Chapitre 9

Masseneau continua son interrogatoire en disant qu'outre la transmutation de l'or, qui n'était pas niée par l'accusé lui-même, mais qu'il prétendait être un phénomène naturel et nullement diabolique, de nombreux témoignages pourtant attestaient qu'il avait le pouvoir certain de fasciner les gens, plus particulièrement les toutes jeunes femmes. Et qu'aux réunions impies et dissolues qu'il organisait, il y avait généralement une grande majorité de femmes, « signe certain d'intervention satanique, car, dans les sabbats, le nombre de femmes dépasse toujours celui des hommes ».

Et, comme Peyrac restait muet et perdu dans un rêve lointain, Masseneau s'impatienta.

– Que pouvez-vous répondre à cette question précise suggérée par l'étude des causes de l'official de l'Église et qui semble vous embarrasser beaucoup ?

Joffrey sursauta, comme s'il s'éveillait.

– Puisque vous insistez, monsieur le président, je répondrai deux choses. La première, c'est que je ne suis pas certain de votre connaissance si approfondie de l'official de Rome, dont les détails ne peuvent être communiqués en dehors des tribunaux ecclésiastiques ; la deuxième, c'est que votre connaissance de ces faits singuliers ne peut vous être venue que d'expériences personnelles, c'est-à-dire qu'il vous a fallu, pour le moins, assister à l'un de ces sabbats de Satan que j'avoue pour ma part n'avoir encore jamais rencontré dans ma vie pourtant riche en aventures.

Le président bondit sous ce qu'il considérait comme une insulte. Il resta sans souffle pendant un long moment, puis proféra avec un calme menaçant :

– Accusé, je pourrais profiter de cette circonstance pour cesser de vous écouter, et vous juger « en muet », et même vous priver de tout moyen de tierce défense. Mais je ne désire pas qu'aux yeux de certains malveillants vous passiez pour le martyr de je ne sais quelle sombre cause. C'est pour cela que je laisserai d'autres jurés poursuivre cet interrogatoire, en espérant que vous ne les découragerez pas de vous entendre. À vous, monsieur le conseiller des protestants !

Un homme grand, au visage sévère, se dressa.

Le président du jury le gourmanda.

– Vous êtes juge aujourd'hui, monsieur Delmas. Vous devez à la majesté de la justice d'écouter l'accusé assis.

Delmas se rassit.

– Avant d'entreprendre l'interrogatoire, dit-il, je veux adresser au tribunal une requête où je me défends de mettre la moindre indulgence partiale envers l'accusé, mais seulement un souci d'humanité. Nul n'ignore que l'accusé est infirme depuis l'enfance, à la suite des guerres fratricides qui ont si longtemps désolé notre pays, et particulièrement les régions du Sud-Ouest, dont il est originaire. La séance risquant de se prolonger, je demande au tribunal d'autoriser l'accusé à s'asseoir, car il risque de défaillir.

– La chose est impossible ! trancha le désagréable Bourié. L'accusé doit assister à la séance à genoux sous le crucifix, la tradition est formelle. C'est déjà bien que l'on accepte qu'il se tienne debout.

– Je réitère ma demande, insista le conseiller des protestants.

– Naturellement, glapit Bourié, nul n'ignore que vous considérez le condamné comme un quasi-coreligionnaire parce qu'il a sucé le lait d'une nourrice huguenote, et qu'il prétend avoir été molesté dans son enfance par des catholiques, ce qu'il faudrait encore prouver.

– Je répète que c'est une question d'humanité et de sagesse. Les crimes dont on accuse cet homme me font aussi horreur qu'à vous-même, monsieur Bourié, mais s'il tombe en défaillance nous n'en finirons jamais avec ce procès.

– Je ne m'évanouirai pas et je vous remercie, monsieur Delmas. Continuons, je vous prie, coupa l'accusé d'un ton si autoritaire qu'après un peu de flottement le tribunal obtempéra.

– Monsieur de Peyrac, reprit Delmas, je crois en votre serment de dire la vérité, et aussi lorsque vous affirmez n'avoir pas eu de contacts avec l'esprit malin. Cependant, trop de points restent obscurs pour que votre bonne foi éclate aux yeux de la justice. C'est pourquoi je vous demande de répondre aux questions que je vais vous poser sans y voir de ma part autre chose que le désir de dissiper les doutes affreux qui planent sur vos actes. Vous prétendez avoir extrait de l'or des roches qui, selon les gens qualifiés, n'en contiennent pas. Admettons. Mais pourquoi vous êtes-vous livré à ce travail curieux, pénible, et auquel votre titre de gentilhomme ne vous destinait pas ?

– Tout d'abord, j'avais le désir de m'enrichir en travaillant et en faisant fructifier les dons intellectuels que j'avais reçus. D'autres demandent des pensions ou vivent aux dépens du voisin, ou encore restent gueux. Aucune de ces trois solutions ne me convenant, j'ai cherché à tirer de moi-même et de mes quelques terres le maximum de bénéfices. En quoi je ne pense pas avoir failli aux enseignements de Dieu lui-même, car il a dit : « Tu n'enterreras pas ton talent. » Cela signifie, je crois, que si l'on possède un don ou un talent, nous n'avons pas la faculté ou non de l'employer, mais l'obligation divine de le faire fructifier.

Le visage du magistrat se figea.

– Ce n'est pas à vous, monsieur, de nous parler des obligations divines. Passons... Pourquoi vous êtes-vous entouré soit de libertins, soit de gens bizarres, venus de l'étranger, et qui, sans être convaincus d'espionnage contre notre pays, ne sont pas précisément des amis de la France ni même de Rome, d'après ce qu'on m'a dit ?

– Ces gens bizarres pour vous représentent en fait surtout des savants étrangers, suisses, italiens ou allemands, aux travaux desquels je comparais les miens. Discuter de la gravitation terrestre et universelle est un passe-temps inoffensif. Quant au libertinage qu'on me reproche, il ne s'est guère passé plus de scandales dans mon palais qu'au temps où l'amour courtois, d'après les érudits eux-mêmes, « civilisait la société », et certainement moins qu'il ne s'en passe de nos jours et chaque soir, à la cour et dans toutes les tavernes de la capitale.

Devant cette déclaration audacieuse, le tribunal se renfrogna. Mais Joffrey de Peyrac, levant la main, s'écria :

– Messieurs les magistrats et gens de robe qui composez en partie cette assemblée, je n'ignore pas que vous représentez, par la pureté de vos mœurs et la sagesse de votre vie, un des éléments les plus saints de la société. Ne boudez pas une déclaration qui vise un autre ordre que le vôtre, et des paroles que vous avez souvent murmurées en votre cœur.

Cette habileté sincère déconcerta les juges et les clercs, secrètement flattés de voir rendre un hommage public à leur honorable et peu distrayante existence. Delmas toussota et fit mine de feuilleter le dossier.

– On dit que vous connaissez huit langues.

– Pic de la Mirandole, au siècle dernier, en connaissait dix-huit, et personne n'a alors insinué que Satan lui-même s'était donné le mal de les lui apprendre.

– Mais enfin, il est reconnu que vous ensorceliez les femmes. Je ne voudrais pas humilier inutilement un être accablé de malheur et de disgrâces, mais il est difficile, en vous regardant, d'admettre que votre physique seul attirait les femmes, au point qu'elles se tuaient et se mettaient en transe à votre simple vue.

– Il ne faut rien exagérer, dit modestement le comte en souriant. Ne se sont laissé ensorceler, comme vous dites, que celles qui l'ont bien voulu ; quant à quelques filles exaltées, nous en connaissons tous. Le couvent, ou plutôt l'hôpital, sont les seuls lieux qui leur conviennent, et l'on ne doit pas juger les femmes sur l'exemple de quelques folles.

Delmas afficha un air plus solennel encore.

– Il est de notoriété publique, et de nombreux rapports l'attestent, qu'à vos « cours d'amour » de Toulouse, institution impie déjà quant à son principe, car Dieu a dit : « Tu aimeras pour procréer », vous glorifiiez publiquement l'acte charnel.

– Le Seigneur n'a jamais dit non plus : « Tu procréeras comme un chien ou comme une chienne », et je ne vois pas en quoi enseigner la science de l'amour soit diabolique.

– Ce sont vos sortilèges qui le sont !

– Si j'étais si fort que cela en sortilèges, je ne serais pas ici.

Le juge Bourié se dressa et fulmina :

– Dans vos cours d'amour, vous prêchiez l'irrespect des lois de l'Église ; vous disiez que l'institution du mariage nuit aux sentiments d'amour, et que le mérite ne consiste pas à être dévot.

– J'ai pu dire en effet que le mérite ne consiste pas simplement à se montrer dévot, si l'on est en revanche avare et sans cœur, mais que le vrai mérite qui plaît aux femmes, c'est d'être joyeux, rimeur, amant habile et généreux. Et, si j'ai dit également que le mariage nuit aux sentiments d'amour, ce n'est pas en tant qu'institution bénie par Dieu, mais parce que notre temps en a fait un véritable trafic d'intérêts, un honteux marché où les parents discutent terres et dot, et où l'on unit parfois de force et par la menace des jeunes gens qui ne se sont jamais vus. C'est par ces procédés que l'on ruine le principe sacré du mariage, car des époux liés par de telles chaînes ne peuvent chercher qu'à s'en libérer par le péché.

– Voilà que vous avez encore l'insolence de nous prêcher ! protesta Delmas, désarçonné.

– Hélas ! nous autres Gascons nous sommes tous tant soit peu taquins et portés à la critique, reconnut le comte. Cet esprit m'a amené à me mettre en guerre contre les absurdités de mon siècle. J'ai imité en cela un célèbre hidalgo : Don Quichotte de la Manche, qui se battait contre des moulins à vent, et je crains bien de m'être montré aussi sot que lui.

*****

Une heure encore passa, au cours de laquelle divers juges posèrent à l'accusé une série de questions fort saugrenues. On lui demanda le procédé dont il se servait pour rendre des fleurs « ensorcelantes » de sorte que le seul envoi d'un bouquet jetait en transe la personne qui le recevait ; la formule des aphrodisiaques qu'il versait à ses hôtes des cours d'amour et qui jetaient ceux-ci dans un « délire lubrique » ; enfin, avec combien de femmes à la fois il pouvait faire l'amour.

Le compte de Peyrac répondait à de telles élucubrations soit avec dédain, soit avec un sourire ironique.

Visiblement, personne ne le crut quand il affirma qu'en amour il ne rencontrait qu'une seule femme à la fois.

Bourié, auquel les autres juges laissaient le soin d'un débat aussi délicat, fit remarquer en ricanant :

– Votre capacité amoureuse est si réputée que nous ne nous étonnons pas d'avoir appris que vous pratiquiez tant de honteux divertissements.

– Si votre expérience était aussi grande que ma capacité amoureuse, répondit le comte de Peyrac avec un sourire mordant, vous sauriez que la recherche de tels divertissements est plutôt le fait d'une impuissance qui cherche l'excitation nécessaire dans des plaisirs anormaux. Pour moi, je vous confesse, messieurs, qu'une seule femme rencontrée dans la solitude d'une nuit discrète suffit à combler mes désirs. J'ajouterai même ceci, fit-il d'un ton plus grave. Je défie les mauvaises langues de Toulouse et du Languedoc de prouver que, depuis mon mariage, j'ai été considéré comme l'amant d'une autre femme que de la mienne.

– L'enquête reconnaît en effet ce détail, approuva le juge Delmas.

– Oh ! très petit détail, dit Joffrey en riant.

Le tribunal s'agitait avec gêne. Masseneau fit signe à Bourié de passer outre, mais celui-ci, qui ne pardonnait pas le rejet systématique des pièces qu'il avait si soigneusement falsifiées, ne se tenait pas pour battu.

– Vous n'avez pas répondu à l'accusation qui a été formulée contre vous d'avoir versé, dans les boissons de vos invités, des produits excitants qui les entraînaient à commettre d'atroces péchés contre le sixième commandement.

– Je sais qu'il existe des produits destinés à cet effet tels que la cantharide par exemple. Mais je n'ai jamais été partisan de forcer, par une tension artificielle, ce que seuls doivent soutenir les battements d'une vie généreuse et les naturelles inspirations du désir.

– On nous a rapporté cependant que vous preniez grand soin de ce que vous donniez à manger et à boire à vos invités.

– N'était-ce pas normal ? Tout homme soucieux de plaire à ceux qu'il traite n'en ferait-il pas autant ?

– Vous prétendiez que ce qu'on mangeait et buvait avait une grande importance pour séduire celle ou celui qu'on souhaitait conquérir. Vous enseigniez des charmes...

– Nullement. J'enseignais qu'il faut jouir des dons que la terre nous accorde, mais qu'en toutes choses, pour arriver aux fins que l'on souhaite, il faut apprendre les règles qui y conduisent.

– Précisez-nous quelques-uns de vos enseignements.

Joffrey regarda autour de lui, et Angélique vit l'éclair de son sourire.

– Je constate que de telles questions vous passionnent, messieurs les juges, au même titre que des adolescents moins âgés. Qu'on soit écolier ou magistrat, ne rêve-t-on pas toujours de conquérir sa belle ? Hélas ! messieurs, je risque beaucoup de vous décevoir. Pas plus que pour l'or, je ne possède de formule magique. Mon enseignement est d'humaine sagesse. Ainsi lorsque, jeune clerc, monsieur le président, vous pénétriez dans cette grave enceinte, ne trouviez-vous pas normal de vous instruire de tout ce qui vous permettrait un jour d'atteindre le poste que vous occupez aujourd'hui ? Vous auriez trouvé fou de monter en chaire et de prendre la parole sans avoir longuement étudié votre plaidoirie. Durant de longues années, vous avez été attentif à déjouer les embûches qui pouvaient se dresser sur votre route. Pourquoi n'apporterions-nous pas le même soin aux choses de l'amour ? En toutes choses, l'ignorance est nuisible, pour ne pas dire coupable. Mon enseignement n'avait rien d'occulte. Et puisque M. Bourié me demande de préciser, je lui conseillerai par exemple, lorsqu'il rentre chez lui l'esprit joyeux et en de bonnes dispositions pour caresser sa femme, de ne pas s'arrêter à la taverne pour y boire coup sur coup plusieurs pots de bière blonde. Il risquerait de se retrouver un peu plus tard fort marri entre ses couettes, tandis que son épouse, déçue, serait tentée de répondre aux œillades galantes des gentils mousquetaires rencontrés le lendemain...

Quelques rires s'élevèrent et des jeunes applaudirent.

– Je reconnais, certes, continuait la voix sonore de Joffrey, que je suis dans un état bien dolent pour tenir de tels discours. Mais, puisqu'il me faut répondre à une accusation, je conclurai en répétant ceci : pour s'adonner aux travaux de Vénus, j'estime qu'il n'est pas de meilleur excitant qu'une belle fille dont la saine complexion incite à ne pas dédaigner l'amour charnel.

– Accusé, dit sévèrement Masseneau, je dois encore vous rappeler à la décence. Souvenez-vous que, dans cette salle, il y a de saintes femmes qui, sous l'habit de religieuse, ont consacré à Dieu leur virginité.

– Monsieur le président, je vous ferai remarquer que ce n'est pas moi qui ai amené... la conversation, si je puis m'exprimer ainsi, sur ce terrain glissant... et charmant.

Des rires encore s'élevèrent. Delmas fit remarquer que cette partie de l'interrogatoire aurait dû avoir lieu en latin, mais Fallot de Sancé, qui parlait pour la première fois, objecta, non sans bon sens, que tout le monde, dans cette salle composée de clercs, de prêtres et de religieux, comprenait le latin et que ce n'était pas la peine de se gêner pour les seules chastes oreilles des militaires, archers et hallebardiers. Plusieurs juges prirent ensuite la parole pour résumer brièvement certaines accusations.

Angélique eut l'impression que si l'ensemble du débat avait été confus, il se résumait cependant à cette seule accusation de sorcellerie, de sortilège diabolique sur les femmes, et sur le « pouvoir de rendre vrai » de l'or obtenu par des moyens alchimiques et sataniques.

Elle soupira d'aise : avec cette unique accusation de commerce avec Satan, son mari avait des chances de se tirer des griffes de la justice royale. L'avocat pouvait faire appel au témoignage de l'aiguille truquée pour démontrer le vice de procédure dans le faux exorcisme d'Église dont Joffrey avait été victime. Enfin, pour montrer en quoi consistait « l'augmentation de l'or », la démonstration du vieux Saxon Hauër convaincrait peut-être les juges.

Alors, Angélique laissa reposer un instant son regard et ferma les yeux.

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