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LE MARCHÉ

— Plan-Crépin, dit Mme de Sommières en reposant sa tasse à café vide, vous prierez Lucien de tenir la voiture prête pour quatre heures !

— Nous sortons ?

— Si par nous sortons vous entendez vous et moi, c’est non. Je sors seule !

La surprise fut telle que la vieille fille en oublia sa bonne éducation et demanda, déjà pincée :

— Et pourquoi sans moi ?

— Parce que, là où je vais, je préfère que l’on ne vous voie pas trop. Je tente une démarche purement privée dont je ne sais ce qu’il en sortira. Il me semble que cela passera mieux si elle est sans témoins. Et ne faites pas cette tête-là ! ajouta-t-elle en voyant rougir le nez pointu de sa lectrice, signe certain qu’elle allait renifler des larmes avant peu. Vous n’êtes pas frappée d’ostracisme ! Simplement, si elle ne tourne pas au face-à-face musclé, une conversation à deux peut se révéler plus profitable qu’à trois !

— Oserai-je demander où nous allons ?

— Rue de Lille ! Je désire m’entretenir avec Doña Luisa !

— Aldo est au courant ?

— Évidemment non. Mais… si à sept heures je ne suis pas rentrée, vous, vous pourrez lui dire d’envoyer Langlois m’extraire de l’oubliette où je commencerai peut-être à dessécher, conclut-elle, narquoise.

— Je… je ne peux même pas rester dans la voiture ?

— Qu’y feriez-vous, sinon vous geler ? Je vous rappelle que nous avons Romuald dans la place. Cela devrait vous rassurer !


À quatre heures et demie précises, la vénérable Panhard noire de la marquise, toujours si admirablement entretenue qu’elle jouait sans peine les objets de collection, stoppait devant le portail de l’hôtel Vauxbrun. Lucien, en impeccable livrée gris fer, en descendit, sonna et remit au concierge la carte de visite de la marquise de Sommières en ajoutant que la noble dame souhaitait quelques instants d’entretien avec Mme la marquise de Vargas y Villahermosa. Un instant plus tard, la porte cochère s’ouvrait devant la voiture que le chauffeur vint arrêter exactement devant le perron où se tenait déjà un Romuald aussi solennel qu’un butler anglais. Il en franchit les marches pour aider la visiteuse à descendre de voiture puis la précéda dans le vestibule et, après l’avoir débarrassée de sa longue redingote de breitschwanz noir, l’introduisit dans un petit salon où celle qu’elle était venue voir se tenait assise, un livre entre les doigts, auprès de la cheminée de marbre rose où brûlaient quelques bûches. La Mexicaine se leva pour accueillir sa visiteuse, sans qu’il fût possible de lire la moindre réaction sur son lourd visage aux yeux gris et froids.

Les deux dames se saluèrent. Doña Luisa désigna un fauteuil semblable au sien de l’autre côté de l’âtre et attendit que Mme de Sommières entamât la conversation. Celle-ci tenta l’ébauche d’un sourire :

— Je vous suis très obligée, Madame, d’accepter de me recevoir alors que je ne me suis pas fait annoncer. Il m’est apparu soudain qu’il ne serait pas mauvais que nous puissions nous rencontrer afin d’échanger nos points de vue sur un événement qui se trouve être douloureux, alors qu’il était destiné à rapprocher deux nobles familles…

— Je n’ai pas remarqué chez ce Vauxbrun la moindre trace de noblesse !

— Un nom pourvu d’une particule ne signifie pas que l’on appartienne à l’aristocratie. Le contraire peut aussi se vérifier et les ancêtres de Gilles Vauxbrun ont servi nos rois avec honneur. En outre, notre famille l’a autant dire adopté. Mon neveu, le prince Morosini, voit en lui un frère et il descend des douze familles patriciennes qui ont fondé Venise, sans compter plusieurs doges…

— Nous, nous descendons du soleil !

Ce fut assené comme un coup de poing sur la table. Mme de Sommières releva un sourcil délicat.

— Illustre origine, s’il en fut, mais qui ne saurait être supérieure à celle d’enfants du Dieu éternel et tout-puissant. Ce que nous sommes tous ! Mais qu’importe ! Une si auguste origine me met à l’aise pour vous prier de bien vouloir répondre à une question simple : comment en êtes-vous venue à accepter l’union de votre petite-fille avec un homme distingué sans doute et pourvu d’une belle fortune mais dont nous n’avons pas eu l’impression qu’il vous inspirait un sentiment beaucoup plus chaleureux que du dédain, pour ne pas dire du mépris ? Cela n’est guère logique.

— Pour servir un grand dessein, les dieux ne s’opposent pas à ce que l’on se rapproche du vulgaire. La beauté de ma petite-fille a foudroyé ce malheureux. Il a compris que le destin avait placé sur son chemin une femme prédestinée que l’on doit adorer à genoux. Il s’est déclaré son serviteur…

Un grand dessein ? Les dieux ? Mme de Sommières commençait à se demander où elle venait de mettre les pieds, mais il fallait justement essayer d’en savoir plus :

— On peut adorer sans épouser. J’en reviens à ma question : pourquoi aller jusqu’au mariage ? Gilles Vauxbrun, si j’ai bien compris, était prêt à tout offrir…

— C’était pour Isabel une question d’honnêteté. Un peu hors de saison peut-être mais elle est ainsi. Vous savez à présent comment elle en a été remerciée : abandonnée au pied de l’autel tandis que cet amoureux si fervent s’en allait voler le collier sacré…

— Admettons un instant qu’il l’ait volé ! D’après vous, c’était pour être certain de pouvoir se comporter… vaillamment au soir de ses noces. Alors, une fois en possession du joyau, pourquoi n’être pas revenu à Sainte-Clotilde ? De quelque côté qu’on la regarde, cette histoire ne tient pas debout, Madame !

Un éclair de colère anima le regard morne de la Mexicaine :

— Cela vous plaît à dire ! Nous pensons autrement, nous qui, après avoir cru rencontrer un homme providentiel, avons compris que c’était seulement un habile coquin !

— Et vous n’êtes pas gênée de vivre chez lui ?

— Il me paraît que c’est une juste compensation pour le tort qui nous a été fait. Quoi qu’il en soit, nous devions vivre ici pendant le voyage de noces. Ensuite, seulement, nous pensions nous retirer en Pays basque… chez moi ! Ce à quoi j’aspire, croyez-le !

Il y eut un silence que la marquise mit à profit pour tenter d’assembler de façon à peu près claire les pièces d’un puzzle qui semblait s’embrouiller à plaisir. Elle ne releva pas les derniers mots, préférant essayer autre chose. Qui pouvait ne pas réussir : cette femme brûlait d’envie de la voir partir. Or elle n’y était pas encore disposée.

— L’avenir… et l’enquête de police nous réserveront peut-être des surprises. Mais… j’y pense ! Comment avez-vous connu Gilles Vauxbrun ? Nous ne l’avons jamais su…

Doña Luisa haussa les épaules :

— Ce n’est pourtant pas un secret !

À la surprise de Tante Amélie, une soudaine douceur venait de se glisser dans sa voix. Et y demeura tandis que, tournant les yeux vers le feu, elle ajoutait :

— Depuis cinq siècles, notre terre mexicaine exerce un attrait sur les hommes de ce pays que vous appelez basque et qui n’est ni français ni espagnol, dont la langue même ne ressemble à aucune autre parce qu’elle vient de très loin. Certainement d’aussi loin que nous. L’un d’eux a été mon aïeul. Venu au péril de la mer océane, il apportait un sang aussi noble que le nôtre et il a fait des choses extraordinaires. Il était l’aîné de deux frères et laissait à son cadet le castel familial sans esprit de retour…

Doña Luisa s’interrompit mais Mme de Sommières se garda d’émettre un son. Se retenant même de respirer, elle comprenait que son hôtesse, tournée vers le feu et prise par ce retour sur le passé, pouvait l’avoir oubliée.

— … Après la mort de l’Autrichien(4), de brigandage en brigandage, la terre des dieux n’a cessé de se convulser, allant de révolution en révolution, jusqu’à la dernière, celle des Cristeros, les paysans chrétiens insurgés contre le gouvernement qui voulait chasser le Christ et la Madone par tous les moyens. On les a massacrés… mais nous n’étions plus là. On nous avait pris nos terres, les miennes comme celles de mon neveu, et nous avons fui vers La Nouvelle-Orléans d’abord puis en Virginie où l’un de mes cousins, naguère encore maître d’un immense rancho près de Monterey, a pu emporter une partie de sa fortune et racheter un élevage de chevaux. Nous n’avions pu sauver qu’un peu d’or et nos bijoux ancestraux…

— Fort beaux, glissa la marquise en écho mais l’autre ne parut pas s’en être rendu compte.

Elle poursuivait :

— Don Pedro, mon neveu, n’en possédait qu’un, mais fabuleux : le collier aux cinq émeraudes sacrées donné jadis à l’empereur de l’Anahuac par Quetzalcóatl, le dieu venu des mers froides que l’on appelait le Serpent à Plumes. Il aurait pu rester plus longtemps au Mexique, car les soldats ont besoin de chevaux en guerre civile comme en guerre étrangère, mais on savait qu’il possédait le collier et il a préféré nous suivre, aussi bien pour nous protéger que pour sauver ce trésor des rapaces.

— C’est le lot des plus précieux joyaux que soulever la cupidité. Pouvez-vous me le décrire ? Il est sublime sans doute ? murmura la visiteuse.

— Je ne l’ai jamais vu. Isabel non plus. Talisman de toutes les félicités, le jeune empereur Cuauhtémoc l’a maudit sur son lit de torture et Don Pedro ne veut pas que nos yeux se posent sur lui. Jamais pour nous il n’a ouvert le coffret…

— Et il l’a montré à Gilles Vauxbrun ? Le roturier qui devait épouser sa nièce ? Lui souhaitait-il le pire ?

Pour la première fois, les prunelles grises se tournèrent vers la visiteuse et l’observèrent comme si elles la découvraient, cherchant peut-être une faille qu’elles ne trouvèrent pas. Comprit-elle enfin qu’elle était au moins son égale, cette grande femme en noir assise en face d’elle, qui se tenait droite avec une aisance d’altesse et qui posait sur elle un regard vert étonnamment jeune mais compréhensif ? Elle baissa sa garde :

— Je le crois, oui ! Il ne me l’a pas dit mais j’ai senti qu’il supportait mal l’idée qu’une fille des dieux, la plus pure, la plus belle, soit livrée à un… boutiquier !

Cette fois, Mme de Sommières ne releva pas le propos injurieux. Jouant d’un doigt avec ses sautoirs de perles et de pierres précieuses dont l’un soutenait son face-à-main serti d’émeraudes, elle remarqua doucement :

— Nous voilà revenues à notre point de départ. Comment cet homme est-il entré dans votre vie ?

À nouveau le silence. Doña Luisa allait-elle estimer qu’elle en avait dit assez et conclure l’entretien ? Tante Amélie ne le redouta qu’un instant. Elle aurait juré que l’atmosphère se détendait. Et, de fait, la Mexicaine se détourna du foyer :

— Mon petit-neveu Miguel n’est pas resté avec nous en Virginie. Il avait gagné New York, ce creuset bouillonnant, afin de voir s’il lui serait possible, comme à tant d’autres, d’y reconstruire une fortune. Il s’y est fait des amis dans le monde des affaires… Ce n’était sans doute pas le meilleur moment puisque le krach financier de 1929 bouleversait l’économie du pays, mais Miguel s’intéressait à l’antiquité, aux objets anciens, aux bijoux et commençait à regarder en direction de l’Europe prospère, avec l’idée de retrouver des racines espagnoles. Un jour, il est venu nous voir : je ne sais trop comment, il avait appris qu’en Pays basque l’ancien château de mon aïeul allait être mis en vente avec son contenu et il nous a conseillé de nous y rendre pour tenter de l’acquérir : “Les États-Unis ne sont pas faits pour vous et jamais vous n’y serez heureux, a-t-il dit. Là-bas, vous retrouveriez des traditions, des liens familiaux peut-être et une vie plus noble que vous n’en aurez jamais ici ! ”

« Mon neveu Pedro a adhéré sans hésiter à son idée. J’étais, je l’avoue, plus réticente. Serions-nous capables de racheter ce bien ? Miguel m’a répondu qu’un seul de mes bijoux pourrait suffire. De plus, l’un de ses amis était en relations avec un antiquaire parisien de réputation mondiale qu’il ferait venir à Biarritz et s’arrangerait pour que nous le rencontrions… J’avoue qu’à mon tour la perspective de vivre sous d’autres cieux m’a séduite, puisqu’il était impossible de retourner chez nous. Et nous sommes partis… À Biarritz, Miguel nous a présenté ce Vauxbrun… À présent, vous savez tout ! »

En même temps, elle se levait, comme prise d’une soudaine envie d’en finir. Peut-être regrettait-elle de s’être laissée aller à se confier à une étrangère appartenant au camp ennemi, mais Tante Amélie s’y était préparée. Très certainement, Luisa n’avait pas envie de lui dire la façon dont ils avaient réussi à piéger Vauxbrun jusqu’à l’amener à acheter château et contenu pour le leur offrir et ensuite proposer le fructueux mariage… C’était déjà une chance d’avoir réussi à tirer quelques réponses de cette femme monolithique, sa contemporaine sans doute et qui, comme elle-même, restait fidèle aux modes de sa jeunesse. Ce qui était la sagesse. On imaginait mal son corps épais dans les fluides créations des couturiers modernes. En revanche, la sévère robe noire à col baleiné remontant sous les oreilles, la jupe esquissant un mouvement de traîne dont l’arrière drapé évoquait les anciennes tournures lui convenaient et ne la ridiculisaient pas. Elle était beaucoup trop imposante pour cela…

— Il me reste à vous remercier, Madame, pour ces instants d’entretien. Puis-je vous demander des nouvelles de votre petite-fille ? Est-elle… remise ?

— Quand on est une Vargas, on ne se remet pas d’une offense publique ! Elle s’enferme dans son orgueil et dans sa chambre. Et elle prie !

— Comme c’est bien ! approuva la marquise qui avait failli demander quelle sorte de dieu elle priait.

On échangea de protocolaires saluts puis Doña Luisa, estimant sans doute qu’elle en avait assez fait pour sa visiteuse, retrouva son coin de feu sans prendre la peine de la raccompagner. Dans le vestibule, celle-ci retrouva Romuald qui, en l’aidant à remettre ses fourrures, réussit à glisser un petit papier plié dans son manchon. Puis il la précéda jusqu’à sa voiture dont il ouvrit la portière et l’aida à monter sans émettre autre chose qu’un « Bonsoir, Madame la marquise » respectueux, auquel elle répondit par un signe de tête et l’ombre d’un sourire. La voiture démarra et sortit de l’hôtel. À peine dans la rue, elle alluma le plafonnier, sortit le billet, prit son face-à-main et lut :

« Une voiture est venue cette nuit, vers une heure du matin. Les deux Guardi sont partis et aussi la table à trictrac du salon Vert… »

Seigneur ! pensa Tante Amélie qui se souvenait que la table en question provenait de l’appartement de la reine au château de Fontainebleau. Est-ce que ces gens sont vraiment réels ou est-ce que je deviens folle ?

Ce fut pour cette seconde hypothèse qu’Aldo opta quand, rentrée à la maison elle le trouva associé dans une commune fureur avec Adalbert et Plan-Crépin.

— Voulez-vous me dire ce que vous êtes allée faire là-bas et sans même m’avertir ?

— Et sans moi… fit la troisième en écho.

Ce qu’Adalbert compléta d’un :

— N’était-ce pas imprudent ?

La scène se passait dans le vestibule où ils s’étaient précipités d’un élan unanime en entendant rentrer la voiture. Sans s’émouvoir, Tante Amélie les regarda l’un après l’autre d’un œil singulièrement frondeur :

— Qu’est-ce que ce comité d’accueil ? Vous êtes quoi ? Minos, Eaque et Rhadamante, les trois juges des Enfers ?… Eh bien, je vous répondrai quand j’aurai bu un verre de champagne ! Et vous, Plan-Crépin, au lieu de bêler, venez m’ôter cette toque de sur la tête !

Suivie des trois autres, elle se mit en marche en direction de son jardin d’hiver, s’installa dans son fauteuil douillet et attendit qu’on la serve. Quand ce fut fait, elle but tranquillement et soupira :

— Ah, j’en avais besoin ! Où est passée la réputation d’hospitalité des hacienderos mexicains ? Cette femme ne m’a seulement pas offert un verre d’eau…

— Ne me faites pas rire, grogna son neveu. Vous n’en auriez pas voulu ! En outre, elle a dû se demander ce que vous veniez faire chez elle ?

— Essayer d’en savoir un peu plus ! J’espérais qu’un face-à-face, sans témoins, entre…

— Grandes dames ? suggéra Aldo, caustique.

— Justement ! Car c’en est une, figure-toi ! Et authentique, j’en ai la certitude… même si son style n’a rien à voir avec l’idée qu’en Europe nous nous faisons de l’espèce. D’ailleurs, si elle porte un grand nom espagnol, je jurerais qu’il y a en elle du sang de Montezuma ou je ne sais quel empereur aztèque. Elle m’a dit qu’elle et les siens descendaient du soleil et elle se réfère davantage « aux dieux » qu’à Notre-Seigneur Jésus-Christ ! À présent, prenez un verre, asseyez-vous et écoutez-moi. Tiens, débarrasse-moi de ça ! ajouta-t-elle en tendant à son neveu le billet déplié. Romuald vient de me le remettre. Tu peux dire adieu à tes Guardi !

— Une grande dame, hein ?

— Cela ne change rien. Je la vois mal jouer les déménageurs !

— Et vous n’avez vu qu’elle ?

— Elle seule. Et Romuald ! Vous m’écoutez, oui ou non ?

— Oui ! Excusez-moi.

Le récit fut bref, concis. À l’instar de Morosini, Mme de Sommières savait raconter sans fioritures inutiles. Pourtant, elle ne put s’empêcher de revenir sur la personnalité de Luisa de Vargas. Peut-être parce qu’elle ne doutait pas un seul instant qu’elle lui eût dit la vérité. Qu’elle fût brutale, cassante, aucun doute là-dessus mais, à cause de ce tempérament abrupt, elle devait juger indigne d’elle de déguiser si peu que ce soit sa façon de voir les choses… Aldo l’observait. Il lui en fit la remarque :

— Ma parole, elle vous a séduite ?

— Pas le moins du monde ! Ce qu’elle m’inspire, c’est un certain… respect. Je la crois à la poursuite d’un rêve et sans doute prête à tout pour le réaliser. À condition qu’il soit encore possible !

— Je crois, moi, fit Adalbert, que ces gens ont décidé de mettre la main sur la fortune de Vauxbrun dans le dessein, élémentairement simple, de rétablir des finances en voie de disparition. Sinon, pourquoi l’installation précipitée rue de Lille et les objets de valeur qui en sont prélevés ?

— D’accord, reprit Aldo, mais pourquoi Vauxbrun ? Ce que je voudrais savoir, c’est qui l’a fait entrer dans le jeu. Qui est le personnage – un ami, paraît-il ? – qui l’a envoyé à Biarritz pour y rencontrer les Mexicains ? Bailey m’a dit qu’il avait voulu assister à une vente de château où il y avait des pièces intéressantes. Or le XVIIIe siècle n’est pas l’époque préférée au Pays basque. D’autre part, Tante Amélie vient de nous apprendre qu’il s’agissait plutôt de le rendre sensible au sort des Vargas, afin de les guider en quelque sorte dans leur projet de racheter la maison en question. Alors, qui a servi d’intermédiaire entre les Américains de Miguel – donc la famille ! – et Vauxbrun ?

— Bailey ne le sait pas ?

— Il ne me l’a pas dit mais…

Aldo consulta sa montre :

— Je vais l’appeler au téléphone. Il doit être encore au magasin…

Quelques minutes plus tard, il remontait mais ne cacha pas que l’on en était toujours au même point et que Bailey n’en savait pas davantage. Un soir, après avoir suivi à l’hôtel Drouot une vacation de tapis de la Savonnerie et autres éléments décoratifs de grand style, Vauxbrun était passé au magasin prévenir son fondé de pouvoir qu’on lui avait signalé une vente intéressante aux environs de Biarritz, qu’il partirait le lendemain, afin d’avoir le temps de se faire une idée avant le jour fixé, et que, comme d’habitude, il s’en remettait à lui pour les affaires courantes. Ajoutant seulement qu’il comptait descendre à l’hôtel du Palais et tiendrait Bailey au courant de la suite !

— Voilà ! Il n’en sait pas plus que nous. Quant à Gilles, qui était au départ l’homme que nous connaissons tous, sûr de lui, positif et bien dans sa peau, il n’a commencé à donner des nouvelles qu’au bout de huit jours et lorsque, enfin, il s’est décidé à téléphoner, Bailey s’est demandé ce qui avait pu arriver à son patron. Plus encore quand il l’a revu. J’avoue que le pauvre homme n’arrive pas à s’en remettre et que son flegme britannique montre des fêlures évidentes…


Le lendemain, dans le courant de l’après-midi, la voiture de livraison d’un commissionnaire assermenté déposait rue Alfred-de-Vigny un paquet cacheté de cire à l’adresse de la marquise de Sommières. Il contenait la boîte à poudre à la miniature d’Isabey accompagnée d’une carte signée de Doña Luisa de Vargas la remerciant et la priant de reprendre un présent destiné à un couple heureux et que l’on ne se sentait pas le droit de garder… Au fil de la journée, quelques coups de téléphone venus d’amis invités comme lady Mendl, les Malden ou les Vernois annoncèrent qu’à eux aussi les cadeaux venaient d’être restitués. Adalbert en venant dîner apporta son propre présent, un vase chinois Kien-Long acheté chez un concurrent de Vauxbrun et dont il fit aussitôt cadeau à une Marie-Angéline rouge de joie.

— Oh, il ne fallait pas ! Pourquoi moi ?

— Ce n’est pas mon style, fit l’égyptologue. Seuls les vases canopes ont droit de cité chez moi et je parie qu’il ira à merveille chez vous. Et puis vous méritez bien un petit cadeau par-ci par-là. Depuis le temps que vous nous aidez ! Voilà qui est fait !

Il ajouta à sa confusion en lui plaquant un baiser sur chaque joue puis se tourna vers Aldo.

— On dirait que tu as droit à un régime spécial ? Ou bien tes Guardi sont-ils revenus ?

— Tu peux constater que non. Si Romuald a signalé qu’on les avait emportés, ce n’était pas pour me les rendre…

— C’est bizarre tout de même !

— Pas tant que ça, dit soudain Marie-Angéline qui, serrant son précieux vase sur son cœur, s’apprêtait à l’emporter dans sa chambre, surtout si l’on part du principe qu’en réalité c’est vous que l’on vise à travers votre amitié pour Gilles Vauxbrun.

— Moi ?

— Vous ! La mémoire universelle des joyaux, l’homme qui a su reconstituer le Pectoral du Grand Prêtre. S’il n’y avait ce collier d’émeraudes dont on ne sait plus trop s’il est bénéfique ou maléfique, je pencherais pour une simple escroquerie destinée à s’attribuer la belle fortune d’un pigeon particulièrement dodu, naïf et toujours à la recherche de l’amour absolu. Mais il y a les émeraudes et, comme par hasard, c’est vous le témoin du marié envolé !

— … avec le collier, ne l’oubliez pas. Qu’est-ce que j’y peux tant que l’on ne retrouve pas Vauxbrun ?

— Et si ce n’était pas le vrai ?

Le mot tomba tel un pavé, générant un soudain silence. Tante Amélie le rompit la première :

— Y aurait-il dans ce vase le génie de la lampe d’Aladin ? On dirait qu’il vous inspire de drôles d’idées ?

— Elle pourrait avoir raison, commenta Adalbert. Qu’en dis-tu, toi ?

Aldo prit le temps d’allumer une cigarette, d’en tirer une longue bouffée :

— Que tout est possible dès l’instant où il y a sur le tapis des pierres exceptionnelles. Tu le sais comme moi. Mais comment extirper une vérité de ce panier de crabes ?

Il n’allait pas tarder à en avoir un aperçu…


Le surlendemain, le dîner s’achevait rue Alfred-de-Vigny sur un soufflé au chocolat qu’Eulalie réussissait particulièrement et qu’elle avait jugé utile de mettre au menu afin de remonter un peu le moral de « sa » famille qui semblait en avoir le plus grand besoin. Ce n’était pas si mal pensé. Les convives, en effet, s’engourdissaient dans une suavité si délicieuse que la marquise avait décidé que l’on prendrait le café à table, contrairement à l’habitude…

Cyprien venait tout juste d’apporter le plateau quand la sonnette de l’entrée se fit entendre. Tante Amélie leva un sourcil :

— Tu attends une visite ? demanda-t-elle à Aldo.

— Je vous en aurais prévenue et ce ne peut être Adalbert. Il doit être en train d’achever son communiqué à l’Académie des inscriptions… À regret, soit dit en passant, il aurait préféré rester avec nous.

Un instant plus tard, le vieux maître d’hôtel reparaissait, portant une lettre sur un petit plateau d’argent.

— On vient de déposer ceci, dit-il en le présentant à Morosini. Il y a une réponse…

Pas de suscription sur l’enveloppe blanche et, à l’intérieur, une feuille tapée à la machine et vaguement signée d’un hiéroglyphe intraduisible. Le texte en était court :

« Une voiture vous attend de l’autre côté de la rue. Si vous voulez garder une chance de revoir vivant votre ami Vauxbrun, montez dedans et laissez-vous conduire ! Avertir la police serait désastreux. Vous n’avez rien à redouter… »

Aldo, tel un ressort, se leva de table :

— Dites que j’arrive ! fit-il en tendant le billet à Tante Amélie que Plan-Crépin rejoignit aussitôt pour lire pardessus son épaule :

— Vous y allez ? s’inquiéta-t-elle. Comme cela ? Et seul ?

— Vous voyez une autre solution ? Évidemment, j’y vais ! Trop heureux de trouver, enfin, un fil conducteur ! N’importe quoi vaut mieux que continuer de tourner en rond comme nous le faisons depuis ce foutu mariage !

En sortant de la maison, il vit une imposante voiture noire garée de l’autre côté de la rue, mal éclairée ce soir-là en raison d’une baisse de tension des réverbères. Un homme en livrée de chauffeur se tenait debout auprès de la portière arrière qu’il ouvrit en voyant venir son passager et referma. À clef ! Tout se passa si vite qu’Aldo n’eut qu’une vision rapide de cet homme. Râblé, apparemment solide, la visière vernie de sa casquette plate empêchant de distinguer le haut de son visage, le bas disparaissant sous un cache-nez inattendu. Aldo ne perdit pas son temps à lui demander où il l’emmenait, persuadé qu’il ne répondrait pas.

L’intérieur du véhicule était obscur, les rideaux roulants tirés. En outre, il y avait comme dans les taxis une cloison de séparation entre chauffeur et passager que l’on avait aussi obturée. On ne tenait pas à ce qu’il vît où on le conduisait.

Il ne chercha pas à le savoir. Curieusement, il n’était pas inquiet. Cet enlèvement impromptu ne pouvait avoir pour but de le faire disparaître. Les termes de la lettre qu’il n’avait aucune raison de mettre en doute laissaient plutôt supposer qu’on avait l’intention de lui proposer un marché. Restait à savoir lequel. Au fond, cette curieuse invitation lui apportait une sorte de soulagement, parce qu’elle signifiait que Gilles n’était pas rayé du monde des vivants, ce qu’il lui arrivait de suspecter après la brutalité dont on avait usé envers le malheureux chauffeur simplement chargé d’emmener un homme faire bénir son mariage avec la femme qu’il aimait. En danger certainement, et l’exigence du marché allait être à la hauteur du péril couru mais, n’y eut-il qu’une chance sur un million de sauver Gilles, Morosini était prêt à la saisir…

Il connaissait trop bien Paris et surtout ce quartier Étoile-Monceau pour se tromper sur l’itinéraire que l’on suivait, et les élégants rideaux de soie tirés devant les vitres lui semblaient presque attendrissants. Par leurs minces interstices, il pouvait apercevoir l’éclairage des rues. Quand il n’en vit plus, il sut que l’on entrait dans le bois de Boulogne, très certainement par la porte Dauphine. Restait à savoir dans quelle direction on le traverserait.

En fait, on ne le traversa pas. Après quelques minutes de voyage et trois ou quatre virages, les roues quittèrent l’asphalte pour un chemin de terre – peut-être une allée cavalière ? – puis s’immobilisèrent. La portière s’ouvrit et le chauffeur, qui avait jugé bon de s’équiper d’un pistolet, s’en servit pour faire signe à son passager de descendre… On était en plein bois mais les ténèbres n’étaient pas opaques. En particulier pour Aldo, qui possédait des yeux de chat. Au-dessus du layon où s’était engagée l’automobile, le ciel était clair. Le temps s’adoucissait depuis la veille et, à l’odeur des feuilles pourries, se mêlait un très léger, très subtil parfum d’herbe neuve.

Après quelques pas, on rejoignit un homme qui semblait attendre puis on obliqua sous les arbres jusqu’à une clairière laissée par une coupe récente. Trois nouveaux personnages étaient là : l’un d’eux assis sur une souche, les deux autres debout de chaque côté et probablement armés. Le chef à l’évidence, bien que rien ne le distinguât de ses compagnons. Tous, à l’exception du chauffeur, étaient vêtus de façon identique : longs manteaux noirs comme les feutres souples dont les bords, rejoignant les cols relevés, ne devaient laisser filtrer qu’un invisible regard. Même les mains se cachaient sous des gants. Agacé malgré lui par cette mise en scène où il croyait voir l’esquisse d’un tribunal, Aldo lança :

— Vous m’avez appelé. Je suis venu. Que voulez-vous ?

L’homme leva le bras :

— Causer ! Il y a une souche derrière vous. Vous pouvez vous y asseoir !

L’accent espagnol – ou mexicain ! – colorait le timbre d’une voix froide, jeune d’ailleurs, et Aldo pensa qu’il avait peut-être, en face de lui, ce Miguel rencontré à la mairie et à l’église sans qu’ils aient échangé la moindre parole et qui, depuis la cérémonie ratée, semblait s’être évaporé. Il recula, s’assit, chercha une cigarette et l’alluma sans que l’autre s’y opposât. Il en fut content. Le tabac anglais l’aidait à maîtriser ses émotions et plus que jamais il éprouvait la nécessité de se sentir l’esprit clair. Il tira une bouffée salutaire puis attaqua :

— Votre billet se réfère à la sauvegarde de mon ami Vauxbrun. Donc vous savez où il est ?

— Naturellement !

— Il va… bien ?

— Me croirez-vous si je vous dis oui ?

— Pas entièrement ! Il ne peut aller vraiment bien après ce qu’il a subi. Et comme je suppose que c’est de marchandage dont il va être question, vous comprendrez qu’avant d’apprendre ce que vous attendez de moi, j’aie besoin d’avoir une certitude ! Je veux le voir !

— Vous demandez l’impossible : il n’est plus à Paris, mais… j’ai ceci pour vous, ajouta l’étranger en sortant de sa poche une lettre qu’il fit porter par l’un de ses hommes. Vous aurez largement le temps de la lire plus tard et je pense qu’elle vous convaincra…

— Bien. Alors qu’exigez-vous pour le libérer ?

— Que vous retrouviez pour nous les émeraudes sacrées de Montezuma !

Une bouffée de colère remit Aldo sur ses pieds :

— Que je… mais si vous tenez Vauxbrun, vous les avez aussi puisque c’est lui qui les a volées, selon les dernières nouvelles !

— Il n’a volé qu’un faux… un faux grossier, mais l’état dans lequel il se trouvait le rendait incapable de le remarquer.

— L’état ? Quel état ?

— Disons… une certaine dépendance. Une beauté sans rivale, immaculée et qui semble inaccessible peut asservir un homme, le convaincre de ses insuffisances sans lui ôter complètement le sens du jugement. Il y faut un adjuvant… connaissez-vous le Mexique, Morosini ?

— Non.

— Il pousse dans les déserts du Nord une plante étrange qui ressemble à une pierre. On l’appelle le peyotl et, pour qui sait s’en servir, elle peut persuader un mendiant qu’il peut devenir l’égal d’un roi… ou du moins se permettre n’importe quelle folie. Votre ami y a goûté…

En dépit de la douceur relative de la nuit, Aldo sentit une sueur froide mouiller sa tempe. Adalbert avait raison en évoquant cette drogue inconnue dont les effets se révéleraient sans doute dévastateurs si l’on en usait trop longtemps. Mais il refusa de s’attarder sur l’image de Gilles réduit à l’état de loque humaine.

— Revenons à votre demande !

— Ce n’est pas une demande, c’est une injonction. Nous voulons récupérer ces émeraudes, les plus précieuses qui soient… et vous êtes le seul capable de cet exploit ! Vous voyez, ajouta-t-il, que l’on fait grand cas de vous !

— Je ne suis pas certain de me sentir flatté ! Je ne suis ni un magicien ni un prestidigitateur capable de sortir n’importe quoi d’un chapeau et je ne peux pas travailler sur du vent !

— C’est pourtant ce que vous ferez si vous voulez sauver une… plusieurs vies humaines car, à ne rien vous cacher, cette affaire n’a été montée que pour vous obliger à vous mettre à notre service !

Ainsi donc on y était et, mentalement, Aldo rendit hommage à la clairvoyance inattendue de Plan-Crépin. En même temps, il se sentait accablé par ce poids qui lui tombait dessus. La réputation dont il était si fier menaçait à présent de le détruire, lui, et d’autres peut-être encore plus chers, et à cette idée, il dut faire un effort considérable pour résister au vent de panique qu’il sentait se lever… Cela lui demanda un instant au cours duquel il garda le silence. L’autre s’impatienta :

— Alors ? Cette réponse, elle est pour aujourd’hui ou pour demain ?

— Vous me placez devant un mur où je ne distingue pas la moindre faille. Que voulez-vous que je vous dise ?

— Que vous êtes d’accord et que vous allez vous mettre au travail…

— À partir de quelle base ? Si j’en crois les assertions de Don Pedro dans le bureau du commissaire Langlois, le collier a fait retour au Mexique environ vingt ans après que Cortés l’eut emporté et, puisque Carlos Olmedo l’a gardé, il y est resté dans la famille ?

— Assez longtemps pour devenir une sorte de légende qui a traversé les siècles. Carlos Olmedo n’est jamais retourné en Espagne afin que les pierres ne s’éloignent plus de Tahena et les Indiens ont su que le collier sacré était revenu mais sans jamais l’avoir vu : Carlos le cachait dans un lieu connu de lui seul et il devint le secret de la famille qu’à l’heure de la mort on transmettait au fils aîné en lui faisant jurer de ne jamais le ramener au jour. Pour les Indiens, il était la certitude que leurs dieux ne les avaient pas abandonnés, que Quetzalcóatl, le Serpent à Plumes, était toujours avec eux… L’annonce de la disparition eût déchaîné un ouragan. Du côté des vice-rois, on observait une égale retenue. Que les Olmedo fussent de vieille souche castillane semblait une garantie suffisante. L’Inquisition elle-même n’essaya pas de creuser davantage la question après qu’une tentative, maladroite à vrai dire, eut été sanctionnée par un terrifiant meurtre rituel ! Elle avait pris conscience des forces enfouies dans ce pays trop vaste, trop secret, trop profondément travaillé par des forces inconnues…

— Si je comprends bien, coupa Morosini, ce joyau exceptionnel constituait une sorte de protection pour votre famille ?

— Ai-je dit qu’il s’agissait de ma famille ?

— C’est sans importance. En revanche, je répète ma question : le collier semblait assurer la paix et la prospérité des Olmedo. Qu’en était-il de la malédiction dont les avait frappés Cuauhtémoc ?

— Disons qu’elle sommeillait. Le vol avait été effacé, le collier revenu au Mexique et enfoui sous le poids d’un secret séculaire. Les dieux étaient en sommeil, ils auraient dû le rester et les Olmedo aussi, quand le pays a conquis son indépendance. Les Indiens relevaient la tête, forts de savoir le collier sacré quelque part sous leur terre. Et puis l’Autrichien est venu, l’archiduc Maximilien dont l’Europe voulait faire un empereur. Auprès de lui il y avait une femme…

— Son épouse Charlotte, la fille du roi des Belges…

— Non. Une autre : très jeune, très belle, très ambitieuse et très rusée. Celle-là en savait davantage que l’on en pouvait attendre d’une dame de la Cour et elle avait réussi l’incroyable. Don Alessandro, le grand-père de Don Pedro, qui venait de perdre sa femme, a pris feu pour elle et a voulu l’épouser. Ce qu’elle a accepté… après quoi réussir à se faire dévoiler le secret des émeraudes a été un jeu d’enfant. Elle allait devenir sa femme ; Alessandro a voulu lui donner cette preuve d’amour. Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’elle aimait Maximilien autant qu’elle haïssait Charlotte qu’elle espérait éliminer. Elle voulait les pierres afin d’asseoir le pouvoir de Maximilien sur le pays et son pouvoir à elle sur lui. Elle a donc volé les émeraudes et elle s’est volatilisée. Quand il a compris qu’il avait été joué, Don Alessandro s’est pendu comme l’avait été Cuauhtémoc, le héros que ce vol trahissait de nouveau…

En écoutant l’inconnu, Morosini éprouvait une bizarre impression : celle qu’il récitait une leçon. En passant par cette voix impersonnelle dont, par instant, l’accent ibérique s’effaçait, l’histoire animée d’une certaine grandeur s’affadissait jusqu’au compte rendu.

— Si je vous suis bien, le nouvel empereur du Mexique aurait reçu le collier des mains de cette femme ? Comment s’appelait-elle ?

— La comtesse Eva Reichenberg. Quant aux émeraudes, il est possible que Maximilien les ait possédées, ou peut-être pas ?

— Que voulez-vous dire ?

— Rien de plus ! Je vous ai dit ce que je sais. À vous maintenant de compléter l’histoire.

— C’est de la folie. Vous voulez que je retrouve des pierres qui ont disparu depuis…

— 1865 environ ! Cette gageure ne doit pas être la mer à boire pour qui a rempli les vides sur le pectoral du temple de Jérusalem ? Et c’était plus ancien encore !

— Vous oubliez que je n’étais pas seul et que j’avais des repères. Là, je n’en ai aucun. Maximilien a été fusillé par l’Indien Juarez en 1867. Dieu sait dans quelles mains sont tombés le peu de biens qu’il lui restait. L’impératrice Charlotte, lorsqu’elle a quitté Mexico pour revenir en Europe plaider la cause de l’empire agonisant auprès de Napoléon III et du pape, a emporté tous ses bijoux dont la liste est connue. Si votre comtesse Reichenberg la détestait, il m’étonnerait fort qu’elle lui ait donné des émeraudes non seulement légendaires mais dont la valeur marchande est astronomique ! Et je me vois mal gratter chaque pouce carré de terre mexicaine !

— On ne vous en demande pas tant ! Le collier n’est plus au Mexique. J’en ai la certitude !

— Comment l’avez-vous obtenue ?

— Cela ne vous regarde pas ! Faites ce que l’on vous dit…

— J’ai encore une question à poser !

— La dernière, alors !

— Vous m’avez dit que Gilles Vauxbrun avait été abusé par un faux grossier. Y a-t-il une copie du collier ?

— Oui. Après la mort de Don Alessandro, son fils, Don Enrique, par respect pour sa mémoire et pour sa famille qui n’a jamais voulu admettre le suicide et croyait à un meurtre, l’a fait exécuter avec de fausses pierres par un ciseleur qui n’a pas vécu assez longtemps pour en garder le souvenir. Grâce à cela, quand son fils, Don Pedro, a dû fuir le Mexique avec les siens, les femmes, Doña Luisa et Doña Isabel, ont eu le réconfort de croire que le trésor familial fuyait avec elles.

— Si tout le monde y croyait, pourquoi émigrer ?

— Les domaines seigneuriaux ont été récupérés par le pouvoir en place. S’y est ajouté, pour Don Pedro, un avis mystérieux : s’il voulait éviter d’être assassiné avec sa famille, il fallait qu’il parte et qu’il s’arrange pour remettre la main sur les émeraudes. À ce prix-là seulement, il pourrait revenir au pays et même rentrer en possession de ses terres et de sa fortune.

— Autrement dit, quelqu’un savait. Quelqu’un d’assez puissant pour lui faire peur. Cela paraît difficile à croire quand on voit le personnage ?

— Il n’a pas peur pour lui-même. De toute façon, ce n’est pas votre affaire et nous en resterons là pour ce soir. Il est temps de vous mettre au travail… en gardant bien présent à l’esprit l’enjeu du marché : la vie de ce redoutable imbécile qui s’est pris pour le prince charmant. J’ajoute qu’il serait bon de vous hâter. Outre que les conditions de sa captivité pourraient se détériorer si vous tardez trop…

— Quel délai m’accordez-vous ?

— Disons… trois mois. Au-delà, il faudrait peut-être envisager d’autres moyens de stimuler votre zèle ! Partez maintenant ! On va vous ramener en ville. Ah, j’allais oublier ! Lorsque vous aurez l’objet, il vous suffira de passer une annonce dans Le Figaro et dans LeMatin, disant : « L’enfant prodigue est de retour. Tout est en ordre ! »

— Vous avez de l’ordre une curieuse conception !

Avec un haussement d’épaules fataliste, Morosini reprenait le chemin de la voiture quand il entendit soudain un bruit qui lui glaça le sang. Ce n’était pourtant qu’un petit rire, mais bizarre, grinçant, cruel… un rire qu’il croyait enfoui dans les limbes où l’on entasse les pires souvenirs. Il se retourna mais un canon de pistolet rencontra son dos :

— On avance ! intima l’un des hommes. Et on ne regarde pas en arrière !

Ne pas regarder en arrière, c’était justement le plus difficile, parce qu’Aldo prenait conscience que son gardien avait dû voir le jour quelque part dans le Bronx ou à Brooklyn et que son accent renforçait l’impression que le temps revenait où il avait vécu cette situation…

Néanmoins, il se remit en marche et grimpa dans le véhicule qui démarra aussitôt. Peu après, on le larguait sans trop de douceur en plein milieu de la porte Maillot ! Il ne lui restait plus qu’à prendre un taxi…


— Tu as rêvé ! conclut Adalbert, après avoir fait disparaître sa quatrième tasse de café.

Il était arrivé deux heures plus tôt rue Alfred-de-Vigny, appelé en urgence par Marie-Angéline, et depuis n’avait pas cessé de faire l’ours en cage, monologuant, envoyant au diable l’Académie des inscriptions et se reprochant ce qu’il considérait comme un abandon de poste devant l’ennemi. Tant et si bien que Mme de Sommières, agacée, avait fini par lui ordonner de s’asseoir et lui avait fait servir un « en-cas » dans l’espoir de l’occuper un moment.

— Au moins, pendant que vous mangerez, vous ne proférerez pas de sottises !

— Sottises ? Quand je dis…

— Ne recommencez pas ! Dites-nous plutôt ce que vous auriez pu faire si vous aviez été présent quand Aldo a reçu le billet ? Vous auriez couru derrière la voiture ?

— Et j’ai fait, moi, tout ce qui était possible : j’ai relevé le numéro, affirma Plan-Crépin.

— Comme il est sûrement faux, nous ne sommes guère avancés ! Je ne comprends pas pourquoi Langlois ne fait pas surveiller cette maison vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il sait pourtant qu’Aldo est en première ligne dans cette histoire vaseuse ?

— Essayez de lui faire confiance, il connaît son métier !

L’arrivée de la table roulante supportant un souper froid avait généré un bienheureux silence. Même dans les pires circonstances, l’appétit de l’archéologue ne connaissait pas de morte-saison. Il attaquait la tarte aux poires et les deux femmes commençaient à se demander ce que l’on pourrait lui servir en supplément pour le faire tenir tranquille, quand Aldo reparut, salué par un triple soupir de soulagement assorti d’un triple : « Alors ? »

— J’ai trois mois pour sauver Vauxbrun en retrouvant un joyau dont personne ne sait où il a pu passer depuis le siècle dernier ! lâcha Aldo en se laissant tomber dans un fauteuil. Et si vous voulez le savoir, je me demande si je ne suis pas en train de devenir fou !

— On a déjà récupéré des pierres envolées depuis plus longtemps que ça et tu n’y as jamais laissé ta raison. Moi non plus, dit Adalbert en lui tendant un verre de vin qu’il avala d’un trait. Raconte !

Ils écoutèrent en silence et ce fut seulement quand il eut mentionné le rire de celui que l’on pouvait considérer comme le chef de bande qu’Adalbert réagit, un peu trop vite peut-être, en disant qu’il avait rêvé.

— Non. Devrais-je vivre cent ans que je ne pourrais oublier ce rire… de hyène. Par trois fois, jadis, je l’ai entendu, et ce soir c’était la quatrième. J’en suis persuadé ! Il ne peut pas en exister deux semblables sur terre ! Et si tu ajoutes l’accent de mon escorteur… Je me suis cru revenu dans cette villa du Vésinet il y a des années… Ou encore dans le parc Monceau.

Adalbert fronça les sourcils. Soudain grave, il vint vers Aldo et le prit aux épaules :

— Je répète : tu es en train de faire un cauchemar, c’est entendu, mais n’y participent que des vivants. Pas des morts, et il n’y a plus de Solmanski vivants à la surface du globe terrestre(5). Souviens-toi, bon Dieu ! Le père a sauté à Varsovie avec la chapelle souterraine, la fille est morte comme tu sais et quant au fils, cette petite ordure de Sigismond, c’est toi qui l’as abattu d’une balle en plein crâne ! Il faut te réveiller !

Aldo passa sur sa figure une main qui tremblait :

— Je sais tout cela. Ma raison ne cesse de me le répéter. Pourtant ce rire…

— … appartient à un autre. Peut-être aussi fêlé que l’original, mais il faut que tu te sortes de la tête l’idée que, doté comme les chats de plusieurs vies, le jeune Solmanski a obtenu de Satan, son maître, la faveur de revenir faire un tour chez les vivants dans le seul but de te pourrir l’existence ! Il est comment, ce type ?

— Même taille, même silhouette… mais je n’ai vu qu’une ombre.

— La voix ?

— Froide, jeune, métallique… le même registre à peu près mais avec un fort accent espagnol ou sud-américain... Il y manquait seulement la couleur et, tandis qu’il parlait, j’avais l’impression bizarre mais tenace qu’il récitait un texte appris par cœur. Par moments, l’accent faiblissait mais pour revenir avec plus de force. Enfin, en me ramenant à la voiture, le chauffeur a dit quelques mots en français mais je jurerais que celui-là a vu le jour dans un faubourg de New York ou de Chicago ! Tante Amélie, je boirais volontiers une autre tasse de café.

— Tu es assez énervé comme ça ! Cela dit, il me vient une idée. As-tu gardé une relation quelconque avec ce chef de la police métropolitaine de New York chez qui t’avait envoyé ton ami de Scotland Yard(6) ?

— Phil Anderson ? Ma foi, non…

— C’est bien dommage et tu devrais essayer de renouer.

— Pourquoi ?

— Évidemment ! s’écria Marie-Angéline jusque-là réduite au silence par l’attention avec laquelle elle écoutait. Lorsque nous sommes allée – sans moi ! – rue de Lille, la vieille dame ne nous a-t-elle pas dit que son petit-neveu, ce char… je veux dire Don Miguel, vivait à New York où il se faisait une situation dans les objets anciens avec l’aide d’amis dont on ne nous a pas confié l’identité mais qui semblent assez au courant de ce qui se passe de ce côté-ci de l’Atlantique pour savoir ce que l’on y vend en fait de château ! Ce sont eux qui ont expédié la famille Vargas-Olmedo à Biarritz où, comme par hasard, un autre homme a convaincu M. Vauxbrun d’aller faire un tour… Vous, je ne sais pas, mais moi je trouve que cela fait beaucoup de gens sans visages et sans noms…

— Plan-Crépin ! s’écria la marquise, il y a des moments où vous avez des éclairs de génie ! C’est exactement ce que je voulais dire !

— Et en plus, elle a raison, fit Adalbert. Tu devrais écrire à cet Anderson…

— Non. Je pense que c’est du ressort de Langlois. Je vais aller le voir. Cela marchera mieux de police à police…

— Tu n’iras rien voir, coupa Adalbert. C’est moi qui m’en chargerai après avoir téléphoné de chez moi pour prendre rendez-vous ailleurs qu’au quai des Orfèvres. Tes petits copains de cette nuit t’ont interdit de mêler l’autorité à votre marché et je suis persuadé que tu es surveillé… Et à ce propos, si on en venait à ce que l’on t’a imposé ? Trois mois, ce n’est pas énorme, si l’on se réfère au temps qu’il nous a fallu pour chaque pierre du pectoral, sans parler des « Sorts Sacrés(7) ». On a quoi comme point de départ ?

— Un nom : la comtesse Eva Reichenberg qui, si elle s’agitait au Mexique à l’époque du malheureux couple impérial, ne doit plus être en très bon état, en admettant qu’elle soit encore de ce monde !

— Tu es gracieux, toi ! protesta Mme de Sommières. Je suis née en 1850, moi, et non seulement je suis encore là mais je n’ai pas l’impression d’être gâteuse !

— Pardon ! pria Aldo qui ne put s’empêcher de rire. Vous êtes tellement plus jeune que nous tous que l’on oublie votre âge ! Mais… j’y pense ! Est-ce que ce nom évoque un souvenir pour vous qui connaissez au moins la moitié de l’Armorial européen ?

— N… on ! Elle doit faire partie de l’autre moitié.

— À votre avis, est-ce allemand ou autrichien ?

— Si cette femme était amoureuse de l’archiduc Maximilien, on devrait pencher pour l’Autriche, hasarda Marie-Angéline. C’est le plus logique… et pourquoi ne pas le demander à Lisa ? Elle est aussi autrichienne que suisse !

— Faut-il que je sois perturbé pour ne pas y avoir pensé tout de suite ! Je cours lui téléphoner…

— Tu as vu l’heure qu’il est ? remarqua Adalbert en désignant la pendule qui marquait deux heures du matin…

— Je risque d’en avoir pour trois ou quatre heures d’attente…

Et il disparut en direction de la loge du concierge tandis que Marie-Angéline essayait de convaincre Mme de Sommières d’aller se coucher. Vainement :

— Qu’est-ce que vous voulez que j’aille faire dans mon lit quand nous sommes sur le pied de guerre ?

Aldo remonta au bout d’une demi-heure. Apparemment, les liaisons téléphoniques fonctionnaient mieux la nuit que le jour.

— Je n’ai patienté qu’un quart d’heure, fit-il avec satisfaction. Lisa vous embrasse tous.

— Nous n’en doutons pas un instant, rétorqua Tante Amélie. Mais à part ça, qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— Que le nom est autrichien, après quoi elle a ajouté : « Va voir Grand-Mère ! »

Cherchant dans sa poche son étui à cigarettes, les doigts d’Aldo se refermèrent sur un papier et il se souvint alors du message, prétendument de Vauxbrun, que l’inconnu lui avait jeté en disant qu’il aurait largement le temps de le lire plus tard. Fallait-il qu’il fût troublé par le rire qui avait clos leur entretien pour l’avoir oublié !

En fait, l’écriture était bien celle de Gilles. Quant au texte, il était à la fois court et sibyllin :

« J’ai commis une lourde faute et il est normal que je la paie. Si tu peux me sauver, fais-le mais, surtout, veille sur elle… ».

Le message se terminait par une traînée d’encre.

On avait dû le lui arracher pour l’empêcher d’en dire davantage.

— « Veille sur elle » ? lut Adalbert par-dessus l’épaule de son ami. Veut-il dire sa fiancée ?

— Et qui d’autre ? Pour ce que j’en sais, il n’a pas cessé un instant de penser à elle depuis qu’il l’a rencontrée. Ce qui voudrait dire qu’elle serait en danger ? Mais quel danger ?

— L’étonnant, c’est qu’on lui ait permis d’écrire, constata Adalbert en subtilisant la feuille de papier. Notre ami Langlois va avoir une autre énigme à résoudre. Les moyens dont il dispose lui permettront peut-être d’en tirer un complément d’information.

— C’est possible mais je n’y crois guère.

— Tu as tort ! Si tu veux le fond de ma pensée, j’ai peur que tu ne perdes ton temps. On ferait beaucoup mieux d’aider la police à retrouver Vauxbrun plutôt que courir derrière un joyau disparu sans doute depuis belle lurette.

Sous le sourcil froncé, l’œil d’Aldo vira au vert, ce qui était chez lui signe de mécontentement. C’était la première fois qu’Adalbert déclarait son désaccord et son intention de suivre un autre chemin que lui. Il en éprouvait une déception car il avait cru qu’ils pourraient aller ensemble à Vienne mais, finalement, c’était le droit absolu de l’égyptologue de porter une attention plus distraite au sort d’un homme qui n’était qu’une relation pour lui. Aldo savait depuis longtemps que les deux hommes n’éprouvaient pas une sympathie réciproque. Vidal-Pellicorne trouvait Vauxbrun trop infatué de sa personne et agaçant. Il est vrai que ce dernier, faisant allusion à Adalbert, l’appelait le plus souvent « l’archéologue cinglé » !

— Libre à toi de penser ce que tu veux ! dit-il. Même si je vais au-devant d’un échec et si ce semblant de piste ne mène à rien j’entends la suivre jusqu’au bout ! Ce serait vraiment trop bête !

Adalbert se mit à rire :

— Allons, ne fais pas cette tête ! Ne me dis pas que tu as besoin de moi pour aller voir Grand-Mère ? Et moi je serai peut-être plus utile ici…

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