sur l’épaule par deux camélias. Une cape assortie, doublée du même satin blanc, la réchauffait. Des diamants aux oreilles, deux bracelets et un magnifique solitaire à l’annulaire droit achevaient une parure dont il lui fit un sincère compliment. Elle était radieuse ce soir et il eut un peu honte de l’espèce de traquenard qu’il lui réservait. Après tout, elle n’aurait à souffrir en rien, passerait une bonne soirée, dormirait peut-être un peu plus longtemps que d’habitude et ignorerait certainement toujours qu’elle avait possédé des émeraudes exceptionnelles… en admettant qu’elles soient vraiment sous l’éventail de plumes. Pour la première fois de sa vie, Adalbert se prenait à douter…

Le dîner fut charmant. Ce nouveau restaurant des Fleurs, avec ses larges baies donnant sur la mer et sa décoration au luxe mesuré, était une réussite. Les lumières agréablement tamisées se révélaient flatteuses pour la beauté des femmes et, ce soir, Louise retrouvait ses vingt ans…

Adalbert avait choisi une table voisine de l’un des vitrages mais plutôt au fond de la salle, afin de ne pas se retrouver entouré de dîneurs sur tous les côtés. On commença par des huîtres à la gelée de sauternes suivies de petits rougets de roche au beurre blanc et de pigeonneaux aux morilles. Pour faire plaisir à son invitée, Adalbert commanda du champagne rosé en accompagnement des deux premiers plats mais, pour les volailles, choisit un bordeaux respectable, un château-la-lagune 1909 pour lequel il avait un faible… et dans lequel la mixture de la chanoinesse se fondrait encore mieux que dans les bulles champenoises.

Au début, Louise se sentait légèrement encline à la mélancolie :

— Il faut vraiment que vous partiez demain ?

— Impératif ! Je peux vous confier qu’il s’agit d’ouvrir un nouveau chantier de fouilles sur le site d’Assouan et si les renseignements que nous avons reçus se confirmaient, il s’agirait de quelque chose d’important. Bien sûr, c’est infiniment agréable d’être auprès de vous dans ce pays enchanteur, mais vous n’ignorez pas combien j’aime mon métier…

— Ne vous en défendez pas ! C’est grâce à lui que nous avons lié connaissance… et puis notre amitié ne s’arrêtera pas là. Je suis, grâce à Dieu, libre de mon temps et des amis m’ont déjà vanté les charmes d’Assouan. Il y a, paraît-il, un hôtel divin…

— L’Old Cataract ? Une réputation méritée, en effet. Seulement il est très couru et il faut retenir longtemps à l’avance. Surtout en hiver…

Adalbert avait conscience d’enfiler des mots dont il n’était pas persuadé qu’ils eussent un sens mais le principal était de ne pas laisser tomber la conversation. L’heure fatidique approchait. Plan-Crépin et lui étaient convenus que celle-ci interviendrait à onze heures et il était moins le quart. Encore quelques minutes et on passerait à l’action…

Le hasard le favorisa au-delà de ses espérances. Soudain, alors que le sommelier venait de servir le bordeaux, Mme Timmermans s’aperçut avec horreur qu’une minuscule tache de sauce étoilait sa robe et aussitôt se leva :

— Il faut que j’aille nettoyer cela !

— On ne voit rien, fit Adalbert avec une totale hypocrisie.

— Moi, je le vois et je ne supporte pas…

Elle s’envola en direction des toilettes, laissant son compagnon aux prises avec ses ténébreuses intentions. Un coup d’œil circulaire lui ayant apprit que personne ne s’intéressait à lui, il fit adroitement tomber ses lunettes posées sur la table, se leva pour les récupérer en s’arrangeant pour être face à la fenêtre et opposer la largeur de son dos entre les autres dîneurs et ce qu’il faisait, puis vida adroitement le contenu du flacon dans le vin…

Quand Louise revint, il promenait délicatement la tulipe de cristal sous son nez en humant, les yeux mi-clos, ce nectar des dieux qu’il remuait doucement. Il se leva pour le retour de sa compagne mais sans reposer le verre :

— Goûtez, ma chère amie, c’est une pure merveille !

Elle l’imita et, pendant quelques instants, ils s’accordèrent le plaisir d’une dégustation silencieuse telle que savent l’apprécier les vrais amateurs, puis ils revinrent à leurs pigeons aux morilles dont le fumet apportait une dernière note à leur symphonie gourmande… Soudain, les yeux d’Adalbert s’arrondirent et il manqua s’étrangler avec un innocent champignon : il était onze heures tapantes et une quêteuse de l’Armée du Salut effectuait son entrée. Or, aucun doute n’était possible : c’était le long nez de Marie-Angéline qui dépassait du chapeau cabriolet de paille noire. La quête dans les restaurants de luxe était une pratique courante et personne ne s’étonna de la voir circuler entre les tables. À l’exception d’Adalbert qui ne s’y attendait pas et qu’un fou rire menaçait. Ce n’était certes pas le moment et il eut recours à son verre pour en venir à bout, cependant que sa compagne s’étonnait :

— Vous ne vous sentez pas bien, cher ami ?

Ce furent ses dernières paroles. Pour ce soir-là tout au moins. Elle vacilla légèrement, ses yeux se fermèrent et elle se fût effondrée dans son assiette si Adalbert, se penchant en avant, ne l’avait maintenue :

— Mon Dieu, Louise, mais qu’avez-vous ?

Il se hâta de mouiller sa serviette à l’aide d’une carafe d’eau et d’en baigner ses tempes sans obtenir le moindre résultat : renversée dans son fauteuil, Louise n’ouvrit pas l’œil. Autour d’eux, naturellement, un remous s’était formé. Une dame offrit un flacon de sels qu’elle promena sous le nez de Louise, ce qui la fit éternuer mais sans autre amélioration.

— Il faut appeler un médecin, dit quelqu’un, et c’est alors que Plan-Crépin intervint :

— Si vous permettez, dit-elle avec autorité, je suis secouriste diplômée.

On lui fit place et elle se livra à un bref examen, soulevant une paupière, écoutant le cœur, tâtant le pouls :

— Ne pourriez-vous, Monsieur, la porter hors d’ici que l’on puisse l’étendre ? Il y a trop de monde et cela gêne sa respiration.

— Vous avez raison !

Il souleva Mme Timmermans. Son inquiétude était évidente et personne ne s’étonna qu’un faux mouvement lui fît renverser l’un des deux verres de vin, déjà plus qu’à moitié vide. Le directeur les conduisit dans un petit salon où Louise fut étendue sur un canapé, la tête soutenue par des coussins. Elle parut s’y trouver bien et se mit en chien de fusil, un vague sourire aux lèvres. Ce que ne put que constater le médecin du casino appelé d’urgence :

— C’est incroyable, constata-t-il, mais elle fonctionne parfaitement. Simplement, elle dort !

— Comment ça, elle dort ? s’étonna Adalbert, jouant le jeu.

— Constatez vous-même !

Adalbert lui appliqua des tapes qui n’obtinrent d’autre résultat qu’un léger ronflement.

— A-t-elle bu ou mangé autre chose que vous ? demanda-t-il à Adalbert. Elle sent l’alcool.

— Ici, non. Quand je suis allé la chercher, je sais qu’elle venait d’assister à un cocktail…

Parfaitement imaginaire mais qui faisait joli dans le tableau.

Le médecin leva des épaules impuissantes :

— Le mieux est de la laisser dormir. Ramenez-la chez elle, Monsieur, et confiez-la à sa femme de chambre qui, au besoin, appellera son médecin traitant, ce que je n’ai pas l’honneur d’être, ajouta-t-il avec un sourire indiquant qu’il savait à qui il avait affaire.

Adalbert reprit alors la parole :

— Malheureusement c’est le jour de sortie de sa camériste…

— Si vous le souhaitez, je peux vous accompagner ? proposa aussitôt Marie-Angéline.

— Je vous en serais reconnaissant, Madame ! Pourriez-vous, Monsieur le directeur, prier le portier d’avancer ma voiture, dit-il en rendant le numéro qu’on lui avait donné. En outre, faites-moi apporter ma note.

Ce fut vite expédié. Quelques minutes plus tard, tous trois prenaient la direction de la Villa Amanda mais les deux complices se gardèrent de parler, dans l’ignorance de la profondeur du sommeil de leur victime.

Enfin la voiture s’arrêta devant la maison obscure.

— Je suppose qu’elle a sa clef, fit Plan-Crépin en s’emparant du sac de soirée en satin brodé.

— D’abord sonner ! Il y a le maître d’hôtel… Il s’appelle Ramon.

Un moment s’écoula avant qu’il ne parût à l’une des fenêtres du premier étage, visiblement réveillé de frais.

— Qu’est-ce que c’est ?

— M. Vidal-Pellicorne et une demoiselle de l’Armée du Salut. Nous ramenons Mme Timmermans qui a eu un malaise…

— Je viens ! Mais elle a sa clef, vous savez ?

Encore un qui n’aime pas être tiré de ses couvertures en pleine nuit ! songea Adalbert. Il serait certainement ravi d’y retourner.

Cinq minutes après, les deux hommes portaient Louise à travers la maison, suivis de l’imperturbable salutiste qui suggéra :

— Il faudrait peut-être prévenir sa femme de chambre ?

— C’est son jour de sortie : elle ne sera là que demain matin et la cuisinière n’habite pas la villa… Faut-il appeler un docteur ?

— Celui du casino Bellevue vient de l’examiner. Il dit que le mieux est de la laisser dormir. Je ne voudrais pas médire… mais elle a dû boire un petit peu trop. Vous verrez demain si elle exprime le désir de le consulter…

Ramon eut un soupir de soulagement :

— Ah, je préfère ! Si vous avez l’obligeance de continuer à m’aider, Monsieur, nous pourrions la porter dans sa chambre où Mademoiselle acceptera peut-être de la mettre au lit.

— Bien volontiers !

Tandis que l’on montait Mme Timmermans, le cœur d’Adalbert battait la chamade. Celui de Marie-Angéline, à l’unisson, en dépit de la froide dignité de son maintien. Allaient-ils enfin être payés de leur peine ou l’éventail qu’ils cherchaient n’était-il qu’une illusion de plus ?

L’appartement de la reine du chocolat ressemblait à une bonbonnière. Ce n’étaient que mousselines blanches, satins brochés roses, coussins, et, en dehors du lit drapé desdites mousselines, quelques jolis meubles Louis XVI bien choisis et parfaitement authentiques. Sur la coiffeuse nappée de dentelles de Malines, des flacons de cristal gravé d’or, plusieurs parfums différents, une collection de brosses et de peignes, sans compter nombre de petits pots de crèmes de beauté. Quelques gravures d’un goût sûr ornaient les murs.

Une fois Louise déposée sur son lit – la couverture était faite et une chemise de nuit de crêpe de Chine blanche disposée sur l’oreiller –, les deux hommes se retirèrent. Adalbert ayant annoncé qu’il attendrait la sœur salutiste pour la rapatrier, Ramon se hâta de lui proposer quelque chose à boire et il accepta un whisky.

— Il y a le nécessaire dans le salon à côté de l’entrée, à main droite. Le meuble sur lequel sont posés les flacons est un réfrigérateur, le renseigna cet homme qui, à l’évidence, brûlait d’envie de regagner son lit.

Adalbert l’y encouragea :

— Inutile que vous perdiez votre nuit entière. En repartant, je jetterai les clefs dans la boîte aux lettres…

— Oh ! Je remercie mille fois Monsieur ! J’ai eu une lourde journée de nettoyage, Madame étant très stricte sur le moindre grain de poussière.

— Le contraire m’eût étonné ! Dormez bien, mon ami !

N’étant encore jamais entré dans la maison, Adalbert, un verre en main, commença par visiter le rez-de-chaussée pour calmer son énervement croissant. Il était impatient de monter voir ce que faisait Marie-Angéline. Au bout d’un moment qui lui parut durer un siècle, il n’y tint plus, grimpa l’escalier – couvert d’un large chemin en moquette bleue – sans faire le moindre bruit et alla gratter discrètement à la porte. Ne recevant pas de réponse, il recommença, puis une troisième fois et, inquiet finalement, se décida à ouvrir. Mme Timmermans reposait paisiblement dans sa chemise blanche et dans son lit rose, une veilleuse allumée à son chevet… mais Marie-Angéline était invisible…

Il referma précautionneusement la porte, s’avança dans la chambre, appela de nouveau… et cette fois sa complice lui apparut dans l’encadrement d’une porte donnant sur la pièce voisine qui devait être un boudoir. Elle était pâle comme une morte mais, entre ses mains, elle tenait le coffret de cuir bleu frappé de la couronne et du chiffre impériaux :

— Vous l’avez trouvé ? fit-il joyeusement, sotto voce.

— Oui… mais je n’ose pas l’ouvrir. L’émotion, je pense !

— Donnez-le-moi !

Il posa l’objet sur un guéridon, l’ouvrit en tira l’éventail qu’il tendit à sa comparse puis examina le fond. Si les émeraudes avaient une chance de se trouver quelque part, c’était là, mais la boîte était gainée de velours blanc et il semblait difficile de l’ouvrir sans découper le tissu. Le travail avait été exécuté à la perfection et, à moins d’être au courant, personne n’aurait eu l’idée d’aller regarder là-dessous…

— Comment allez-vous faire ? chuchota Marie-Angéline.

— Il va falloir couper à l’endroit le moins visible…

En vue d’une opération de ce genre, il s’était muni d’un scalpel de chirurgien et choisit de l’enfoncer dans le côté de l’ouverture. Le velours se trancha net, ce qui permit à Adalbert de constater qu’il était collé au fond et non simplement tendu. À cet instant, Louise s’agita dans son lit, balbutiant quelques mots incompréhensibles. Le cœur battant, Plan-Crépin se précipita, tâta le front de la dormeuse, ce qui dut la gêner car elle se tourna de l’autre côté…

Pendant ce temps, Adalbert avait incisé une infime partie des parois latérales, suffisamment pour pouvoir glisser ses doigts agiles dans l’ouverture. Soudain il se redressa :

— Regardez !

Accrochées à sa main droite légèrement tremblante, les cinq émeraudes captèrent la lumière qui anima aussitôt les profondeurs d’une merveilleuse teinte d’un vert aussi changeant que celui de l’océan. Sous le choc de la découverte, Marie-Angéline tomba à genoux !

— Le collier sacré ! Mon Dieu !

— À cela près que, comme je le pensais, les ornements d’or qui séparaient chaque pierre ont été remplacés par une simple chaîne d’or. Maintenant il s’agit de tout remettre en ordre.

Il prit dans sa poche cinq cailloux, satisfait de constater qu’il avait visé juste et qu’ils étaient d’une grosseur à peu près égale aux émeraudes, et, avec une infinie délicatesse, il les introduisit dans la cachette, remit la charpie de tissu destinée à empêcher les pierres de rouler, ce qui n’eût pas manqué d’attirer l’attention. La baronne Reichenberg avait décidément fait preuve d’un art achevé. Il peaufina son ouvrage, lissa les minuscules poils du velours recouvrant le fond, cachant ainsi les traits du scalpel, replaça l’éventail, referma le coffret et le rendit à Marie-Angéline.

— Allez le ranger, souffla-t-il, plus épuisé que s’il avait escaladé la Grande Pyramide.

En même temps, il faisait disparaître le collier dans sa poche avec un extraordinaire soulagement. Quand Plan-Crépin revint, les yeux embués de larmes de joie, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre :

— Ouf ! exhala Marie-Angéline. J’ai eu la plus belle frousse de ma vie ! Mais enfin on l’a !

— Allons boire un verre en bas et filons !

Avant de quitter la chambre, elle jeta un dernier coup d’œil à Mme Timmermans qui continuait de dormir d’un sommeil paisible, voire heureux.

— Je me demande si le résultat est le même avec les taureaux de la cousine Prisca ?

— En tout cas, c’est miraculeux et vous avez eu une idée géniale alors que je pataugeais comme un débutant !

En passant par le salon, ils trinquèrent à leur succès puis abandonnèrent la maison en n’oubliant pas de glisser les clefs dans la boîte aux lettres. Adalbert en profita pour poser la question qui le travaillait depuis un moment :

— Dites-moi, Marie-Angéline, où vous avez déniché ce costume ? Tout de même pas chez la chanoinesse ?

— Simplement chez un loueur de costumes. Il y en a un ici et, avec les nombreuses fêtes qui se donnent chez les particuliers et aux deux casinos, il ne manque pas de demandeurs. À l’origine je voulais un habit de religieuse, Saint-Vincent-de-Paul ou autre, et on m’a proposé celui-là pour son originalité. Il n’est pas absolument fidèle au modèle : les broderies du col sont dorées au lieu d’être rouges. Mais ça a fait l’affaire. Quelle est la suite du programme, à présent ?

— Pas compliqué ! Vous rentrez en taxi chez Mme de Saint-Adour et moi je prends le premier train pour rejoindre Aldo. Nous avons à préparer le dernier acte et, avec l’ennemi que nous avons en face de nous, je crains que ce ne soit pas le plus facile.

— Voulez-vous que nous rentrions aussi, notre marquise et moi ?

— Pas jusqu’à nouvel ordre. À Saint-Adour, vous serez plus en sécurité que nulle part ailleurs… À condition de ne pas vous lancer inconsidérément à la recherche du jeune Faugier-Lassagne…

— Et si pourtant je trouvais un indice ?

— Parlez-en avec vos dames et, au besoin, téléphonez chez moi !


Le train Hendaye-Paris s’arrêtait en gare de Biarritz à huit heures du matin. Quand Adalbert y grimpa, il avait la conscience tranquille. Avant de quitter l’hôtel, il avait fait envoyer à la chère Louise une brassée de roses accompagnée d’une lettre où il regrettait de ne pouvoir rester plus longtemps mais l’assurait qu’il prendrait prochainement de ses nouvelles. Une fois installé dans son compartiment, il déplia le journal du matin, alluma une cigarette et n’y pensa plus. Il était tellement heureux en imaginant la joie d’Aldo quand il lui mettrait le collier dans les mains que cela lui tint compagnie tout le temps du voyage.

Arrivé en gare d’Austerlitz, il sauta dans un taxi et rentra chez lui, rue Jouffroy, pour se débarrasser des bagages. Un bonjour à un Théobald d’autant plus ravi de le revoir qu’il avait trouvé les heures longues et Adalbert se ruait sur le téléphone pour appeler le Ritz. Le standardiste de service lui répondit que le prince Morosini n’était pas dans sa chambre, après quoi il demanda Duroy, le réceptionniste qu’il connaissait et qui le reçut avec un soulagement évident.

— Je suis content de vous entendre, Monsieur Vidal-Pellicorne, car, à ne rien vous cacher, nous sommes un peu en peine de Son Excellence.

— Vous voulez dire qu’il a quitté l’hôtel ?

— Non. Ses bagages sont toujours dans sa chambre mais lui n’est pas revenu depuis bientôt deux jours…

— Et vous n’avez pas appelé la police ?

— Nnnnnon ! Le prince est assez coutumier de ces absences impromptues et pendant ces deux jours nous ne nous sommes pas inquiétés mais à présent nous nous interrogeons…

— Eh bien, cessez de vous interroger, brama Adalbert. Je vais la voir de ce pas, la police !

La brutalité avec laquelle il raccrocha le téléphone faillit être fatale à l’appareil mais Adalbert, assailli par la peur, ne se contrôlait plus… Suivant de si près la joie de posséder enfin les émeraudes, cette disparition lui semblait plus qu’inquiétante. Son absurdité lui glaçait le sang. Pourquoi enlever Morosini alors que le délai n’était pas atteint ? À moins qu’il n’y eût, sur l’affaire, une autre bande que celle des Mexicains ? Mais dans ce cas d’où pouvait-elle sortir ?

— On dirait que Monsieur n’est pas dans son assiette ? hasarda Théobald qui l’observait depuis la porte du cabinet de travail.

— Il y a de quoi ! Morosini a quitté l’hôtel avant-hier et n’y est pas encore revenu. Qu’est-ce que ça signifie pour toi ?

— C’est que… je n’ose même pas me le demander, Monsieur. Il faudrait…

— Il n’y a qu’une chose à faire : foncer au quai des Orfèvres et voir ce qu’en pensera le commissaire Langlois. Morosini avait du reste l’intention de le rencontrer...

— C’est qu’il est près de neuf heures, et les bureaux de la police judiciaire…

— S’ils sont fermés on les fera ouvrir et si Langlois est absent, j’irai chez lui mais je veux lui parler dès ce soir. On n’a perdu que trop de temps dans cette histoire !

À peine cinq minutes plus tard, Adalbert, au volant de sa bruyante Amilcar rouge, fonçait à travers Paris telle une bombe sans accorder la moindre importance aux coups de sifflet qui, de loin en loin, accompagnaient sa course vengeresse. Jamais encore il n’avait conduit à pareille allure mais les images que lui montrait son imagination le mettaient au-delà de tout raisonnement.

Ses freins protestèrent quand il stoppa son engin à un mètre de l’agent de police posté en sentinelle, sauta en voltige et se rua sur la porte d’entrée.

— Hé là, vous ! Où prétendez-vous aller comme ça ?

— Voir le commissaire principal Langlois, et dare-dare !

— Il vous faut d’abord un rendez-vous !

— Pas le temps ! C’est urgent. Et si vous prétendez m’en empêcher, j’aurai le regret de vous boxer ! Vous êtes jeune et pas vilain, alors prenez-vous en considération…

Sans attendre la réponse, il aborda l’escalier qu’il escalada quatre à quatre en appelant Langlois à tous les échos, ameutant par la même occasion le reste du personnel. Mais ce fut efficace : quand il arriva sur le palier du second étage, le commissaire en personne lui barrait le passage. Aucunement surpris de cette arrivée tonitruante :

— Ah, c’est vous ? J’aurais dû m’en douter ! Vous n’êtes pas un peu malade de brailler de la sorte ?

Sans trop de ménagements, il l’avait attrapé par le bras pour le diriger vers son bureau où il le propulsa sur une chaise.

— Morosini a disparu, se rebiffa Adalbert en essayant de retrouver son souffle, et je veux qu’on me le récupère au plus vite !

— Cessez donc de hurler ! Il n’y a pas le feu…

— Pour moi si… et qu’est-ce que c’est que ça ?

Son regard venait de tomber sur le bureau du policier et les quelques objets qui s’y trouvaient. Il désigna d’un doigt tremblant un mince portefeuille en crocodile noir timbré d’une couronne et des boutons de manchettes en or qu’il ne reconnaissait que trop… et les larmes lui jaillirent des yeux qu’il cacha aussitôt sous sa main.

Langlois alla prendre dans un classeur une bouteille de cognac et deux verres, en emplit un qu’il mit dans la main libre d’Adalbert :

— Buvez ! Et rassurez-vous ! Ces babioles ne viennent pas de la morgue !

— D’où, alors ?

— Des poches d’un clochard ivre à faire pâlir d’envie la Pologne et qui espérait convertir les boutons en un océan de pinard à son bistrot favori. En le servant, le patron lui a posé des questions et en a eu des réponses plutôt vaseuses, aussi, pendant ce temps-là, sa femme alertait le plus proche commissariat, celui du IVe arrondissement. Naturellement on a dessaoulé le bonhomme, on l’a questionné de nouveau et on a fini par lui sortir les vers du nez : il avait fait ses trouvailles sous le pont Marie, côté île Saint-Louis, sur un type qui devait être encore plus pété que lui car il s’était laissé faire sans broncher. Le portefeuille était à quelques pas, vide naturellement. Le commissaire n’a pas hésité. Il a envoyé une patrouille et on l’a effectivement trouvé sans connaissance en raison d’une blessure qu’il portait à la tête. En outre, il avait été dépouillé de son pardessus et de ses chaussures. Une chance que les boutons de manchettes aient échappé au pillage… Le voleur n’a pas dû les voir…

— Mais lui, il n’est pas…

— Je vous l’aurais déjà dit. Ce n’est pas dans mes habitudes de distiller les mauvaises nouvelles. On l’a transporté à l’Hôtel-Dieu et c’est là que mon collègue Séverin a su l’identité de son client. Le médecin chef lui a pratiquement sauté à la figure en lui disant que ce n’était pas du gibier pour l’hôpital des indigents et que la clinique du Pr Dieulafoy(18) serait plus appropriée. Ils l’ont tout de même gardé.

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Une bosse écorchée et une bonne bronchite. C’est seulement hier matin qu’on l’a récupéré. Grâce à Dieu, son crâne est solide et le coup a seulement entamé le cuir chevelu.

— Il est trop tard pour y aller ?

Langlois consulta sa montre :

— Avec moi, non. Venez !

On remonta le quai jusqu’au parvis de Notre-Dame que l’on traversa en diagonale pour atteindre l’ancêtre des hôpitaux parisiens dont la voûte d’entrée restait éclairée toute la nuit. Le gardien salua le commissaire principal en habitué et l’informa que le Dr Organ était encore là.

Ils le trouvèrent dans le bureau de l’infirmière en chef en train de fumer tranquillement une cigarette. En les voyant arriver, il ricana :

— Si vous venez chercher votre précieux patient, vous ne pourriez pas attendre qu’il fasse jour ? Cette manie des enlèvements nocturnes a un côté théâtral qui m’agace !

— Ne vous agitez pas, toubib, on ne vient pas le chercher ! Simplement, M. Vidal-Pellicorne que voici voudrait lui parler.

— Eh bien, c’est dommage parce que c’est le patient le plus remuant que j’aie jamais vu. Il ne cesse de réclamer un taxi pour rentrer chez lui en répétant qu’il n’a pas de temps à perdre…

— Vous pensez le garder longtemps ?

— Deux ou trois jours pour être certain qu’il est en état de marche et je vous le rendrai avec plaisir.

Durant leur conversation, ils avaient suivi un long corridor vitré au bout duquel s’ouvraient trois portes. Organ choisit celle de gauche : elle donnait sur une petite chambre dont le lit occupait la majeure partie. Elle était éclairée et ils purent voir Aldo assis dans ce lit, les bras autour des genoux, fumant tristement une cigarette. Vêtu d’un pyjama en pilou rayé gris et blanc, il avait l’aspect d’un bagnard. La vue d’Adalbert lui arracha une exclamation de joie :

— Enfin une tête connue ! Qui t’a prévenu ?

— Personne ! En rentrant de Biarritz ce soir, j’ai appris que tu avais disparu du Ritz depuis deux jours. Je suis aussitôt venu demander de l’aide à notre cher commissaire et me voilà ! Mais dis-moi ce que tu faisais en pleine nuit sous le pont Marie ?

— Je n’y suis pas allé. On a dû m’y traîner. Je m’étais rendu quai Bourbon passer la soirée chez un ami et c’est en sortant que j’ai été attaqué. Pour le reste, je n’en sais pas plus que toi…

— Un ami ? Quai Bourbon ? Tu ne m’en as jamais parlé ?

— Parce que ça ne m’était pas venu à l’idée ! répondit Aldo avec une désinvolture qui ne sonnait pas très juste. (Et il se dépêcha d’ajouter :) Mais toi-même, que viens-tu faire ? Préparer ton mariage avec la reine du chocolat ?

— Je ne pense pas la revoir de sitôt. D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi je poursuivrais des relations autres qu’épisodiques.

L’œil d’Aldo s’alluma :

— Tu as… réussi ?

— Ce n’est pas moi qui ai réussi l’exploit : c’est Marie-Angéline. Je te raconterai plus tard. Quand tu seras redevenu valide !

— Mais je suis valide ! Je me tue à clamer que je veux rentrer chez moi. Qu’on me rende mes vêtements, qu’on me donne la facture et qu’on m’appelle un taxi !

— Ce serait plutôt difficile, mon pauvre vieux. En fait de vêtements, tu n’as plus qu’un pantalon de smoking et une chemise sale. Point de vue finances, tu n’as plus un radis ! Et je te rappelle que s’il nous a discrètement laissés seuls, le bon Langlois est à côté en train de papoter avec un toubib qui te considère comme un danger public ! Alors du calme ! Tu vas gentiment te coucher – ce pyjama est un rêve ! –, tâcher de faire une bonne nuit et demain je t’embarque après être passé au Ritz régler la facture et reprendre tes bagages. Tu vas t’installer chez moi pour te retaper et attendre la suite des opérations.

Docilement, Aldo se recoucha et permit même à Adalbert de le border :

— Il nous reste combien de temps ?

— Quinze jours, tu vois qu’on est dans les délais…

— C’est pourquoi je comprends mal l’agression de l’autre nuit…

— Ça n’a sûrement rien à voir avec notre affaire ! Nos adversaires ne sont pas les seuls truands sur la planète, tant s’en faut, et les nôtres n’auraient aucun profit à te faire disparaître bêtement sous un pont. Ils t’auraient gentiment abattu et point final ! Maintenant roupille ! On parlera demain !

Aldo remonta ses draps jusqu’à son menton en poussant un soupir de soulagement. Adalbert s’apprêtait à sortir, il le retint :

— C’est bien vrai, au moins ? Tu les as ?

— Dors tranquille, elles sont dans mon coffre…

Aldo eut une quinte de toux, but un peu d’eau, se roula en boule et ferma les yeux :

— C’est un miracle ! Un éblouissant miracle !…

— Si tu as des relations avec le Vatican, on pourrait envisager de faire canoniser Plan-Crépin ! Je la verrais volontiers nimbée d’une auréole !


Rendu à lui-même par les bienfaits conjugués d’une salle de bains moderne, de ses propres vêtements et de la savoureuse cuisine de Théobald, Morosini pouvait maintenant contempler à loisir les cinq émeraudes de Montezuma et ne cachait pas son admiration :

— Des pierres exceptionnelles ! Tant par leur grosseur que par leur eau et leur éclat. On peut comprendre que l’épouse de Charles Quint les ait convoitées et Cortés aurait bien mieux fait de les lui offrir au lieu d’en faire sottement présent à sa femme…

— Sa jeune femme, mon bon, et cela explique tout ! Je te ferai remarquer qu’elle a été plus intelligente que lui puisqu’elle les lui a rendues.

— Parce qu’elles lui faisaient peur. C’est alors qu’elles auraient dû rejoindre le trésor royal. Cortés y aurait gagné la paix du cœur et une fin de carrière plus agréable.

— Ce que je me demande, moi, en te regardant, c’est si tu vas trouver, toi, le courage de t’en séparer ? Il y a longtemps que je ne t’avais vu cette expression. Tu as l’air fasciné !

— Je l’avoue, et cela va être d’autant plus dur que nous savons parfaitement, toi et moi, qu’on ne nous rendra plus Gilles Vauxbrun. C’est donc par conséquent un marché de dupes…, dit Aldo pensivement en faisait passer le collier d’une main dans l’autre.

— On va pourtant être obligés de s’y soumettre parce que, si tu veux mon avis, plus vite on s’en débarrassera et mieux cela vaudra pour tout le monde. Demain, j’expédierai Théobald porter aux journaux le texte de l’annonce. Qu’est-ce que c’est, au fait ?

— Une histoire d’enfant prodigue. Je l’ai dans ma trousse de toilette.

Le lendemain, en effet, trois quotidiens parisiens, Le Figaro, L’Intransigeant et Le Matin, publiaient l’annonce exigée par les assassins de l’antiquaire.

— Il ne reste plus qu’à attendre la réponse, soupira Adalbert en repliant le journal qu’il jeta sur son bureau. Je suppose qu’on va devoir explorer une fois de plus le bois de Boulogne, la forêt de Sénart ou une baraque isolée perdue dans la campagne. Ce qui ne nous laisse pas beaucoup de chances d’en sortir vivants…

— Où que ce soit, nos chances seront minces. Je me demande si le rendez-vous n’aura pas lieu tout simplement rue de Lille, chez Gilles. Ce serait l’endroit idéal pour ce qui devrait être un échange, quel que soit l’état de la seconde clause du marché.

— Il se pourrait que ce jeune imbécile de Faugier-Lassagne prenne la place de son père, je suis à peu près sûr qu’il est en leur pouvoir.

— Moi aussi, mais il ne faut pas rêver. Je crois que nous allons avoir à jouer l’une des parties les plus difficiles de notre association.

Les quotidiens des trois jours suivants n’apportèrent aucune réponse. Ce fut seulement le quatrième que, sur le plateau du courrier apporté par Théobald à l’heure du petit déjeuner, apparut une enveloppe très ordinaire, adressée à M. Vidal-Pellicorne, qui attira l’attention du destinataire. Elle n’avait rien de particulier cependant. Elle était tapée à la machine et le papier en était commun mais l’archéologue possédait un flair de chien de chasse et il la choisit sans hésitation parmi les autres. Il ne se trompait pas. À l’intérieur, il y avait une feuille pliée en quatre portant : « À l’attention du prince Morosini ». Sans la déplier il la tendit à son ami.

— Serait-ce ce que nous attendons ?

Il ne se trompait pas. On y lisait six lignes, toujours aussi impersonnelles :

« Puisque vous aimez tant voyager, soyez mardi soir 12 mai à l’hôtel de l’Infante à Saint-Jean-de-Luz où vous attendrez d’autres instructions. Seul, bien entendu, et sous l’identité jointe (il y avait en effet une carte de presse). Vidal-Pellicorne restera à Paris, sous surveillance… »

— Et il entend me surveiller comment, cet olibrius ? grogna l’intéressé.

— Il te suffira de regarder autour de toi pour t’en rendre compte et tu verras !

— Je ne verrai rien… Tu paries que je suis à Saint-Jean-de-Luz avant toi ?

— Je ne parie rien. Tu es capable de tout…

Une heure plus tard, M. Vidal-Pellicorne, de l’Institut, élégamment vêtu d’alpaga noir sous un chapeau à bord roulé, un long parapluie à la main, faisait venir un taxi devant sa porte et se faisait conduire au musée du Louvre, porte Vivant-Denon, donnant sur la place du Carrousel… Salué par tout ce qu’il rencontra comme personnel, il gagna d’un pas tranquille le département des antiquités égyptiennes qu’il traversa en habitué, tapotant ici les fesses de basalte d’un sphinx et là les genoux de la Dame Tyi, avant de disparaître dans la partie réservée à l’administration. Il n’en ressortit que le soir venu, après que le public se fut retiré, constata qu’il faisait un temps pourri, releva le col de son pardessus et, ouvrant son vaste parapluie, se mit en marche courageusement vers la station de taxis du Palais-Royal. Il arriva chez lui juste à point pour voir démarrer une autre voiture de place emmenant Aldo Morosini prendre en gare d’Austerlitz son train pour le Pays basque…


Lors du retour à Paris de Morosini, Alcide Truchon, de l’agence « L’œil écoute », avait espéré sincèrement, l’ayant vu descendre au Ritz, qu’il n’effectuait là qu’un bref passage avant de rentrer à Venise retrouver femme, enfants et pantoufles. Or il s’était agité plus que jamais. Deux jours de tranquillité puis sortie un soir en smoking, petit voyage quai Bourbon et disparition totale. Il faut dire qu’encouragé par une conduite aussi normale, par la respectabilité de ce quartier aristocratique… et le mauvais temps, Alcide Truchon s’était offert un dîner confortable, voire raffiné, dans certain restaurant de la rue Saint-Louis-en-l’Île. Grâce à Dieu, son agence était généreuse, son client riche et notre homme pensait qu’il méritait, parfois, quelques gâteries. Malheureusement, il n’avait pas revu son gibier ce soir-là. Et il lui avait fallu près de trois jours et une sévère engueulade de son patron pour que les choses reprennent leur cours habituel. Enfin, si l’on pouvait dire, parce que la tenue de sport et la mallette laissaient supposer qu’on allait encore voir du pays !

Ce en quoi Alcide ne se trompait pas. Arrivé à Austerlitz, Morosini se dirigea droit sur le Paris-Hendaye-San Sébastian qui ne partait que dans vingt minutes et montra son billet à un préposé chargé d’un wagon de couchettes de 1re classe. Alcide Truchon se rua sur le téléphone le plus proche et appela son client :

— Il s’apprête à partir pour Saint-Jean-de-Luz.

— Vous êtes sûr ?

— Absolument, et de plus sous un faux nom : Michel Morlière, journaliste…

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Je n’en ai pas la moindre idée… Qu’est-ce que je dois faire ?

— Le suivre ! Évidemment ! Le train n’est pas encore parti ?

— Non. Dans dix minutes seulement.

— Alors vous êtes prié de vous dépêcher.

Et l’on raccrocha ! Avec un soupir à fendre l’âme, Alcide Truchon s’en alla prendre son billet… en se demandant combien de temps il allait devoir se traîner à la suite de ce Vénitien impossible.


Si l’on n’avait approché de la fin – certainement très difficile ! – d’une partie dans laquelle il avait joué plus souvent le rôle du gibier que celui du chasseur, Morosini eût mieux apprécié le charme indéniable de Saint-Jean-de-Luz. Au contraire de Biarritz, où grands hôtels, villas et lieux de plaisir avaient absorbé le petit port, sa voisine, préservant jalousement son patrimoine historique, avait permis à la modernité – et encore modérée ! – de s’installer uniquement en dehors de son port baleinier. Durant les quelques jours du mariage de Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse, ne s’était-elle pas haussée au rang de capitale de la France ?

L’hôtel de l’Infante, à quelques pas de la maison du même nom, était un établissement de taille modeste mais accueillant et sympathique, tenu par un couple d’une cinquantaine d’années dont le mari arborait une tête de contrebandier à l’œil singulièrement vif et la femme, qui avait l’air sortie du dernier acte de Carmen, se distinguait par un râtelier éclatant qui la faisait zozoter. Aldo était attendu et fut reçu avec l’amabilité due à chaque client convenable, mâtinée d’une pointe de curiosité.

— Vous êtes journaliste ? demanda Madame avec un intérêt non dissimulé. Quel beau métier ! Et pour quel journal ?

— Ne pose pas tant de questions ! grogna le mari. C’est indiscret.

— C’est sans importance, l’apaisa Aldo en illuminant son plus beau sourire. Je pourrais répondre pour tous et pour chacun. Je suis ce que l’on appellefree-lance. Je fais un reportage sur un sujet qui m’intéresse et je le vends au plus offrant. En ce moment, c’est la grande pêche : celle à la baleine !

Il avait trouvé le chemin du cœur de ses hôtes qui se montrèrent passionnés et lui promirent de faire de leur mieux pour qu’il soit content de son séjour. Madame lui montrait sa chambre à l’instant précis où Alcide Truchon, décidé à suivre son homme au plus près, faisait son entrée pour demander un logement mais, apparemment, il ne bénéficiait pas du même charisme car l’œil de Bixente Laralde, le patron, se fit inquisiteur :

— Qu’est-ce qui vous amène par ici en cette saison ? Le tourisme ?

— Oh, non ! Le travail ! Je suis journaliste !

— Tiens donc ! Et vous vous intéressez à quoi ? La pelote basque ?

Alcide prit un air rêveur :

— Plus tard peut-être ? Pour l’heure ce serait plutôt la pêche à la baleine !

— Ben, vous voyez, fit Laralde en frappant sa paume de son poing fermé, je l’aurais juré !

— Ah bon ? Pourquoi ?

— Vous avez la tête de l’emploi ! Votre chambre est au second étage : le 23.

En rejoignant sa femme, l’hôtelier lui confia :

— Celui-là, il va falloir s’en méfier ! Quelque chose me dit que c’est un espion…

Ce en quoi il ne se trompait pas beaucoup…


Le rendez-vous n’étant que pour le soir, Aldo passa la journée dans sa chambre à se reposer et à réfléchir. L’humeur était sombre. D’abord parce que, habitué des sleepings, il avait mal dormi dans la couchette que lui avait royalement allouée le salopard qui tirait les ficelles de sa vie. Il n’y était pas seul, et les ronflements sonores de ses deux compagnons – par chance, l’une des couchettes était inoccupée – l’avaient propulsé dans le couloir au moins autant que l’odeur de transpiration, d’autant plus pénible à supporter que, partisans du huis clos, les voyageurs en question s’étaient fermement opposes à l’ouverture même modeste de la fenêtre. C’est seulement après l’arrêt de Bordeaux où pas mal de monde descendait qu’il avait eu la chance de trouver un compartiment vide où il s’était réfugié avec béatitude. Aussi, après l’excellent déjeuner d’Arranxa Laralde composé de charcuteries locales, d’une énorme tranche de thon à la basquaise et d’un gâteau maison, arrosés d’Irroulégui, éprouva-t-il le besoin d’une petite sieste. Au contraire d’Adalbert qui tenait le repos méridien pour l’un des beaux-arts et s’endormait à volonté n’importe où et dans n’importe quelle position, il détestait cette coupure dont il assurait qu’on en sortait l’œil vitreux et la bouche épaisse. Mais cette fois il y sacrifia sans peine en pensant avec sagesse qu’il allait avoir besoin de toutes ses forces.

Il en émergea deux heures plus tard frais comme un gardon et décida d’aller faire un tour en ville pour voir de plus près les belles demeures anciennes, dire une prière à l’église Saint-Jean-Baptiste où, près de trois siècles auparavant, le jeune Louis XIV en habit de drap d’or voilé d’une fine dentelle noire avait épousé une petite infante blonde en robe de satin blanc brodée de fleurs de lis d’or comme son lourd manteau de pourpre. Deux robes impressionnantes les entouraient, celle, noire, de la reine mère Anne d’Autriche et la simarre amarante du cardinal Mazarin qui signait là son chef-d’œuvre avant de s’en aller vers sa fin…

Saisi par l’ambiance, Aldo s’attarda dans la magnifique église au fameux retable doré dû au sculpteur Martin de Bidache, à la nef unique entourée de trois rangs de galeries en bois sculpté où, le dimanche, les hommes accédaient par un étroit escalier pour chanter la gloire du Seigneur avec des voix de bronze. Et, surtout, il pria longtemps, avec ferveur, pour que d’autres que lui n’eussent pas à pâtir de la dangereuse aventure à laquelle on l’avait contraint. La tentation était grande de téléphoner à Saint-Adour pour retrouver la voix chaleureuse de Tante Amélie ou celle de Plan-Crépin. Les savoir si proches était une tentation à laquelle il fallait surtout se garder de céder : elle risquait de déclencher une catastrophe. Grâce à Dieu, il avait pu, avant de quitter Paris, avoir Lisa au téléphone. Rien à signaler à Vienne, sauf les jumeaux qui commençaient à réclamer de plus vastes espaces que le jardin intérieur étriqué du palais grand-maternel…

Ayant accordé à son âme le réconfort de cette halte dans la maison de Dieu, Aldo gagna la place Louis-XIV pour s’y réchauffer le corps à l’aide d’un café mais ne s’attarda pas. Le soir allait bientôt tomber et, ne sachant trop quand l’ennemi prendrait contact avec lui, il tenait à se trouver à pied d’œuvre.

Col relevé et les mains au fond des poches de son manteau pour se préserver de la fraîcheur qui venait, il reprenait le chemin de son hôtel et marchait le long du quai lorsqu’un cycliste le dépassa :

— Tout va bien, Monsieur Morlière ? lança-t-il sans se retourner.

En dépit de ses soucis, Aldo ne put retenir un sourire qui acheva de le détendre : cet inconnu, empaqueté d’un caban de marin et d’un ample béret basque, qui s’éloignait en abandonnant ses pédales pour écarter les jambes et les reprendre à la manière d’un joyeux drille en goguette, l’avait salué avec la voix d’Adalbert…

Sans se demander comment ce diable d’homme avait réussi à le rejoindre, Aldo sentit qu’il respirait mieux.

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