Chapitre 6
C'était Hortense qui lui avait ouvert la porte. Une chandelle à la main, son cou maigre jaillissant d'une chemise de grosse toile, elle suivait sa sœur dans l'escalier, en chuchotant d'une voix sifflante.
Elle l'avait toujours dit. Une traînée, voilà ce qu'était Angélique depuis son plus jeune âge. Une intrigante. Une ambitieuse qui ne tenait qu'à la fortune de son mari et avait encore l'hypocrisie de faire croire qu'elle l'aimait, tandis qu'elle ne se privait pas de suivre des libertins dans les bas-fonds de Paris.
Angélique l'écoutait à peine. L'oreille tendue, elle guettait les bruits de la rue ; elle entendit nettement un cliquetis d'acier, puis un cri d'homme égorgé, suivi d'une galopade éperdue.
– Écoute, murmura-t-elle en saisissant nerveusement le bras d'Hortense.
– Quoi donc ?
– Ce cri ! Il y a eu certainement un blessé.
– Et après ? La nuit est aux malandrins et aux bretteurs. Aucune femme respectable n'aurait l'idée de se promener dans Paris après le coucher du soleil. Il faut que ce soit ma propre sœur !
Elle éleva la chandelle pour éclairer le visage d'Angélique.
– Si tu te voyais ! Pouah ! Tu as une tête de courtisane qui vient de faire l'amour. Angélique lui arracha le bougeoir des mains.
– Et toi, tu as une tête de bégueule qui ne l'a pas fait assez. Va donc rejoindre ton procureur de mari, qui ne sait que ronfler quand il est au lit.
*****
Angélique resta longtemps assise devant la fenêtre, ne se décidant pas à s'étendre et à dormir. Elle ne pleurait pas. Elle revivait les diverses étapes de cette affreuse journée. Il lui semblait qu'un siècle s'était écoulé depuis le moment où Barbe était entrée dans la chambre en disant : « Voici du bon lait pour le bébé. »
Depuis Margot était morte et elle, Angélique, avait trahi Joffrey.
« Si au moins cela ne m'avait pas fait tant plaisir ! » se répétait-elle. L'avidité de son corps lui faisait horreur. Tant qu'elle s'était trouvée aux côtés de Joffrey, comblée par lui, elle n'avait pas su à quel point la parole qu'il lui avait souvent dite : « Vous êtes faite pour l'amour », était vraie.
Heurtée par la trivialité de certains événements de son enfance, elle s'était crue froide, avec ses répulsions, ses réflexes ombrageux. Joffrey avait su la libérer de ces mauvaises chaînes, mais aussi il avait éveillé en elle le goût du plaisir, auquel la portait sa nature saine et champêtre. Parfois il s'en était montré un peu inquiet. Elle se souvint d'un après-midi d'été, alors qu'étendue en travers du lit elle se pâmait sous ses caresses. Tout à coup il s'était interrompu et lui avait dit brusquement :
– Me trahiras-tu ?
– Non, jamais. Je n'aime que toi.
– Si tu me trahissais, je te tuerais !
« Eh bien, qu'il me tue ! pensa Angélique en se dressant brusquement. Ce sera bon de mourir de sa main. C'est lui que j'aime. »
Accoudée à la fenêtre, tournée vers la ville nocturne, elle répéta : « C'est toi que j'aime. »
Dans la chambre s'élevait le souffle léger du bébé. Angélique réussit à dormir une heure, mais dès les premières lueurs de l'aube, elle se trouva debout. Ayant noué un foulard sur ses cheveux, elle descendit à pas de loup et sortit. Mêlée aux servantes, aux femmes d'artisans et de commerçants, elle s'en alla à Notre-Dame pour entendre la première messe.
Dans les ruelles, où le brouillard de la Seine se dorait comme un voile féerique sous les premiers rayons du soleil, on respirait encore les relents de la nuit. Truands, coupe-bourses regagnaient leurs repaires, tandis que mendiants, malingreux, coquillards, béquillards s'installaient au coin des rues. Des yeux chassieux suivaient ces femmes prudes et sages allant prier leur Seigneur avant de commencer leur tâche. Les artisans étaient les vantaux de leurs échoppes.
Les garçons-perruquiers, le sac de poudre et le peigne à la main, couraient chez leurs pratiques bourgeoises afin d'accommoder la perruque de M. le conseiller ou de M. le procureur.
*****
Angélique remonta les travées ombreuses de la cathédrale. Dans un froissement de savates les marguilliers préparaient les calices et les burettes sur les autels, garnissaient d'eau les bénitiers, nettoyaient les chandeliers. Angélique entra dans le premier confessionnal rencontré. Les tempes battantes, elle s'accusa d'avoir commis le péché d'adultère.
Après avoir reçu l'absolution, elle assista à la messe, puis alla commander trois services pour le repos de l'âme de sa servante Marguerite.
En se retrouvant sur le parvis, elle se sentait apaisée. L'heure des scrupules était passée. Maintenant elle garderait tout son courage pour lutter et arracher Joffrey à la prison.
Elle acheta des oublies, encore tièdes du four, à un petit marchand et regarda autour d'elle. L'animation du parvis était déjà à son comble. Des carrosses amenaient de grandes dames à la messe.
Devant les portes de l'Hôtel-Dieu, des religieuses alignaient les morts de la nuit, dûment cousus dans leurs linceuls. Un tombereau les ramassait pour les emporter au cimetière des Saints-Innocents.
Bien que la place du Parvis fût close d'une muret te, elle n'en conservait pas moins le désordre et le pittoresque qui en avaient fait jadis la place la plus populaire de Paris.
Les boulangers venaient toujours y vendre à bas prix, pour les indigents, leurs pains de la semaine passée. Les badauds s'assemblaient toujours devant le grand Jeûneur, cette énorme statue de plâtre, recouverte de plomb, et que les Parisiens, depuis des siècles, avaient toujours vue là. On ne savait pas ce que représentait ce monument : c'était un homme tenant d'une main un livre et de l'autre un bâton autour duquel s'entrelaçaient des serpents.
C'était le personnage le plus célèbre de Paris. On lui attribuait le pouvoir de parler les jours d'émeute pour exprimer les sentiments du peuple, et combien de libelles circulaient alors signés : « le Grand Jeûneur de Notre-Dame »...
Oyez la voix d'un sermonneur
Vulgairement appelé Jeûneur
Pour s'être vu, selon l'Histoire,
Mille ans sans manger et sans boire.
C'était aussi sur le parvis qu'étaient venus, au cours des siècles, tous les criminels, en chemise et le cierge de quinze livres en main, pour faire leur amende honorable à Notre-Dame, avant d'être brûlés ou pendus.
Angélique eut un frisson en évoquant le cortège des sinistres fantômes. Combien étaient venus s'agenouiller là, au milieu des clameurs cruelles, sous le regard aveugle des vieux saints de pierre !
Elle secoua la tête pour chasser ces pensées lugubres et s'apprêtait à retourner chez le procureur, lorsqu'un ecclésiastique en costume de ville l'aborda.
– Madame de Peyrac, je vous présente mes hommages. Je comptais précisément me rendre chez Me Fallot pour vous entretenir.
– Je suis à votre disposition, monsieur l'abbé, mais je me remémore mal votre nom.
– Vraiment ?
L'abbé souleva son large chapeau, entraînant dans le même geste une courte perruque en crin grisonnant et Angélique, stupéfaite, reconnut l'avocat Desgrez.
– Vous ! Mais pourquoi ce déguisement ?
Le jeune homme s'était recoiffé. Il glissa à mi-voix :
– Parce qu'hier on avait besoin d'un aumônier à la Bastille.
Il prit dans les basques de son habit une petite boîte de corne pleine de tabac râpé, prisa, éternua, se moucha et demanda ensuite à Angélique :
– Qu'en pensez-vous ? N'est-ce pas criant de vérité ?
– Certes. Je m'y suis laissé prendre moi-même. Mais... dites-moi, vous avez pu vous introduire à la Bastille ?
– Chut ! Allons chez M. le procureur. Nous y parlerons librement.
En chemin, Angélique maîtrisait avec peine son impatience. L'avocat savait-il enfin quelque chose ? Avait-il vu Joffrey ?
Il marchait fort gravement à son côté, avec l'attitude digne et modeste d'un vicaire plein de piété.
– Est-ce que cela vous arrive souvent de vous déguiser ainsi dans votre métier ? demanda Angélique.
– Dans mon métier, non. Mon honneur d'avocat s'opposerait même à de telles mascarades. Mais il faut bien vivre. Lorsque je suis las de faire du corbinage, c'est-à-dire de la chasse au client sur les marches du Palais pour pêcher une plaidoirie qui me sera payée trois livres, j'offre mes services à la police. Cela me nuirait si on le savait, mais je peux toujours prétendre que j'enquête pour mes clients.
– N'est-ce pas un peu hardi de se déguiser en ecclésiastique ? interrogea Angélique. Vous pouvez être entraîné à commettre un acte proche du sacrilège.
– Je ne me présente pas pour donner les sacrements, mais comme confident. Le costume inspire confiance. Rien n'est plus naïf en apparence qu'un vicaire sorti tout frais du séminaire. On lui raconte n'importe quoi. Ah ! certes, je reconnais que tout cela n'est pas brillant. Ce n'est pas comme votre beau-frère Fallot, qui était mon condisciple à la Sorbonne. Voilà un homme qui ira loin ! Ainsi, pendant que je joue au frétillant petit abbé près d'une gente demoiselle, ce grave magistrat va passer toute sa matinée à genoux, au Palais, à écouter une plaidoirie de Me Talon dans un procès d'héritage.
– Pourquoi à genoux ?
– C'est la tradition judiciaire d'Henri IV. Le procureur procure, c'est-à-dire prépare les pièces. L'avocat les plaide. Il a grande préséance sur le procureur. Celui-ci doit se tenir à genoux pendant que l'autre parle. Mais l'avocat a le ventre creux tandis que le procureur a la bedaine rebondie. Dame ! il a gagné sa part sur les douze degrés de la procédure.
– Cela me semble bien compliqué.
– Essayez quand même de vous souvenir de ces détails. Ils peuvent avoir leur importance si jamais l'on arrive à faire sortir le procès de votre mari.
– Croyez-vous qu'il faudra en arriver là ? s'écria Angélique.
– Il faudra en arriver là, affirma gravement l'avocat. C'est sa seule chance de salut.
Dans le petit bureau de Me Fallot, il ôta sa perruque et passa la main dans ses cheveux raides. Son visage, qui paraissait naturellement gai et animé, avait tout à coup une expression soucieuse. Angélique s'assit près de la petite table et se mit à jouer machinalement avec l'une des plumes d'oie du procureur. Elle n'osait interroger Desgrez. Enfin, n'y tenant plus, elle hasarda :
– Vous l'avez vu ?
– Oui cela ?
– Mon mari ?
– Oh ! non, il n'en est pas question : il est au secret le plus absolu.
Le gouverneur de la Bastille répond sur sa tête qu'il ne doit communiquer avec personne, ni écrire.
– Est-il bien traité ?
– Pour l'instant, oui. Il a même un lit et deux chaises, et il mange le repas même du gouverneur. Je me suis laissé dire aussi qu'il chantait souvent, qu'il couvrait les murs de sa cellule de formules mathématiques à l'aide du moindre caillou de plâtre, et aussi qu'il avait entrepris d'apprivoiser deux énormes araignées.
– Oh ! Joffrey, murmura Angélique avec un sourire. Mais ses yeux se remplissaient de larmes.
Ainsi il vivait, il n'était pas devenu un fantôme aveugle et sourd, et les murs de la Bastille n'étaient pas encore assez épais pour étouffer les échos de sa vitalité. Elle leva les yeux vers Desgrez.
– Merci, maître.
L'avocat détourna le regard avec humeur.
– Ne me remerciez pas. L'affaire est extrêmement difficile. Pour ces quelques minces renseignements, je dois vous avouer que j'ai déjà dépensé toute l'avance que vous m'avez donnée.
– L'argent est sans importance. Demandez-moi ce que vous jugez nécessaire pour poursuivre votre enquête.
Mais le jeune homme continuait à regarder ailleurs, comme si, malgré sa faconde, il eût été très embarrassé.
– Pour être franc, fit-il avec brusquerie, je me demande même si je ne devrais pas essayer de vous rendre cet argent. Je crois que je me suis un peu imprudemment chargé de cette affaire, qui me semble très complexe.
– Vous renoncez à défendre mon mari ? s'écria Angélique.
Hier encore, elle n'avait pu s'empêcher d'éprouver de la méfiance pour un homme de loi qui, malgré ses brillants diplômes, était certainement un pauvre hère ne mangeant pas tous les jours à sa faim.
Mais maintenant qu'il parlait de l'abandonner, elle était saisie de panique. Il dit en hochant la tête :
– Pour le défendre, il faudrait encore qu'il soit attaqué.
– De quoi l'accuse-t-on ?
– Officiellement, de rien. Il n'existe pas.
– Mais alors on ne peut rien lui faire.
– On peut l'oublier pour toujours, madame. Il y a dans les culs-de-fosse de la Bastille des gens qui y sont depuis trente ou quarante ans et qui ne parviennent même plus à se rappeler leur nom ni ce qu'ils ont fait. C'est pourquoi je dis : sa plus grande chance de salut est de provoquer un procès. Mais, même dans ce cas, ce procès sera sans doute privé, et l'assistance d'avocat refusée. Ainsi l'argent que vous allez dépenser est-il sans doute inutile !
Elle se dressa devant lui et le regarda fixement.
– Vous avez peur ?
– Non, mais je m'interroge. Pour moi, par exemple, n'est-il pas préférable de rester un avocat sans causes plutôt que de risquer le scandale ? Pour vous, n'est-il pas préférable d'aller vous cacher au fond d'une province avec votre enfant et l'argent qui vous reste, plutôt que de perdre la vie ? Pour votre mari, n'est-il pas préférable de passer plusieurs années en prison plutôt que d'être entraîné dans un procès de sorcellerie et de sacrilège ?
Angélique poussa un énorme soupir de soulagement.
– Sorcellerie et sacrilège !... C'est de cela qu'on l'accuse ?
– C'est du moins ce qui a servi de prétexte à son arrestation.
– Mais c'est sans gravité ! Ce n'est que la suite d'une ânerie de l'archevêque de Toulouse.
Elle raconta en détail au jeune magistrat les principaux épisodes de la querelle entre l'archevêque et le comte de Peyrac, comment ce dernier, ayant mis au point un procédé d'extraction de l'or des roches, l'archevêque, jaloux de sa richesse, avait décidé d'obtenir de lui ce secret, qui n'était en somme qu'une formule industrielle.
– Il ne s'agit d'aucune action magique, mais de travail scientifique.
L'avocat fit la moue.
– Madame, personnellement je suis incompétent en la matière. Si ces travaux forment la base de l'accusation, il faudrait réunir des témoins, faire la démonstration devant les juges et leur prouver qu'il ne s'agit pas de magie ou de sorcellerie.
– Mon mari n'est pas un dévot, mais il va à la messe le dimanche, il jeûne et il communie aux grandes fêtes. Il est généreux pour l'Eglise. Cependant, le primat de Toulouse craignait son influence et ils étaient en lutte depuis des années.
– Malheureusement, c'est un titre que d'être archevêque de Toulouse. À certains égards, ce prélat a plus de pouvoir que l'archevêque de Paris, et peut-être même que le cardinal. Songez qu'il est le seul à représenter encore la cause du Saint-Office en France. Entre nous, qui sommes des gens modernes, une telle histoire ne paraît pas tenir debout. L'Inquisition est sur le point de disparaître. Elle ne garde sa virulence que dans certaines régions du Midi où l'hérésie protestante est plus répandue, à Toulouse précisément, et à Lyon. Mais finalement, ce n'est pas tant la sévérité de l'archevêque et l'application des lois du Saint-Office que je crains dans ce cas particulier. Tenez, lisez ceci.
Il sortit d'un sac de peluche usée un petit carré de papier apostille dans le coin du mot « copie ».
Angélique lut.
Sentence :
Entre Philibert Vénot, procureur général des causes de l'official du siège épiscopal de Toulouse, demandeur en crime de magie et sortilège contre le sieur Joffrey de Peyrac, comte de Morens, défendeur.
Considérant que ledit Joffrey de Peyrac est suffisamment convaincu d'avoir renoncé à Dieu et de s'être donné au diable, et aussi d'avoir invoqué plusieurs fois les démons et d'avoir conféré avec eux, enfin d'avoir procédé en plusieurs et diverses sortes de sortilèges...Pour lesquels cas et autres est renvoyé au juge séculier pour être jugé de ses crimes. Rendu le 26 juin 1660 par P. Vénot, ledit de Peyrac n'y a provoqué ni appelé ainsi a dit que la volonté de Dieu fût faite !
Desgrez expliqua :
– En langage moins sibyllin cela signifie que le tribunal religieux, après avoir jugé votre mari par coutumace, c'est-à-dire à l'insu du prévenu, et avoir conclu d'avance à sa culpabilité, l'a remis à la justice séculière du roi.
– Et vous croyez que le roi va ajouter foi à de telles sornettes ? Elles ne résultent que de la jalousie d'un évêque qui voudrait régner sur toute la province, et qui se laisse influencer par des élucubrations d'un moine arriéré comme ce Bécher, certainement fou par-dessus le marché.
– Je ne puis juger que les faits, trancha l'avocat. Or ceci prouve que l'archevêque tient soigneusement à ne pas se mettre en avant dans cette histoire : voyez, son nom même n'est pas signalé sur cet acte, et pourtant on ne peut douter que ce soit lui qui ait provoqué le premier jugement à huis clos. En revanche, la lettre de cachet portait la signature du roi ainsi que celle de Séguier, le président du tribunal. Séguier est un homme intègre, mais faible. Il est gardien des formes de la justice. Les ordres du roi priment tout pour lui.
– Cependant, si le procès est provoqué, ce sera quand même l'appréciation des juges-jurés qui comptera ?
– Oui, convint Desgrez avec réticence. Mais qui nommera les juges-jurés ?
– Et que risque, selon vous, mon mari, dans un tel procès ?
– La torture, par question ordinaire et extraordinaire d'abord, puis le bûcher, madame !
Angélique se sentit blêmir, et une nausée lui monta à la gorge.
– Mais enfin, répéta-t-elle, on ne peut pas condamner un homme de son rang sur des racontars stupides !
– Aussi ne servent-ils que de prétexte. Voulez-vous mon avis, madame ? L'archevêque de Toulouse n'a jamais eu l'intention de livrer votre mari à un tribunal séculier. Il espérait sans doute qu'un jugement ecclésiastique suffirait à rabattre sa superbe et à le rendre docile aux vues de l'Église. Mais monseigneur, en fomentant cette intrigue, a été dépassé dans ses prévisions, et savez-vous pourquoi ?
– Non.
– Parce qu'il y a autre chose, dit François Desgrez en levant le doigt. Certainement votre mari devait avoir en très haut lieu des envieux, quantité d'ennemis qui avaient juré sa perte. L'intrigue de monseigneur de Toulouse leur a fourni un tremplin merveilleux. Autrefois, on empoisonnait ses ennemis dans l'ombre. Maintenant on adore faire cela dans les formes : on accuse, on juge, on condamne. Ainsi on a la conscience tranquille. Si le procès de votre mari a lieu, il sera fondé sur cette accusation de sorcellerie, mais le vrai motif de sa condamnation, on ne le saura jamais.
Angélique eut une rapide vision du coffret au poison. Fallait-il en parler à Desgrez ? Elle hésita. En parler serait donner forme à des soupçons sans fondement, peut-être embrouiller encore des pistes si complexes.
Elle demanda d'une voix incertaine :
– De quel ordre serait cette chose que vous soupçonnez ?
– Je n'en ai pas la moindre idée. Tout ce que je puis vous affirmer, c'est que, pour avoir mis mon long nez dans cette affaire, j'ai eu le temps de reculer d'effroi devant les hauts personnages qui s'y trouvent mêlés. En bref, je vous répéterai ce que je vous ai dit l'autre jour : la piste commence au roi. S'il a signé cette lettre d'arrestation, c'est qu'il l'approuvait.
– Quand je pense, murmura Angélique, qu'il lui a demandé de chanter pour lui et l'a couvert de paroles aimables ! Il savait déjà qu'on allait l'arrêter.
– Sans doute, mais notre roi a été à bonne école de sournoiserie. Toujours est-il qu'il n'y a que lui qui puisse révoquer un tel ordre d'arrêt spécial et secret. Ni Tellier, ni surtout Séguier ou autres gens de robe, n'y suffiraient. À défaut du roi, il faut essayer d'approcher la reine mère, qui a beaucoup d'influence sur son fils, ou son confesseur jésuite, ou même le cardinal.
– J'ai vu la Grande Mademoiselle, dit Angélique. Elle a promis de s'informer autour d'elle et de me renseigner. Mais elle dit qu'il ne faut rien espérer avant les fêtes de l'entrée... du roi... à Paris...
Angélique acheva sa phrase avec difficulté. Depuis quelques instants, depuis que l'avocat avait parlé du bûcher, un malaise la gagnait. Elle sentait la sueur perler à ses tempes, et elle craignait de s'évanouir. Elle entendit Desgrez approuver :
– Je suis de son avis. Avant les fêtes, rien à faire. Le mieux pour vous serait d'attendre patiemment ici. Pour moi, je vais tâcher de compléter mon enquête.
Dans un brouillard, Angélique se leva, tendit les mains en avant. Sa joue froide rencontra une sévère étoffe ecclésiastique.
– Alors, vous ne renoncez pas à le défendre ?
Le jeune homme garda le silence un instant, puis il dit d'un ton bourru :
– Après tout, je n'ai jamais eu peur pour ma peau. Je l'ai risquée dix fois dans des rixes idiotes de taverne. Je peux bien la risquer encore une fois pour une cause juste. Seulement il faut que vous me donniez de l'argent, car je suis pauvre comme un gueux, et le fripier qui me loue des costumes est un fieffé voleur.
Ces fortes paroles ranimèrent Angélique. Ce garçon était beaucoup plus sérieux qu'elle ne l'avait cru au début. Sous des apparences réalistes et désinvoltes, il cachait une connaissance approfondie de la chicane, et il devait s'atteler avec conscience aux tâches dont on le chargeait.
Angélique se doutait que ce n'était pas le cas de tous les jeunes avocats frais émoulus de l'université qui, lorsqu'ils avaient un père généreux, ne songeaient surtout qu'à parader.
Reprenant son sang-froid, elle lui compta cent livres. Après un rapide salut, François Desgrez s'éloigna, non sans avoir jeté un coup d'œil énigmatique sur le pâle visage, dont les yeux verts brillaient comme des pierres précieuses dans la pénombre terne de ce bureau, empuanti par l'odeur des encres et des cires à cacheter. Angélique regagna sa chambre en se cramponnant à la rampe. C'était certainement aux émotions de la dernière nuit qu'elle devait cette défaillance. Elle allait s'étendre et essayer de dormir un peu, quitte à subir les sarcasmes d'Hortense. Mais à peine fut-elle entrée chez elle qu'elle fut reprise de nausée et n'eut que le temps de se précipiter vers sa cuvette.
« Qu'est-ce que j'ai ? » se demanda-t-elle, saisie d'effroi.
Et si Margot avait dit vrai ? Si réellement on cherchait à la tuer ? L'accident du carrosse ? l'attentat du Louvre ? N'allait-on pas chercher à l'empoisonner ? Subitement, son visage se détendit et un sourire éclaira ses traits.
« Quelle sotte je fais ! Je suis enceinte, tout simplement ! »
Elle se souvint qu'à son départ de Toulouse elle s'était déjà demandé si elle n'attendait pas un second enfant. Maintenant la chose se confirmait sans que le doute fût possible.
« Comme Joffrey sera content quand il sortira de prison ! » se dit-elle.