Chapitre 11

Une lueur verte et douce baignait Angélique. Celle-ci venait de rouvrir les yeux. Elle était à Monteloup, sous les ombrages de la rivière, où le soleil ne pénétrait qu'en se teignant de vert, bile entendait son frère Gontran lui dire :

– Le vert des plantes, je ne le trouverai jamais. À la rigueur, en traitant la calamine par du sel de cobalt venu de Perse, on obtient une teinte voisine, mais c'est un vert épais, opaque. Rien de cette émeraude lumineuse des feuilles au-dessus de la rivière...

Gontran avait une grosse voix enrouée, nouvelle, et pourtant c'était bien l'intonation maussade qu'il prenait lorsqu'il parlait de ses couleurs et de ses tableaux. Combien de fois avait-il murmuré, en regardant les yeux de sa sœur avec une sorte de rancune :

– Le vert des plantes, je ne le trouverai jamais.

Une brûlure au creux de l'estomac fit tressaillir Angélique. Elle se souvint que quelque chose de terrible s'était passé.

« Mon Dieu, pensa-t-elle, mon petit enfant est mort ! »

Certainement il était mort ! Il n'avait pu survivre à tant d'horreurs. Il était mort quand elle avait sauté par la fenêtre, dans ce gouffre noir. Ou bien quand elle avait couru à travers les couloirs du Louvre... Le vertige de cette course insensée enfiévrait encore ses membres ; son cœur, forcé à l'extrême, lui semblait douloureux. Rassemblant ses forces, elle réussit à bouger l'une de ses mains et à la poser sur son ventre. Un doux sursaut répondit à sa pression.

« Oh ! il est encore là, il vit ! Quel vaillant petit compagnon ! » pensa-t-elle avec fierté et tendresse.

L'enfant s'agitait en elle comme une petite grenouille. Elle sentit glisser sous ses doigts la tête ronde. D'instant en instant, elle regagnait sa lucidité, et elle s'aperçut qu'elle se trouvait en réalité dans un grand lit à colonnes torses, dont les courtines de serge verte laissaient filtrer cette lueur glauque qui lui avait rappelé les bords de la rivière de Monteloup.

Elle n'était pas rue de l'Enfer, chez Hortense. Où était-elle ? Ses souvenirs restaient vagues ; elle avait seulement l'impression de traîner derrière elle comme une masse énorme et ténébreuse, elle ne savait quel drame atroce de poison noir, d'épées jaillies comme des éclairs, de peur, de boue collante.

La voix de Gontran s'éleva encore :

– Jamais, jamais on ne trouvera ce vert de l'eau sous les feuilles.

Cette fois, Angélique avait failli pousser un cri. Elle était folle, sans nul doute ! ou affreusement malade ?...

Elle se redressa et écarta les courtines du lit. Le spectacle qui s'offrit à sa vue acheva de la convaincre qu'elle avait perdu la raison.

Devant elle, étendue sur une espèce d'estrade, elle voyait une déesse blonde et rosé à demi nue offrant dans un panier de paille de somptueuses grappes de raisins dorés dont les pampres exubérants se répandaient sur des coussins de velours. Un petit Cupidon, entièrement nu, potelé à merveille, une couronne de fleurs posée de guingois sur ses cheveux blonds, grappillait le raisin avec beaucoup d'ardeur. Tout à coup, à plusieurs reprises le petit dieu éternua. La déesse le regarda avec inquiétude et dit quelques mots en une langue étrangère, qui était sans doute la langue de l'Olympe.

Quelqu'un bougea dans la pièce, et un géant roux et barbu, mais vêtu tout bonnement comme un artisan du siècle, s'approcha d'Eres, le prit dans ses bras et l'enveloppa dans un manteau de laine.

Simultanément, Angélique découvrit le chevalet du peintre Van Ossel, près duquel un ouvrier en tablier de cuir se tenait, chargé de deux palettes où d'éclatantes couleurs mêlaient leurs taches bariolées.

L'ouvrier, penchant la tête légèrement de côté, regardait le tableau inachevé du maître. Un jour blafard éclairait son visage. C'était un gaillard de taille moyenne, d'aspect ordinaire, avec sa chemise de grosse toile ouverte sur un cou bronzé, des cheveux châtains coupés à la diable au ras des épaules, et dont la frange en désordre cachait à demi les yeux sombres. Mais Angélique aurait reconnu entre mille cette lèvre boudeuse, ce nez frondeur, et aussi la bonhomie du menton un peu lourd qui lui rappelait son père, le baron Armand.

Elle appela :

– Gontran !

– La dame est réveillée ! s'exclama la déesse.

Aussitôt tout le groupe, auquel s'ajoutaient cinq ou six enfants, se pressa au bord du lit.

L'ouvrier semblait stupéfait. Ébahi, il regardait Angélique, qui lui souriait. Tout à coup, il rougit violemment et lui saisit la main entre les siennes, maculées de couleurs. Il murmura :

– Ma sœur !

La plantureuse déesse, qui n'était autre que la femme du peintre Van Ossel, cria à sa fille d'apporter le lait de poule qu'elle avait préparé dans la cuisine.

– Je suis content, disait le Hollandais, je suis content d'avoir obligé non seulement une dame dans la peine, mais aussi la sœur de mon compagnon.

– Mais pourquoi suis-je ici ? demanda Angélique.

De sa voix pesante, le Hollandais raconta comment, la veille au soir, des coups frappés à la porte de leur logement les avaient éveillés. À la lueur de la chandelle, des comédiens italiens en oripeaux de satin leur avaient tendu une femme évanouie, sanglante, à demi morte, et, dans leur fougueuse langue italienne, les avaient suppliés de secourir la malheureuse. La paisible langue hollandaise avait répondu :

– Qu'elle soit la bienvenue !

*****

Maintenant, Gontran et Angélique se regardaient avec un peu d'embarras. N'y avait-il pas huit années qu'ils s'étaient séparés aux abords de Poitiers ? Angélique revoyait Raymond et Gontran, s'enfonçant à cheval dans les ruelles montantes. Peut-être Gontran évoquait-il le vieux carrosse où les trois fillettes poussiéreuses se serraient.

– La dernière fois que je t'ai vue, dit-il, tu étais avec Hortense et Madelon, et tu allais au couvent des Ursulines de Poitiers.

– Oui. Madelon est morte, tu sais ?

– Oui, je sais.

– Te rappelles-tu, Gontran ? Autrefois, tu faisais le portrait du vieux Guillaume.

– Le vieux Guillaume est mort.

– Oui, je sais.

– J'ai toujours son portrait. J'en ai fait un plus beau encore... de mémoire. Je te le montrerai.

Il s'était assis au bord du lit, ouvrant sur son tablier de cuir de grosses mains tachées, incrustées de rouge et de bleu, corrodées par les produits chimiques qui lui servaient à fabriquer ses couleurs, rendues calleuses par le pilon du mortier dans lequel il broyait du matin au soir le minium de plomb, les ocres, les litharges, mêlés d'huiles ou d'esprit-de-sel.

– Comment en es-tu arrivé à faire ce métier ? interrogea Angélique avec une nuance de pitié dans la voix.

Le nez susceptible de Gontran (le nez des Sancé) se pinça, et son front se couvrit de nuages.

– Sotte ! fit-il sans ambages. Si j'en suis arrivé là, comme tu dis, c'est que je l'ai voulu. Oh ! mon bagage de latin est complet et les jésuites n'ont rien épargné pour faire de moi un jeune noble capable de continuer le nom de la famille, puisque Josselin s'est enfui aux Amériques et que Raymond est entré dans la célèbre compagnie. Mais, moi aussi, j'avais mon idée. Je me suis fâché avec notre père, qui voulait me voir aller aux armées, servir le roi. Il m'a dit qu'il ne me donnerait pas un sou. Alors je suis parti à pied, comme un gueux, et je me suis fait artisan à Paris. J'achève mes années d'apprentissage. Ensuite, je vais entreprendre mon tour de France. Je vais partir et aller de ville en ville m'instruire de tout ce qu'on enseigne sur les métiers de peintre ou de graveur. Pour subsister, je me louerai chez des peintres, ou bien je ferai des portraits de bourgeois. Et, plus tard, j'achèterai une maîtrise. Je deviendrai un grand peintre, j'en suis sûr, Angélique ! Et peut-être que je serai chargé de peindre les plafonds du Louvre ?

– Tu y mettras l'enfer, des flammes et des diables grimaçants !

– Non, j'y mettrai le plein ciel bleu, des nuées touchées de soleil, parmi lesquelles apparaîtra le roi dans sa gloire.

– Le roi dans sa gloire..., répéta Angélique d'une petite voix lasse.

Elle ferma les yeux. Elle se sentait soudain plus âgée que ce jeune homme qui était pourtant son aîné, mais qui avait conservé intacte la force de ses passions enfantines. Certes, il avait eu froid et faim, il avait été humilié, mais il n'avait jamais cessé de marcher vers son rêve.

– Et moi, dit-elle, tu ne me demandes pas comment j'en suis arrivée là ?

– Je n'ose pas t'interroger, fit-il avec gêne. Je sais bien que tu as épousé, contre ton gré, un homme affreux et redoutable. Notre père jubilait de ce mariage, mais nous te plaignions tous, ma pauvre Angélique. Tu as donc été très malheureuse ?

– Non. C'est maintenant que je suis malheureuse.

Elle hésitait au bord des confidences. Pourquoi troubler ce garçon, indifférent à ce qui n'était pas son labeur enchanté ? Combien de fois avait-il songé à sa petite Angélique au cours de ces années ? Rarement sans doute, et seulement quand il se désolait de ne pouvoir reproduire le vert des feuilles. Il n'avait jamais eu besoin des autres, bien qu'il fît étroitement partie du cercle familial.

– À Paris, je suis descendue chez Hortense, dit-elle encore, essayant de ranimer en son âme transie la chaleur de leur fraternité.

– Hortense ? Une pie-grièche. En arrivant j'ai bien essayé de la voir, mais quelle sérénade il m'en a coûté ! Elle mourait de honte à me voir pénétrer chez elle avec mes gros souliers. Je ne portais même plus l'épée ! criait-elle. Plus rien ne me distinguait des grossiers artisans ! C'est vrai. Me vois-tu portant l'épée avec mon tablier de cuir ? Et pourtant, s'il me plaît à moi, noble, de peindre, crois-tu que ce soient des préjugés de cette sorte qui vont m'arrêter ? Je les renverse d'un coup de pied.

– Je crois que nous sommes tous faits pour la révolte, dit Angélique avec un soupir.

Et elle prit affectueusement la main calleuse de son frère.

– Tu as dû avoir beaucoup de misère ?

– Pas plus que je n'en aurais connu à l'armée avec une épée au côté, des dettes pardessus la tête et des usuriers à mes trousses. Je sais ce que je gagne. Je n'attends aucune pension de la bonne humeur d'un seigneur lointain. Mon maître ne peut me tromper, car la corporation me protège. Quand la vie devient trop dure, je fais quelquefois un saut au Temple, chez notre frère le jésuite, pour lui demander quelques écus.

– Raymond est-il à Paris ? s'exclama Angélique.

– Oui. Il réside au Temple, mais il est aumônier de je ne sais combien de couvents, et je ne serais même pas étonné qu'il devienne le confesseur de quelques grands personnages à la cour.

Angélique réfléchissait. C'était l'aide de Raymond qu'il lui fallait. Un ecclésiastique qui, peut-être, prendrait la chose à cœur puisqu'il s'agissait de sa famille... Malgré le souvenir encore cuisant des dangers qu'elle avait courus, malgré les paroles du roi, Angélique ne songeait pas un instant à abandonner la partie. Elle comprenait seulement qu'elle devait se montrer très prudente.

– Gontran, dit-elle d'un ton décidé, tu vas me conduire à la taverne des Trois-Maillets.

Gontran ne se formalisa pas des décisions d'Angélique. Angélique n'avait-elle pas toujours été une originale ? Avec quelle netteté il la revoyait dans son souvenir, pieds nus, griffée de ronces, revenant déguenillée de ses expéditions à travers champs dont elle ne soufflait mot à personne, sanglante, farouche, mystérieuse. Le peintre Van Ossel conseilla d'attendre la nuit, ou tout au moins le soir, qui estompe les visages. N'avait-il pas une longue expérience des drames et des intrigues de ce palais dont les échos venaient bruire, par la voix de ses nobles modèles, autour de son chevalet ?

Mariedje prêta à Angélique une de ses cottes avec le corsage en drap simple d'un beige soutenu, de cette couleur qu'on appelait rosé sèche. Elle lui mit sur les cheveux un foulard de satin noir comme en portaient les femmes du peuple. Angélique s'amusait de sentir la jupe, plus courte que celle des grandes dames, lui battre les chevilles.

Lorsque, accompagnée de Gontran, elle quitta le Louvre par la petite porte qu'on surnommait la porte des lavandières parce que tout le long du jour les blanchisseuses des maisons princières allaient et venaient de la Seine au palais, elle ressemblait plus à une accorte petite femme d'artisan, pendue au bras de son mari, qu'à une grande dame qui, la veille encore, avait parlé au roi. Au-delà du Pont-Neuf, la Seine miroitait sous les derniers rayons du soleil. Les chevaux qu'on menait boire entraient dans l'eau jusqu'au poitrail et s'ébrouaient en hennissant. Des bateaux à foin rangeaient le long des berges la longue file de leurs meules odorantes. Un coche d'eau, venu de Rouen, débarquait sur les berges vaseuses son contingent de soldats, de moines et de nourrices. Les cloches sonnaient l'angélus. Les marchands d'oubliés et de gaufres s'élançaient dans les rues avec leurs paniers recouverts de linges blancs, interpellant ainsi les joueurs des tavernes :

Eh ! Qui appelle l'oublieur


Quand chacun de vous a perdu ?


Oublies ! Oublies ! Voyez bon prix.

Un carrosse passait, précédé de ses coureurs et de ses chiens, et le Louvre, massif et lugubre, violacé par l'approche du soir, étirait sous le ciel rouge son interminable galerie.

Загрузка...