Chapitre 1

– Quoi ! Je suis accablée de douleurs et il me faut encore être entourée de sottes gens. Si je n'avais pas conscience de mon rang, rien ne me retiendrait de me précipiter du haut de ce balcon pour en finir avec cette existence !

Ces paroles amères, clamées d'une voix déchirante, précipitèrent Angélique au balcon de sa propre chambre. Elle vit, penchée à un encorbellement voisin, une grande femme en tenue de nuit, le visage plongé dans un mouchoir. Une dame s'approcha de la personne qui continuait à sangloter, mais l'autre se démena comme un moulin à vent.

– Sotte ! Sotte ! Laissez-moi, vous dis-je ! Grâce à vos stupidités je ne serai jamais prête. Et d'ailleurs cela n'a aucune importance. Je suis en deuil, je n'ai qu'à m'ensevelir dans ma douleur. Qu'importe que je sois coiffée comme un épouvantail !

Elle ébouriffa son ample chevelure et montra son visage marbré de larmes. C'était une femme d'une trentaine d'années, aux beaux traits aristocratiques, mais un peu alourdis.

– Si Mme de Valbon est malade, qui me coiffera ? reprit-elle dramatiquement. Vous avez toutes, tant que vous êtes, la patte plus lourde qu'un ours de la foire Saint-Germain !

– Madame..., intervint Angélique.

Les deux balcons se touchaient presque dans cette rue étroite de Saint-Jean-de-Luz, aux petits hôtels bourrés de courtisans.

Chacun participait à ce qui se passait chez le voisin. Pourtant l'aube se levait à peine, une aube clairette, couleur d'anisette, mais déjà la ville bourdonnait comme une ruche.

– Madame, insista Angélique, puis-je vous être utile ? J'entends que vous êtes en peine à propos de votre coiffure. J'ai là un perruquier habile avec ses fers et diverses poudres. Il est à votre disposition.

La dame tamponna son long nez rouge et poussa un profond soupir.

– Vous êtes bien aimable, ma chère. Ma foi, j'accepte votre proposition. Je ne peux rien tirer de mes gens ce matin. L'arrivée des Espagnols les affole autant que s'ils se trouvaient sur un champ de bataille des Flandres. Pourtant, je vous le demande, qu'est-ce que le roi d'Espagne ?

– C'est le roi d'Espagne, dit Angélique en riant.

– Peuh ! À tout prendre sa famille ne vaut pas la nôtre en noblesse. C'est entendu, ils sont pleins d'or, mais ce sont des mangeurs de raves, plus ennuyeux que des corbeaux.

– Oh ! Madame, ne rabattez pas mon enthousiasme. Je suis tellement ravie de connaître tous ces princes. On dit que le roi Philippe IV et sa fille l'infante vont arriver aujourd'hui sur la rive espagnole.

– C'est possible. En tout cas, moi, je ne pourrai les saluer, car, à ce train, ma toilette ne sera jamais achevée.

– Prenez patience, madame, le temps de me vêtir décemment et je vous amène mon perruquier.

Angélique rentra précipitamment à l'intérieur de la chambre, où régnait un désordre indescriptible. Margot et les servantes achevaient de mettre un dernier point à la robe somptueuse de leur maîtresse. Les malles étaient ouvertes, ainsi que les coffrets à bijoux et Florimond, à quatre pattes, le derrière nu, promenait parmi ces splendeurs sa convoitise.

« Il faudra que Joffrey m'indique la parure que je dois mettre avec cette robe de drap d'or », pensa Angélique tout en étant sa robe de chambre et en revêtant une toilette simple et une mante.

Elle trouva le sieur François Binet au rez-de-chaussée de leur logement, où il avait passé la nuit à frisotter des dames toulousaines, amies d'Angélique, et jusqu'aux servantes qui se voulaient belles. Il prit son bassin de cuivre dans le cas où il y aurait quelques seigneurs à raser, son coffret débordant de peignes, de fers, d'onguents et de fausses nattes, et, accompagné d'un gamin qui portait le réchaud, pénétra à la suite d'Angélique dans la maison voisine.

Celle-ci était plus encombrée encore que l'hôtel où le comte de Peyrac avait été accueilli par une vieille tante, de parenté lointaine.

Angélique remarqua la belle livrée des domestiques et songea que la dame éplorée devait être une personne de haut rang. À tout hasard elle fit une profonde révérence lorsqu'elle se retrouva devant celle-ci.

– Vous êtes charmante, fit la dame d'un air dolent, tandis que le perruquier disposait ses instruments sur un tabouret. Sans vous je me serais gâté le visage à pleurer.

– Ce n'est pas un jour à pleurer, protesta Angélique.

– Que voulez-vous, ma chère, je ne suis pas au fait de tant de réjouissances.

Elle fit une petite lippe navrée.

– N'avez-vous point vu ma robe noire ? Je viens de perdre mon père.

– Oh ! Je suis désolée...

– Nous nous sommes tant détestés et querellés que cela redouble ma douleur. Mais quel ennui d'être en deuil pour des fêtes ! Connaissant la malignité du caractère de mon père, je le soupçonne...

Elle s'interrompit pour plonger son visage dans le cornet de carton que Binet lui présentait tandis qu'il aspergeait abondamment la chevelure de sa cliente d'une poudre parfumée. Angélique éternua.

– ...je le soupçonne de l'avoir fait exprès, poursuivit la dame en émergeant.

– ...l'avoir fait exprès ? Quoi donc, madame ?

– De mourir, parbleu ! Mais qu'importe. J'oublie tout. J'ai toujours eu l'âme généreuse, quoi qu'on en dise. Et mon père est mort chrétiennement... Ce m'est une grande consolation. Mais ce qui me fâche c'est qu'on ait conduit son corps à Saint-Denis avec seulement quelques gardes et quelques aumôniers, sans pompe, ni dépense... Trouvez-vous cela admissible ?

– Certes non, confirma Angélique, qui commençait à craindre de commettre un impair. Ce noble qu'on enterrait à Saint-Denis ne pouvait appartenir qu'à la famille royale. À moins qu'elle n'eût pas très bien compris...

– Si j'avais été là, les choses se seraient passées autrement, vous pouvez m'en croire, conclut la dame avec un geste altier du menton. J'aime le faste et qu'on garde son rang.

Elle se tut pour s'examiner dans le miroir que François Binet lui présentait à genoux, et son visage s'éclaira.

– Mais c'est fort bien, s'écria-t-elle. Que voilà donc une coiffure seyante et flatteuse. Votre perruquier est un artiste, ma belle. Je n'ignore pas pourtant que j'ai le cheveu difficile.

– Votre Altesse a le cheveu fin, mais souple et abondant, dit le perruquier d'un air docte, c'est avec une chevelure d'une telle qualité que l'on peut composer les plus belles coiffures.

– Vraiment ! Vous me flattez. Je vais vous faire bailler cent écus. Mesdames !... Mesdames ! il faut absolument que cet homme s'occupe de moutonner les petites. On réussit à extraire d'une pièce voisine, où caquetaient dames d'honneur et femmes de chambre, les « petites » qui étaient deux adolescentes dans l'âge ingrat.

– Ce sont vos filles sans doute, madame ? s'informa Angélique.

– Non, ce sont mes jeunes sœurs. Elles sont insupportables. Regardez la petite : elle n'a de beau que le teint et elle a trouvé le moyen de se faire mordre par ces mouches qu'on appelle cousins : la voilà toute gonflée. Et, avec cela, elle pleure.

– Elle est triste aussi sans doute de la mort de son père ?

– Point du tout. Mais on lui a trop dit qu'elle épouserait le roi ; on ne l'appelait que la « Petite Reine ». La voici vexée qu'il en épouse une autre.

Tandis que le perruquier s'occupait des fillettes, il y eut un remous dans l'étroit escalier, et un jeune seigneur apparut sur le seuil. Il était de très petite taille avec un visage poupin qui émergeait d'un mousseux jabot de dentelles. Il avait également plusieurs volants de dentelles aux manches et aux genoux. Malgré l'heure matinale, il était mis avec grand soin.

– Ma cousine, fit-il d'une voix précieuse, j'ai entendu dire qu'il y avait chez vous un perruquier qui fait merveille.

– Ah ! Philippe, vous êtes plus futé qu'une jolie femme pour recueillir de pareilles nouvelles. Dites-moi au moins que vous me trouvez belle.

L'autre plissa ses lèvres qu'il avait très rouges et charnues et, les yeux à demi clos, examina la coiffure.

– Je dois reconnaître que cet artiste a tiré de votre visage un parti meilleur qu'on n'en pouvait espérer, dit-il avec une insolence tempérée d'un sourire coquet.

Il retourna dans l'antichambre et se pencha pardessus la rampe.

– De Guiche, mon très cher, venez donc, c'est bien ici.

Dans le gentilhomme qui entrait –un beau garçon bien découplé et très brun –

Angélique reconnut le comte de Guiche, fils aîné du duc de Gramont, gouverneur du Béarn. Le nommé Philippe saisit le bras du comte de Guiche et s'inclina sur son épaule avec tendresse.

– Oh ! que je suis heureux. Nous allons certainement être les gens les mieux coiffés de la cour. Péguilin et le marquis de Humières en pâliront de jalousie. Je les ai vus courir, fort en peine, à la recherche de leur barbier que Vardes leur avait enlevé grâce à une bourse bien pesante. Ces glorieux capitaines des gentilshommes en bec-de-corbin vont en être réduits à paraître devant le roi avec un menton en cosse de châtaigne.

Il éclata d'un rire un peu aigu, passa la main sur son menton frais rasé, puis d'un geste gracieux caressa également la joue du comte de Guiche. Il s'appuyait contre le jeune homme avec beaucoup d'abandon et levait vers lui un regard langoureux. Le comte de Guiche, souriant avec fatuité, recevait ces hommages sans aucune gêne.

Angélique n'avait jamais vu deux hommes s'adonner à semblable manège et elle en était presque embarrassée. Cela ne devait pas plaire non plus à la maîtresse du lieu, car elle s'écria tout à coup :

– Ah ! Philippe, ne venez pas vous livrer chez moi à vos câlineries. Votre mère m'accuserait encore de favoriser vos instincts pervers. Depuis cette fête à Lyon où nous nous sommes déguisés, vous, moi, et Mlle de Villeroy, en paysannes bressanes, elle m'accable de reproches à ce sujet. Et ne me dites pas que le petit Péguilin est dans la peine ou j'envoie un homme à sa recherche pour le mener ici. Voyons si je ne l'aperçois pas. C'est le garçon le plus remarquable que je connaisse, et je l'adore.

À sa façon bruyante et impulsive, elle se précipita de nouveau au balcon, puis recula, une main posée sur sa vaste poitrine.

– Ah ! mon Dieu, le voici !

– Péguilin ? s'informa le petit seigneur.

– Non, ce gentilhomme de Toulouse qui me cause une si grande peur.

Angélique, à son tour, passa sur le balcon et aperçut son mari le comte Joffrey de Peyrac, qui descendait la rue suivi de Kouassi-Ba.

– Mais c'est le Grand Boiteux du Languedoc ! s'exclama le petit seigneur qui les avait rejointes. Ma cousine, pourquoi le craignez-vous ? Il a les yeux les plus doux, une main caressante et un esprit étincelant.

– Vous parlez comme une femme, dit la dame avec dégoût. Il paraît que toutes les femmes sont folles de lui.

– Sauf vous.

– Moi, je ne me suis jamais égarée en sentimentalités. Je vois ce que je vois. Ne trouvez-vous pas que cet homme sombre et claudicant, avec ce Maure aussi noir que l'enfer, a quelque chose de terrifiant ?

Le comte de Guiche jetait des regards effarés à Angélique, et par deux fois il ouvrit la bouche. Elle lui fit signe de se taire. Cette conversation l'amusait beaucoup.

– Précisément, vous ne savez pas regarder les hommes avec des yeux de femme, reprenait le jeune Philippe. Vous vous souvenez que ce seigneur a refusé de plier le genou devant M. d'Orléans, et cela suffit pour vous hérisser.

– Il est vrai qu'il s'est montré jadis d'une insolence rare...

À ce moment, Joffrey leva les yeux vers le balcon. Il s'arrêta, puis, étant son feutre à plumes, il salua à plusieurs reprises très profondément.

– Voyez comme la rumeur publique est injuste, dit le petit seigneur. On raconte que cet homme est plein de morgue et cependant... Peut-on saluer avec plus de grâce ? Qu'en pensez-vous, mon très cher ?

– Certes, M. le comte de Peyrac de Morens est d'une courtoisie reconnue, s'empressa de répondre de Guiche, qui ne savait comment rattraper les impairs dont il venait d'être le témoin, et souvenez-vous de la merveilleuse réception que nous avons eue à Toulouse.

– Le roi lui-même en a gardé un peu d'aigreur. Il n'empêche que Sa Majesté est très impatiente de savoir si la femme de ce boiteux est aussi belle qu'on le dit ? Cela lui paraît inconcevable qu'on le puisse aimer...

Angélique se retira doucement, et, prenant François Binet à part, elle lui pinça l'oreille.

– Ton maître est de retour et va te réclamer. Ne te laisse pas gagner par les écus de tous ces gens ou je te ferai rouer de coups.

– Soyez tranquille, madame. J'achève cette jeune demoiselle et je m'esquive.

Elle descendit et rentra chez elle. Elle pensait qu'elle aimait bien ce Binet, non seulement à cause de son goût et de son habileté, mais aussi de sa ruse entendue, de sa philosophie de subalterne. Il disait qu'il donnait de « l'Altesse » à tous les gens de la noblesse pour être sûr de ne froisser personne.

Dans la chambre, où le désordre n'avait fait qu'empirer, Angélique trouva son mari la serviette nouée au cou, attendant déjà le barbier.

– Eh bien, petite dame, s'écria-t-il, vous ne perdez pas de temps. Je vous quitte ensommeillée, pour me rendre aux nouvelles et connaître l'ordre des cérémonies. Et une heure plus tard je vous retrouve familièrement accoudée entre la duchesse de Montpensier et Monsieur frère du roi.

– La duchesse de Montpensier ! La Grande Mademoiselle ! s'exclama Angélique. Mon Dieu ! J'aurais dû m'en douter quand elle parlait de son père qu'on a enterré à Saint-Denis.

Tout en se déshabillant, Angélique raconta comment elle avait fait connaissance fortuitement de la célèbre frondeuse, la vieille fille du règne, qui, son père Gaston d'Orléans venant de mourir, était maintenant la plus riche héritière de France.

– Ses jeunes sœurs ne sont donc que ses demi-sœurs. Mlles de Valois et d'Alençon, celles qui doivent porter la queue de la reine au mariage. Binet les a coiffées aussi.

Le barbier surgit essoufflé et commença à barbouiller de savon le menton de son maître. Angélique était en chemise, mais on n'en était plus à cela près. Il s'agissait de se rendre rapidement à la convocation du roi, qui demandait que tous les nobles de sa cour vinssent le saluer le matin même. Ensuite, absorbé par les préoccupations de la rencontre avec les Espagnols, on n'aurait plus le temps de se présenter entre Français.

Marguerite, des épingles plein la bouche, passa à Angélique une première jupe de lourd drap d'or, puis une seconde jupe de dentelle d'or, d'une finesse arachnéenne et dont le dessin était souligné de pierreries.

– Et vous dites que ce petit jeune homme efféminé est le frère du roi ? interrogea Angélique. Il se tenait de façon étrange avec le comte de Guiche ; on aurait dit positivement qu'il en était amoureux. Oh ! Joffrey, croyez-vous vraiment que... qu'ils...

– On appelle cela aimer à l'italienne, dit le comte en riant. Nos voisins de l'autre côté des Alpes sont si raffinés qu'ils ne se contentent plus des simples plaisirs de la nature. Nous leur devons, il est vrai, la renaissance des lettres et des arts, plus un fripon de ministre dont l'adresse n'a pas toujours été inutile à la France, mais aussi l'introduction de ces mœurs bizarres. Il est dommage que ce soit le frère unique du roi qui en fasse son profit.

Angélique fronça les sourcils.

– Le prince a dit que vous aviez la main caressante. Je voudrais bien savoir comment il s'en est aperçu.

– Ma foi, le petit Monsieur est si frôleur avec les hommes qu'il m'a peut-être prié de l'aider à remettre son rabat ou ses manchettes. Il ne perd pas une occasion de se faire cajoler.

– Il a parlé de vous en des termes qui ont presque éveillé ma jalousie.

– Oh ! ma mignonne, si vous commencez à vous émouvoir, vous allez être bientôt être noyée dans les intrigues. La cour est une immense toile d'araignée gluante. Vous vous perdrez si vous ne regardez pas les choses de très haut.

François Binet, qui était bavard comme tous les gens de sa profession, prit la parole :

– Je me suis laissé dire que le cardinal Mazarin a encouragé les goûts du petit Monsieur afin qu'il ne portât plus ombrage à son frère. Il ordonnait qu'on l'habillât en fillette, et faisait déguiser de même ses petits amis. En tant que frère du roi, on craint toujours qu'il ne se mette à comploter comme feu M. Gaston d'Orléans, qui était si insupportable.

– Tu juges bien durement tes princes, barbier, dit Joffrey de Peyrac.

– C'est le seul bien que je possède, monsieur le comte : ma langue et le droit de la faire marcher.

– Menteur ! Je t'ai fait plus riche que le perruquier du roi.

– C'est vrai, monsieur le comte, mais je ne m'en vante pas, il n'est pas prudent de faire des envieux.

Joffrey de Peyrac trempa son visage dans une bassine d'eau de rosés pour se rafraîchir du feu du rasoir. Avec sa face couturée de cicatrices, l'opération était toujours longue et délicate, et il y fallait la main légère de Binet. Il rejeta le peignoir et commença à s'habiller, aidé de son valet de chambre et d'Alphonso. Cependant Angélique avait enfilé un corsage de drap d'or et demeurait immobile, tandis que Marguerite fixait le plastron, véritable œuvre d'art, d'or filigrane entremêlé de soies. Une dentelle d'or mettait une mousse étincelante autour de ses épaules nues, communiquant à sa chair une pâleur lumineuse, un grain de porcelaine translucide. Avec la flamme rosé et atténuée de ses joues, ses cils et ses sourcils assombris, ses cheveux ondes qui avaient le même reflet que sa robe, la surprenante limpidité de ses yeux verts, elle se vit dans le miroir comme une étrange idole qui n'aurait été bâtie que de matières précieuses : or, marbre, émeraude.

Margot poussa tout à coup un cri et se précipita vers Florimond, qui était en train de porter à sa bouche un diamant de six carats...

– Joffrey, que dois-je mettre comme parure ? Les perles me semblent trop modestes, les diamants trop durs.

– Émeraudes, dit-il. En harmonie avec vos yeux. Tout cet or est insolent, d'un éclat un peu lourd. Vos yeux l'allègent, lui donnent vie. Il faut deux pendants d'oreilles, et le carcan d'or et d'émeraude. Vous pouvez mêler aux bagues quelques diamants.

Penchée sur ses écrins, Angélique s'absorba dans le choix des bijoux. Elle n'était pas encore blasée, et tant de profusion la ravissait toujours.

Lorsqu'elle se retourna, le comte de Peyrac attachait son épée à son baudrier constellé de diamants.

Elle le regarda longuement et un frisson insolite la parcourut.

– Je crois que la Grande Mademoiselle n'a pas tout à fait tort lorsqu'elle dit que vous avez un aspect terrifiant.

– Il serait vain d'essayer de camoufler ma disgrâce, dit le comte. Si j'essayais de m'habiller comme un mignon, je serais ridicule et pitoyable. Alors j'accorde mes toilettes à mon visage.

Elle regarda ce visage. Il était à elle. Elle l'avait caressé ; elle en connaissait les moindres sillons. Elle sourit, murmura :

– Mon amour !

Le comte était entièrement vêtu de noir et d'argent. Son manteau de moire noire était voilé d'une dentelle d'argent retenue par des points de diamants. Il laissait voir un pourpoint de brocart d'argent orné de dentelles noires d'un point très recherché. Les mêmes dentelles en trois volants retombaient aux genoux sous la rhingrave de velours sombre. Les souliers portaient des boucles de diamants. La cravate, qui n'était pas en forme de rabat, mais de large nœud, était également rebrodée de très petits diamants. Aux doigts une multitude de diamants et un seul très gros rubis. Le comte se coiffa de son feutre à plumes blanches et demanda si Kouassi-Ba s'était bien chargé des présents qu'on devait offrir au roi pour sa fiancée. Le Nègre était dehors, devant la porte, objet d'admiration de tous les badauds avec son pourpoint de velours cerise, son ample pantalon à la turque et son turban, tous deux de satin blanc. On se montrait son sabre courbe. Il portait sur un coussin une cassette de très beau maroquin rouge clouté d'or.

*****

Deux chaises à porteurs attendaient le comte et Angélique.

On se rendit rapidement à l'hôtel où le roi, sa mère et le cardinal étaient descendus. Comme tous les hôtels de Saint-Jean-de-Luz, c'était une étroite maison à l'espagnole, encombrée de balustrades et de rampes torses en bois doré. Les courtisans débordaient sur la place, où le vent du large secouait les plumes des chapeaux, apportant par bouffées le goût salin de l'océan.

Angélique sentit son cœur battre à grands coups en franchissant les marches du seuil.

« Je vais voir le roi, pensa-t-elle, la reine mère ! Le cardinal ! »

Comme il avait toujours été proche d'elle, ce jeune roi dont parlait la nourrice, ce jeune roi assailli par les foules méchantes de Paris, en fuite à travers la France ravagée de la Fronde, ballotté de ville en ville, de château en château, au gré des factions des princes, trahi, abandonné et finalement victorieux. Maintenant, il recueillait le fruit de ses luttes. Et, plus encore que le roi, la femme qu'Angélique apercevait au fond de la salle, dans ses voiles noirs, avec son teint mat d'Espagnole, son air à la fois distant et amène, ses petites mains parfaites posées sur la robe sombre, la reine mère savourait l'heure du triomphe.

Angélique et son mari traversèrent la pièce, au parquet brillant. Deux négrillons soutenaient le manteau de cour de la jeune femme, qui était d'un drap d'or frisé et ciselé contrastant avec le lamé brillant de la jupe et du corsage. Le géant Kouassi-Ba les suivait. On y voyait mal, et il faisait très chaud à cause des tapisseries et de la foule.

Le premier gentilhomme de la maison du roi annonça :

– Comte de Peyrac de Morens d'Irristru.

Angélique plongea dans sa révérence. Le cœur lui battait dans la gorge. Il y avait devant elle une masse noire et une masse rouge : la reine mère et le cardinal.

Elle pensait :

« Joffrey devrait s'incliner plus profondément. Tout à l'heure, il saluait si bellement la Grande Mademoiselle. Mais devant le plus grand, il affecte de tirer seulement un peu le pied... Binet a raison... Binet a raison... »

C'était stupide de penser ainsi au brave Binet et de se répéter qu'il avait raison. Pourquoi donc, au fait ?

Une voix dit :

– Nous sommes heureux de vous revoir, comte, et de complimenter... d'admirer madame, dont on nous a déjà dit si grand bien. Mais, ce qui est contraire aux lois, nous constatons cette fois que l'éloge n'atteint pas à la réalité.

Angélique leva les yeux. Elle croisa un regard brun et brillant qui la dévisageait avec beaucoup d'attention : le regard du roi.

Vêtu avec richesse, le roi était de taille moyenne, mais il se tenait si droit qu'il paraissait plus imposant que tous ses courtisans. Angélique lui trouva le teint légèrement grêlé, car il avait eu la petite vérole dans son enfance. Son nez était trop long, mais sa bouche était forte et caressante sous la ligne brune, à peine tracée, d'une petite moustache. La chevelure couleur de châtaigne, foisonnante, retombant en cascades bouclées, ne devait rien aux artifices des postiches. Louis avait la jambe belle, des mains harmonieuses. On devinait, sous les dentelles et les rubans, un corps souple et vigoureux, rompu aux exercices de la chasse et de l'académie.

« Ma nourrice dirait : c'est un beau mâle. On a raison de le marier », pensa Angélique. Elle se reprocha derechef des pensées aussi vulgaires dans ce moment solennel de son existence.

La reine mère demandait à voir l'intérieur de la cassette que Kouassi-Ba venait de présenter, agenouillé, le front à terre, dans une posture de Roi Mage. On s'exclama devant le petit nécessaire de frivolités avec ses boîtes et peignes, ciseaux, crochets, cachets, le tout d'or massif et d'écaillé des îles. Mais la chapelle de voyage enchanta les dames dévotes de la suite de la reine mère. Celle-ci sourit et se signa. Le crucifix et les deux statuettes de saints espagnols, ainsi que la lampe veilleuse et le petit encensoir étaient d'or et de vermeil. Et Joffrey de Peyrac avait fait peindre par un artiste d'Italie un triptyque de bois doré représentant les scènes de la Passion. Les miniatures étaient fines, d'une grande fraîcheur de teintes. Anne d'Autriche déclara que l'infante avait la réputation d'être fort pieuse et ne pouvait manquer d'être ravie d'un tel présent.

Elle se tourna vers le cardinal pour lui faire admirer les peintures, mais celui-ci s'attardait à manier les petits instruments du nécessaire qu'il faisait miroiter en les tournant doucement entre ses doigts.

– On dit que l'or vous coule du creux des mains, monsieur de Peyrac, comme la source d'un rocher ?

– Cette image est exacte, Éminence, répondit le comte doucement : comme la source d'un rocher..., mais d'un rocher que l'on aurait miné à grand renfort de mèches et de poudre, creusé jusqu'à des profondeurs insoupçonnées, que l'on aurait bouleversé, concassé, aplani. Alors, en effet, à force de labeur, de sueur et de peine, il se peut que l'or jaillisse et même en abondance.

– Voici une fort belle parabole sur le travail qui porte ses fruits. Nous ne sommes pas accoutumés à entendre des gens de votre rang tenir pareil langage, mais j'avoue que cela ne me déplaît pas.

Mazarin continuait de sourire ; il porta à son visage un petit miroir du nécessaire et y jeta un coup d'œil rapide. Malgré les fards et la poudre dont il essayait de masquer son teint jauni, une moiteur de faiblesse brillait a ses tempes, poissant les boucles de ses cheveux sous sa calotte rouge de cardinal.

La maladie l'épuisait depuis de longs mois ; lui au moins n'avait pas menti lorsqu'il avait pris pour prétexte sa gravelle afin de ne pas se présenter le premier devant le ministre espagnol, don Luis de Haro. Angélique surprit un regard de la reine mère vers le cardinal, un regard de femme anxieuse, qui se tourmente. Sans doute, elle brûlait de lui dire : « Ne parlez pas tant, vous vous fatiguez. C'est l'heure de votre tisane. »

Était-ce vrai qu'elle avait aimé son Italien, la reine si longtemps dédaignée par un époux trop chaste ?... Tout le monde l'affirmait, mais personne n'en était sûr. Les escaliers dérobés du Louvre gardaient bien leur secret. Un seul être peut-être le connaissait, et c'était ce fils âprement défendu, le roi. Dans les lettres qu'ils échangeaient, le cardinal et la reine ne l'appelaient-ils pas : le Confident ? Confident de quoi ?...

– À l'occasion, j'aimerais m'entretenir avec vous de vos travaux, dit encore le cardinal.

Le jeune roi renchérit avec une certaine vivacité :

– Moi aussi. Ce qu'on m'en a dit a éveillé ma curiosité.

– Je suis à la disposition de Votre Majesté et de Son Éminence. L'audience était terminée.

Angélique et son mari allèrent saluer Mgr de Fontenac, qu'ils apercevaient dans l'entourage immédiat du cardinal.

Puis ils firent le tour des hautes personnalités et de leurs relations. Angélique avait l'échiné rompue à force de révérences, mais elle était dans un tel état d'excitation et de plaisir qu'elle ne sentait pas la fatigue. Les compliments qu'on lui adressait ne pouvaient lui faire douter de son succès. Il était certain que leur couple attirait beaucoup l'attention.

Tandis que son mari s'entretenait avec le maréchal de Gramont, un jeune homme de petite taille mais de figure agréable vint se planter devant Angélique.

– Me reconnaissez-vous, ô déesse descendue à l'instant même du char du Soleil ?

– Certes, s'écria-t-elle enchantée, vous êtes Péguilin.

Puis elle s'excusa :

– Je suis bien familière, monsieur de Lauzun, mais que voulez-vous, j'entends parler partout de Péguilin. Péguilin par-ci, Péguilin par-là ! On a pour vous une telle tendresse que, sans vous avoir revu, je me suis mise à l'unisson.

– Vous êtes adorable et vous comblez d'aise non seulement mes yeux, mais mon cœur. Savez-vous que vous êtes la femme la plus extraordinaire de l'assemblée ? Je connais des dames qui sont en train de briser menu leurs éventails et de déchirer leurs mouchoirs tant votre toilette les a rendues jalouses. Comment serez-vous parée le jour du mariage, si vous commencez ainsi ?

– Oh ! ce jour-là je m'effacerai devant le faste des cortèges. Mais aujourd'hui c'était ma présentation au roi. J'en suis encore tout émue.

– Vous l'avez trouvé aimable ?

– Comment peut-on ne pas trouver le roi aimable ? dit Angélique en riant.

– Je vois que vous êtes déjà bien au fait de ce qu'il faut dire et ne pas dire à la cour. Moi, je ne sais par quel miracle, je m'y trouve encore. Pourtant j'ai été nommé capitaine de la compagnie qu'on appelle les « gentilshommes en bec de corbin ».

– J'admire votre uniforme.

– Il ne me va pas trop mal... Oui, oui, le roi est un bien charmant ami, mais attention, il ne faut pas le griffer trop fort quand on joue avec lui.

Il se pencha à son oreille.

– Savez-vous que j'ai failli être enfermé à la Bastille ?

– Qu'aviez-vous fait ?

– Je ne m'en souviens plus. Je crois que j'avais serré d'un peu trop près la petite Marie Mancini dont le roi était si follement amoureux. La lettre de cachet était prête ; j'ai été averti à temps. Je me suis jeté en larmes aux pieds du roi et l'ai tant fait rire qu'il m'a pardonné, et au lieu de m'envoyer dans la noire prison, il m'a nommé capitaine. Vous voyez, c'est un charmant ami... quand il n'est pas votre ennemi.

– Pourquoi me dites-vous cela ? demanda subitement Angélique.

Péguilin de Lauzun ouvrit toutes grandes de claires prunelles dont il jouait fort bien.

– Mais pour rien, ma très chère.

Il lui prit familièrement le bras et l'entraîna.

– Venez, il faut que je vous présente à des amis qui brûlent de vous connaître.

Ces amis étaient des jeunes gens de la suite du roi. Elle fut enchantée de se trouver ainsi de plain-pied aux premiers échelons de la cour. Saint-Thierry, Brienne, Cavois, Ondedeï, le marquis d'Humières que Lauzun présenta comme son ennemi attitré, Louvigny, deuxième fils du duc de Gramont, paraissaient tous fort joyeux et galants, et ils étaient habillés magnifiquement. Elle vit aussi de Guiche, auquel se cramponnait toujours le frère du roi. Celui-ci posa sur elle un regard hostile.

– Oh ! je la reconnais, fit-il.

Et il lui tourna le dos.

– Ne vous formalisez pas, ma chère, de ces façons, souffla Péguilin. Pour le petit Monsieur, toutes les femmes sont des rivales, et de Guiche a eu le tort de vous adresser un regard amical.

– Vous savez qu'il ne veut plus qu'on l'appelle le petit Monsieur, prévint le marquis d'Humières. Depuis la mort de son oncle Gaston d'Orléans, c'est Monsieur tout court qu'il faut dire.

Il y eut un remous dans la foule, suivi d'une bousculade et plusieurs mains empressées se tendirent pour retenir Angélique.

– Messieurs, prenez garde, s'écria Lauzun en levant un doigt de magister, souvenez-vous d'une épée célèbre en Languedoc !

Mais la presse était telle qu'Angélique, riant et un peu confuse, ne put éviter d'être serrée sur de précieux pourpoints enrubannés et fleurant bon la poudre d'iris et d'ambre.

Les officiers de bouche de la maison du roi réclamaient le passage pour une procession de laquais porteurs de plateaux et de marmites d'argent. Le bruit circulait que Leurs Majestés et le cardinal venaient de se retirer quelques instants pour prendre une collation et se reposer des présentations ininterrompues. Lauzun et ses amis s'éloignèrent, appelés par leur service. Angélique chercha des yeux ses relations toulousaines. Elle avait redouté de se trouver en face de la fougueuse Carmencita, mais voici qu'elle apprenait que M. de Mérecourt, malchanceux à son habitude et après avoir bu le calice jusqu'à la lie, s'était subitement décidé, dans un sursaut de dignité, à envoyer sa femme au couvent. Il payait d'une cuisante disgrâce cette fausse manœuvre. Angélique commença de se faufiler parmi les groupes. L'odeur des rôtis, jointe à celle des parfums, lui donnait la migraine. La chaleur était étouffante. Angélique avait un solide appétit. Elle se dit que la matinée devait être fort avancée et que, si elle ne trouvait pas son mari d'ici quelques instants, elle retournerait seule à son hôtel pour se faire servir du jambon et du vin.

Les gens de la province avaient dû se réunir chez l'un d'entre eux pour faire collation. Elle ne voyait autour d'elle que visages inconnus. Ces voix sans accent lui causaient une impression inusitée. Peut-être, au cours des années qu'elle avait passées en Languedoc, avait-elle pris aussi cette façon de parler chantante et rapide ? Elle en fut un peu humiliée.

Elle finit par échouer dans un recoin sous l'escalier, et s'assit sur une banquette pour reprendre haleine et s'éventer. Décidément, on ne sortait pas sans peine de ces maisons à l'espagnole, avec leurs couloirs dérobés et leurs fausses portes. Précisément, à quelques pas, le mur recouvert de tapisseries laissait paraître une fente. Un chien venant de l'autre pièce, un os de volaille dans la gueule, agrandit l'ouverture.

Angélique y jeta un regard et elle aperçut la famille royale réunie autour d'une table en compagnie du cardinal, des deux archevêques de Bayonne et de Toulouse, du maréchal de Gramont et de M. de Lionne. Les officiers servant les princes allaient et venaient par une autre porte.

Le roi, à plusieurs reprises, rejeta sa chevelure en arrière et s'éventa de sa serviette.

– La chaleur de ce pays gâte les meilleures fêtes.

– Dans l'île des Faisans, le temps est meilleur. Il souffle un vent de mer, dit M. de Lionne.

– J'en profiterai peu, puisque, selon l'étiquette espagnole, je ne dois pas voir ma fiancée avant le jour du mariage.

– Mais vous vous rendrez dans l'île des Faisans pour y rencontrer le roi d'Espagne votre oncle, qui va devenir votre beau-père, le renseigna la reine. C'est alors que la paix sera signée.

Elle se tourna vers Mme de Motteville, sa dame d'honneur.

– Je suis très émue. J'aimais beaucoup mon frère et j'ai si fréquemment correspondu avec lui ! Mais songez que j'avais douze ans lorsque je l'ai quitté sur cette rive même, et que je ne l'ai pas revu depuis.

On s'exclama avec attendrissement. Personne ne paraissait se rappeler que ce même frère, Philippe IV, avait été le plus grand ennemi de la France, et que sa correspondance avec Anne d'Autriche avait fait soupçonner celle-ci par le cardinal de Richelieu de complot et de trahison. Ces événements étaient loin maintenant. On était aussi rempli d'espoir en la nouvelle alliance que cinquante ans plus tôt, lorsque sur ce même fleuve de la Bidassoa des petites princesses aux joues rondes, engoncées dans leurs larges fraises tuyautées, avaient été échangées entre les deux pays : Anne d'Autriche épousant le jeune Louis XIII et Élisabeth de France le petit Philippe IV. L'infante Marie-Thérèse qu'on attendait aujourd'hui était la fille de cette Élisabeth.

Angélique examinait avec une curiosité passionnée ces grands du monde dans leur intimité. Le roi dévorait de bon cœur, mais avec dignité ; il buvait peu et demanda plusieurs fois qu'on mît de l'eau dans son vin.

– Par ma foi, s'écria-t-il brusquement, ce que j'ai vu de plus extraordinaire ce matin-ci, c'est bien l'étrange couple noir et or de ces gens de Toulouse. Quelle femme, mes amis ! Une splendeur ! On me l'avait dit, mais je n'y pouvais croire. Et elle semble sincèrement amoureuse de lui. En vérité, ce boiteux me confond.

– Il confond tous ceux qui l'approchent, dit l'archevêque de Toulouse d'un ton acide. Moi qui le connais depuis plusieurs années, je renonce à le comprendre. Il y a là-dessous quelque chose de diabolique.

« Le voilà qui recommence à radoter », pensa Angélique avec découragement. Son cœur avait battu agréablement aux paroles du roi, mais l'intervention de l'archevêque réveillait ses soucis. Le prélat ne désarmait pas. L'un des gentilshommes de la suite du monarque dit avec un petit rire :

– Être amoureuse de son mari ! Voilà qui est bien ridicule. Il serait bon que cette jeune personne vînt un peu à la cour. On lui ferait perdre ce sot préjugé.

– Vous semblez croire, monsieur, que la cour est un lieu où l'adultère est la seule loi, protesta sévèrement Anne d'Autriche. Il est pourtant bon et naturel que les époux s'aiment d'amour. La chose n'a rien de ridicule.

– Mais elle est si rare, soupira Mme de Motteville.

– C'est qu'il est rare qu'on se marie sous le signe de l'amour, dit le roi d'un ton désabusé.

Il y eut un silence un peu contraint. La reine mère échangea avec le cardinal un coup d'œil désolé. Mgr de Fontenac leva une main pleine d'onction.

– Sire, ne vous attristez pas. Si les voies de la Providence sont insondables, celles du petit dieu Eros ne le sont pas moins. Et puisque vous évoquez un exemple qui semble vous avoir touché, je peux vous affirmer que ce gentilhomme et sa femme ne s'étaient jamais vus avant le jour de leur mariage, béni par moi en la cathédrale de Toulouse. Cependant, après plusieurs années d'union couronnées par la naissance d'un fils, l'amour qu'ils se portent l'un à l'autre éclate aux yeux des moins prévenus.

Anne d'Autriche eut une expression reconnaissante, et monseigneur se rengorgea.

« Hypocrite ou sincère ? » se demandait Angélique.

La voix un peu zézayante du cardinal s'élevait :

– J'ai eu l'impression d'être au spectacle ce matin. Cet homme est laid, défiguré, infirme, et pourtant quand il est apparu au côté de sa femme splendide, suivi de ce grand Maure en satin blanc, j'ai pensé : « Qu'ils sont beaux ! »

– Cela nous change de tant de visages ennuyeux, dit le roi. Est-ce vrai qu'il a une voix magnifique ?

– On le répète et on l'affirme.

Le gentilhomme qui avait déjà parlé eut un petit ricanement.

– Décidément, c'est une histoire extrêmement touchante, presque un conte de fées. Il faut venir dans le Midi pour en entendre de semblables.

– Oh ! vous êtes insupportable à persifler ainsi, protesta une fois encore la reine mère. Votre cynisme me déplaît, monsieur.

Le courtisan inclina la tête et, comme la conversation reprenait, il fit mine d'être attiré par le manège du chien qui dans l'embrasure de la porte rongeait son os. Le voyant se diriger vers le lieu de sa retraite, Angélique se leva précipitamment pour s'éloigner.

Elle fit quelques pas dans l'antichambre, mais son manteau était fort lourd et s'accrocha dans les poignées d'une console.

Tandis qu'elle se penchait pour se dégager, le jeune homme repoussa le chien du pied, sortit et referma la petite porte dissimulée dans la tapisserie. Ayant mécontenté la reine mère, il jugeait prudent de se faire oublier.

Il s'avança nonchalamment, passa près d'Angélique, puis se retourna pour l'examiner.

– Oh ! mais c'est la femme en or !

Elle le regarda hautainement et voulut poursuivre son chemin, mais il lui barra la route.

– Pas si vite ! Laissez-moi contempler le phénomène. C'est donc vous la dame amoureuse de son mari ? Et quel mari ! Un Adonis !

Elle le toisa avec un tranquille mépris. Il était plus grand qu'elle et fort bien découplé. Son visage ne manquait pas de beauté, mais sa bouche fine avait une expression méchante, et ses yeux fendus en amande étaient jaunes, mouchetés de brun. Cette couleur indécise, assez vulgaire, le déparait un peu. Il était habillé avec goût et recherche. Sa perruque, d'un bond presque blanc, contrastait avec la jeunesse de ses traits de façon piquante.

Angélique ne put s'empêcher de lui trouver beaucoup d'allure, mais elle dit froidement :

– En effet, vous pouvez difficilement soutenir la comparaison. Dans mon pays, des yeux comme les vôtres, on les appelle des « pommes piquées ». Vous voyez ce que je veux dire ? Et quant aux cheveux, ceux de mon mari du moins sont vrais.

Une expression de vanité blessée assombrit la physionomie du gentilhomme.

– C'est faux, s'écria-t-il, il porte perruque.

– Vous pouvez aller les lui tirer si vous en avez le courage.

Elle l'avait atteint aux points sensibles et elle le soupçonna de porter perruque parce qu'il commençait à devenir chauve. Mais très vite il reprit son sang-froid. Ses yeux se fermèrent à demi jusqu'à n'être plus que deux fentes brillantes.

– Alors on essaie de mordre ? Décidément c'est trop de talents pour une petite provinciale.

Il jeta un regard aux alentours, puis la saisissant par les poignets il la poussa dans le recoin de l'escalier.

– Laissez-moi ! dit Angélique.

– Tout de suite, ma belle. Mais auparavant nous avons un petit compte à régler ensemble.

Avant qu'elle ait pu prévoir son geste, il lui avait tiré la tête en arrière et lui mordait cruellement les lèvres. Angélique poussa un cri. Sa main partit promptement et s'abattit sur la joue de son tourmenteur. Des années sacrifiées aux belles manières n'avaient pas atténué en elle un fond de violence rustique jointe à la vigueur de la santé. Qu'on éveillât sa colère et elle retrouvait les mêmes réactions qui la jetaient jadis à bras raccourcis sur ses petits compagnons paysans. La gifle claqua magistralement, et il dut en voir trente-six chandelles, car il se recula en portant la main à sa joue.

– Ma parole, un vrai soufflet de lavandière !

– Laissez-moi passer, répéta Angélique, ou je vous défigure si bien que vous ne pourrez plus paraître devant le roi.

Il sentit qu'elle mettrait sa promesse à exécution et recula d'un pas.

– Oh ! j'aimerais vous avoir toute une nuit en mon pouvoir ! murmura-t-il les dents serrées. Je vous promets qu'à l'aube vous seriez matée, une vraie loque !...

– C'est cela, fit-elle en riant, méditez votre revanche... en tenant votre joue.

Elle s'éloigna et se fraya rapidement un passage jusqu'à la porte. La cohue avait diminué, car beaucoup de gens étaient allés se restaurer.

Angélique, outrée et humiliée, tamponnait de son mouchoir sa lèvre meurtrie.

« Pourvu que cela ne se voie pas trop... Que répondrai-je si Joffrey me pose une question ? Il faut éviter qu'il aille embrocher ce goujat. À moins qu'il n'en rie... Il est bien le dernier à se faire des illusions sur les mœurs de ces beaux seigneurs du Nord... Je commence à comprendre ce qu'il veut dire quand il parle de policer les façons de la cour... Mais voilà une tâche à laquelle je ne me sens pas, pour ma part, le goût de me dévouer... »

Elle essayait d'apercevoir sa chaise et ses valets dans la bousculade de la place. Un bras se glissa sous le sien.

– Ma bonne, je vous cherchais, dit la Grande Mademoiselle dont la haute carrure venait de surgir à son côté, je me ronge les sangs en pensant à toutes les sottises que j'ai dites ce matin devant vous sans savoir qui vous étiez. Hélas ! un jour de fête, lorsqu'on n'a pas toutes ses commodités, les nerfs sont les plus forts et la langue marche sans qu'on y prenne garde.

– Votre Altesse ne doit point se préoccuper, elle n'a rien dit qui ne fût vrai, sinon flatteur. Je ne me souviens que de ses derniers propos.

– Vous êtes la grâce même. Je suis ravie de vous avoir pour voisine... Vous me prêterez encore votre perruquier, n'est-ce pas ? Êtes-vous libre de votre temps ? Si nous allions picorer quelques raisins à l'ombre ? Qu'en pensez-vous ? Ces Espagnols n'en finissent pas d'arriver...

– Je suis aux ordres de Votre Altesse, répondit Angélique avec une révérence.

*****

Le lendemain matin, il fallut aller voir manger le roi d'Espagne dans l'île des Faisans. Toute la cour se bousculait aux barques et trempait ses beaux souliers. Les dames poussaient des petits cris en relevant leurs jupes.

Angélique, vêtue de vert et de satin blanc, rebrodé d'argent, se trouva enlevée par Péguilin et assise entre une princesse au spirituel visage et le marquis d'Humières. Le petit Monsieur, qui était de la partie, riait beaucoup en évoquant l'air marri de son frère, obligé de demeurer sur la rive française. Louis XIV ne devait voir l'infante que lorsque le mariage par procuration l'aurait faite reine sur la rive espagnole. Alors seulement il viendrait lui-même en l'île des Faisans, jurer la paix et emmener sa fabuleuse conquête. Le mariage véritable serait célébré à Saint-Jean-de-Luz par l'évêque de Bayonne.

Les barques glissaient sur l'eau tranquille, chargées de leur chatoyant équipage. On aborda. Tandis qu'Angélique attendait son tour pour mettre pied à terre, l'un des seigneurs posa le pied sur la banquette où elle se trouvait assise et de son haut talon de bois lui écrasa les doigts. Elle retint une exclamation de douleur. Levant les yeux elle reconnut le gentilhomme de la veille qui l'avait si méchamment molestée.

– C'est le marquis de Vardes, dit près d'elle la jeune princesse. Naturellement, il l'a fait exprès.

– Une vraie brute ! se plaignit Angélique. Comment peut-on tolérer un si grossier personnage dans l'entourage du roi ?

– Il amuse le roi par son insolence, et d'ailleurs, pour Sa Majesté, il rentre ses griffes. Mais il est réputé à la cour. On a fait une petite chanson sur lui.

Elle fredonna :

Il n'est besoin de peau de buffle


Pour se conduire en vrai sauvage.


Ne cache point un sombre mufle.


Ni un habit, ni l'équipage.


Qui dit de Vardes, dit : le mufle.

– Taisez-vous, Henriette ! cria le frère du roi. Si Mme de Soissons vous. entend, elle va piquer une rage et se plaindra à Sa Majesté qu'on raille son favori.

– Bah ! Mme de Soissons n'a plus de crédit près de Sa Majesté. Maintenant que le roi prend femme...

– Où avez-vous appris, madame, qu'une femme, serait-elle l'infante, pouvait avoir plus d'influence sur son époux qu'une ancienne maîtresse ? demanda Lauzun.

– Oh ! Messieurs ! Oh ! Mesdames, pleurnicha Mme de Motteville, de grâce ! Est-ce le moment de tenir de pareils propos alors que déjà les grands d'Espagne s'avancent à notre rencontre ?

Noire, sèche, le visage sillonné de rides, elle mêlait curieusement sa toilette sombre et ses airs pudibonds à ce chargement de perruches et de beaux seigneurs caquetants. Peut-être la présence de la dame d'honneur d'Anne d'Autriche n'était-elle pas entièrement fortuite ? La reine mère l'avait chargée de surveiller les paroles de cette folle jeunesse accoutumée à se déchirer à belles dents et qui risquait de ne pas ménager suffisamment les susceptibilités espagnoles.

Angélique commençait à être lasse de ces gens frivoles, médisants, et dont les vices se voilaient à peine sous une courtoisie compliquée.

Elle entendit la brune comtesse de Soissons dire à une de ses amies :

– Ma chère, j'ai trouvé deux coureurs dont je suis très fière. On m'avait vanté en effet les Basques comme étant plus légers que le vent. Ils peuvent faire en courant plus de vingt lieues par jour. Ne trouvez-vous pas que ce genre d'être précédé de coureurs qui vous annoncent et de chiens qui aboient et écartent la population donne le plus bel air du monde ?

Ces paroles rappelèrent à Angélique que Joffrey, si partisan du faste, n'aimait cependant pas cet usage des coureurs précédant les carrosses. Au fait, où était-il, Joffrey ?

Depuis la veille, elle ne l'avait pas revu. Il était passé à l'hôtel changer de vêtement et se faire raser, mais elle était alors retenue chez la Grande Mademoiselle. Elle-même avait dû s'habiller trois ou quatre fois dans la hâte et l'énervement. Elle avait à peine dormi quelques heures, mais les libations de bon vin qui avaient lieu à tout propos la tenaient éveillée. Elle renonçait à s'inquiéter de Florimond ; dans trois ou quatre jours il serait temps de s'informer si les servantes lui avaient donné à manger au lieu de courir admirer les équipages et se faire lutiner par les pages et valets de la maison du roi. D'ailleurs Margot veillait. Son tempérament huguenot réprouvait les fêtes, et cette femme si attentive à tous les soins de coquetterie pour sa maîtresse, tenait sévèrement les domestiques qu'elle avait sous ses ordres. Angélique aperçut enfin Joffrey dans la foule qui se pressait à l'intérieur de la maison située au centre de l'île.

Elle se glissa jusqu'à lui et le toucha de son éventail. Il abaissa vers elle un regard distrait.

– Ah ! vous voici.

– Vous me manquez terriblement, Joffrey. Mais vous semblez peu satisfait de me revoir. Sacrifiez-vous aussi au préjugé qui tourne en ridicule des époux qui s'aiment ? Vous avez honte de moi, je crois ?

Il retrouva son franc sourire et lui prit la taille.

– Non, mon amour. Mais je vous voyais en si princière et agréable compagnie...

– Oh ! agréable, fit Angélique en passant un doigt sur sa main écorchée. Je risque d'en sortir fort éclopée. Qu'avez-vous fait depuis hier ?

– J'ai rencontré des amis, causé de-ci, de-là. Avez-vous vu le roi d'Espagne ?

– Non, pas encore.

– Allons dans cette salle. On prépare le couvert.

Selon l'étiquette espagnole, le roi d'Espagne doit manger seul, en suivant un cérémonial très compliqué. La salle était tendue de tapisseries de haute lice qui racontaient en tonalités sourdes, mordorées, touchées de rouge et de gris-bleu, l'histoire du royaume d'Espagne. Il y avait un monde fou. On s'écrasait.

Les deux cours rivalisaient de luxe et de magnificence. Les Espagnols l'emportaient en or et pierreries sur les Français, mais ceux-ci triomphaient par la forme et l'élégance de leurs habits. Les jeunes gens de la suite de Louis XIV arboraient ce jour-là des manteaux de moire gris couverts de dentelles d'or rattachées par des points couleur de feu ; la doublure était de toile d'or. Le pourpoint de brocart d'or. Les chapeaux, garnis de plumes blanches, étaient relevés sur le côté par une pointe de diamants.

On se montrait en riant les longues moustaches démodées des grands d'Espagne et leurs vêtements chargés de broderies massives et vieillottes.

– Avez-vous vu ces chapeaux plats avec leurs petites plumes maigres ? chuchota Péguilin en pouffant.

– Et les dames ? Une série de vieux échalas dont les os pointent sous les mantilles.

– Dans ce pays, les belles épouses restent au logis derrière des grilles.

– Il paraît que l'infante porte encore le vertugadin et des cerceaux de fer si larges qu'elle doit se mettre de côté pour franchir les portes.

– Son corset la serre au point qu'elle semble n'avoir pas de poitrine, alors qu'on dit qu'elle l'a fort belle, renchérit Mme de Motteville en faisant bouffer quelques dentelles autour de son maigre torse.

Joffrey de Peyrac fit tomber sur elle son regard le plus caustique.

– Il faut vraiment, dit-il, que les tailleurs de Madrid soient bien peu expérimentés pour nuire à ce qui est beau, alors que ceux de Paris sont si habiles à faire valoir ce qui ne l'est pas.

Angélique le pinça sous sa manche de velours. Il rit, lui baisa la main d'un air complice. Elle se fit la réflexion qu'il cachait un souci, puis, distraite, n'y pensa plus. Le silence tombait soudain. Le roi d'Espagne venait d'entrer. Angélique, qui n'était pas très grande, réussit à grimper sur un escabeau.

– On dirait une momie, souffla encore Péguilin.

Le teint de Philippe IV était en effet couleur de parchemin. Un sang épuisé, trop fluide, mettait un fard rosé à ses joues. Il vint d'un pas d'automate à sa table. Ses grands yeux mornes ne cillaient point. Son menton accusé de prognathe supportait une lèvre rouge qui, avec sa chevelure rare d'un blond cuivré, accentuait son aspect maladif.

Cependant, pénétré de sa grandeur presque divine de souverain, il ne faisait aucun geste qui ne répondît à l'obligation exacte de l'étiquette. Paralysé par les liens de sa puissance, solitaire à sa petite table, il mangeait comme on officie. Un remous de la foule qui ne cessait de grossir entraîna soudain les premiers rangs en avant. La table du roi fut presque renversée.

L'atmosphère devint irrespirable. Philippe IV en fut incommodé. On le vit un instant porter la main à sa gorge, chercher de l'air en écartant sa fraise de dentelle. Mais, presque aussitôt, il reprit sa pose hiératique en acteur consciencieux jusqu'au martyre.

– Qui dirait que ce spectre engendre avec la facilité d'un coq ? reprit l'incorrigible Péguilin de Lauzun lorsque le repas fut terminé et qu'on se retrouva dehors. Ses enfants naturels vagissent dans les couloirs de son palais, et sa seconde femme ne cesse de mettre au monde des petits enfants gringalets qui passent rapidement de leur berceau au pourrissoir de l'Escortai.

– Le dernier est mort pendant l'ambassade de mon père à Madrid, lorsqu'il est allé demander la main de l'infante, dit Louvigny, le second fils du duc de Gramont. Un autre est né depuis et n'a qu'un souffle de vie.

Le marquis d'Humières s'écria, enthousiaste :

– Il mourra, et qui donc alors sera l'héritière du trône de Charles Quint ? L'infante notre reine.

– Vous voyez trop grand et trop loin, marquis, protesta le duc de Bouillon, pessimiste.

– Qui vous dit que cet avenir n'a pas été prévu par S. E. le cardinal, et même par Sa Majesté ?

– Sans doute, sans doute, mais de trop grandes ambitions ne valent rien pour la paix.

Son long nez pointé vers le vent du large comme s'il y flairait quelques relents suspects, le duc de Bouillon grommela :

– La paix ! La paix ! Il ne lui faudra pas dix ans pour chanceler !

Il ne lui fallut pas deux heures. Soudain, tout fut perdu et l'on murmura que le mariage ne se ferait pas.

Don Luis de Haro et le cardinal Mazarin avaient trop attendu pour régler les derniers détails de la paix et préciser les points névralgiques de villages, de routes, de frontières que l'un et l'autre espéraient faire passer dans l'enthousiasme des fêtes. Personne ne voulait reculer. La guerre continuait. Il y eut une demi-journée de battement angoissé. On fit intervenir le dieu d'amour entre les deux fiancés qui ne s'étaient jamais vus, et Ondedeï put transmettre un message à l'infante où il lui mandait l'impatience du roi de la connaître. Une fille est toute-puissante sur le cœur de son père. Si docile qu'elle fût, l'infante n'avait aucune envie de retourner à Madrid, après avoir été si proche du Soleil... Elle fit comprendre à Philippe IV qu'elle voulait son mari, et l'ordre des cérémonies, un instant troublé, reprit son cours.

Le mariage par procuration eut lieu sur la rive espagnole, à San Sébastien. La Grande Mademoiselle y entraîna Angélique. La fille de Gaston d'Orléans, en deuil de son père, ne devait pas y assister. Mais elle décida de paraître « incognito » c'est-à-dire qu'elle se noua un foulard de satin autour des cheveux et ne mit pas de poudre. La procession à travers les rues de la ville parut aux Français une étrange bacchanale. Cent danseurs habillés de blanc avec des sonnettes aux jambes s'avançaient en jonglant avec des épées, puis cinquante garçons masqués qui faisaient résonner leurs tambours de basque. Suivaient trois géants d'osier habillés en rois maures atteignant le premier étage des maisons, un saint Christophe géant, un dragon effrayant plus gros que six baleines et enfin, sous un dais, le Saint-Sacrement dans un ostensoir d'or gigantesque et devant lequel la foule s'agenouillait.

Ces pantomimes baroques, ces extravagances mystiques laissaient les étrangers pantois.

Dans l'église, derrière le tabernacle, un escalier s'élevait jusqu'à la voûte, chargé d'un million de cierges.

Angélique regarda, éblouie, ce buisson ardent. L'odeur épaisse de l'encens ajoutait à l'atmosphère insolite, mauresque, de la cathédrale. Dans la nuit des voûtes et des bas-côtés, on voyait luire les torsades dorées de trois balconnades superposées où s'entassaient d'un côté les hommes, de l'autre les dames.

L'attente fut longue. Les prêtres inoccupés causaient avec les Françaises, et Mme de Motteville s'horrifia une fois de plus des propos qu'on lui tint, grâce à une ombre propice.

« Perdone. Dejeme pasar »1 dit soudain une rauque voix espagnole près d'Angélique.

Elle regarda autour d'elle et baissant les yeux aperçut une bizarre créature. C'était une naine aussi large que haute, avec un visage d'une laideur puissante. Sa main potelée s'appuyait à l'encolure d'un grand lévrier noir. Un nain la suivait, lui aussi en habit chamarré et large fraise, mais son expression était futée et en le regardant on avait envie de rire.

La foule s'écarta pour laisser passer les petites créatures et l'animal.

– C'est la naine de l'infante et son fou Tomasini, dit quelqu'un. Il paraît qu'elle les emmène en France.

– Qu'a-t-elle besoin de ces nabots ? En France, elle aura bien d'autres sujets de rire.

– Elle dit que la naine seule peut lui préparer son chocolat à la cannelle. Au-dessus d'elle, Angélique vit s'élever une silhouette pâle et imposante. Mgr de Fontenac, en satin mauve et camail d'hermine, gagnait l'un des balcons de bois doré. Il se pencha par-dessus la rampe. Ses yeux brillaient d'un feu destructeur. Il parlait à quelqu'un qu'Angélique ne voyait pas.

Soudain alarmée, elle se fraya un passage dans sa direction. Joffrey de Peyrac, au pied de l'escalier, levait son visage ironique vers l'archevêque.

– Souvenez-vous de l'« or de Toulouse », disait ce dernier à mi-voix. Lorsque Servilius Cépion eut dépouillé les temples de Toulouse, il fut vaincu en punition de son impiété. Voilà pourquoi l'expression proverbiale « l'or de Toulouse » fait allusion aux malheurs qu'apportent les richesses mal acquises.

Le comte de Peyrac continuait de sourire.

– Je vous aime, murmura-t-il, je vous admire. Vous avez la candeur et la cruauté des purs. Je vois briller dans vos yeux les flammes de l'Inquisition. Ainsi, vous ne m'épargnerez pas ?

– Adieu, monsieur, dit l'archevêque les lèvres pincées.

– Adieu, Foulques de Neuilly.

Les cierges jetaient des lueurs sur le visage de Joffrey de Peyrac. Il regardait au loin.

– Que se passe-t-il encore ? chuchota Angélique.

– Rien, ma belle. Notre éternelle querelle...

Le roi d'Espagne, pâle comme un mort, remontait la nef, sans apparat, tenant par la main gauche l'infante.

Elle avait une blancheur de peau conservée par la pénombre des austères palais madrilènes, l'air soumis et paisible. Elle parut plus flamande qu'espagnole. On trouva horrible son habit de laine blanche à peine brodé. Le roi mena sa fille à l'autel, où elle s'agenouilla. Don Luis de Haro, qui épousait au nom du roi de France – on se demande pourquoi – était à son côté, mais assez loin.

Lorsque l'instant des serments fut venu, l'infante et don Luis tendirent le bras l'un vers l'autre, sans se toucher. Du même mouvement, l'infante mit sa main dans celle de son père et le baisa. Des larmes coulèrent sur les joues d'ivoire du souverain. La Grande Mademoiselle se moucha bruyamment.

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