5
UN CONDENSÉ DE HAINE
Un porteur sur les talons, Morosini se dirigeait vers la sortie de la gare quand une main gantée surgit du moutonnement des autres voyageurs en même temps qu’un cri :
— Aldo !… Je suis là !
— Lisa ?
C’était bien elle. Remontant le courant humain, elle lui tombait dans les bras l’instant suivant.
— Mais qu’est-ce que tu fais à Vienne ? Pourquoi ne m’avoir rien dit ?
— L’idée m’en est venue juste après avoir raccroché le téléphone ! Cela t’ennuie ?
— Idiote ! fit-il en la serrant contre lui, heureux de sentir sous ses lèvres la fraîcheur de sa peau, le parfum de ses cheveux qu’elle n’avait pas jugé utile de couvrir d’un chapeau et toute cette vitalité qui émanait d’elle.
— C’est la plus belle surprise que tu pouvais me faire, ajouta-t-il en glissant son bras sous le sien. Mais pourquoi être venue à la gare ? Il fait un temps affreux !
Une pluie rageuse crépitait sur les grandes verrières, dégouttant des chenaux en petits ruisseaux.
— Pour que tu viennes directement à la maison. Tu crois que j’ignore que, chaque fois que tu viens ici, tu te précipites dans l’hôtel équivoque de la bonne Mme Sacher ?
— Équivoque ! fit-il, scandalisé. Une maison de cette qualité ?
— Où les archiducs venaient jadis faire la noce avec les belles Tsiganes ! Il n’y a plus tellement d’archiducs en circulation, mais ils sont remplacés par les messieurs riches et les innocents voyageurs épris de couleur locale et désireux de s’offrir le menu de Rodolphe avant Mayerling… En plus, les Tsiganes sont toujours là ! Remarque, cela n’enlève rien à l’excellence de ce qui est toujours le meilleur hôtel de Vienne et de ses productions !
— Dis-moi, Lisa ? Serais-tu en train de devenir mauvaise langue ?
— Mais je le suis depuis ma naissance, mon cœur ! Console-toi, même si tu ne dors pas chez Mme Sacher, tu auras droit à son sublime gâteau au chocolat et à l’abricot. Grand-Mère en a envoyé chercher ce matin en ton honneur ! Au fait, je ne t’ai pas demandé si tu as fait bon voyage…
On venait de franchir la sortie. Aldo s’arrêta, obligeant sa femme à en faire autant :
— N’en dis pas davantage, j’ai compris !
— Quoi ?
— Quand tu joues les moulins à paroles, c’est que quelque chose ne va pas. Alors explique-moi calmement ce qu’il y a ?
— Tu le demandes ?
Le sourire s’était effacé et les yeux violets de la jeune femme brillèrent d’un éclat liquide :
— Je meurs de peur, si tu veux le savoir ! Et cela depuis que je sais – en gros, parce que au téléphone tu n’es jamais prolixe – que ce fichu mariage a tourné à la catastrophe. Quant aux journaux français, ils se montrent d’une discrétion absolument inhabituelle chez eux. Et c’est pourquoi je suis ici… Je veux la vérité !
— Tu vas l’avoir. Je te demande simplement un peu de patience : jusqu’à ce que je puisse la partager entre toi et Grand-Mère. Je n’ai pas de goût pour le récit de Théramène… et je suis fatigué parce que je n’ai pas dormi de la nuit !
On s’était remis en marche et bientôt le chauffeur de Mme von Adlerstein ouvrait devant eux la portière de la limousine noire, salué par un :
— Comment ça va, Adolf ?
— Bien, grâce à Dieu, Excellence ! J’espère que le voyage a été bon ?
— Convenable, comme d’habitude…
Aldo fit monter Lisa, la suivit et à peine assis l’entoura de son bras pour l’attirer contre lui et ferma les yeux :
— Tais-toi ! Laisse-moi savourer ce moment délicieux auquel je ne m’attendais pas ! C’est bon, tu sais, d’être près de toi, de te toucher, de te respirer… même quand tu sens le loden mouillé !
Pour seule réponse, elle se redressa puis se pencha jusqu’à ce que ses lèvres caressent doucement celles de son époux. Un baiser léger mais prolongé qui le fit ronronner :
— Hmmmm !… C’est bon !… Encore, pria-t-il en la sentant s’écarter.
— Il ne faut jamais abuser des bonnes choses… et il n’y a pas des kilomètres entre la gare et la maison !
Cinq minutes plus tard, en effet, la voiture s’engageait dans Himmelpfortgasse, une rue étroite de la vieille ville où s’alignaient quelques palais, et, après s’être annoncée de deux coups de klaxon, franchissait un beau portail cintré de chaque côté duquel des atlantes chevelus aux muscles impressionnants soutenaient un admirable balcon de pierre ajourée.
Aldo aimait « Rudolfskrone », le vaste domaine de Mme von Adlerstein dans le Salzkammergut, autant qu’il détestait son palais viennois assez sombre et plutôt écrasant. Mais surtout parce que Joachim, le majordome, y régnait en potentat et qu’entre lui-même et ce tyran domestique il n’existait guère d’affinités. Et cela depuis leur première rencontre, sur le pas de la porte et de part et d’autre d’un panier à provisions. Aldo souhaitait un entretien avec la dame de ces lieux et Joachim l’avait carrément traité en indésirable. Par la suite, son titre de prince et aussi le mariage avec Lisa avaient sensiblement arrangé les choses mais Morosini restait convaincu qu’au-delà de l’obligatoire politesse, l’homme aux favoris – blancs et abondants qui lui donnaient une vague ressemblance avec François-Joseph – ne l’avait jamais adopté et qu’il eût cent fois préféré un nobliau autrichien à une altesse vénitienne reconvertie dans la « boutique »… Pour sa part, Aldo le détestait et c’était une raison de plus de préférer son cher hôtel Sacher lorsqu’une affaire quelconque l’attirait à Vienne ! Ce soir, heureusement, il y aurait Lisa et les fonctions du majordome s’arrêtaient au seuil des chambres à coucher ! Enfin… en principe !
Mais Aldo sentit la moutarde lui monter au nez quand, au lieu de faire porter les bagages dans la chambre de sa femme, on les conduisit de l’autre côté du grand palier, dans l’une des chambres d’apparat, une sorte de hall de gare meublé dans le style pompeux cher aux Habsbourg où la majeure partie du terrain était occupée par deux immenses lits de deux personnes accolés selon la mode du pays. Il s’apprêtait à ouvrir la bouche pour protester quand Joachim le devança en s’inclinant devant Lisa :
— Ce matin, un accident a eu lieu dans la salle de bains de Mme la princesse. Elle a été inondée et sa chambre aussi.
— Que s’est-il passé ?
— Le dernier gel a dû faire éclater une conduite et quelque chose s’est bouché. Le plombier a été prévenu…
— Allons voir ! décréta Aldo.
La chambre de sa femme n’avait rien à voir avec le mausolée dans lequel on voulait le faire coucher. Un seul lit à « la polonaise », habillé de satin broché vert céladon, de jolis meubles du XVIIIe italien ou français, des tentures assorties au lit. C’était un endroit charmant où Aldo avait de bien aimables souvenirs. Pour l’instant, un valet et une femme de chambre agenouillés achevaient d’éponger la salle de bains et l’on avait retiré les tapis sous lesquels le parquet était sec.
— Ce n’est pas grave au point de nous faire camper dans une succursale de la Hofburg où je ne fermerai pas l’œil de la nuit ! Tâchez de nous trouver des carpettes et nous nous servirons de la salle de bains du palier.
— Mais, Votre Excellence ! Mme la comtesse sera sûrement mécontente quand elle rentrera…
— Elle est à une messe de mariage à Laxenbourg, expliqua Lisa.
— J’en fais mon affaire ! s’entêta Aldo. Nous dormirons ici ! C’est ça ou nous allons nous réfugier chez Sacher !
Avec une satisfaction maligne, il vit s’emplir d’horreur les yeux de son ennemi tandis que, la mine crucifiée, il quittait le lieu du drame avec les autres serviteurs. Ce n’était qu’un détail sans importance mais ce coup de force domestique avait réconforté Aldo. Lisa se mit à rire quand, la porte dûment refermée, il la prit dans ses bras :
— Tu ne le soupçonnes tout de même pas d’avoir lui-même percé la conduite ?
— Je le crois capable de n’importe quoi pour m’être désagréable. Toi, je ne sais pas, mais moi je me sens incapable de t’aimer dans un endroit qui ressemble à la crypte des Capucins…
Ce qui n’était évidemment pas le cas sous le dais de satin du lit à la polonaise…
Chaque fois qu’il revoyait sa belle-grand-mère, Aldo éprouvait un sentiment d’admiration analogue à celui que lui inspirait Tante Amélie. Grande et mince comme elle mais toujours vêtue de noir et de blanc, elle avait un visage à peine ridé tenu haut par un long cou habillé d’une guimpe baleinée sous une couronne de tresses argentées. Il y retrouvait le sourire de Lisa et surtout les yeux de Lisa, leur rare teinte d’améthyste et leur vitalité. De son côté, Valérie von Adlerstein s’était prise d’affection pour ce petit-fils hors normes qu’à leur première rencontre elle avait plutôt maltraité(8).
Ce soir, elle était particulièrement sensible à la tension qu’elle devinait en lui et à l’inquiétude latente de son regard. Le merveilleux moment de détente qu’Aldo avait goûté avec Lisa depuis son arrivée lui avait fait du bien mais à présent le problème crucial qu’il avait à résoudre reprenait ses droits.
Avec sa précision coutumière, il avait retracé ce qui s’était passé depuis la déroute de Sainte-Clotilde pour finir par la séance du bois de Boulogne, ne gardant pour lui que le subit éclat de rire qui lui avait glacé le sang. Déjà, Lisa réagissait avec une anxiété qu’elle ne cherchait plus à cacher. Elle avait encore trop proche dans sa mémoire son angoisse quand, trois ans plus tôt, Aldo était tombé entre les griffes d’un malfaiteur impitoyable(9).
— Qu’adviendra-t-il si, au bout des trois mois, tu n’as pas réussi à mettre la main sur ce collier ?
— D’abord, tu devrais dire « nous ». Ce n’est pas gentil d’oublier Adalbert dont tu sais parfaitement qu’il va en prendre sa bonne part. Ensuite… je n’ai pas de réponse à t’offrir. Je n’en ai aucune idée… Sinon que Gilles sera vraisemblablement exécuté.
— Ce serait stupide, à mon avis, dit Mme von Adlerstein. Un otage assassiné ne sert plus à rien. À moins qu’ils n’en trouvent d’autres et, à ce propos, ne serait-il pas plus prudent que Lisa et les enfants viennent s’installer chez moi ? Ce palais, ajouta-t-elle avec l’ombre d’un sourire, est assurément moins séduisant que le vôtre mais on peut en faire une véritable forteresse…
— Et Joachim serait capable de mettre en déroute le diable en personne, je sais ! Je ne vous cache pas que j’y songeais !
— On pourrait peut-être me demander ce que j’en pense ? intervint Lisa d’une voix plaintive.
À travers la largeur de la table, Aldo alla chercher la main de sa femme qu’il recouvrit de la sienne :
— Ne complique pas tout, Lisa ! Je suis persuadé que tu as déjà accepté. À présent, parlons de la raison de mon voyage : cette Eva Reichenberg qui est la seule piste que l’on m’ait donnée et qui me paraît fragile. D’abord, elle doit être morte depuis longtemps…
— Nous sommes contemporaines… et cousines. Éloignées, je l’admets mais cousines tout de même. Réfléchissez, Aldo ! Lisa ne vous aurait pas conseillé de venir me voir si elle pensait que je n’avais rien à vous apprendre.
— C’est vrai ! Je vous demande pardon ! Ainsi, vous la connaissez. Quelle chance ! Et vous savez où elle habite ?
— Ici. À Vienne ! Mais ne vous réjouissez pas trop vite : elle est folle depuis des années.
— Oh, non !
— Oh, si ! Quand elle a appris que l’empereur Maximilien avait été fusillé, elle a tenté de se suicider par pendaison. On l’a sauvée de justesse mais sa raison a été atteinte et, sans avoir sombré complètement dans la démence, elle a eu besoin depuis d’une surveillance quotidienne...
— Elle est internée ?
— Pas au sens où vous l’entendez. Sa famille est extrêmement riche et elle vit quasiment internée dans une propriété qui lui appartient. Elle a toujours été un peu… exaltée, vous savez. C’est à son premier bal à la Hofburg qu’elle s’est éprise de celui qui n’était encore que l’archiduc Maximilien. Il faut avouer qu’il était charmant et qu’Eva n’était pas la seule dans ce cas mais, ce soir-là, elle a dansé avec lui et en est restée à jamais captive. Inutile d’ajouter que le mariage avec Charlotte de Belgique l’a mise d’autant plus en fureur qu’elle avait l’impression de ne pas être indifférente à son prince, et elle a voué dès cet instant à la nouvelle archiduchesse une haine farouche. Sa fortune et l’inertie maternelle le lui permettant, elle s’est attachée aux pas du couple, vivant comme eux, à Milan, à Venise et à Trieste le plus près possible du château de Miramar. Ensuite, quand ils ont accepté d’aller régner sur le Mexique, elle s’y est rendue avant eux. Pour quoi faire ? Je ne sais pas… J’avoue n’avoir jamais essayé de savoir, Eva ne m’inspirant pas une sympathie particulière. Tout ce que j’ai appris par les potins de cour, c’est qu’elle résidait encore au Mexique lorsque l’impératrice Charlotte en est revenue chercher du secours auprès du pape, de Napoléon ni et de François-Joseph son beau-frère, jusqu’à ce que l’oncle d’Eva, inquiet du sort de sa sœur et de sa nièce, fasse le voyage pour les chercher et les ramener à Vienne. À la suite de quoi, la mort de Maximilien a déclenché la crise dont je vous ai parié et la décision de tenir désormais la jeune femme sous étroite surveillance. Quand je vous aurai dit que sa mère est morte quelques semaines après leur retour, vous en saurez autant que moi.
— Ce n’est pas très encourageant, soupira Aldo. L’avez-vous revue depuis qu’elle est rentrée ?
— Deux fois. La première au moment du décès de sa mère qui n’a pas paru l’émouvoir outre mesure et une autre fois, à je ne me souviens plus quelle occasion. Ce qui ne fait pas beaucoup en tant d’années, ajouta-t-elle avec un demi-sourire, mais j’avoue que, cette seconde fois, j’ai éprouvé une profonde impression de malaise qui ne m’a pas incitée à revenir… Cette femme dont la folie n’est pas toujours apparente n’est qu’un bloc de haine.
— Envers ceux qui ont exécuté Maximilien, je suppose ? dit Lisa.
— Non. Envers l’impératrice Charlotte qu’elle rend responsable des malheurs qui se sont abattus sur son héros. Elle sait que son ennemie est devenue folle elle aussi et ne cesse de s’en réjouir en se félicitant de l’avoir amenée à ce triste état.
— Comment cela ? fit Aldo. Elle se vanterait d’avoir occasionné la démence de cette malheureuse qui est morte il n’y a pas bien longtemps, il me semble ?
— Environ trois ans. Je confesse qu’à ce moment-là, j’ai éprouvé une vague envie d’aller voir Eva, mais j’ai réussi à y résister parce que je jugeais ce désir assez méprisable : une simple… mais peu glorieuse curiosité.
— Vous vouliez savoir si elle se réjouirait de la nouvelle ?
— Oui. Admettez que ce n’était guère élégant ? Pourtant, j’ai regretté après de ne pas y être allée… Et ce n’est pas plus honorable !
— Pourquoi ?
— Maria Kolinski, sa demi-sœur, m’a raconté que, loin de la réjouir, la nouvelle l’a mise hors d’elle : la mort a soustrait sa rivale à la malédiction qu’elle lui avait jetée, sans compter qu’à présent, elle a rejoint Maximilien. Ce qui oblige son entourage à redoubler de vigilance.
— Je trouve ça idiot, émit Lisa. À son âge et si elle est en si mauvais état, pourquoi ne pas la laisser échapper, elle aussi, à une existence pénible ?
— D’abord, elle n’est pas en « si mauvais état », comme tu dis. Ensuite, elle possède une belle fortune héritée de son père qui avait pris ses précautions. Ceux qui la soignent recevront à sa mort une coquette somme qui leur échapperait si le décès n’était pas naturel : autrement dit, si elle était assassinée ou, pis, si elle se suicidait. Pour ce catholique intransigeant, mettre fin soi-même à ses jours était le pire des crimes. Et elle a déjà fait une tentative…
Après l’avoir écoutée avec attention, Aldo garda le silence quelques instants :
— Il faut que je lui parle, dit-il enfin. C’est ma seule chance d’apprendre ce qu’elle a fait de ce damné collier. Pensez-vous qu’elle me recevrait ?
— Vous seul, non. Elle serait sûrement d’accord mais pas les gens qui la gardent puisque vous êtes un inconnu. Mais avec moi, oui, je pense…
— Alors, le plus tôt sera le mieux !
— Un instant, coupa Lisa. Comment penses-tu obtenir d’une malade mentale qu’elle te raconte comment et pourquoi elle a volé ces pierres ? Que vas-tu lui dire ?
— La vérité, tout simplement, et je vais me présenter pour ce que je suis : un homme qui recherche un joyau perdu… mais pour sa propre collection. Pour ce que j’en sais, je ne pense pas qu’elle serait sensible à l’idée qu’il s’agit de sauver une vie humaine.
La Hohe Warte, à l’ouest de Vienne, où se trouvaient les grandes serres Rothschild, était l’une de ces artères paisibles où les parcs des propriétés faisaient passer de la ville à la campagne sans solution de continuité. Qui la suivait se retrouvait dans les vignes fournissant les petits vins blancs aux « Heuriger(10) » de Grinzing, en route pour le mont Kahlenberg et la forêt viennoise.
Entourée d’un vaste jardin, la maison d’Eva Reichenberg accolait plusieurs pavillons carrés couronnés de terrasses à balustres sur lesquels se tordaient les branches capricieuses d’une glycine encore privée de ses fleurs. Sous le léger soleil apparu vers midi, l’ensemble donnait une impression de calme et d’harmonie propre à apaiser des nerfs malades. Les deux visiteurs n’y furent pas indifférents. Un valet en livrée bleue les accueillit, vite relayé par une forte femme habillée comme au début du siècle d’une longue jupe grise et d’un corsage blanc à manches amples et col baleiné, ses cheveux poivre et sel coiffés en brioche et le nez chaussé de lunettes, en qui l’on devinait sans peine une infirmière. Son sourire découvrit une denture bicolore où l’or alternait avec un blanc légèrement grisâtre. Elle répandait une vivifiante odeur de savon de Marseille :
— Je suis Fräulein Gottorp, déclara-t-elle en attachant sur Aldo un regard scrutateur, la demoiselle de compagnie de la comtesse Eva. Elle est très heureuse de recevoir Mme von Adlerstein qui est de ses amies et aussi M. le prince… Morosini, n’est-ce pas ? Mais elle se sent un peu lasse, ce tantôt. Je vais devoir les prier de bien vouloir me suivre jusqu’à sa chambre…
— J’espère que nous ne sommes pas importuns ? demanda la comtesse.
— Absolument pas ! Au contraire. Il est toujours agréable de recevoir une amie d’autrefois et de faire de nouvelles connaissances…
Ramassant sa longue jupe d’une main, ce qui découvrit d’attendrissants jupons blancs à dentelle de Calais et d’immenses pieds chaussés de cuir noir, elle les précéda dans un large escalier de pierre réchauffé par un « chemin » en moquette vert foncé, fit quelques pas dans une galerie ornée de tableaux qui auraient eu besoin d’un sérieux récurage : trop sombres pour que l’on puisse distinguer ce qu’ils représentaient. Enfin, ouvrit la porte d’une vaste pièce au seuil de laquelle elle clama avec la vigueur d’un aboyeur à l’entrée d’une réception :
— Madame la comtesse von Adlerstein et Monsieur le prince Morosini, Madame !
— Ne criez pas si fort, ma bonne Gottorp ! Je ne suis pas sourde ! Chère Valérie ! Quel plaisir de vous voir après tant d’années ! Je pensais que vous m’aviez oubliée…
— Vous savez que c’est impossible, Eva. Mais la vie va si vite que l’on ne voit plus passer le temps…
— C’est bien vrai ! En outre, vous m’amenez…
— L’époux de Lisa, ma petite-fille, Aldo Morosini, de Venise, dont vous savez peut-être qu’il est un célèbre expert en joyaux anciens…
— Non, je ne le savais pas. Mais comme c’est intéressant ! fit-elle en tendant à Aldo une petite mains sèche qui devait peser moins lourd que les bagues et bracelets qui l’ornaient et sur laquelle il s’inclina.
Tout en débitant les compliments d’usage, il examinait cette femme en s’avouant qu’il ne l’imaginait pas ainsi. Dieu sait pourquoi, il se l’était représentée taillée sur le même patron que Tante Amélie ou Grand-Mère Valérie mais elle était l’opposé : plutôt menue – autant que l’on en pouvait juger de la chaise longue où elle se tenait à demi étendue – et délicate comme une statuette grecque ou chinoise. En dépit de l’âge, sa beauté restait évidente grâce à une ossature parfaite tendant une peau finement ridée mais sans relâchement, à l’éclat intact de deux yeux noirs peut-être un rien trop brillants et à un sourire un peu crispé. En résumé, il n’avait pas l’impression d’être en face d’une folle. Quant aux bijoux, elle devait les aimer si l’on considérait, en plus de ceux des poignets, le quintuple rang de perles qui enserrait son cou au ras de la robe de velours noir et la broche ancienne – perles et émeraudes – retenant sur ses épaules un très beau cachemire mordoré comme en portaient les impératrices à l’époque de sa jeunesse.
— Venez vous asseoir près de moi, dit-elle avec enjouement en désignant un fauteuil proche de son coude et sans s’occuper davantage de sa visiteuse. J’ai toujours adoré les bijoux et, grâce à Dieu, je n’en ai jamais manqué. Comment trouvez-vous ceux-ci ? J’ai un faible pour les pierres vertes !
Enchanté de l’occasion, il se pencha avec intérêt sur la broche qu’elle désignait :
— Ces trois émeraudes sont splendides… mais ce ne sont pas les seules que vous possédez… si j’en crois ce que m’ont appris des amis américains…
— Américains ? Vraiment ? Comme c’est étrange !
Au point où il en était, Aldo maudit Fräulein Gottorp qui, après une brève absence, reparaissait chargée d’un vaste plateau contenant le traditionnel café viennois et des pâtisseries qu’Eva accueillit avec satisfaction et, bon gré, mal gré, il fallut sacrifier à ce rite important de la politesse autrichienne. Par chance, le café était bon et Aldo l’apprécia, se contentant d’échanger un regard agacé avec Mme von Adlerstein tandis que s’installait un silence inquiétant : occupée à faire disparaître une impressionnante quantité de choux à la crème, leur hôtesse semblait les avoir complètement oubliés.
Cet intermède permit à Aldo de mieux étudier la pièce où il se trouvait. Une chambre sans doute mais surtout un sanctuaire à la mémoire du fugace empereur du Mexique. D’abord, au-dessus d’une console supportant un vase d’iris, de tulipes et de feuillage roux cravatés de noir, un portrait en pied du prince dans un costume de sacre qui devait faire grand honneur à l’imagination du peintre car c’était tout simplement sur la couronne de Charlemagne posée sur un coussin qu’il reposait sa main. Un cas d’usurpation flagrante, lorsque François-Joseph vivait. Un nœud de crêpe était appliqué sur le haut du cadre doré. Mais ce n’était pas la seule effigie. En aquarelle, au fusain, à la plume ou à la sanguine, voire en médaille, on retrouvait partout le pauvre Maximilien avec sa mine romantique et sa barbe à deux pointes dissimulant un menton fuyant. Où diantre cette femme avait-elle trouvé tout ça ?
En achevant son tour de chambre, son regard rencontra le sourire amusé de la comtesse Valérie. Sourire vite effacé. Cependant, leur attente arrivait à son terme. Poussant un soupir de satisfaction, Eva reposait assiette et fourchette à gâteau pour finir sa tasse de café. Sans lui laisser le temps de respirer mais après s’être signée mentalement, la vieille dame monta au créneau :
— Avant que l’on ne nous serve ces choses exquises que nous venons de déguster, le prince Morosini faisait allusion à une autre parure d’émeraudes, si importante que des amis américains lui en auraient parlé…
Avec un sourire reconnaissant, Aldo enchaîna :
— Je me suis mal exprimé et vous en demande pardon, comtesse. En fait, il s’agissait d’amis mexicains et…
Instantanément, le visage d’Eva se ferma. Un éclair de colère traversa ses yeux sombres :
— Misérables gens, ces Mexicains ! Peuple fourbe aux mains pleines de sang ! Ils l’ont fusillé, savez-vous ? Ces bandits ont osé assassiner celui qui était venu leur apporter la paix et l’ordre ! Vous avez des amis dans ce bourbier ?
— Non. Aucun, comtesse ! Ceux auxquels je fais allusion sont des réfugiés chassés par Juarez… Ils m’ont parlé de vous avec… une sorte de vénération ! Vous seriez celle qui a réussi à arracher aux assassins de l’empereur leur trésor le plus vénéré : le collier sacré de Montezuma…
Dans le regard devenu fixe, la colère fit place à une lueur de triomphe :
— Les cinq émeraudes !… Oh, oui, je les ai prises là où elles étaient terrées depuis des siècles ! Je les ai prises pour lui… mon prince bien-aimé !… mon doux empereur ! Et je les lui ai données pour lui porter chance… pour qu’il puisse juguler un peuple qui ne savait que lui faire du mal !
Elle se tut et l’on put entendre grincer ses dents. Quelque chose se passait en elle et, redoutant que ce ne soient les prémices d’une crise, Aldo souffla :
— Peut-être devrais-je arrêter ? Je ne voudrais pas réveiller son mal…
— Tant pis ! Il faut en prendre le risque ! chuchota la comtesse. Songez à l’enjeu !… D’ailleurs, j’ai l’impression qu’elle ne nous entend plus…
Eva, en effet, se levait et, croisant les bras sur son châle, se mettait à marcher de long en large comme un animal en cage…
— … mais je me trompais, lança-t-elle d’une voix saccadée. Tout a été de mal en pis ! Les émeraudes ont développé un pouvoir maléfique en entrant dans la maison de Max parce que auprès de lui vivait un démon acharné à sa perte… oui, oui, elle était là, toujours là, toujours plus avide de pouvoir…
— Qui ? hasarda Aldo.
— Elle ! La Belge ! La femme à laquelle il ne touchait jamais… et qui ne lui pardonnait pas de la délaisser… alors qu’il savait m’aimer avec tant de passion. Elle voulait régner à n’importe quel prix… n’importe où… même chez les pires sauvages… Auprès d’elle, il souffrait le martyre… alors il les fuyait, elle et l’enfant qu’elle l’avait obligé à adopter parce que son ventre à elle était stérile…
— C’est elle qui a pris les émeraudes ?
Il y eut un silence. Eva venait d’arrêter sa marche agitée devant le grand portrait sur lequel elle posa des mains tremblantes d’adoration tandis que ses larmes se mettaient à couler. Aldo répéta doucement :
— Elle a pris les émeraudes ?
— Oui… mais sans le savoir ! À la suite de sa décision de s’en aller, d’abandonner mon Max à son peuple barbare pour aller se pavaner en Europe en échappant à la malédiction, j’ai voulu qu’elle paie enfin ses crimes ! Puisque les pierres vertes étaient maudites, il fallait qu’elles partent avec elle… Elle disait qu’elle reviendrait bientôt mais elle a tout emporté, ses robes, ses bijoux et tout ce qui avait de la valeur. J’ai pensé lui attacher les dieux malfaisants pour qu’ils la détruisent… et ils ont réalisé mon vœu ! À peine arrivée, elle est devenue folle !… folle à lier !… à enfermer !… à ligoter ! Ah ! le bonheur que j’ai ressenti en l’apprenant… J’avais réussi !… C’était merveilleux !… Oh, je me sentais si fière de mon stratagème !…
Elle riait et pleurait à la fois. Mme von Adlerstein la rejoignit et la prit dans ses bras pour la bercer comme un enfant malheureux.
— Et vous avez eu raison ! C’était en vérité une idée géniale…
— N’est-ce pas ? Oh, je suis… heureuse que ça vous ait plu ! C’était tout bête pourtant !
— Les meilleures idées sont toujours simples et celle-là…
Sous l’œil angoissé d’Aldo, le visage d’Eva s’illumina soudain :
— N’est-ce pas ? Et c’était tellement facile : mettre un double fond dans une de ses boîtes à éventail. Elle en avait une collection ! Elle adorait s’éventer en prenant des airs supérieurs… Un objet de risée ! Une pauvre insensée ! Voilà ce qu’elle est devenue à présent… au fond d’un vieux château ! Oh, je la hais… je la hais… Je la hais !
Le dernier cri s’acheva en sanglots si violents qu’ils attirèrent Fräulein Gottorp…
— Que se passe-t-il ? Oh, mon Dieu !
Écroulée contre la poitrine de la comtesse, Eva subissait une violente crise de nerfs. Voyant que la vieille dame peinait à la maintenir, Aldo l’écarta, enleva la malade dans ses bras et l’étendit sur son lit où Gottorp, armée d’une serviette et d’eau fraîche, le rejoignit :
— Vous devriez partir ! conseilla-t-elle. J’en ai pour un moment à la calmer.
— Peut-on vous aider ?
— Non, son médecin va venir… C’est étonnant ! Elle était si paisible ce tantôt. De quoi avez-vous parlé ? ajouta-t-elle d’un ton accusateur.
Plantant dans les yeux d’Aldo un regard qui lui ordonnait le silence, Mme von Adlerstein fit semblant de chercher puis déclara :
— Voyons ! Réfléchissons… tout se déroulait bien en effet. Nous parlions de choses sans importance quand le mot de Mexique est venu dans la conversation.
— Ah, Seigneur ! J’aurais dû vous prévenir…
— Pourtant ces portraits… ces objets doivent le lui rappeler à chaque instant ?
— Oh, ne me demandez pas d’expliquer ! Elle parle sans cesse de l’empereur, mais le nom du pays qui l’a tué est tabou !
— Croyez que nous sommes désolés…
— Vous ne pouviez pas savoir…
— Nous partons.
Dans la voiture qui les ramenait au palais Adlerstein, les deux visiteurs gardèrent le silence. Assez accablé pour Aldo. Il avait cru voir, un instant, s’ouvrir l’une des portes de l’Histoire. Or elle s’était seulement entrebâillée pour se refermer presque aussitôt. À Lisa qui les attendait des interrogations plein les yeux, il jeta :
— Ce dont nous sommes certains, c’est que le collier est revenu en Europe, et un temps, en Belgique, mais depuis la mort de l’impératrice Charlotte, Dieu sait ce qu’il a pu devenir…
— C’est elle qui l’avait ?
— Oui, mais sans le savoir…
— Explique ! Tu es à peu près aussi clair que l’Évangile selon saint Jean !…
— Lisa ! protesta sa grand-mère. Quel langage pour une chrétienne !
— Cela ne veut pas dire que j’aie perdu la foi ! Avouez qu’il est franchement obscur, l’évangile en question ?
— Vous en discuterez plus tard ! coupa Aldo, agacé. On a d’autres chats à fouetter…
Lorsqu’il eut fini de décrire la scène dramatique dont la maison de la Hohe Warte avait été le théâtre, ce fut au tour de Lisa d’entrer dans une brève méditation qu’elle acheva en demandant :
— Est-ce que quelqu’un connaît la date de cette mort ?
— Elle s’est éteinte le 19 janvier 1927, dit la vieille dame. Je m’en souviens parce que ma cousine Élisabeth est morte le même jour. Charlotte vivait depuis des années au château de Bouchout, pas loin de Bruxelles…
— Mais évidemment ! s’écria Lisa. Souviens-toi, Aldo ! Elle n’avait pas d’enfants et tu songeais à te rendre là-bas, pensant que la famille procéderait à une vente d’au moins une partie de ses bijoux parce qu’elle en avait beaucoup et de fort beaux. Et puis il n’y a rien eu…
— C’est vrai. Je pensais que la famille se les était partagés. Ce qui m’étonnait, mais avec les dégâts laissés par la guerre, on pouvait supposer que même des princes pouvaient préférer de l’argent à des diadèmes et autres bibelots… Quoi qu’il en soit, ils n’en ont rien fait. Ce qui met un point final à l’histoire.
— C’est ce qui s’appelle jeter le manche après la cognée ! s’indigna la jeune femme. Il devrait tout de même être possible à l’illustre maison Morosini d’obtenir quelques renseignements ? Tu as gardé, j’imagine, des correspondants en Belgique ?
— Surtout chez les joailliers. L’ex-Mina Van Zelden, brillante secrétaire s’il en fut, connaissait tout cela par cœur, sourit-il, faisant allusion au temps où Lisa, déguisée en Hollandaise et méconnaissable sous des habits dignes d’une quakeresse, avait travaillé pour lui en faisant preuve d’une rare compétence.
— Tu devrais aller en voir au moins un. Si les bijoux ont été partagés, je suis persuadée qu’ils savent entre qui et comment. Ces gens-là entretiennent des espions autour de toutes les maisons royales et des collectionneurs de renom…
— Tu n’oublies qu’une chose : le collier a été caché dans le double fond d’une boîte à éventail et n’a jamais fait partie de l’écrin de la pauvre Charlotte. Elle a pu en faire cadeau à quelqu’un ou alors les dames de son entourage ont pu recevoir, après sa mort, ses objets de coquetterie qui étaient autant de souvenirs. À ce propos, je trouve étrange cette histoire de double fond. Tel qu’il était, le collier devait être important. Il y avait les cinq émeraudes mais aussi la chaîne et les motifs d’or ciselé qui les reliaient. Une boîte à éventail – même un grand ! – peut-elle avoir les dimensions suffisantes…
— Je me demande, émit Grand-Mère, s’il n’aurait pas été démonté par l’un de ceux qui l’ont eu entre les mains ? Souvenez-vous, Aldo, Eva n’a parlé que des pierres. Pas une fois du collier. Si c’est le cas, la cachette devient crédible. Cinq émeraudes, même de cette taille, peuvent se dissimuler sans difficulté dans ces boîtes parfois imposantes, voire précieuses. Et l’impératrice en avait beaucoup. Au fond, elle n’est pas morte depuis si longtemps. Il devrait vous être facile d’obtenir de la cour de Belgique la liste des personnes qui l’entouraient et la servaient dans sa dernière résidence.
— Vous avez des relations, vous, à la cour de Bruxelles ?
— Quand la reine Marie-Henriette(11) était encore de ce monde, je vous aurais répondu oui, mais plus maintenant. Quant aux dames autrichiennes qui ont servi l’impératrice Charlotte au Mexique telles les comtesses Kinsky et Kollonitz, elles avaient quitté le pays bien avant la catastrophe. Enfin, la guerre a détruit la vieille complicité qui unissait jadis la noblesse d’Europe. Il ne reste que ceux qui ont combattu dans un clan et ceux de l’autre côté… Même les liens de famille tissés par mariage n’y ont pas résisté…
— Eh bien, et nous alors ? protesta Lisa. Je suis votre petite-fille et j’ai épousé un de ces Vénitiens qui haïssaient tellement l’occupant autrichien.
— Je ne dis pas que l’amour ne peut faire des miracles…
— Pas de miracle dans notre cas ! coupa Aldo, soudain amusé. C’est une Suissesse que j’ai épousée, donc une neutre ! Ces gens-là se sont toujours arrangés pour être bien avec tout le monde ! Les autres s’entretuent joyeusement autour d’eux et ils comptent les coups !
— Si tu avais dit : « ils comptent leurs sous », je demandais le divorce !
— Tu aurais eu tort, c’est une occupation hautement honorable à laquelle je ne déteste pas de m’adonner. D’ailleurs, à propos de sous, il me vient une idée : sauf s’il abrite actuellement une quelconque altesse royale, je vais aller au château de Bouchout. Avec quelques billets judicieusement distribués, il devrait être possible d’obtenir la permission de visiter, sous le prétexte de rendre un hommage peut-être un peu tardif mais un hommage tout de même. Il serait fort étonnant que l’on ait changé les gardiens. J’en apprendrai sans doute davantage qu’en allant poireauter durant des heures dans les cabinets ministériels ou autres. Lisa, veux-tu demander à l’aimable Joachim de consulter l’annuaire des trains et de m’en trouver un pour Bruxelles ?
— Je vais le chercher moi-même !
— Tu ne vas pas le priver de ce plaisir ? Il va être si heureux de me voir partir ! Pour celui-là, la guerre n’est pas finie !
— Oh ! protesta la jeune femme. Il faut toujours que tu exagères !
— À peine ! Ce bonhomme me déteste. Mais je le lui rends au centuple ! Tu paries qu’il me trouve un train ce soir ?
Trois heures plus tard, Aldo embrassait Lisa sur le quai de la gare devant le Vienne-Nuremberg-Francfort-Cologne-Bruxelles où il passerait la nuit. La présence de la jeune femme constituait une entorse au règlement que les Morosini s’étaient imposé depuis leur mariage : ne jamais accompagner jusqu’au train ou jusqu’au bateau celui qui s’en allait. Ils avaient pareillement horreur des adieux qui s’éternisent sur un quai, les dernières secondes étant les plus pénibles quand, l’un des deux penché à la fenêtre de son compartiment, on ne sait plus que dire ni que faire pour cacher ses larmes…
Cette fois, Lisa, prise de court, n’avait pas voulu se plier à la règle. Elle ne savait pas quand elle reverrait son époux et elle était consciente du peu de temps imparti par le bandit du bois de Boulogne. Trois mois déjà entamés pour retrouver – aiguilles dans une meule de foin – cinq pierres peut-être disséminées à travers l’Europe ou jetées dans une vieille boîte au fond d’une décharge à ordures… Elle était encore plus consciente du péril encouru s’il ne les retrouvait pas. Vauxbrun risquait de mourir et Aldo de tomber dans une chausse-trappe. Ou alors… mais elle ne voulait penser ni à elle ni aux enfants. Dans quelques heures, elle retournerait à Venise pour en ramener Antonio, Amelia et Marco derrière les murs rassurants du vieux palais familial…
L’annonce du départ sépara le couple :
— Va vite à présent, mon amour ! murmura Aldo en posant un dernier baiser au creux de la paume de sa femme. Et ne te tourmente pas trop ! Je n’ai rien à redouter tant que les trois mois ne sont pas écoulés. En outre, n’oublie pas qu’avec Adalbert nous nous sommes tirés de situations au moins aussi baroques !
— Je n’oublie pas, sois tranquille ! Mais fais attention ! Et que Dieu te garde !
Elle se détourna brusquement et courut vers la sortie tandis qu’Aldo escaladait les marches du wagon-lit. Un bruit de galopade le fit se retourner sur la dernière marche : une jeune femme maintenant d’une main son chapeau enfoncé sur la tête, traînant de l’autre une mallette en crocodile et une paire de renards argentés dans lesquels ses pieds montés sur talons hauts pouvaient s’emmêler à chaque pas et la jeter par terre, essayait d’attraper cette portière encore ouverte du train en criant :
— Attendez-moi ! Attendez-moi !
Aldo se pencha et l’agrippa juste au moment où le convoi s’ébranlait et la hissa à l’intérieur. Elle s’accrocha à son bras :
— Ah, Monsieur, sauvez-moi !
— Volontiers, mais de quoi, Madame ?
Il n’eut pas besoin de poser deux fois la question : la réponse arrivait spontanément, incarnée par un homme fortement moustachu, brandissant une canne à pommeau d’ivoire, visiblement lancé sur les traces de la dame mais qui, ayant environ le double de son âge, ne possédait pas la même pointe de vitesse. Il était en outre fort en colère, voulut atteindre l’une des barres de cuivre qui permettaient de monter dans le train déjà en marche mais se fit repousser avec décision par un pied vigoureux élégamment chaussé de daim marron. Il réussit malgré tout à garder son équilibre et vociféra :
— Fichue menteuse ! Oserez-vous me répéter que vous n’avez pas d’amant quand je vous prends…
Le train gagnant de la vitesse, la fin de la phrase se perdit dans les lointains de la gare. Le contrôleur s’était précipité vers le groupe forme par Aldo et la jeune femme, et se hâtait de refermer la portière.
— Quelle imprudence, mon Dieu ! Comment se fait-il que cette porte ne soit pas encore fermée ?
— Je crains que ce ne soit ma faute, commença Aldo, mais la dame lui coupa la parole tout en redressant son chapeau qui donnait de la bande :
— Vous n’allez pas le reprocher à ce monsieur, Léopold ? Sans lui je manquais le train, et sait-on ce qui aurait pu m’arriver avec ce furieux ?
Mais déjà le préposé baissait pavillon :
— Excusez-moi, Madame la baronne. C’est moi qui ai tort. Pour aider un collègue à résoudre un problème, j’ai quitté un moment mon poste et je ne vous ai pas accueillie comme… j’aurais dû mais je vous conduis immédiatement à votre…
— Puis-je vous faire remarquer que vous ne m’avez pas accueilli davantage ? lui reprocha Morosini.
— Ça, c’est vrai ! approuva l’inconnue avec bonne humeur et un amusant accent belge, et je vous en félicite : sans Monsieur, le train était fermé et j’étais prise au piège ! On peut dire que vous étiez là à point nommé ! Cela dit, occupez-vous de Monsieur, mon bon Léopold ! Je suis toujours au numéro 4 ?
— Toujours, Madame la baronne, mais…
— Laissez, je n’ai que cette mallette : j’irai seule…
Adressant un sourire éclatant à son sauveur, elle s’engagea dans le couloir. Le contrôleur s’enquit de l’identité de son voyageur :
— Morosini ! Ma place a été retenue au dernier moment.
Léopold s’épanouit, mais la dame avait fait demi-tour et revenait vers eux :
— Le prince Morosini ? De Venise ?
— C’est bien moi ! admit Aldo sans trop savoir s’il devait se féliciter ou regretter une renommée plutôt encombrante.
Mais déjà elle dégantait sa main pour la lui offrir :
— Ravie ! Absolument ravie de vous rencontrer ! Baronne Agathe Waldhaus ! J’espère que vous allez à Bruxelles ?
— Euh… oui ! Pourquoi ? fit-il en se penchant sur la main en question, fine et ornée de trois bagues de valeur.
— Parce que nous aurons largement le temps de faire connaissance ! Retrouvons-nous au wagon-restaurant pour le dîner !
Aldo s’inclina. Il n’y avait pas d’autre solution sous peine de passer pour un mufle, même s’il aurait de beaucoup préféré rester tranquillement dans sa cabine après s’être fait servir un plat et un peu de vin afin de réfléchir dans un demi-silence bercé par les boggies du train. Mais il aimait l’imprévu des longs voyages ferroviaires et cette petite baronne Agathe qui venait de faire preuve d’une telle détermination dans l’art de se débarrasser des importuns était amusante. Même s’il savait sur quoi roulerait la conversation. Son nom pour les dames de la bonne société ne s’écrivait-il pas diamants, rubis, émeraudes, saphirs, etc. ?
— Madame la baronne est une personne qui sait ce qu’elle veut ! déclara soudain Léopold, occupé à ranger les bagages de son passager.
— Vous la connaissez si bien ? remarqua-t-il en se calant dans l’angle de la fenêtre pour allumer une cigarette.
— Elle voyage souvent dans cette voiture. Et puis elle est belge, comme moi. C’est la fille de Timmermans, le fameux chocolatier de Bruxelles.
— Et… l’homme qui la poursuivait et dont elle s’est débarrassée avec tant de désinvolture, vous le connaissez aussi ?
— C’est son mari, le baron Eberhardt Waldhaus. Ainsi que Monsieur le prince a pu voir, il a le double de son âge, il est ennuyeux comme la pluie et jaloux comme un tigre… Je n’en sais guère plus mais Mme la baronne est une personne très franche et je ne veux pas lui enlever le plaisir de le raconter à Monsieur le prince… Cependant, si je peux me permettre, c’est un ménage qui ne devrait plus durer bien longtemps ! ajouta-t-il en hochant la tête d’un air entendu.
Aldo le croyait volontiers. Quel homme digne de ce nom pourrait accepter que sa femme lui applique un coup de pied dans l’estomac au beau milieu d’une gare ?
En se retrouvant assis en face d’elle de part et d’autre d’une table étroite et fleurie, Aldo revint sur ses craintes de faire un dîner ennuyeux. D’abord Agathe Waldhaus, née Timmermans, était charmante : un visage rond creusé de fossettes sous une forêt de courtes boucles blondes dont l’une, retombant sans cesse sur un œil doré, lui rappelait Adalbert, à cette différence près que les yeux de ce dernier étaient bleus. En fait, elle avait l’air d’être sculptée dans un rayon de miel dont sa peau ornée de quelques taches de rousseur, son regard vif et sa chevelure déclinaient les nuances. On pouvait y ajouter la robe de crêpe romain signée visiblement par un couturier et les sautoirs de topazes, de citrines, de perles et de saphirs jaunes assortis aux pendants d’oreilles qui ornaient l’ensemble.
En prenant place, elle lui avait adressé un sourire éblouissant – ses dents étaient éclatantes de blancheur ! –, avant de se consacrer à la tasse de consommé qu’on leur servit d’autorité. Ce fut seulement quand elle l’eut achevée qu’elle déclara, soudain sérieuse :
— Savez-vous qu’en m’aidant à prendre ce train, vous m’avez sauvé – peut-être pas la vie mais d’une foule de désagréments ? S’il avait pu me rattraper, mon mari m’aurait sûrement enfermée !
— Ah ? C’était votre mari ? fit Aldo, jouant l’innocent. Il est vrai qu’il semblait furieux… et que vous lui avez appliqué un traitement difficile à avaler pour un homme. Vous ne craignez pas que votre retour au logis s’en trouve perturbé ?
— Mais je n’ai pas l’intention de rentrer au logis ! C’est même pour cette raison qu’il voulait me mettre sous clef. Comme on dit dans les bons romans, je retourne chez ma mère !
— Et… Madame votre mère approuvera ?
— Elle ? Oh, j’en fais ce que je veux ! C’est un amour… Avec mon père, évidemment, c’eût été plus difficile, mais il n’est plus de ce monde, donc il ne déplorera pas l’écroulement d’un mariage dont il était si enchanté !
— Vous m’étonnez un peu. Vous êtes belge, votre époux est autrichien, je suppose ?
— Vous supposez juste.
— La guerre n’est pas si loin de nous et la Belgique en a cruellement souffert…
Elle dégusta la bouchée de filet de sole Colbert plantée sur sa fourchette et lui offrit un sourire moqueur :
— Vous avez bien épousé la petite-fille de Mme von Adlerstein et vous êtes vénitien ! C’est pire, il me semble. Nous autres Belges avons surtout pâti des Allemands, non des Autrichiens. Et puis, vous savez, avec les guerres il y a toujours des accommodements. Quand nous avons rencontré Eberhardt à Aix-les-Bains, il y a quatre ans, mon père et lui se sont entendus comme larrons en foire. En plus, Eberhardt est baron et mon père raffolait des titres de noblesse. Enfin, je dois dire que mon prétendant était pratiquement la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. Ayant mis la main sur une épouse à son goût, il n’a plus jugé utile de surveiller son tour de taille et s’est goinfré de tous les délices à sa portée, y compris moi et le chocolat paternel ! Enfin il s’est révélé un émule d’Othello. En prenant du poids, il a pris aussi de la méfiance et s’est mis à me surveiller. Si, à une soirée, je dansais deux fois avec le même quidam, il me ramenait dare-dare à la maison pour me régaler d’une scène. Que j’aie un amant, voire plusieurs, est devenu pour lui une idée fixe. D’ailleurs vous en avez été témoin tout à l’heure ?
La sole Colbert perdit soudain de son charme pour Aldo qui crut réentendre la voix furibonde lançant : « Oserez-vous encore me dire que vous n’avez pas d’amant quand je vous prends… » et sentit une légère sueur froide mouiller sa nuque. Au moment où le furieux lançait cette phrase lapidaire, il étreignait quasiment la jolie Agathe qu’il venait de repêcher sur le quai…
— Puisque nous en sommes aux confidences, baronne, allons jusqu’au bout : avez-vous réellement un…
— Un amant ? Mais non ! Je n’ai encore jamais trompé Eberhardt bien qu’il l’eût cent fois mérité. Cela doit tenir à ce que je n’ai pas rencontré l’oiseau rare, conclut-elle en attaquant sa caille farcie avec la dextérité d’une femme rompue dès l’enfance aux bonnes manières.
— Dans ce cas, permettez-moi une autre question : est-ce qu’à cette heure où nous devisons si agréablement, le baron Eberhardt ne serait pas en train de s’imaginer que l’heureux élu ce serait… moi ?
— J’y ai pensé, en effet, en me remettant de la poudre sur le nez, et la réponse m’est apparue aveuglante : sans aucun doute !
La petite sueur froide devint filet et glissa le long du dos de Morosini :
— Mais enfin, nous nous connaissons à peine et, outre que je séjourne rarement à Vienne, nous n’avons pas eu l’occasion de nous rencontrer ?
Les yeux au plafond, Mme Waldhaus réfléchit un instant :
— C’est exact. Il ne vous a certainement jamais vu. Moi non plus d’ailleurs, puisqu’il m’a fallu entendre votre nom pour savoir qui vous êtes…
Morosini eut un soupir de soulagement… qui ne dura guère. Les yeux toujours en l’air, un sourire ravi aux lèvres, elle poursuivait :
— Ce qui est dommage !
— Comment ça, dommage ?
— Passer pour votre maîtresse doit être plutôt flatteur, non ? La femme qui fait des folies pour un homme tel que vous doit avoir droit à toutes les indulgences, toutes les compréhensions…
— Cela m’étonnerait ! De toute façon, le rôle est rayé du répertoire depuis mon mariage. Ma femme est très belle, j’en ai trois enfants et je l’aime !
— C’est difficile à croire : vous devez être l’un des dix ou douze hommes les plus séduisants d’Europe…
— Et pourtant c’est la réalité. Il y a une princesse Morosini et pas la moindre coadjutrice !
— Vous êtes marié depuis combien de temps ?
— Cinq ans !
— Est-ce que, il y a deux ou trois ans, vous n’avez pas eu des problèmes avec une comtesse russe que vous étiez accusé d’avoir tuée dans une crise de jalousie ? Les journaux en ont beaucoup parlé.
La moutarde dont il n’avait cependant pas usé monta au nez susceptible d’Aldo. Ce joli pot de miel commençait à l’agacer furieusement :
— J’ignorais qu’on en avait parlé jusqu’en Autriche ?
— Je ne sais pas, j’étais à Paris à cette époque… l’histoire était passionnante…
— Alors j’espère que vous l’avez lue jusqu’au bout ? Dans ce cas, vous savez aussi que non seulement je n’ai pas tué cette malheureuse mais que j’étais en danger de mort…
— Ah non, je n’ai pas su la fin. Mon mari est venu me chercher et nous sommes partis ensemble pour New York… Mais racontez !
Un coude sur la table, le menton dans la main et la mine engageante, elle s’installait. Le dîner touchait à sa fin et l’on en était au café. Aldo y renonça, ce qui n’était pas un grand sacrifice, regarda sa montre et fit signe au maître d’hôtel pour qu’il lui apporte l’addition :
— Une autre fois, baronne ! Je vais vous demander la permission de vous laisser boire seule votre café. J’ai eu une journée épuisante et j’ai tellement sommeil que je risquerais de m’endormir devant vous… Ce serait désastreux !
Elle arbora aussitôt la mine boudeuse d’une gamine à qui sa maman refuse de raconter une histoire en la mettant au lit. Elle sembla même si déçue qu’Aldo se demanda un moment s’il n’allait pas lui mettre un pouce dans la bouche faute de sucette à portée de la main… Il régla la note, se leva, salua :
— Je vous souhaite une bonne nuit, baronne !
— Moi… moi aussi ! On se retrouve demain au petit déjeuner ? ajouta-t-elle de nouveau pleine d’espoir. Et… vous me raconterez la suite ?
En regagnant sa cabine, Aldo pensa qu’il allait devoir renoncer aussi à ce premier repas qui était pour lui l’un des plaisirs d’un voyage ferroviaire international par la variété que l’on y trouvait. Il se contenta de prévenir le conducteur qu’il ne quitterait son sleeping qu’une fois le train entré en gare. Sans donner d’explications qu’en employé consciencieux Léopold ne lui demandait pas. Son lit était fait et il se coucha aussitôt, regrettant un peu d’avoir mis fin à une rencontre qui l’avait amusé et grâce à laquelle ses lourds soucis avaient fait trêve, mais la curiosité de cette jolie femme s’annonçait sans limites et il détestait, viscéralement, ce qui, de près ou de loin, pouvait ressembler à un interrogatoire !
Cependant il adressa au Seigneur une fervente action de grâce en pensant à ce qui aurait risqué de se produire si le mari jaloux qui devait le prendre pour l’amant de sa femme avait pu mettre un nom sur son visage…
Au matin, à peine le train eut-il serré ses freins qu’il jaillit de son compartiment – heureusement voisin de la portière ! – sauta sur le quai et prit sa course vers la sortie pour s’engouffrer dans un taxi…
C’était bien la première fois qu’il se comportait de façon si cavalière avec une femme mais il n’en éprouva qu’un regret fugace…
Dans la voiture qui le conduisait vers la place de Brouckère à l’hôtel Métropole qui avait ses préférences lorsqu’une affaire l’amenait dans la capitale belge, son regard accrocha un panneau-réclame à la gloire du chocolat Timmermans. Il haussa les épaules mais se promit d’en acheter avant de partir. Il adorait les produits du cacao et cette marque, il le savait, était la plus réputée d’Europe. Une façon comme une autre de demander mentalement pardon à la baronne Agathe de l’avoir plantée là, avant de la fuir avec tant de coupable désinvolture. Elle ne méritait peut-être pas ça !