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DANS LE BROUILLARD…

— Pouvez-vous m’en dire davantage ?

Tandis que les invités de Mme de Sommières prenaient congé de leur hôtesse, Aldo avait emmené Mr Bailey dans le petit salon spiritualisé par deux bibliothèques d’ébène où il avait demandé qu’on leur apporte un supplément de café et une fine Napoléon dont il savait l’Anglais friand… Il fallait voir avec quelle sollicitude il chauffait entre ses mains le ballon de cristal.

— Davantage sur quoi ?

— Sur tout ! fit Morosini avec un geste d’impuissance. Et d’abord sur ce mariage dont je ne sais strictement rien. En dehors de sa lettre d’invitation reçue il y a environ un mois, je n’ai pu obtenir aucune explication. C’est à peine si nous avons échangé trois paroles en gare de Lyon et à la mairie ! Gilles ne se ressemblait plus. Il était une sorte de litanie vivante à la beauté intangible de sa fiancée et à l’exception des hautes vertus de la demoiselle, tout ce qu’il a consenti à m’apprendre est qu’il l’a rencontrée à Biarritz… et aussi qu’il a acheté un château ! C’est maigre, non ?

Le vieil Anglais reposa son verre, toussota et, les coudes appuyés sur les bras de son fauteuil, joignit les bouts de ses doigts tandis que ses traits distingués s’accordaient un semblant de grimace, comme s’il venait d’absorber une potion amère. Ce qui n’était évidemment pas le cas.

— Si, soupira-t-il. Et vous me voyez terriblement embarrassé parce que je crains de vous décevoir. Je n’en sais pas beaucoup plus que vous… sinon qu’à l’automne dernier M. Vauxbrun s’est rendu là-bas à l’occasion de la vente d’un domaine, qu’au lieu de deux ou trois jours il y est resté trois semaines, qu’à son retour il ne s’était pas contenté d’acheter une ou plusieurs « pièces » mais le château entier, qu’il allait se marier sous peu… et qu’il n’était plus le même homme…

— Pouvez-vous expliquer ?

— On aurait dit qu’il avait vu je ne sais quelle lumière. Saint Paul arrivant à Damas devait avoir ce genre de physionomie...

— Après sa rencontre sur le chemin, saint Paul était aveugle et l’est resté quelques jours, corrigea doucement Aldo.

— M. Vauxbrun avait dépassé ce stade-là. Il rayonnait positivement mais ne s’occupait plus guère de ses affaires. Quand il n’était pas au téléphone, il écrivait de longues… je dirais même d’interminables lettres à sa fiancée. Ou encore, il écumait les magasins à la recherche de jolies choses à lui offrir. Chères de préférence ! Et je ne peux vous cacher plus longtemps que je suis inquiet.

— Ses affaires en souffrent ?

— Pas vraiment. Quand un client important se présentait, il savait toujours s’en occuper. Ce n’est qu’à ces seuls moments qu’il redevenait ce qu’il était. Pour le reste, je suffis amplement. En outre, nous disposons d’une réserve considérable… mais j’avoue que je serais plus heureux si cette folie d’achats se calmait au moins un peu !

— Où était prévu le voyage de noces ?

— En Méditerranée. On a loué un yacht qui attend dans le port de Monte-Carlo…

— Peste ! émit Morosini après un petit sifflement. Il épouserait une princesse royale qu’il ne se conduirait pas autrement !

— C’en est une pour lui. Une infante !…

— Mais peut-être désargentée ? Si j’ai bien compris, il n’y a pas eu de contrat de mariage : ce qui signifie pas de dot !

— Assurément, mais la fortune de la famille – si fortune il y a –, c’est la grand-mère qui la posséderait. Elle consisterait surtout en terres dans je ne sais plus quelle province. Une de ces haciendas vastes comme des États. L’oncle Pedro serait, lui aussi, en possession de biens dont hériterait son fils…

— Autrement dit, Isabel a ce que l’on appelle des « espérances » mais, dans la circonstance, j’espère que ces Crésus ont fait l’effort élémentaire d’un beau cadeau ?

Richard Bailey regarda Morosini d’un œil à la fois curieux et ironique :

— Vous n’avez pas l’air d’y croire beaucoup, à ces richesses ?

— Disons que j’ai des doutes. Je trouve bizarre que des gens aussi riches se hâtent de quitter leur hôtel pour s’installer chez un homme qui est sans doute leur petit gendre, leur neveu et leur cousin aux yeux de la loi française mais ne leur est rien devant Dieu. Et j’ai toujours entendu dire que, pour les peuples hispaniques, c’était le plus important. Ils devaient garder la maison pendant le voyage, comme si les domestiques de Vauxbrun n’y suffisaient pas…

— De toute façon, émit Adalbert qui venait d’entrer dans le salon depuis un moment et avait donc entendu, je crois qu’il est plus que temps d’en référer à la police ! Comme tu le dis si justement, tout cela est pour le moins bizarre…

— On y va de ce pas ! conclut Aldo en se levant.

— Essaye de prendre le temps de te changer ! conseilla Mme de Sommières, qui venait d’arriver. Et vous aussi, Adalbert ! Je vous vois mal débarquant quai des Orfèvres en jaquette et chapeau haut de forme !


Le commissaire divisionnaire Langlois était sans doute l’homme le plus élégant de toutes les polices de France, même si, depuis un sérieux accident d’auto, il usait d’une canne à pommeau d’écaille qu’il réussissait à convertir en accessoire de mode tant il en jouait avec naturel. Grand, mince, le cheveu poivre et sel, le regard gris, c’était un cerveau et aussi un fidèle serviteur d’une loi dont il lui arrivait parfois d’arrondir un peu les angles quand sa stricte application lui semblait injuste. Au fil des années, il était devenu pour Morosini et Vidal-Pellicorne un véritable ami, même s’il lui arrivait d’observer d’un œil prudent mais toujours intéressé les activités des deux compères.

Quand un planton les introduisit dans son bureau, il les accueillit d’un :

— Ne perdez pas de temps à m’expliquer ce qui vous amène ! Je le sais. M. Vauxbrun a disparu.

— Comment est-ce possible ? demanda Morosini en lui serrant la main.

— Les journaux n’ont encore rien imprimé ? fit Adalbert, même jeu.

— Pour un événement mondain de cette importance qui déplace en général des personnalités et par conséquent un certain nombre de parures tentatrices, j’ai l’habitude d’envoyer un ou deux observateurs discrets. C’était d’autant plus le cas, aujourd’hui, qu’il s’agit d’un de vos amis et que vous étiez présents.

— Vous nous considérez comme à ce point dangereux ?

Le commissaire eut un demi-sourire :

— Vous personnellement, non, mais ce qui est curieux c’est votre étrange faculté à attirer les histoires sombres, compliquées, voire les catastrophes.

— Si catastrophe il y a, c’est bien Vauxbrun qui, cette fois, s’en est chargé. Ce mariage tellement disproportionné, si dissemblable ! Enfin, ce n’est pas le moment d’ergoter et, puisque vous êtes au courant : avez-vous des nouvelles, commissaire ?

Langlois n’eut pas le loisir de répondre. Un coup bref, frappé à sa porte aussitôt ouverte, et un jeune homme d’environ vingt-cinq ans faisait irruption en claironnant :

— Cela se confirme ! C’est effectivement un enlèvement ! Il a eu lieu rue de Poitiers et…

Constatant la présence de visiteurs il s’interrompit net :

— Oh pardon ! Je ne savais pas…

— Vous ne pouviez pas savoir. Inspecteur Lecoq, Messieurs ! Il était ce matin à Sainte-Clotilde. Lecoq, voici le prince Morosini et M. Vidal-Pellicorne que vous avez dû remarquer à l’église. À présent, parlez !

— C’est le même processus que pour le général Koutiepov(2) l’an passé, à cette différence près que c’est le contraire.

— Si vous essayiez d’être clair ? soupira Langlois.

L’inspecteur Lecoq possédait encore la juvénile faculté de rougir mais ne se troubla pas :

— C’est juste pour renforcer l’impression, Monsieur ! Le général, donc, était à pied et une voiture s’est arrêtée le temps de l’y jeter. Là, M. Vauxbrun était en voiture. Trois hommes qui bavardaient sur le trottoir lui ont barré le chemin, ont assommé le chauffeur, dont l’un d’eux a pris la place, pendant que les autres maîtrisaient la victime…

— Vous avez de ces mots ! ronchonna Adalbert – ce qui lui valut un regard sévère du jeune policier :

— Quand on enlève quelqu’un, c’est rarement pour l’emmener au bal ! (Puis, revenant à son chef :) Le concierge du 5 balayait devant sa porte. Il a pu enregistrer la marque de la voiture mais n’a pas pensé au numéro !

— C’est sans importance puisqu’il s’agit d’une voiture de grande remise. Il suffira d’appeler le garage de la location mais il probable qu’on la retrouvera abandonnée quelque part. Faites le nécessaire pour que les patrouilles soient averties ! Dans tous les commissariats de Paris et de banlieue !

Lecoq sortit avec un regret si visible qu’il amusa Langlois :

— C’est un excellent élément mais il a encore besoin d’être tenu en bride. Revenons à ce qui nous occupe ! Que pouvez-vous m’apprendre ?

— Pas grand-chose sinon qu’à peine sortis de l’église, la mariée et les siens se sont installés rue de Lille.

— Quoi ? Tout de suite ?

— Ils n’ont même pas dû prendre le temps de respirer. Tandis que le beau cousin Miguel galopait au Ritz régler la note et récupérer les bagages, le reste de la famille déjeunait confortablement, lâcha Aldo, rancunier. Ils sont peut-être dans leur droit mais côté élégance j’ai déjà vu mieux !

— Moi aussi, mais c’est peut-être de bonne guerre. Sans leur présence, je vous connais suffisamment pour savoir que vous auriez passé l’hôtel au peigne fin.

— Sans aucun doute. Malheureusement, on s’est dépêché de nous faire comprendre que nous étions indésirables. Une attitude, convenez-en, étrange… à moins que ces gens ne soient impliqués dans l’enlèvement de Vauxbrun ?

L’idée venait de lui traverser l’esprit, et elle lui semblait si énorme qu’il pensa une seconde s’en excuser. Déjà Adalbert prenait le relais :

— Ce qui expliquerait bien des choses. Tu pourrais avoir raison…

— Un instant, voulez-vous ? fit Langlois sur le mode apaisant. N’importe comment, on ne saurait refuser de répondre aux questions de la police judiciaire comme cela a été le cas pour vous. Vous avez porté plainte ; désormais l’enquête est lancée et c’est à moi et à mes hommes de jouer. Je vais rue de Lille dès maintenant avec une commission rogatoire. Je vous tiendrai au courant… En attendant, essayez de ne pas trop vous tourmenter ! ajouta-t-il plus doucement. Je passerai ce soir chez Mme de Sommières… Ah, pendant que j’y pense : savez-vous qui est le notaire de votre ami ?

— Maître Pierre Baud, boulevard Latour-Maubourg mais je ne me souviens plus du numéro. Peut-être le 7.

— Vous ne le connaissez pas personnellement ?

— Non… Puis-je demander pourquoi vous voulez le voir ? Gilles n’est pas encore…

Il n’alla pas plus loin, reculant devant le terme comme Adalbert renâclait tout à l’heure devant le mot victime.

— Un peu de calme ! Je veux seulement savoir si votre ami a changé son testament depuis… mettons six mois.


Ce fut avec soulagement qu’Aldo retrouva la rue Alfred-de-Vigny et l’atmosphère si particulière qu’y entretenaient Tante Amélie, Marie-Angéline, et leurs vieux serviteurs sur lesquels régnaient Cyprien, l’admirable maître d’hôtel, et la fabuleuse Eulalie, cordon-bleu susceptible, voire atrabilaire, que la moindre seconde de retard dans la dégustation de ses soufflés mettait hors d’elle. Il y avait là un vrai foyer, aussi chaleureux que celui de son palais vénitien, et une manière de QG de campagne grâce aux innombrables relations de la marquise et aux talents aussi multiples que protéiformes de Plan-Crépin, descendante de croisés aventureux et lectrice inconditionnelle de sir Conan Doyle et de son inimitable Sherlock Holmes. En outre, Vidal-Pellicorne habitait rue Jouffroy, de l’autre côté du parc Monceau, et y venait en voisin.

Comme d’habitude, les deux hommes trouvèrent Mme de Sommières et sa « suivante » dans le joli jardin d’hiver où la marquise se tenait l’après-midi, au milieu d’un fouillis de plantes plus ou moins fleuries, de meubles en rotin laqué blanc et garnis de coussins en chintz aux couleurs tendres, le tout englobé par une vaste cage de vitraux à sujets japonais représentant la cueillette du thé, des bouquets de roseaux et quelques geishas coiffées de ce qui semblait être d’énormes pelotes de laine noire piquées d’aiguilles à tricoter de couleurs variées. La vieille dame y occupait une sorte de trône en rotin dont le haut dossier en éventail lui conférait une aura blanche du plus bel effet. Elle y dictait son abondant courrier, y recevait ses intimes et, à partir de cinq heures, se faisait servir une ou deux coupes de champagne destinées à remplacer le five o’clock tea mis à la mode par les Anglais et qu’elle traitait de « tisane infâme ».

Elle en était là quand les deux hommes la rejoignirent. Assise devant une petite table, Marie-Angéline faisait une réussite. Elles levèrent la tête à l’unisson.

— Alors ? interrogèrent-elles d’une seule voix.

— C’est bel et bien un enlèvement ! soupira Morosini en se laissant tomber sur une chaise. Un concierge de la rue de Poitiers a vu des hommes arrêter la voiture de Gilles, monter dedans sous la menace d’armes et disparaître après l’avoir neutralisé, ainsi que son chauffeur.

— Seigneur ! s’écria Marie-Angéline en jetant ses cartes. Cela ressemble aux affaires Koutiepov et Miller !

— Vous devriez rencontrer l’inspecteur Lecoq, le bras droit de Langlois, grogna Aldo. Il a eu la même idée. Encore qu’il admette que c’est le contraire ! Merci, ajouta-t-il en refusant la coupe qu’on lui offrait. Un bon café ou un chocolat bien chaud feraient mieux mon affaire : je suis gelé !

— Exécutez, Plan-Crépin ! intima la marquise. Et vous, Adalbert ?

— Ayant aussi froid, j’opterai pour le chocolat ! Cela dit, on en vient à se demander si la nouvelle famille de Vauxbrun n’aurait pas fait ses classes chez les Soviets !

— Et toi, Aldo ? Tu partages cet avis que ces gens si parfaitement distingués encore que peu aimables puissent y être mêlés ? J’ai peine à le croire. Je pencherais plutôt pour un rival ! La jeune Isabel est trop séduisante pour ne pas traîner à sa suite une cohorte d’amoureux – un suffirait, d’ailleurs ! – outrés de se voir préférer un presque quinquagénaire en voie de défoliation mais fort riche. Un parfait galant homme au demeurant ! ajouta-t-elle en voyant se froncer le sourcil de son neveu.

— C’est possible, admit celui-ci. Et même probable mais, en ce cas, pourquoi avoir attendu que le mariage civil ait eu lieu ?

— Parce qu’on peut être amoureux fou… et fauché comme les blés. Je ne t’apprendrai pas la piété extrême des Mexicains. Le mariage religieux célébré, tout espoir s’écroulait. À moins de recourir au crime et de faire une Mme veuve Vauxbrun.

— J’espère qu’elle ne l’est pas déjà, soupira Aldo qui ne parvenait pas à éliminer l’angoisse qui s’était emparée de lui depuis que Lecoq avait annoncé le rapt.

C’était comme si un voile noir lui était tombé dessus, dont il n’arrivait pas à se dépêtrer. Marie-Angéline, ayant effectué l’aller et retour à la cuisine et revenant avec les chocolats demandés, en fit la remarque :

— N’exagérez pas, Aldo ! Je refuse de croire que la situation soit si dramatique. Il suffit de voir les faits plus calmement.

— Et vous les voyez comment, Plan-Crépin ? intervint Mme de Sommières, une lueur ironique dans son œil vert.

— Voilà ! Je pense qu’en avançant l’hypothèse d’un amoureux désespéré… ou peut-être un peu trop malin, nous avons eu une excellente idée, dit-elle avec un sourire approbateur pour celle à qui elle ne s’adressait jamais qu’en employant le pluriel de majesté. Et moi je vois les choses ainsi : un jeune homme pauvre mais follement amoureux est réduit au désespoir par ce mariage. Mariage qui a sans doute été imposé à Isabel par une famille moins fortunée que nous ne l’imaginons…

— Pourquoi « sans doute » ? interrogea Adalbert.

— Il suffisait de l’observer ce matin dans l’église. Vous avez le sentiment qu’elle rayonnait de bonheur ? Elle semblait absente. On l’aurait menée au marché qu’elle aurait rayonné davantage. Je n’ai pas assisté au mariage civil mais Aldo y était et je voudrais savoir quelle mine elle arborait ?

— La même que ce matin. Les yeux obstinément baissés tant qu’a duré ce que l’on peut difficilement appeler une cérémonie…

— Là ! J’en était sûre ! Essayez d’oublier que Gilles Vauxbrun est un ami cher et voyez les choses froidement ! Il a de l’allure, il n’est pas laid, il est aimable, cultivé, élégant, tout ce que vous voudrez mais il approche de la cinquantaine ! Ce n’est plus un jeune éphèbe, ni, en dépit de sa fortune, le prince charmant à qui une jouvencelle peut accrocher ses rêves…

Adalbert ne put s’empêcher de rire, avec un coup d’œil à son ami :

— Ça fait toujours plaisir à entendre !

— N’essayez pas de m’embrouiller ! En cette matière, chaque cas est particulier et aucun homme ne ressemble à un autre ! Où en étais-je ?

— Toujours au même point ! émit Mme de Sommières. Un grand amour contrarié ! En passant, je me demande si vous ne lisez pas en cachette les Veillées des chaumières et les romans roses de Delly. Mais poursuivez !

— Cela coule de source. Afin de rendre à sa belle la fortune que les siens n’ont plus, on laisse la parole à M. le maire mais on évite soigneusement M. le curé en escamotant le fiancé.

La voix brève d’Aldo l’interrompit de nouveau :

— Pour en faire quoi ?

— Les hypothèses sont nombreuses : l’embarquer sur un bateau pour une destination lointaine dans le style Koutiepov… l’emmener au fond d’une province reculée…

— Il n’y a pas de provinces reculées chez nous ! grogna la marquise. Et on n’est plus au Moyen Âge. Donc renoncez aux bonnes vieilles oubliettes !

— Je jurerais bien qu’il en existe toujours ! Il y a aussi la maison de fous…

Aldo se leva, visiblement agacé, et fit quelques pas :

— … grâce à un aliéniste véreux acheté à prix d’or par un garçon sans ressources ? Je vous ai connue plus logique, Angelina ! Que vous le vouliez ou non, il faut en venir au tombeau ! Certes, en l’« absence » de son époux légal, Isabel peut jouir de ses biens, mais pour qu’elle hérite il faut en passer par là et surtout que l’on retrouve le corps. Sinon, pas d’héritage ! Cela dit, j’espère que vous admettrez que la conduite de ces gens pressés d’occuper l’hôtel de Gilles n’a rien de normal !

— On pourrait pourtant la voir ainsi.

— Ah, vous trouvez ?

— Mais oui, si l’on considère qu’ils ne sont pas riches. Le Mexique actuel, allant de révolution en révolution, n’est guère propice aux grandes fortunes et en a ruiné plus d’une. Or, le Ritz coûte cher. En outre, ajouta-t-elle en opposant une main à la riposte qu’elle sentait venir, un palace, même nanti du personnel le plus discret qui soit, même si les journalistes n’y sont guère admis, n’en reste pas moins un lieu public. Donc pas l’endroit rêvé pour une jeune fille dont on a annoncé les épousailles à son de trompe et qui vient de se faire plaquer par son fiancé en face d’une église pleine de gens du monde. Chez M. Vauxbrun, il est beaucoup plus facile de la protéger !

— Ça tient debout ! admit Adalbert, songeur.

— Évidemment que ça tient debout ! Pour parler de cette famille, vous n’avez à la bouche qu’un seul terme « ces gens » ! La noblesse mexicaine est peut-être plus espagnole que la vraie dont elle descend. Elle est aussi valable que la nôtre ! Nous devons les respecter !

— Peut-être mais la réciproque me plairait assez ! Ils ne sont même pas polis !

— Dans ce genre de situation, c’est presque naturel : ils doivent se sentir tellement humiliés !

— Ils n’en avaient pas vraiment l’air ! glissa Adalbert. Quelle morgue !

Mais Marie-Angéline tenait à son idée :

— Un rideau de fumée ! Un paravent pour cacher la honte ! La vieille dame et l’oncle s’en sont fait une cuirasse… seulement je peux vous assurer que j’ai vu de la douleur dans le regard de ce charmant Don Miguel !

Ayant dit, au lieu de sonner Cyprien pour qu’il enlève les tasses, elle s’empara du plateau et disparut en direction de la cuisine, suivie du regard effaré des trois autres.

— Ce… charmant ? répéta Vidal-Pellicorne.

Aldo lui ne dit rien, mais Mme de Sommières soupira :

— Eh bien ! Il ne nous manquait plus que cela !…


Le dîner fut anormalement silencieux. Sensible à la tension apportée par le surprenant plaidoyer de Marie-Angéline, Adalbert avait regagné les eaux paisibles de son domicile où Théobald, son valet de chambre-cuisinier-maître d’hôtel et homme à tout faire, s’entendait à entretenir le calme, l’ordre et la sérénité nécessaires au développement harmonieux des grandes idées, sans dédaigner pour autant les coups tordus. Bien qu’Adalbert fît pratiquement partie de la famille, il avait jugé plus convenable de laisser celle-ci traiter sans lui des états d’âme de la chère vieille fille.

En fait, on ne traita de rien. Avant de passer à table, Aldo s’était rendu chez Jules, le « portier » de la marquise, afin de demander qu’on lui appelle Venise au téléphone. Cet engin, en effet, n’avait pas droit de cité dans les appartements de Tante Amélie, toujours hostile à une sonnerie d’appel qui lui donnait l’impression d’être une domestique dans sa propre demeure. Le délai d’attente étant d’environ trois heures, il avait largement le temps de dîner.

S’il avait été moins soucieux, il se fût amusé sans doute de la mine lointaine arborée par Plan-Crépin. Entre le potage et le vol-au-vent, elle laissa son regard s’évader dans les ruines de Rome, peintes par Hubert Robert, qui décoraient en face d’elle le mur de la salle à manger, suspendues au-dessus de la tête d’Aldo, s’y tint fermement accrochée jusqu’à ce que Cyprien apporte le chef-d’œuvre de pâte feuilletée renfermant des ris de veau, des truffes et toutes sortes de choses délicieuses qu’elle aimait particulièrement. Sa mélancolie n’y résista pas et elle concentra son attention sur son assiette, accepta un léger supplément qu’elle absorba avec le même appétit, reposa son couvert selon l’angle réglementaire, essuya ses lèvres, vida son verre de chablis et rejoignit les ruines de Rome et le XVIIIe siècle. Elle en revint pour apprécier à leur valeur quelques feuilles de laitue accompagnant un brie de Meaux juste à point que – Dieu sait pourquoi ? – elle assaisonna de deux soupirs.

Elle allait retourner dans ses nuages quand, dans ce silence quasi religieux, la voix de la marquise s’éleva :

— Si tu veux allumer une cigarette, Aldo, je t’accorde volontiers la permission ! Tu n’as presque rien mangé et ça calme les nerfs ! Pendant que tu y es, tu devrais m’en donner une !

Un tel manquement au savoir-vivre saisit Plan-Crépin en plein vol. Avec un hoquet d’horreur, elle se tourna vers la marquise :

— Nous voulons… fumer ? Et à table ?… J’ai dû mal entendre ?

Elle fut obligée de se rendre à la réalité : « nous » étions bel et bien en train d’allumer le mince rouleau de tabac à la flamme surgie au poing d’Aldo. Mme de Sommières tira une voluptueuse bouffée, plissa les yeux :

— Je ne pensais pas que vous puissiez saisir quoi que ce soit de nos bruits terrestres. Depuis le début du repas, vous me faites penser à Jeanne d’Arc sous son chêne – au fait était-ce bien un chêne ? Je dois confondre avec saint Louis mais peu importe ! Il n’y manquait que les moutons !

Prise au dépourvu, Marie-Angéline ouvrit la bouche pour dire quelque chose et la referma : Aldo se levait, jetait sa serviette avec un « Excusez-moi » ! » et sortait en courant. Il venait d’entendre la sonnerie lointaine du téléphone et se précipitait chez le concierge. La communication avec Venise était établie et Lisa était au bout du fil. Entendre sa voix rasséréna son époux :

— On dirait que tu vas mieux !

— Oui. Licci m’a fait avaler je ne sais quelle mixture de sa composition qui m’a ressuscitée. Si ce n’était pas si loin, j’aurais pu venir te rejoindre pour la soirée du mariage. Ça se passe bien ?

— Pas vraiment. Il n’y a pas eu de mariage. Gilles a disparu avant la cérémonie religieuse.

La voix venue de Venise se chargea de stupeur :

— Tu plaisantes ?

— Je t’assure que je n’en ai pas la moindre envie !

Et il raconta ce qui s’était passé depuis son arrivée à Paris, sans oublier l’entrevue avec Langlois que Lisa connaissait. Récit ponctué de brèves onomatopées émises par la jeune femme mais qui tourna court. Au moment où elle allait donner son sentiment, la communication fut coupée sans espoir de retour. Cela arrivait souvent pour les communications longue distance.

Aldo raccrocha, souhaita une bonne nuit à Jules et regagna la salle à manger où Mme de Sommières achevait sa cigarette au-dessus d’une mousse au chocolat à laquelle elle n’avait pas touché. C’était elle à présent qui jouait les « princesses lointaines », tandis que Marie-Angéline finissait sa seconde part.

— Alors ? demanda-t-elle.

— Lisa est guérie et je lui ai raconté notre journée mais j’ignore ce qu’elle en pense : on nous a coupés et comme il n’y a guère de chances de pouvoir reprendre la conversation ce soir…

— Tu ne veux pas de dessert ?

— Merci. Avec votre permission, je sors me dégourdir les jambes…

— Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors.

— Aucune importance ! J’irai boire un verre chez Adalbert.

Elle lui tapota la joue quand il se pencha pour l’embrasser :

— Je ne peux pas te donner tort. Il y a des moments où une conversation trop brillante et trop animée, comme la nôtre ce soir, devient insoutenable ! On ressent le besoin d’un peu d’air ! Mais pense tout de même à dormir !

— Je ne crois pas que j’y arriverai.

— Essaie Nietzsche ! C’est souverain pour les insomnies !


Le jour qui se leva était légèrement moins froid mais aussi gris et déprimant que la veille. Pourtant, l’hôtel de Sommières semblait avoir retrouvé son climat normal. C’est du moins ce qui ressortit du rapport de Cyprien quand, vers la demie de huit heures, il apporta son petit déjeuner à Aldo. Selon lui, Mlle du Plan-Crépin semblait redevenue tout à fait elle-même :

— La messe de six heures à Saint-Augustin a toujours eu sur elle un pouvoir réconfortant. Ce matin, elle m’a dit bonjour avec une sorte de… comment dirais-je ?… d’enjouement, et quand j’ai porté le plateau de Mme la marquise, elles causaient comme d’habitude !

— Allons ! Tant mieux !

En fait, les états d’âme de Marie-Angéline importaient peu à Aldo. Qu’elle fût tombée amoureuse, sur un seul regard, d’un garçon appartenant à une famille antipathique avec laquelle il y avait gros à parier que l’on n’aurait guère de relations ne présentait pas plus d’intérêt que si elle s’était éprise d’une vedette de cinéma comme la vieille gamine qu’elle était restée. Même à un certain âge, une fille a besoin d’accrocher ses rêves à un objet le plus souvent inaccessible et c’est ce qui en fait le charme. Avec une star, la fréquentation assidue des salles obscures procure des moments d’extase. Avec le jeune Miguel Olmedo de Quiroga, Plan-Crépin, possédant un joli coup de crayon et de pinceau et dont la mémoire enregistrait les visages plus sûrement que celle d’un physionomiste, s’en tirerait en faisant le portrait de son héros auquel, dans le silence de sa chambre, elle pourrait rendre tous les cultes qu’il lui plairait. Et là-dessus, Aldo estima que la question était entendue et qu’il avait d’autres chats à fouetter…

La disparition de Vauxbrun était trop angoissante pour ne pas réclamer toute son attention. Ils en avaient parlé la moitié de la nuit avec Adalbert, sans parvenir à trouver la moindre piste pour orienter leurs recherches. C’était bien la première fois que cela leur arrivait : se retrouver au point mort au pied d’un mur ne présentant aucune prise pour s’accrocher.

— On sait qu’il a été enlevé, avait dit Adalbert en allumant son troisième cigare, et de cela on peut remercier Langlois qui a eu la bonne idée de faire surveiller ce foutu mariage. Autrement, on serait dans le bleu le plus complet. Reste à savoir qui sont les ravisseurs et le pourquoi de la chose.

— Je ne peux pas m’empêcher de penser – quitte à encourir les foudres de Marie-Angéline ! – que ces Mexicains dont on ne sait rien ou si peu y trempent jusqu’au cou ! À l’évidence, ils nous détestent et méprisent Vauxbrun ! C’était écrit en toutes lettres sur les figures de la douairière et de son neveu. Quant à la sublime Isabel, la disparition de son fiancé n’a pas l’air de la troubler énormément. Alors question : pourquoi ont-ils accepté ce mariage ?

— Je ne vois qu’une réponse possible : l’argent ! Quand on a l’allure qu’il faut – et ils n’en manquent pas, je te l’accorde –, arborer toilettes et bijoux, descendre au Ritz ne présente pas d’obstacles insurmontables…

— Tu peux retrancher l’hôtel : c’est Gilles qui a dû s’en charger. Les vêtements sortaient de grandes maisons et je peux t’assurer que les bijoux portés par ces dames sont vrais. Ce qui ne change rien au fait que l’on ne sait pas d’où ils viennent…

— Ben… du Mexique !

— C’est là le hic. S’ils étaient espagnols, aucun problème. J’y compte pas mal d’amis et même quelques relations flatteuses depuis l’histoire du rubis de Jeanne la Folle…

— … et tu cousines avec la moitié du gotha européen, je sais ! soupira Adalbert.

— Essaie de l’oublier. Je n’ai rien dit de semblable ! Au sujet du Mexique, c’est une autre affaire : un, c’est loin ; deux, on y va de révolution en révolution ; trois : depuis Cortés, des familles nobles se sont implantées dans le pays et un certain mélange avec les autochtones s’est produit au cours des siècles. Il ne doit pas être très aisé de s’y retrouver. Enfin… je n’y connais strictement personne !

— Tu as des dizaines de clients américains qui font la pluie et le beau temps dans le coin.

— C’est possible mais je ne vois pas à qui je pourrais m’adresser.

— D’abord à Richard Bailey. Vauxbrun aussi a des clients outre-Atlantique… et des amis. Les mêmes que nous, en fait ! »

En voyant se froncer les sourcils de son ami, Adalbert se mordit la langue en se traitant d’imbécile. Il prenait trop tard conscience de ce qu’une silhouette de femme, tel un ange, venait de passer entre eux. Qu’avait-il besoin de rappeler le souvenir – encore frais sans doute ? – de la belle Américaine dont il savait pertinemment qu’elle avait laissé une trace sur le cœur de Morosini ? Comme s’il n’avait pas assez de soucis comme ça ! Aldo fit celui qui n’avait pas entendu.

« De toute façon, on parle pour ne rien dire. La seule stratégie à notre portée est d’attendre la suite de l’enquête ! Grâce à Dieu, Langlois est un bon flic et le dénommé Lecoq m’a l’air de se débrouiller pas trop mal. »

Il était parti là-dessus mais, au réveil, le problème retrouvait son acuité. La lecture des journaux ne lui en apprit pas davantage. Le Matin, sous la plume remarquablement discrète de Jacques Mathieu, se contentait de relater le mariage inachevé et de poser la question de ce qu’avait pu devenir le fiancé. Le ton restait léger, à cent lieues d’un drame éventuel. Idem pour Le Figaro et pour Excelsior ; et Aldo remercia le Ciel de cette retenue inhabituelle dont faisait preuve la presse parisienne. À moins que l’on ne retrouve rapidement Vauxbrun, cela ne durerait pas…

Il abordait l’idée d’un entretien avec le notaire de l’antiquaire quand un planton du quai des Orfèvres vint lui délivrer une invitation à se rendre chez le commissaire divisionnaire Langlois à 15 heures précises.

— Ça me paraît bien solennel, commenta Tante Amélie. Moi, je dirais que c’est une convocation.

— Sans doute, mais l’important est que Langlois ait du nouveau. Je ne le ferai pas attendre.

À l’heure dite, on l’introduisait dans le bureau du policier alors occupé à signer les documents qu’on lui présentait. Il leva la tête à l’entrée de son visiteur et, sans sourire, lui désigna l’une des deux chaises placées en face de lui. Sensible aux atmosphères, Morosini retint une grimace. Celle qui régnait dans cette pièce était sinistre, en dépit de l’attendrissant bouquet d’anémones qui s’épanouissait dans un ravissant petit vase de chez Lalique posé sur le bureau. En raison du jour gris, une grosse lampe éclairait les mains soignées du commissaire mais son abat-jour d’opaline vert pomme ne déversait qu’une lumière froide. L’attente fut brève. Une ou deux minutes, avant que le secrétaire ne remporte le parapheur, avaient suffi pour que Morosini constate que le visage de Langlois était en accord parfait avec le climat ambiant. Aussi prit-il l’initiative de demander, dès que les yeux gris se relevèrent sur lui :

— Auriez-vous des nouvelles, commissaire ?

— Oui… et je doute qu’elles vous plairont !

Une boule se noua dans la gorge d’Aldo qui se sentit pâlir :

— Vous n’essayez pas de me dire que…

Il fut incapable d’aller plus loin.

— Non, à cette heure on ne sait toujours pas où a pu passer M. Vauxbrun. Peut-être est-il déjà loin, si ce que j’ai appris se confirme.

— Et qu’avez-vous appris ?

— Cela tient en peu de mots. Don Pedro Olmedo porte plainte contre Gilles Vauxbrun. Pour vol !

Déjà Morosini était debout :

— J’ai mal entendu ?

— Non. Vous avez fort bien entendu. Il est accusé de s’être emparé d’un joyau inestimable qui est dans la famille Vargas y Villahermosa depuis des siècles.

Suffoqué, Aldo chercha sa respiration :

— Un… joyau ? Gilles Vauxbrun ? Mais les bijoux ne l’ont jamais intéressé ! Vous me diriez un clavecin ayant appartenu à la du Barry ou les boîtes à courrier du Cabinet noir de Louis XV, cela pourrait avoir une ombre de vérité, encore que Gilles soit d’une scrupuleuse honnêteté et ne se soit jamais rien approprié sans l’avoir d’abord payé ! Mais, sacrebleu, commissaire ! C’est un homme d’honneur et un expert du XVIIIe siècle ! Sa maison de la place Vendôme est connue du monde entier… et je croyais que vous le saviez ? C’est moi le spécialiste en joyaux, pas lui !

— Mais je ne l’oublie pas. Don Pedro non plus, d’ailleurs… Allons, calmez-vous ! ajouta-t-il en voyant son visiteur blanchir de colère. Et essayez de comprendre ! Dès l’instant où je reçois une plainte, contre qui que ce soit, fût-ce mon frère ou un mien cousin, je suis obligé d’enquêter ! Eh bien, où allez-vous ?

— Rue de Lille ! Pour demander des explications à ce rastaquouère et lui donner mon point de vue sur la question !

Il fonçait vers la porte. Langlois l’arrêta net :

— Vous ne l’y trouverez pas !

— Qu’en savez-vous ?

— Il est ici… Sachant comment vous réagiriez, j’ai choisi de vous mettre face à face devant moi…

— Si vous aimez la boxe, vous allez être servi !

— Pour l’amour de Dieu, essayez d’être un peu raisonnable ! Je veux pouvoir analyser les étincelles de cette rencontre mais il m’est nécessaire que vous gardiez votre sang-froid. C’est important pour moi. Me donnez-vous votre parole ?

Le ton s’était adouci jusqu’à la note amicale.

— Vous l’avez, répondit Aldo, avec un sourire contraint. J’ai cru un moment que vous aviez disparu pour faire place à votre ami Lemercier(3) !

— N’exagérons pas. Revenez vous asseoir !

— Non. Je suis plus grand que lui. C’est un avantage que je tiens à garder.

Il alla s’adosser à une bibliothèque vitrée proche de la table de travail, alluma une cigarette et attendit tandis que Langlois appuyait sur un timbre. Quelques secondes plus tard, Don Pedro Olmedo était introduit.

Il eut un haut-le-corps en découvrant, juste en face de lui, Morosini, mais ne dit rien et fit comme s’il ne l’avait pas vu. Langlois s’était levé pour l’accueillir et désigna l’un des chaises :

— Merci d’être venu, Don Pedro. Veuillez prendre place !

Quand ce fut fait, le commissaire reprit :

— Si je vous ai demandé de venir, c’est afin que vous puissiez répéter devant le prince Morosini ici présent (celui-ci salua d’une brève inclinaison du buste qu’on lui retourna !) le récit que vous m’avez fait au sujet de…

— Ne tournez pas autour du pot, Monsieur le commissaire ! J’accuse ce misérable Gilles Vauxbrun d’avoir volé notre trésor familial dans ma chambre de l’hôtel Ritz tandis que nous l’attendions à l’église Sainte-Clotilde.

Aldo haussa les épaules :

— Vous m’avez vraiment dérangé pour entendre pareille sottise, Monsieur le commissaire ? C’est bien chez vous pourtant que l’on m’a appris l’enlèvement de Vauxbrun tandis que sa voiture était engagée dans la rue de Poitiers ?

Langlois n’eut pas le loisir d’ouvrir la bouche. Le Mexicain, ses moustaches retroussées sur un rictus de dédain, lâchait :

— Enlèvement truqué ! Au lieu de se rendre à l’église, les complices de cet homme l’ont conduit au Ritz où, sous le prétexte d’un oubli de sa fiancée, il est monté à notre appartement. Il s’y est introduit, a volé le joyau et est reparti vers… on ne sait quelle destination inconnue…

Sans plus s’occuper de l’accusateur, Morosini regarda Langlois :

— C’est une histoire de fous ! Dites-moi que je rêve !

— Malheureusement non. On a vu M. Vauxbrun à l’heure indiquée.

— Qui on ? Il y est connu comme le loup blanc ; son magasin est à côté et il fréquente le Ritz, son bar et ses restaurants depuis des années.

— Je sais. Pourtant il a été reconnu par l’un des réceptionnistes à qui il a même fait un signe et par une femme de chambre. Il était en jaquette, un œillet blanc à la boutonnière, et portait son haut-de-forme…

— Je connais tout le personnel et vous ne vous étonnerez pas si je vais lui poser des questions. Encore une fois, rien n’a de sens dans cette histoire ! Follement épris de sa fiancée qu’il a épousée civilement à la mairie du VIIe arrondissement, voilà que le lendemain matin, au lieu d’aller faire sanctifier son mariage, il se fait « enlever » – par qui ? Je serais heureux de le savoir. Mon ami Vauxbrun, n’ayant rien d’un chef de bande, file au Ritz dans le but de dépouiller la famille de sa bien-aimée puis disparaît dans la nature, renonçant non seulement à la bénédiction nuptiale mais surtout à la nuit de noces…

— Vous devenez vulgaire, Monsieur, fit Olmedo.

Morosini darda sur lui un regard devenu vert de fureur contenue :

— Pas de cuistrerie, s’il vous plaît ! Quand un couple s’unit devant Dieu sans doute mais aussi devant deux cents personnes, il ne viendrait à l’idée d’aucune de ces personnes d’imaginer que, la nuit suivante, le couple en question a l’intention de s’en tenir là et de vivre comme frère et sœur. Ce n’est pas le style de Vauxbrun : il est fou de Doña Isabel ! Au point d’être en extase devant elle !

— Trop, peut-être ! laissa tomber le Mexicain. Il se peut qu’il ait craint de perdre ses moyens en face d’une telle beauté révélée. Il n’est plus jeune et pouvait redouter une défaillance. Le collier l’en mettrait à l’abri !

— Un collier magnifique, n’est-ce pas ? Et quand il l’a eu en poche, il n’a rien eu de plus pressé que de fuir le plus loin possible, abandonnant la dame de ses pensées et signant ainsi un larcin un peu trop spectaculaire ? Au fait, qu’est-ce que c’est que ce collier miraculeux qui ressuscite les vieillards ?

— Celui de Quetzalcóatl. Ce sont…

— Les cinq émeraudes porte-bonheur que Montezuma avait remises à sa fille quand elle a épousé Cuauhtémoc qui allait être le dernier empereur aztèque et qu’elle a données à Cortés pour faire cesser les tortures d’un époux adoré ?

En dépit de sa morgue, Olmedo ne cacha pas sa surprise :

— Vous savez cela, vous ?

Le policier intervint doucement :

— Le prince Morosini est un expert mondialement connu. Je crois qu’il n’existe personne sur terre qui en sache plus que lui sur les joyaux anciens, historiques, légendaires ou autres !

— Merci ! Ainsi c’est des émeraudes que nous parlons ?

— Exactement ! Elles sont inestimables et vous comprendrez… Qu’est-ce qui vous prend ! Qu’y a-t-il de drôle ?

Aldo, en effet, venait d’éclater de rire.

— Parce que j’avais raison en parlant d’une histoire de fous ! Voulez-vous que je vous dise où elles sont, vos émeraudes ?

— J’aimerais beaucoup, oui ! émit l’autre, pincé.

— Au fond de la Méditerranée, à l’endroit où a coulé pendant une nuit d’octobre 1541 la galère portant Cortés, ses deux fils et une partie de ses biens…

— Qu’est-ce qu’il faisait là ? demanda Langlois dont l’Histoire était l’une des passions. Le conquérant du Mexique en face d’Alger, ça ne va pas ensemble ?

— Oh, que si ! Vous demandez ce qu’il faisait là ? Je dirais, sa cour à Charles Quint. Celui-ci avait décidé de réduire Alger où, en l’absence de Barberousse, régnait un renégat italien surnommé Hassan Aga, devenu musulman et pirate. L’empereur avait réuni pour ce faire une immense flotte placée sous le commandement du Génois Andréa Doria et une forte armée confiée à Ferdinand de Gonzague. Cortés avait obtenu d’être du nombre des capitaines dans le but de retrouver la faveur du maître. Il était sur son déclin et le savait : trop d’ennemis de part et d’autre de l’Atlantique ! Aussi comptait-il sur sa vaillance pour le remettre en lumière mais une tempête dévastatrice s’est levée dans la nuit, a ravagé une partie de la flotte et envoyé son bateau par le fond. Lui et ses fils ont été sauvés mais ses coffres sont restés au fond de l’eau…

— Quelle idée d’avoir emporté ce collier ? fit Langlois. Ce genre de trésor s’enferme, se cache, s’enterre si nécessaire mais on ne lui fait pas courir les grands chemins. Surtout ceux de la mer qui n’étaient pas les plus sûrs !

— Il s’obstinait à le considérer comme un talisman en dépit de la malédiction dont Cuauhtémoc l’avait frappé. Au moment de son second mariage avec la belle Juana de Zuniga, il le lui avait offert mais il avait suscité la jalousie de l’impératrice et Juana l’avait prié de le reprendre en alléguant qu’il convenait mieux à un homme qu’à une femme. Depuis, il l’emportait partout avec lui en espérant avec une sorte d’entêtement le retour d’une faveur qu’il n’a jamais retrouvée. Quant aux émeraudes, vous savez à présent ce qu’il en est…

— À ce détail près qu’elles ne sont pas restées en baie d’Alger ! affirma Don Pedro qui ajouta : Je ne peux m’empêcher de rendre hommage à votre science, prince ! Je n’aurais jamais cru qu’un étranger pût en savoir si long sur notre histoire. Le collier, vous avez raison, était à bord de la galère de Cortés mais, tandis que la tempête la brisait, quelqu’un a sauvé le joyau.

— Qui donc ? demanda Aldo, repris par sa passion des pierres et de leur parcours.

— Un homme qui, jeune écuyer du conquistador, avait assisté au supplice de Cuauhtémoc et au désespoir de sa ravissante épouse. Il s’était épris d’elle sur l’instant et s’était juré de reprendre le collier à quelque prix que ce soit et de le lui rapporter. De ce jour il s’est attaché au destin de Cortés, guettant patiemment l’occasion de récupérer les émeraudes. Elle s’est fait attendre vingt ans, cette occasion, exactement vingt ans, jusqu’à la nuit de l’ouragan où il a pu, enfin, se les approprier. Il était mon ancêtre, Carlos Olmedo de Quiroga.

— N’avez-vous pas dit qu’il avait fait le serment de les rapporter à la princesse ?

— Si fait, mais quand il a retrouvé sa trace, elle était morte depuis six ans. Lui-même s’est marié… et c’est ainsi que le collier sacré de Quetzalcóatl est entré dans ma famille ! Vous comprendrez, j’espère, qu’il me tienne à cœur de le reprendre à ce… voleur !

— Tout à fait. En revanche, j’aimerais votre avis sur ce qu’il comptait faire d’un objet obtenu à si grand fracas ?

— Je vous l’ai dit : l’une des vertus du collier résidait dans l’accroissement de puissance sexuelle qu’il confère à son propriétaire…

— C’est grotesque ! Vauxbrun n’a jamais eu de problème de ce côté-là. Il reste la valeur marchande du joyau mais sa fortune n’en a pas besoin !

— Qu’en savez-vous ?

— Oh, c’est simple ! S’il avait eu des soucis financiers – surtout au point de le pousser à commettre un vol –, il n’aurait pas hésité à me le dire. Voyez-vous, quand au retour de la guerre je me suis retrouvé ruiné, c’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier en guidant mes premiers pas dans le monde des antiquités… Il n’aurait pas hésité à me demander de lui renvoyer l’ascenseur !

Il y eut un silence. Les mains nouées sur le pommeau d’or de sa canne, Don Pedro ferma à demi les yeux, dirigeant leurs minces rayons sur Morosini, puis il ricana :

— C’est peut-être ce qu’il a fait ? N’êtes-vous pas l’homme le mieux placé qui soit pour…

Il n’acheva pas sa phrase. Aldo venait de bondir sur lui, l’empoignait par le revers de son veston pour le remettre debout et le gratifiait d’un magistral coup de poing qui l’envoya au pied d’un des grands classeurs où il resta étourdi. Langlois se précipita pour l’aider :

— Vous n’auriez pas dû…

— Quoi ? Le laisser m’insulter après avoir traîné Gilles dans la boue ? J’espérais que vous me connaissiez mieux ?

— J’ignorais que vous possédiez une droite aussi fulgurante.

— La gauche n’est pas mal non plus ! Vous voulez que je vous montre ? ajouta-t-il en faisant un pas vers l’homme groggy.

— Merci ! Cela suffit ! À présent, fichez le camp avant qu’il revienne à lui et, en passant, dites à Lecoq de venir m’aider !

— Vous ne m’arrêtez pas ?

— Pourquoi ? Vous avez commis un acte répréhensible ? Moi, je n’ai rien vu ! Don Pedro vient de se trouver mal, un point c’est tout !

Aldo reprit son pardessus, son chapeau et ses gants puis sortit en se massant le poing. Il avait frappé si fort qu’il en ressentait une douleur… Mais c’était bigrement réconfortant de savoir que le commissaire était toujours son ami.

En rentrant rue Alfred-de-Vigny en taxi, Aldo était encore bouillant de colère.

— Voilà où nous en sommes, clama-t-il en arpentant le jardin d’hiver sous l’œil consterné de Mme de Sommières et de Marie-Angéline. Vauxbrun aurait concocté lui-même son enlèvement pour faucher les émeraudes disparues depuis si longtemps qu’on pourrait douter de leur existence réelle, lesquelles émeraudes il m’a refilées pour que je les fourgue le plus cher possible !

Mme de Sommières prit son petit face-à-main d’or pour considérer son neveu avec stupeur :

— Qu’est-ce que ce langage ? Refiler… fourguer !

— Puisque me voilà f… receleur, autant m’habituer sans tergiverser à mon personnage. À moi le milieu !

— L’essentiel est que Langlois ne le croie pas ! remarqua Adalbert qui arrivait et avait tout entendu en traversant les salons de la marquise, ce qui évita à Aldo de recommencer.

— C’est une bonne chose sans doute, riposta celui-ci, mais l’essentiel, pour moi, c’est de retrouver Vauxbrun… et en bon état, si faire se peut. Ce dont je commence à douter…

Il en douta plus encore quand, deux jours plus tard, les gendarmes de Fontainebleau retrouvèrent, dans la forêt, la Delahaye de louage qui était censée conduire Gilles Vauxbrun à l’église Sainte-Clotilde. Elle était vide, à l’exception du chauffeur demeuré sur son siège… où il avait brûlé avec le reste…

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