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DE L’ART DIFFICILE D’INVESTIR


UNE PLACE FORTE

Marie-Angéline s’en voulait. Quel besoin avait-elle eu l’autre soir de prendre plus ou moins fait et cause pour les Mexicains en laissant échapper ce « charmant » que l’on n’avait pas manqué de juger incongru ? Était-ce sa faute à elle si, durant l’horrible séance à Sainte-Clotilde, le cousin de la mariée lui avait adressé un si beau sourire qu’elle n’avait pu s’empêcher de le lui rendre ? Il fallait tout de même se mettre à sa place – et surtout à celle des siens ! – pour admettre que Vauxbrun, en ne se présentant pas à l’église, les avait placés dans une situation impossible et qu’il était normal que des gens convenablement soucieux de leur honneur apprécient peu la situation qu’on leur imposait. Naturellement portée par sa foi chrétienne et par ses traditions familiales à prendre la défense du pot de terre contre le pot de fer, du plus faible contre le plus fort, voire du bandit d’honneur contre le gendarme, elle n’avait pas admis l’attitude immédiatement hostile de sa « famille ».

C’est ce qu’elle avait fait entendre à Mme de Sommières dès son retour de la messe le lendemain matin. Sans aller jusqu’à présenter des excuses, ce qui eût été excessif. Simplement elle tentait d’exposer son point de vue quand, l’œil vert de la marquise passant au-dessus de la tasse de chocolat, elle avait entendu :

— Je ne vous savais pas si sensible au charme mexicain ?

Elle s’était alors lancée dans ce qu’elle pensait être une explication rationnelle, assez vite interrompue par :

— Tout ça c’est très bien, mais répondez à une question : les auriez-vous trouvés tellement sympathiques si le fiancé disparu avait été Aldo ou Adalbert ? Même si, l’an passé, vous avez ramé tous les deux dans la galère de Trianon, je ne crois pas que vous hébergiez Gilles Vauxbrun dans les replis les plus profonds de votre cœur virginal ?

Devenue ponceau, elle avait répondu honnêtement :

— C’est sans commune mesure ! J’aime… bien Vauxbrun mais c’est tout. Je continue à lui en vouloir un peu d’avoir fait venir d’Amérique la belle et dangereuse Mrs Belmont sous le prétexte d’exposer ses sculptures, mettant ainsi en péril le bonheur de Lisa.

— Vous avez pu constater que Lisa s’en est tirée avec les honneurs de la guerre.

— Grâce à nous, n’est-ce pas ? Je nous ai toujours soupçonnée de lui avoir écrit une de ces lettres dont nous avons le secret et qui disent tant de choses sans en avoir l’air. Quelle ambassadrice nous aurions fait !

— Il aurait fallu pour cela que mon cher époux eût la bosse diplomatique. Ce qui n’était pas le cas ! Mais nous voilà fort loin de notre point de départ et, en ce qui concerne ce dont nous parlions, je pense que le mieux est d’en rester là ?

On avait, en effet, changé de sujet de conversation et personne dans la maison n’en avait rêvé, mais voyant Aldo s’assombrir d’heure en heure à mesure que passait le temps, Plan-Crépin avait senti quelque regret de ce qu’elle avait dit et, maintenant, après la découverte de la voiture incendiée avec son malheureux chauffeur, elle s’en voulait franchement. Même si elle ne parvenait pas à comprendre ce que le « charmant » Don Miguel avait à voir là-dedans. Le chiendent était que l’on ne savait rien de ce qui se passait dans l’hôtel de la rue de Lille. Surtout depuis qu’Aldo avait si magistralement boxé Don Pedro. Celui-là, elle consentait à l’abandonner à la vindicte familiale : il avait une tête de dictateur et se conduisait en conséquence.

Dans son appétit d’avoir toujours une information d’avance, la demoiselle caressa un instant l’idée d’aller tester la messe de six heures à Sainte-Clotilde, mais c’était vraiment trop loin ! En outre, avant d’y retrouver un service de renseignement comparable à celui qu’elle s’était créé à Saint-Augustin, il faudrait du temps. Incroyable ce que l’on pouvait apprendre quand on était connue – donc acceptée et même favorisée grâce à son nom aristocratique – dans le petit monde des concierges, gens de maison ou vieilles dévotes n’ayant rien d’autre à faire que regarder autour d’elles, écouter et parfois tirer des déductions intéressantes. Ainsi, eût-elle eu besoin de savoir ce qui se passait chez la princesse Murat, la baronne de Lassus-Saint-Geniès ou la princesse de Broglie que c’eût été la chose du monde la plus facile parce qu’elles habitaient le quartier, mais de l’autre côté de la Seine. Autant dire au bout de la terre !

Elle y réfléchissait encore en entrant dans l’église au lendemain de son échange de vues avec la marquise quand elle fut rejointe – la messe n’était pas encore commencée – par l’imposante Eugénie Guenon, qui régnait sur les cuisines de la princesse Damiani. Toutes deux s’installèrent sur des prie-Dieu voisins, se signèrent, marmonnèrent une courte prière puis Eugénie chuchota :

— Eh bien, dites donc, il s’en passe des choses dans votre famille !

— Distinguons ! Il ne s’agit pas directement des miens. M. Vauxbrun est seulement un ami proche de mon cousin Morosini, témoin à son mariage. Il n’en demeure pas moins qu’il est très atteint par cette histoire et nous avec, par la force des choses !

— Il paraît que la belle-famille s’est installée chez le disparu aussitôt après l’épisode de Sainte-Clotilde ?

— Absolument. Le mariage civil ayant eu lieu, ils estiment que c’est leur droit. Il semble qu’ils auraient raison, mais chez nous on ne peut s’empêcher de trouver le procédé cavalier. En ce qui me concerne, je ne partage pas entièrement ce point de vue…

— Ah non ? Pourquoi ?

— Parce que j’essaie de me mettre à la place de cette jeune fille abandonnée devant l’autel ! En outre, je n’ai pas le sentiment que les siens roulent sur l’or.

— Vous devriez le savoir pourtant ? Il a dû y avoir un contrat ?

— Non. Tout s’est passé très simplement et M. Vauxbrun avait choisi la communauté. Sans doute afin de préserver la fierté de sa fiancée…

— C’est délicat ! Mais ce qui l’est moins, c’est l’attitude de ces gens pour qui vous avez tant d’indulgence. On dit qu’ils se comportent comme en pays conquis dans la maison de ce pauvre monsieur !

Marie-Angéline tourna vers sa voisine un regard surpris :

— Comment le savez-vous ?

Le cordon-bleu de la princesse dégusta la question avec gourmandise :

— L’ambassade d’Espagne est voisine de l’hôtel particulier et mon neveu y est valet de pied. Comme l’ambassadeur est absent et qu’il n’a pas grand-chose à faire, il observe volontiers ce qui se passe chez les voisins. Alors maintenant qu’il y a un disparu, vous pensez s’il ouvre les yeux et les oreilles !

— Et alors ?

La clochette de l’enfant de chœur précédant le prêtre qui montait à l’autel arrêta la réponse au bord des lèvres d’Eugénie. Les deux commères durent se relever et prendre leur part des « répons » liturgiques. Cela dura ainsi jusqu’à l’Évangile, après lequel le célébrant prononçait une brève allocution. On s’assit pour l’écouter. Marie-Angéline en profita :

— Et alors ? reprit-elle.

— Eh bien, hier, Gaston – mon neveu –, en allant chez le boulanger chercher des croissants, a rencontré Berthe, la cuisinière de M. Vauxbrun, qui venait acheter les siens. Il paraît que Servon, le maître d’hôtel, a donné sa démission et qu’il est parti. Elle en avait les larmes aux yeux et mon neveu n’a pas eu besoin de la forcer pour qu’elle se confie. Il lui a dit qu’il ne reviendrait qu’au retour de son maître parce qu’il ne voulait pas être tenu pour responsable de ce qui se passait. Paraîtrait que des choses ont disparu…

— Des choses ?

— Je ne peux pas vous dire quoi. Il y avait du monde dans la boulangerie, je n’en sais pas plus…

Elle se tut. Si bas qu’elle eût parlé, des regards indignés fusillaient les deux bavardes. La messe terminée, Plan-Crépin fila vers la maison et une fois à destination grimpa chez Mme de Sommières sans prendre la peine d’ôter son manteau et son chapeau mouillés. Il pleuvait, en effet, et elle était si excitée qu’elle avait couru tout au long du chemin sans même songer à ouvrir son parapluie. Assise dans son lit, la vieille dame attendait son petit déjeuner en contemplant les nuages et les oiseaux peints sur son plafond. L’entrée de Marie-Angéline la ramena brutalement sur terre :

— Vous n’avez pas l’intention de vous asseoir sur mon lit, trempée comme vous l’êtes ? protesta-t-elle. Vous avez perdu votre parapluie ou quoi ?

— J’étais tellement pressée de rentrer que je n’ai pas voulu perdre du temps à l’ouvrir. J’ai des nouvelles de la rue de Lille !

Et, sans respirer, elle raconta son dialogue avec Eugénie tout en se dépouillant de ses vêtements de sortie qu’elle ramassa sur son bras :

— Il faut que j’aille prévenir Aldo de ce pas. Cela m’ennuie parce qu’il est rentré tard mais…

— Il est parti depuis une demi-heure. Adalbert est venu le chercher pour aller voir l’endroit où la voiture a brûlé…


Suivant les indications données par la presse, il ne fut pas difficile de trouver l’endroit en question. C’était une petite clairière à mi-chemin entre la Mare-aux-Fées et Vitry. La carcasse réduite à l’état de squelette était encore là. L’inspecteur Lecoq aussi, à qui l’arrivée des deux hommes n’eut pas l’air de causer un plaisir extrême. Les mains dans les poches de son imperméable, une casquette enfoncée jusqu’aux sourcils et la tête dans les épaules, il marchait à pas lents autour des débris :

— Qu’est-ce que vous venez faire ici ? bougonna-t-il. Ce n’est pas un lieu de promenade, surtout par ce temps !

— On n’est pas venus pour se promener, rétorqua Adalbert, mais sans prétendre à vos talents, il est assez rare qu’il n’y ait pas quelque chose à glaner sur les lieux d’un crime. Car c’en est un, puisqu’il y a eu un mort, sans compter les dégâts qu’aurait pu subir la forêt !

— Ça, vous pouvez le dire ! soupira le policier. Les gardes ne cessent de nous harceler parce qu’il y a eu un ou deux arbres roussis et pour qu’on fasse enlever les débris au plus vite mais ce n’est pas notre boulot. Nous, on est là pour essayer d’extraire de ce tas de tôles le maximum de ce qu’il peut avoir à nous dire !

— Il n’y avait qu’un seul corps ? demanda Morosini.

— Un seul : celui du chauffeur. J’espère qu’on l’a assommé avant de mettre le feu, parce qu’on l’a retrouvé enchaîné à son siège. Pauvre type ! On peut dire que ce n’était pas son jour de chance !

— Et des passagers ? Pas de traces ? Pourtant, ils devaient être au moins cinq : les trois ravisseurs, Vauxbrun et le chauffeur ? Pas le moindre indice ?

— Vous pensez à quoi ? ricana Lecoq. Un bouton arraché au manteau d’un de ces gus comme dans les romans policiers ? Là-dessus, le petit génie le malaxe d’un air inspiré et vous dévide toute l’affaire après dix minutes de réflexion ? Non, mon bon monsieur, on n’a rien trouvé ! Pas ça ! ajouta-t-il en faisant claquer l’ongle de son pouce contre ses dents. C’est à peine si cette épaisseur de feuilles mortes a gardé la trace du véhicule incendié. Quant à la route Ronde où vous êtes garés comme moi, il y est passé trop de voitures depuis qu’on a découvert l’épave !

Aldo pensa avec accablement que sa mauvaise chance avec les policiers tenait toujours bon. Même si celui-là était le bras droit et l’enfant chéri de Langlois, il ne pouvait s’empêcher de le traiter sinon en suspect, du moins en indésirable, voire en imbécile !

— Inspecteur, soupira-t-il, je sais qu’il fait un temps abominable ; que vous n’avez pratiquement rien où accrocher votre fil d’Ariane, mais je vous demande de considérer que Gilles Vauxbrun est l’un de mes plus chers amis, que je le connais mieux que quiconque et qu’il ne peut en aucun cas être coupable de quoi que ce soit dans cette histoire qui devient de plus en plus sinistre. Interrogez qui vous voudrez, on vous dira, ce dont je suis intimement convaincu, qu’il n’aurait jamais commis l’ignominie d’enchaîner un homme à son siège de voiture avant de l’incendier. C’est d’une cruauté innommable. C’est bien ton avis ? ajouta-t-il à l’adresse d’Adalbert, mais celui-ci avait disparu.

Il l’appela et ce fut seulement au troisième appel que sa voix se fit entendre, assez lointaine :

— Vous devriez venir jusqu’ici !

— Il est du côté de la Mare-aux-Fées ! fit Lecoq. Qu’est-ce qu’il fabrique là-bas ?

— Allons voir !

Ils découvrirent l’égyptologue debout dans les roseaux cernant en partie la pièce d’eau sans doute très romantique sous le soleil mais qui, sous ce déluge, devenait lugubre. Complètement trempé et plié en deux, il était occupé à fouiller l’endroit.

— Qu’est-ce que tu cherches dans ce cloaque ?

— La deuxième, fit-il en se redressant.

Les deux hommes virent alors qu’il tenait à la main une chaussure d’homme boueuse dont le policier s’empara en commentant :

— Je ne vois pas à quoi cette godasse vous avancerait. C’est fou ce que l’on peut trouver dans les mares et les étangs de la forêt !

— Même un soulier verni signé Weston et tout neuf ? Il faut vous rendre à l’évidence, inspecteur, ce doit être plutôt rare dans le coin.

D’un geste brusque, Morosini s’empara de l’objet mais ses mains tremblèrent :

— Elle appartient à Vauxbrun ! J’en mettrais ma tête à couper !

— Ce serait peut-être beaucoup ! émit Lecoq un peu radouci. Quant à savoir le pourquoi de sa présence… C’est ce qu’on va essayer d’apprendre ! Je vais à la gendarmerie où je téléphonerai à M. Langlois ! Il faut ratisser toute cette zone ! Vous devriez rentrer, Messieurs, inutile de rester à vous tremper plus longtemps !

Il repartait vers les voitures mais au bout de quelques pas s’arrêta, se retourna :

— Merci à vous !

Pensant qu’enterrer la hache de guerre serait une bonne chose, Aldo proposa :

— Il est près de midi. Voulez-vous venir déjeuner avec nous ?

Cette fois, il eut droit à un sourire :

— Je suis en service… mais c’est gentil de le proposer !


À l’orée de la forêt, non loin de là, l’auberge du Grand-Veneur était juste ce dont les deux hommes mouillés et gelés avaient besoin. Décorée de massacres de cerfs et de sangliers, de cuivres étincelants et d’une immense cheminée quasi médiévale où brûlait un feu revigorant, la vaste salle un rien solennelle mais si confortable leur offrit une halte d’autant plus appréciable qu’en ce jour de semaine, et à midi, il n’y avait pas affluence. Trois tables seulement étaient occupées.

D’entrée, Adalbert commanda deux fines à l’eau. Depuis son invitation au jeune policier, Aldo n’avait pas desserré les dents et ce silence l’inquiétait d’autant plus qu’il savait lire à livre ouvert dans l’esprit de son ami. Mieux valait en parler :

— Ne noircis pas trop le tableau ! fit-il en lui tendant son verre. Une chaussure perdue ne veut pas dire qu’elle l’a été par un mort !

— Peut-être pas mais au moins par quelqu’un que l’on transportait. On ne me fera pas croire qu’il l’a balancée lui-même pour parfaire ce délirant personnage de victime d’un enlèvement programmé par lui-même. En outre, elle n’était pas sur le chemin.

— Non. J’aurais très bien pu ne pas la voir. J’ai seulement aperçu quelque chose de bizarre dans les roseaux…

Il se tut soudain et, laissant tomber le menu qu’il consultait, resta un moment l’œil fixe et la bouche ouverte. Aldo se retourna afin de voir ce qu’il pouvait regarder mais ne vit rien :

— Tu entends des voix ou quoi ?

— Non, mais tu viens de me donner une idée quand tu as dit : « On ne me fera pas croire qu’il l’a balancée lui-même. » Et si justement c’était ce qu’il s’était passé ou à peu près ?

— Explique !

— Voilà : les ravisseurs l’ont sorti de la voiture pour le transporter dans un autre véhicule ou dans un endroit quelconque. Il devait faire nuit puisqu’elle tombe à quatre heures en hiver et il a pu réussir à ôter une chaussure…

— … et à l’envoyer dans les roseaux comme le Petit Poucet semait les cailloux ? Il aurait fallu qu’il ait les mains libres. Or…

— Rien ne dit qu’il était ficelé. Je te rappelle qu’on l’a vu traverser le Ritz avec un inconnu, en ressortir et remonter dans la Delahaye.

— C’est ça qui est incompréhensible, soupira Aldo en allumant une cigarette, et que je n’arrive pas à avaler.

— Et s’il avait été drogué ? En dehors de la Chine, l’Amérique centrale est la plus prolifique pour ces trucs-là. Et le Mexique en particulier. Jamais entendu parler du peyotl ?

— Non. Qu’est-ce que c’est ?

— Un hallucinogène, très agréable à ce qu’il paraît, que l’on tire d’un cactus qui n’a pas l’air d’en être un. On le confondrait plutôt avec un caillou. On s’aperçoit que ce n’en est pas un quand il lui pousse une fleur. Il a suscité, chez je ne sais quelle peuplade indienne, un véritable culte.

— Comment le sais-tu ? Tu t’es aussi intéressé aux civilisations précolombiennes ?

— Oh, je les ai étudiées vaguement. En particulier à cause de mon grand-père qui faisait partie de l’état-major de Bazaine.

— Quand on a fait un empereur de Maximilien d’Autriche ? Tu ne m’en avais jamais parlé ?

Adalbert se mit à rire :

— On a déjà suffisamment de sujets de conversations sans verser dans les ancêtres. À ce jeu-là, tu me battrais à plate couture. Quoique… il y a eu un Pellicorne aux croisades !

— Et tu ne l’as jamais avoué à Marie-Angéline ? Elle serait passionnée !

— Justement, elle ne cesserait pas d’en parler, ce qui agacerait prodigieusement notre marquise ! Mais revenons à mon grand-père ! Quand j’étais gamin, il m’a raconté des tas d’histoires. Il était intarissable sur le Mexique et s’était passionné pour les Indiens. C’est ainsi qu’il a fait l’expérience du peyotl. Mais il s’est arrêté à temps parce que c’était uniquement par curiosité et qu’il avait compris tout de suite que récidiver pouvait être dangereux. Trop facile, trop séduisant ! Il en avait vu les conséquences sur deux Européens dont l’un a fini fou et l’autre s’est suicidé…

— Et on aurait pu en faire prendre à Vauxbrun ?

— N’ayant essayé qu’une fois, il n’en connaissait pas suffisamment les effets. Il se souvenait seulement d’avoir fait de jolis rêves et d’avoir nagé un moment dans une totale euphorie. Pour savoir à quel point ce machin peut influer sur la volonté d’un homme, il faudrait consulter un toxicologue… mexicain de préférence ! Ce qui est une rareté chez nous ! Mais peut-être n’y a-t-il aucun rapport avec notre problème. Je n’ai fait qu’avancer une hypothèse !

— C’est bien ainsi que je le comprends, cependant il ne faut négliger aucune explication à ce mystère…

Le déjeuner terminé, on remonta en voiture et Aldo demanda que l’on retourne vers le lieu de l’incendie mais ils ne purent pas approcher. Les accès en étaient défendus par des piquets de gendarmes et tout ce qu’ils purent apercevoir fut une dépanneuse qui chargeait l’épave. Ni Langlois ni Lecoq n’étaient en vue. On rentra donc rue Alfred-de-Vigny. Ce fut pour y apprendre la nouvelle glanée par Marie-Angéline à Saint-Augustin. Aldo refusa d’y ajouter foi :

— Servon est parti parce que des objets ont disparu de chez Vauxbrun ? Je n’y crois pas ! Il se considérait comme le gardien des trésors dont Gilles a rempli sa maison. En outre, il sait quelle confiance Gilles a en lui. Et s’il a constaté certains vides, il a dû au contraire être plus attentif que jamais pour découvrir le voleur. C’est ce que ferait ton Théobald ! ajouta-t-il, évoquant le serviteur d’Adalbert qui conjuguait tous les talents et assurait à lui seul le confort de son maître et l’entretien sourcilleux d’un vaste appartement ressemblant assez à une succursale du musée du Louvre, département de l’art égyptien.

— Sans aucun doute, à cette différence près que Théobald n’a peur de rien – sauf peut-être que le ciel ne lui tombe sur la tête ! –, ce qui ne saurait être le cas de ce Servon. Tu as vu quand nous sommes allés chez Vauxbrun après l’église : il était complètement affolé, si ce n’est terrifié !

— Je ne le connais pas, remarqua Mme de Sommières, mais on peut essayer de se mettre à sa place. Voilà un homme qui était en train d’achever les préparatifs d’une réception de mariage et qui, au lieu de voir arriver les époux accompagnés d’un morceau du Tout-Paris, se trouve confronté à des gens indignés qui lui annoncent que le marié s’est volatilisé, lui ordonnent de renvoyer le traiteur, son personnel et ses petits gâteaux mais en prenant soin de garder de quoi déjeuner agréablement, puis se mettent à table en lui intimant l’ordre de préparer leurs chambres et de veiller à l’arrivée de leurs bagages ! Tout le monde, mon cher Adalbert, n’est pas taillé pour l’aventure impromptue comme votre Théobald qui est toujours prêt à vous suivre au fin fond d’un désert et à se faire tuer sur place si un quidam de mauvaise mine prétendait violer votre sanctuaire !

— Gilles l’a connu pendant la guerre où il s’est bien battu ! fit Aldo.

— Ça n’a rien à voir et tu le sais pertinemment ! Alors ne dis pas de bêtises ! Ce qu’il faudrait savoir, c’est où trouver Servon et lui poser les questions idoines ! Plan-Crépin, dès demain matin…

— On n’a pas le temps d’attendre les voix de Saint-Augustin, coupa Aldo. On va place Vendôme bavarder avec Richard Bailey. Il doit être au courant, lui, du domicile du maître d’hôtel de son patron. Sinon on fera un tour quai des Orfèvres.


Quelques minutes suffirent à la vaillante petite Amilcar rouge pour couvrir la distance entre le parc Monceau et l’élégant magasin de l’antiquaire. Lorsqu’ils y entrèrent, Mr Bailey était aux prises avec un client intéressé par un rare surtout de table en biscuit de Sèvres et ne semblait pas s’amuser énormément. Cela se voyait au sourire un rien douloureux dont il gratifia les arrivants :

— Bonsoir, Messieurs ! Je suis à vous dans un instant. Gérard va vous conduire à mon bureau, ajouta-t-il en appelant d’un geste discret le grand jeune homme que Vauxbrun lui avait donné comme assistant depuis déjà deux ou trois ans.

Très britannique lui aussi bien que né à Bordeaux – ce qui chez certaines familles anciennes était à peu près pareil ! –, Gérard Candely possédait la même élégance discrète, la même courtoisie et la même silhouette que Bailey : longiligne dans un veston noir et un pantalon rayé. Sachant à qui il avait affaire, il introduisit les visiteurs dans le bureau même de Vauxbrun – une pièce à haut plafond mais de dimensions moyennes où meubles, objets et tapisseries provenaient tous sans exception de quelque château –, leur offrit des sièges et quelque chose à boire… à moins qu’ils ne préfèrent du thé ? Également hostiles à la boisson nationale britannique, ils optèrent tous deux pour un cognac.

— Mais, s’excusa Morosini, nous ne voudrions pas déranger Mr Bailey ! Peut-être aurions-nous dû prévenir de notre venue ?

Le jeune Gérard émit un petit rire :

— N’en croyez rien, prince ! Quelle que soit l’heure que vous auriez choisie vous auriez trouvé Mr Bailey aux prises avec un client qui, sous prétexte d’acheter, s’efforce de lui tirer les vers du nez ! Et repartira les mains vides dans tous les sens du terme.

— Celui qui est là n’a pas l’intention d’être acquéreur de ce beau sèvres ?

— Cela m’étonnerait fort. Toute la journée c’est ainsi. Quelqu’un entre, avise une pièce et se la fait montrer dans le moindre détail en posant, sans avoir l’air de rien, des questions qu’il croit subtiles et qui n’ont rien à voir avec les antiquités mais avec l’inexplicable disparition de M. Vauxbrun !

— Pourquoi Bailey s’astreint-il à leur répondre ? grogna Adalbert. Ce serait plus simple de les raccompagner dans la rue !

— Sans doute mais… on ne peut pas savoir d’avance si un véritable amateur ne se glisse pas dans la troupe ! Ah, voilà Mr Bailey !

— La vente est conclue ? demanda Aldo.

— Pensez-vous ! soupira le vieux monsieur en se laissant tomber sur un sublime tabouret en X couvert de damas incarnat. Celui-là, comme les autres, voulait savoir si nous avions des nouvelles fraîches. Je dois convenir qu’il était habile et m’a abusé un moment… mais notre joli biscuit lui était indifférent ! Merci, Candely ! soupira-t-il en acceptant le verre de whisky que lui offrait le jeune homme. Il conviendrait peut-être de faire attention ! Depuis ce malheureux jour, j’ai un peu trop tendance à chercher du réconfort dans notre panacée nationale !

— Je croyais que c’était le thé ? sourit Morosini.

— Dans la vie quotidienne sans doute, sans doute… mais pas dans les moments de grande urgence. Avez-vous appris du neuf, Messieurs ?

— Sur le sort de Vauxbrun, non. Rien en dehors du fait qu’une de ses chaussures a été retrouvée dans une mare de la forêt de Fontainebleau. Mais il se passe chez lui des choses bizarres. Ainsi, son maître d’hôtel a donné sa démission en confiant à la cuisinière que des objets avaient disparu et qu’il ne voulait pas en endosser la responsabilité. Il est donc parti, mais où ? Et nous avons pensé que vous pourriez nous indiquer s’il a une adresse en dehors de la rue de Lille. Autrement dit, où a-t-il pu se rendre en s’en allant ?

— J’entends bien, mais je ne lui en ai jamais connu. M. Vauxbrun et lui étaient rentrés de la guerre ensemble et M. Servon n’a jamais eu d’autre adresse.

— Il est peut-être originaire d’une ville ou d’un village ? hasarda Vidal-Pellicorne. Un lieu où il aurait encore de la famille ?

— Pas que je sache ! répondit Bailey après un instant de réflexion. Ce qu’il faudrait, c’est pouvoir interroger Berthe, la cuisinière. Une femme sait toujours ce qu’elle veut savoir, surtout vivant constamment auprès de quelqu’un. Et au cas, improbable, où elle ne saurait rien, tous les renseignements concernant les gens de maison doivent se trouver rue de Lille dans un meuble de la chambre ou du cabinet de travail-bibliothèque de M. Vauxbrun. Vous savez à quel point il tenait à ce que tout fût en ordre chez lui ! La police qui a dû perquisitionner et réunir un dossier a certainement des lumières à ce sujet.

— On peut toujours aller le lui demander ! soupira Aldo en se levant.

Mais à la PJ, ils firent chou blanc. Le commissaire divisionnaire n’était pas là et l’inspecteur Lecoq pas davantage.

— Il n’y a plus, conclut Aldo, qu’à aller demain matin acheter des croissants à la boulangerie de la rue de Lille !


À la réflexion, on décida que Marie-Angéline était le personnage idéal pour interroger la cuisinière de Vauxbrun. Elle excellait dans ce genre de mission et, naturellement, se montra enthousiaste. À sept heures pile, dans une aube encore incertaine, la voiture qu’Aldo avait louée la veille afin de ne pas être tributaire des taxis se garait à quelques pas du magasin éclairé puis éteignait ses phares. D’où ils étaient, les occupants pouvaient voir parfaitement ce qui s’y passait. La boulangère se tenait à la caisse et une jeune fille servait les clients qui pour la plupart étaient des domestiques venus chercher les éléments majeurs du petit déjeuner. La maison semblait prospère. Ce qui était normal, si l’on s’en tenait à l’odeur de beurre frais et de pain chaud qui se répandait dans la rue. On attendit ainsi un bon quart d’heure puis Aldo dit :

— La voilà ! C’est Berthe Poirier !

Marie-Angéline se hâta de gagner les abords de la boutique. À l’évidence, la cuisinière était l’une des notabilités du coin. On s’empressait pour la servir et à la façon dont semblait se dérouler son dialogue avec la dame de la caisse, on comprenait que la maison compatissait aux ennuis de cette fidèle cliente. Quand enfin elle sortit, munie d’un panier dans lequel gonflait un grand sac de papier, Marie-Angéline la rejoignit :

— Vous êtes bien Mme Berthe Poirier ?

Elle parlait doucement, cependant la cuisinière qui venait de pêcher un croissant dans le sac et allait mordre dedans sursauta et la regarda, les yeux ronds :

— Oui… C’est moi.

— Pardonnez-moi de vous aborder de la sorte mais je ne peux pas faire autrement. Je suis Mlle du Plan-Crépin, la cousine du prince Morosini. Il m’a chargée de vous demander si vous connaissez l’adresse de Lucien Servon ?

Rassurée, Berthe remit son croissant dans le panier et croisa ses mains sur son ventre :

— Son adresse ? Mais ma pauvre mademoiselle, c’était ici son adresse, et ça depuis des années !

— Alors, où a-t-il pu aller quand il est parti ? Vous l’a-t-il confié ?

— Pour sûr, je lui ai demandé, ne serait-ce que pour le prévenir quand notre pauvre Monsieur reviendrait, mais il m’a dit qu’il donnerait des nouvelles à Mr Bailey. Que pour l’instant, il fallait qu’il s’en aille et qu’il ne pouvait pas m’en dire plus ! Faut dire qu’il avait l’air affolé. Il a même ajouté que je devrais faire comme lui…

— Qu’en pensez-vous ?

— Oh, moi, vous savez, je n’ai pas grand-chose à craindre. J’ai seulement affaire à la vieille dame le matin pour les menus. Elle aime bien ma cuisine. Les autres aussi, à ce qu’il paraît !

— Comment est-elle avec vous ?

— Pas désagréable. Elle n’a pas l’air commode mais ça doit tenir à sa figure parce qu’elle sait commander sans être déplaisante. Je vais vous dire : je suis comme tout le monde et je n’sais pas qui sont ces gens-là mais, elle, c’est une dame, une vraie ! Et je m’y connais !

— Et le reste de la famille ?

— À vous dire la vérité, je ne les vois guère, sinon pas du tout. La jeune dame ne quitte son appartement que pour les repas. Ce que je sais, c’est que le jeune monsieur sort beaucoup et que le vieux passe son temps dans le bureau…

— Ils ont remplacé Servon ?

— Pas encore. Ils ont demandé à l’ambassade d’à côté de leur prêter quelqu’un en attendant qu’ils partent pour Biarritz, mais pour l’instant il n’y a personne. Sauf le valet de chambre du vieux monsieur qui sert pour les deux et que j’n’aime pas trop. Avec ses grosses moustaches et ses yeux riboulants, il a plutôt l’air d’un révolutionnaire. Les dames aussi ont une femme de chambre mais celle-là ressemblerait plutôt à une souris et ne parle pas davantage. Elle travaille bien, je ne peux pas en dire plus… Faites excuse, Mademoiselle, mais il faudrait que je rentre. Ils sont à cheval sur l’heure et je ne voudrais pas voir arriver le moustachu !

— C’est trop juste ! Excusez-moi ! Oh, un mot encore ! Servon a fait allusion à des objets disparus ? Il n’a pas dit lesquels ?

— Non ! Tenez ! Qu’est-ce que je vous disais ! Vous le voyez là-bas qui rapplique ?

Une silhouette d’homme sortait en effet de l’hôtel. Les deux femmes échangèrent un salut rapide et Berthe poursuivit son chemin tandis que Marie-Angéline donnait le change en faisant quelques pas sur le trottoir, ne se décidant à traverser pour rejoindre la voiture qu’une fois la cuisinière rentrée. Elle se hâta de retourner auprès d’Aldo qui démarra aussitôt :

— Alors ? fit-il.

Elle raconta avec une précision rigoureuse. Une mémoire exceptionnelle lui permettait d’enregistrer quasi mot par mot ce qu’elle entendait. Puis elle ajouta, assez contente d’elle-même :

— Vous avez eu raison de m’envoyer. On venait voir pourquoi elle s’attardait et si bavarder un instant avec une voisine est anodin, s’entretenir avec quelqu’un comme vous devant une boulangerie au petit matin risquait de faire jaser !

— Mais c’est exactement ce que je pensais ! Vous savez bien que vous êtes irremplaçable !

— N’exagérons rien !… À propos de remplacement, ne serait-il pas possible, en passant par un quelconque fonctionnaire de l’ambassade espagnole, d’introduire dans la place le frère du valet d’Adalbert ?

— Romuald ? S’il est libre, ce ne serait pas une mauvaise idée ! C’en est même une très bonne et on va voir ça immédiatement !

Une demi-heure plus tard, Aldo arrêtait la Talbot devant la maison d’Adalbert après une escale rapide rue Royale, chez Ladurée, pour se procurer brioches, croissants et autres gâteries destinées à se faire pardonner une intrusion aussi matinale. Adalbert était gourmand comme un chat et on savait toujours comment lui faire plaisir. Comme ce n’était pas un lève-tôt sauf quand il était sur un chantier de fouilles, on tombait à point nommé. Il passa une robe de chambre et l’on se retrouva autour d’une table où fumaient une cafetière et une chocolatière. Le tout servi avec d’autant plus de célérité par Théobald que Morosini l’avait averti que l’on pourrait avoir besoin de lui. Ce qui enchantait toujours ce modèle des serviteurs pour célibataire endurci.

Un modèle qu’une nature généreuse avait produit en double exemplaire puisqu’il avait un frère jumeau, Romuald, avec lequel il était totalement interchangeable physiquement et professionnellement. Seuls différaient leurs goûts : Romuald, dit « le rat des champs », préférait la vie à la campagne et la culture amoureuse de son jardin, tandis que Théobald, dit « le rat des villes », optait pour l’existence citadine. Ce qui ne les empêchait pas de se rendre de mutuels services et de vouer à Vidal-Pellicorne un égal dévouement pour avoir, pendant la guerre, sauvé la vie de Théobald au risque de la sienne. Ce qui était valable pour l’un l’était aussi pour l’autre.

Théobald, qui ne détestait pas l’aventure, se fût volontiers dévoué, mais Adalbert n’aimait pas assez Vauxbrun pour lui sacrifier cette part indispensable de son confort. Il se contenta donc d’appeler le frère au téléphone en lui donnant un vague aperçu de ce qu’on attendait de lui. Romuald répondit en annonçant son arrivée. Restait à trouver le moyen de le faire présenter par l’ambassade espagnole.

En attendant qu’il arrive d’Argenteuil de toute la vitesse de sa motocyclette, Aldo et Plan-Crépin rentrèrent chez Mme de Sommières où se tiendrait la suite de la conférence. Celle-ci devait se demander pour quelle raison l’expédition de la rue de Lille durait si longtemps…

Ils ne se trompaient pas. La vieille dame avait déjà le pied à l’étrier pour monter sur ses grands chevaux :

— Vous en avez mis du temps ! fulmina-t-elle.

— L’important était qu’il soit utilement employé, n’est-ce pas ? fit Aldo en posant sur ses genoux le carton de macarons dont, sachant qu’elle les adorait, il s’était muni chez Ladurée. Et maintenant nous avons besoin de vous ! Avez-vous des relations à l’ambassade d’Espagne ?

— J’en avais mais je n’en ai plus depuis que le marquis de Casa Grande a quitté ce monde il y a quatre ou cinq ans. J’étais assez liée avec sa femme, une Française… mais Plan-Crépin devrait s’en souvenir ?

— Comme nous n’avons pas revu la marquise depuis ce moment, j’avoue que j’avais oublié.

— Surprenant ! Elle s’était donné alors un mal de chien pour vous débaucher ! Il faut dire, ajouta-t-elle pour Aldo, qu’elle est dévote comme une prostituée repentie et Plan-Crépin lui était apparue comme la compagne idéale.

— Je n’en pensais pas autant ! marmotta celle-ci en rougissant. Et je n’ai pas envie que nous reprenions nos relations avec elle !

— Bien ! fit Aldo. Dans ce cas, il ne nous reste plus que le neveu de la cuisinière de la princesse Damiani. Où habite-t-elle ?

— La princesse ? Avenue de Messine. Au 9, je crois… Vous voulez y aller ?

— Pourquoi pas ? fit Mme de Sommières. Je ne connais pas cette Damiani. Je sais seulement qu’elle est déjà âgée mais elle ne doit pas être bâtie autrement que les autres et tu devrais lui plaire…

En fait, Aldo n’eut pas à user de son charme : la princesse s’était absentée pour quelques jours et il ne fut pas difficile d’obtenir un bref entretien avec Eugénie Guenon, la cuisinière qui avait promis l’une de ses recettes à Mlle du Plan-Crépin malheureusement souffrante !

Ladite Eugénie se montra enchantée et, en trois coups de téléphone, l’affaire fut réglée. Le neveu Gaston avait demandé chez Vauxbrun si la place était toujours vacante et, sur l’affirmative, prit rendez-vous pour mener personnellement son candidat aux environs de six heures… Cela laissait suffisamment de temps pour expliquer à Romuald le rôle qu’il aurait à jouer.

En attendant qu’Adalbert l’amène vers le milieu de l’après-midi, Aldo s’installa dans la bibliothèque avec du papier, des crayons, un stylo… et Marie-Angéline. Sachant qu’elle dessinait comme un ange, il lui fit tracer les plans des différentes pièces du petit hôtel de son ami. Lui-même se chargeant de dresser la liste et d’indiquer l’emplacement des meubles et objets qui s’y trouvaient. Peu nombreux mais de très grande qualité et dignes d’un musée. Certains provenaient même de Versailles, des Trianons ou de Fontainebleau. Romuald aurait à s’y référer pour repérer ce qui pourrait avoir disparu.

Ils en terminaient quand Plan-Crépin remarqua :

— Vous n’oubliez pas quelque chose ?

— Non. Je n’ai pas l’impression…

— Et les cadeaux de mariage ? C’est pourtant chez Vauxbrun qu’ils étaient réunis afin que les invités puissent les admirer au cours de la réception ?

— Sacrebleu ! Vous avez raison, je n’y pensais pas…

— Qu’avez-vous offert vous-même ? Cela m’étonnerait que ce soit un tire-bouchon ou une pince à sucre ?

— Les deux Guardi qui étaient dans le salon des laques… Gilles en avait envie depuis longtemps !

— Ben voyons !

— Et Tante Amélie ?

— Une boîte à poudre en ivoire décorée d’une miniature d’Isabey. Quant aux autres invités, c’est difficile à savoir !

— À y réfléchir, il serait idiot d’avoir piqué dans les cadeaux ! Le marié à qui ils étaient offerts ayant disparu, le bon usage voudrait qu’ils soient retournés aux donateurs ! Au fait, vous me donnez une idée : si l’absence de Gilles se prolonge, j’irai moi-même récupérer mes tableaux…

Plan-Crépin éclata de rire :

— Vous vous voyez vraiment dans ce rôle ? Vous, le prince Morosini, dont les ancêtres…

— Ah, non ! La paix avec mes ancêtres… et les vôtres en passant ! Je sais qu’étant devenue Mme Vauxbrun, la belle Isabel se retrouve propriétaire de compte à demi avec son époux. Ce qui ne veut pas dire qu’elle puisse disposer des biens communs sans son accord. Et moi j’avais de la tendresse pour mes tableaux. Ce sont des choses dont on ne se sépare pas volontiers, sauf pour quelqu’un qu’on estime ou que l’on aime, et je n’éprouve aucun de ces deux sentiments pour cette jeune femme qui m’a l’air de n’être rien d’autre qu’une obéissante poupée à la limite du zombie !

— D’accord, mais depuis que vous avez boxé Don Pedro et que le maître d’hôtel s’est évaporé, vous auriez du mal à vous faire admettre ! Tout ce que l’on puisse faire pour le moment est d’ajouter les Guardi à la liste…

Ce que l’on fit.

Pendant ce temps, Mme de Sommières n’était pas restée inactive. Faisant fi de ses répugnances, de celles de sa fidèle lectrice et de son horreur du téléphone, elle avait pris contact avec sa « vieille amie » Casa Grande et, au prix d’un énorme mensonge, obtenu d’elle pour Romuald Dupuy – qui « avait servi jadis à l’ambassade au temps de son cher époux et qui, alors, l’admirait tant ! » – un certificat sur papier armorié en bonne et due forme, qu’elle envoya prendre par Lucien, son chauffeur, armé d’un bouquet de fleurs. Ce qui fut d’autant plus facile que la chère âme, sa contemporaine, n’ayant plus, et de loin, les idées aussi claires qu’elle-même, vivait surtout entre ses oraisons et les souvenirs de son défunt époux et de ce qu’elle appelait « son beau temps », et que, lesdits souvenirs devenus légèrement brumeux, elle ne vit aucun inconvénient à y héberger un maître d’hôtel de plus !

Quand, avant de se rendre rue de Lille, Romuald vint se présenter chez la marquise, celle-ci qui ne l’avait jamais vu se trouva confondue par sa ressemblance avec son jumeau. Si en temps normal il se déplaçait en moto, vêtu plus en jardinier qu’en gentleman, il offrait à présent l’image du parfait maître d’hôtel : pardessus noir, chapeau melon, pantalon rayé, chaussures admirablement cirées et gants gris. L’ensemble emprunté à son frère sans le moindre problème.

— Eh bien, apprécia Aldo, si ces gens ne sont pas satisfaits de vous au premier regard, c’est qu’ils sont diantrement difficiles. Un détail, cependant ! Entendez-vous un peu l’espagnol ?

— Je le parle, Excellence ! L’anglais également… comme mon frère !

— À merveille ! Autre chose : comment aurons-nous de vos nouvelles ?

— Je vais passer prendre langue avec ce Gaston Guenon à qui, si ses dispositions sont bonnes envers nous…

— Aucun doute là-dessus ! Sa tante, cordon-bleu chez la princesse Damiani, en répond !

— Je pourrais peut-être lui offrir… disons, une récompense ?

— Sans hésitation. Vous avez crédit ouvert, Romuald !

— Alors, je pense établir une sorte de boîte aux lettres, par le jardin, par exemple, et, en cas d’information urgente, je pourrais le prévenir… en jouant de la flûte !

— Vous jouez de la flûte ? émit Plan-Crépin.

— Pas trop mal, Mademoiselle ! Vous n’imaginez pas à quel point sa douce musique est bénéfique pour le jardin ! Les fleurs en raffolent, et je ne crains pas d’affirmer qu’elle obtient des asperges un bien meilleur rendement.

— Mais alors, votre jardin va souffrir de votre absence ?

— En hiver, la nature sommeille et si le temps se radoucissait, mon voisin y veillerait. Je l’ai converti à la flûte et il y a pris plaisir. En été, il nous arrive de jouer en duo !

— Reste à savoir, dit Mme de Sommières, si vos nouveaux patrons y seront aussi sensibles que vos asperges ?

— Je m’assurerai qu’ils ne sont pas contre. D’ailleurs, il ne saurait être question de jouer la nuit, sauf si mes quartiers sont suffisamment éloignés de leurs oreilles. Et puis il y aura toujours le jardin !

Il n’y avait rien à ajouter. Aldo lui remit le fruit de son travail avec Marie-Angéline, la lettre de Casa Grande et de l’argent pour ses premiers frais. Après quoi, Romuald salua, reprit sa valise laissée dans le vestibule et s’en alla chercher un taxi.

— Ce garçon est parfait ! soupira la marquise. On n’imagine pas à le voir ainsi, ce petit côté poétique. Est-ce que le « Théobald » d’Adalbert le possède aussi ?

— Je ne crois pas. On le saurait. Théobald, lui, a embrassé les goûts de son patron et son dada, c’est l’Égypte. Même de vrais jumeaux peuvent cultiver des différences !…

— Eh bien, il ne nous reste plus qu’à attendre ! Et à espérer !

— On saura très vite s’il est accepté. Au cas où ça ne marcherait pas, il rentre tout droit chez Adalbert… et il faudra trouver autre chose !

Ce qui n’était pas évident ! Cependant le jour s’acheva sans que Romuald eût rejoint dans l’ordre : le domicile d’Adalbert, sa moto et sa maison d’Argenteuil.

Le premier message arriva le surlendemain. Romuald semblait convenir. Surtout à la vieille dame qui appréciait son allure compassée et le respect qu’il lui témoignait. La jeune l’avait regardé sans autre commentaire. On ne la voyait qu’aux repas et elle ne quittait pas sa chambre… Côté Don Pedro, le nouveau venu se savait à l’étude et faisait en sorte de ne pas le remarquer. Le jeune Don Miguel manquait toujours à l’appel… comme les deux Fragonard de la chambre de M. Vauxbrun indiqués sur la liste et remplacés par de petits tableaux sans valeur. Parti aussi le poignard mongol qui servait de coupe-papier à l’antiquaire : sa garde et son fourreau d’or sertissaient trois splendides turquoises dans des entrelacs d’or semés de diamants. Une vague copie arabe en cuivre jaune le remplaçait. Côté cadeaux de mariage, ils se trouvaient toujours dans le salon où ils avaient été exposés et les Guardi étaient bien là.

— Les salopards ont bon goût ! gronda Aldo. Les deux sanguines période romaine de Fragonard valent une fortune, et que dire du poignard mongol ! Et on n’a pas lambiné ! À ce train, dans trois mois la maison sera vidée de tous ses trésors !

— Le plus inquiétant, observa Tante Amélie, c’est que ces gens agissent comme s’ils avaient la certitude que ce malheureux Vauxbrun ne viendra pas leur demander de comptes…

— C’est aussi ce que je pensais, reprit Adalbert. Il faudrait faire quelque chose. Mais quoi ?

— Demander son avis à Langlois, répondit Aldo en filant vers le vestibule pour y prendre ses vêtements de sortie. Ta viens avec moi ?

— Cette question !


Occupé à signer le contenu d’un épais parapheur, le policier ne les fit attendre que cinq minutes. Son accueil fut aimable mais il était visiblement soucieux :

— Vous venez chercher des nouvelles ou vous en apportez ?

— On en apporte, mais si vous en avez ?

— Une qui ne va pas vous plaire : sur la chaussure que vous avez trouvée, il n’y a que les empreintes de M. Vauxbrun, laissant entendre qu’il l’aura jetée lui-même. En outre, aucune trace, aucun fil conducteur n’a pu être retrouvé autour de la mare et dans les environs. C’est comme si lui et ses ravisseurs s’étaient soudain volatilisés ! À vous maintenant.

Trop inquiet pour songer à cacher quoi que ce soit, Aldo relata leur parcours personnel depuis la messe de six heures à Saint-Augustin jusqu’au premier rapport de Romuald. Quand il eut fini, Langlois ne put retenir un sourire :

— Je sais depuis longtemps qu’avec vous deux on peut s’attendre à tout mais je dois dire qu’à votre manière vous êtes plutôt efficaces. Loin de moi l’idée de refuser votre aide mais, je vous en supplie, faites attention. Vous êtes chargé de famille, Morosini, une famille qui, si j’ai bien compris, est devenue la vôtre, Vidal-Pellicorne ? Je crains que cette histoire tordue ne sente de plus en plus mauvais !

— C’est aussi notre sentiment, fit Aldo, mais je ne peux pas me désintéresser du sort d’un ami aussi cher que Gilles Vauxbrun… Je m’efforce de croire qu’il est toujours vivant mais quand je vois ces intrus commencer à se servir de sa maison et y prélever des objets de grande valeur, j’avoue que je doute de plus en plus !

— Difficile de vous donner tort. Malheureusement cette femme est dans son droit. Dûment mariée et sans contrat, elle peut vider l’hôtel en entier sans avoir à se justifier !

— Et on ne peut rien faire, vraiment rien ?

— Je peux faire surveiller Drouot et les principale salles des ventes, sans oublier Londres, Bruxelles, Genève et autres. Si l’un des objets que vous allez décrire apparaissait, on pourrait savoir qui met en vente. Et si ce trafic continuait et si certains d’entre eux provenaient de palais nationaux, il serait possible de mettre opposition au nom du patrimoine français.

— Et les cadeaux de mariage, grogna Adalbert, on en fait quoi ?

— Il y a là un point de droit que je ne connais pas. Il faut avouer que le cas n’est pas courant mais l’élégance voudrait que ceux offerts à un marié dont on ne sait trop s’il est mort ou vivant fussent restitués.

— L’élégance !… Avec ce genre de personnages ! grinça Aldo. Au fait, commissaire, avez-vous vu son notaire ?

— Je vous avais dit que j’irais. Il y a effectivement un testament mais on ne pourra l’ouvrir que sept ans après la déclaration de disparition. Sauf, bien entendu, si l’on retrouve le corps.

— A-t-il pu vous dire au moins s’il est récent ? J’entends, si Vauxbrun l’a renouvelé depuis… disons un an ! Pour ce qu’il m’en a dit, il a dû rencontrer Doña Isabel il y a un peu plus de six mois.

— Non, de ce côté-là, rien n’a bougé. Ce qui ne veut pas dire qu’un autre n’ait pas été établi depuis, extorqué vi coactus devant un notaire complice et deux témoins…

— Peut-être sans trop de peine ! Il avait tellement changé !

— Sans doute. Pourtant, Maître Baud a bien voulu me confier qu’il ne croyait pas à un autre testament…

— Pour quelle raison ?

— Cela, il n’avait pas le droit de le dire.

— A-t-il des renseignements au sujet de ce château qui doit se situer aux environs de Biarritz, qui a motivé son départ pour acheter quelques meubles lors de la vente et dont il a acquis les murs, le contenant et le terrain ?

— Oui, le château d’Urgarrain dans l’arrière-pays, mais ce domaine n’est pas entré dans la communauté.

— Doña Isabel n’est pas la propriétaire ?

— Non, c’est sa grand-mère, Doña Luisa. Le château a été jadis la propriété de sa famille et c’est en le lui offrant que Vauxbrun s’est attiré le cœur d’Isabel. De toute façon, celle-ci en est l’héritière directe…

L’information tomba dans un silence consterné. Ce fut Langlois qui le brisa après quelques secondes :

— Que pensez-vous faire à présent ?

Aldo haussa les épaules :

— Continuer d’attendre les billets de Romuald Dupuy dont on vous tiendra au courant. Mais ne pourriez-vous essayer d’en savoir davantage sur ces Mexicains qui nous sont tombés dessus comme la foudre ? Sait-on seulement d’où ils viennent ?

— Ça, oui ! De New York. Ils ont débarqué du Liberté le 1er septembre au Havre.

— De New York ? Qu’est-ce qu’ils y faisaient ? demanda Vidal-Pellicorne.

— Réfugiés chez des amis, tout simplement. Ils ont dû fuir le Mexique où leurs domaines leur ont peut-être été enlevés pour être redistribués dans le cadre d’une réforme agraire. Ils ont dû rassembler tout ce qu’ils pouvaient emporter.

— … sans oublier une fille ravissante, un peu amorphe peut-être mais dont la beauté exceptionnelle représentait leur chance de se refaire ! jeta Morosini, méprisant. Il suffisait de trouver un… amateur – pour ne pas dire un pigeon ! – suffisamment riche pour se charger de les remettre à flot ! Je sais que ce n’est pas nouveau… Mais cela aurait pu marcher aussi aux États-Unis ? Pourquoi venir en France ?

— Retrouver d’anciennes racines. Ne vous y trompez pas, Morosini, leur noblesse est authentique et leurs ancêtres se sont emparés de l’Empire aztèque avec Cortés…

Cette fois, Aldo prit feu :

— Des gens bien sous tous rapports, à ce qu’il semble ? lança-t-il, furieux. On a peine à croire qu’ils ont peut-être assassiné un type sympathique après l’avoir ficelé dans un mariage républicain pour mieux le dépouiller !

— Allons, calmez-vous ! Je ne fais qu’exposer des faits connus, ce qui ne veut pas dire que nous nous désintéressons du sort de Vauxbrun. S’ils l’ont tué, je vous jure qu’ils le paieront, fussent-ils cousins du roi d’Espagne !

— Et moi, je vous certifie que je ne les lâcherai pas tant que je ne saurai pas la vérité !

— Eh bien, on se retrouve au même point que tout à l’heure, soupira Langlois. Il ne me reste qu’à vous répéter : pas d’imprudences ! Faites attention, je vous en conjure !

Il semblait réellement inquiet, ce qui s’accordait si mal à son flegme quasi britannique habituel qu’Adalbert se demanda s’il leur avait dit vraiment ce qu’il savait. Il n’en garda pas moins sa réflexion pour lui. Aldo se faisait déjà un sang d’encre ; il était inutile d’en rajouter.

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