Chapitre 16

Elle revint à elle dans la boutique du charcutier de la place de Grève.

« Oh ! que j'ai mal ! » pensa-t-elle en se redressant.

Était-elle devenue aveugle ? Pourquoi faisait-il si sombre ?

Une femme tenant un bougeoir se pencha sur elle.

– Vous voilà mieux, ma petite ! Je finissais par me dire que vous étiez peut-être morte. Un médecin est venu qui vous a fait une saignée. Mais, moi, si vous voulez mon avis, je pense plutôt que vous êtes en mal d'enfant.

– Oh ! non, dit Angélique en portant la main à son ventre. Je n'attends pas mon enfant avant trois semaines. Pourquoi fait-il si sombre ?

– Dame, il se fait tard. On vient de sonner l'angélus.

– Et le bûcher ?

– C'est fini, dit la charcutière en baissant la voix. Mais ça a été long. Quelle journée, mes amis ! Le corps n'a été entièrement consumé que vers 2 heures après-midi. Et, au moment de la dispersion des cendres, il y a eu une vraie bataille. Tout le monde en voulait. On a failli écharper le bourreau.

Elle ajouta après un moment de silence :

– Vous le connaissiez ce sorcier ?

– Non, fit Angélique avec effort, non ! Je ne sais pas ce qui m'a pris. C'est la première fois que je voyais cela.

– Oui, ça impressionne. Nous, les marchands de la place de Grève, nous voyons tellement de choses que nous n'en sommes plus émus. Même que quelque chose nous manque quand il n'y a pas de pendu au gibet.

Angélique aurait voulu remercier ces braves gens. Mais elle n'avait sur elle que de la menue monnaie. Elle dit qu'elle reviendrait et rembourserait la consultation du médecin.

*****

Dans le crépuscule bleu, le beffroi de l'Hôtel de Ville sonnait la fin du travail. Le froid, avec la tombée de la nuit, devenait vif.

Au bout de la place, le vent avivait une énorme fleur rouge de charbons ardents : c'étaient les derniers restes du bûcher.

Comme Angélique rodait aux alentours, une humble silhouette se détacha de l'ombre de l'échafaud. C'était l'aumônier. Il s'approcha. Elle recula avec horreur, car il portait dans les plis de sa soutane une odeur insupportable de bois brûlé et de chair grillée.

– Je savais que vous viendriez, ma sœur, dit-il. Je vous attendais. Je voulais vous avertir que votre mari est mort en chrétien. Il était prêt et sans révolte. Il regrettait la vie, mais ne craignait pas la mort. À plusieurs reprises, il m'a dit qu'il se réjouissait de se présenter en face du Maître de toutes choses. Je crois qu'il puisait une grande consolation dans la certitude qu'il avait d'apprendre enfin...

La voix de l'abbé marqua une hésitation et un certain étonnement.

– D'apprendre enfin si la terre tourne ou ne tourne pas.

– Oh ! s'exclama Angélique que la colère ranima subitement. Comme c'est bien lui !

Les hommes sont tous les mêmes. Cela lui était bien égal de me laisser sur cette même terre qui tourne, ou ne tourne pas, dans la misère et le désespoir !

– Non, ma sœur ! À plusieurs reprises il m'a répété :

« Vous lui direz que je l'aime. Elle a comblé ma vie. Hélas ! je n'aurai été qu'une étape de la sienne, mais j'ai confiance qu'elle saura tracer son chemin. »

« Il a dit également qu'il voulait qu'on donnât le nom de Cantor à l'enfant qui va naître, si c'est un garçon, et de Clémence si c'est une fille.

*****

Cantor de Marmont, troubadour du Languedoc, Clémence Isaure, muse des Jeux floraux de Toulouse...

Que tout cela était loin ! Que tout cela était irréel en face des heures sordides que vivait Angélique. Maintenant elle essayait de regagner le Temple, mais marchait avec peine. Pendant quelques instants, elle raviva sa rancœur envers Joffrey. Cette rancœur la soutenait. Naturellement cela lui avait été bien égal, à Joffrey, qu'elle se consumât dans la douleur et les larmes. Est-ce que les pensées d'une femme ont quelque valeur ?... Mais lui, de l'autre côté de la vie, il allait enfin trouver la réponse aux questions qui avaient hanté son esprit de savant !...

Brusquement, un flot de larmes inonda le visage d'Angélique, et elle dut s'appuyer contre un mur pour ne pas tomber.

– Oh ! Joffrey, mon amour, murmura-t-elle. Tu le sais enfin si la terre tourne ou ne tourne pas !... Sois heureux dans l'éternité !

La souffrance de son corps devenait lancinante et insupportable. Elle sentit, dans son être, une sorte de rupture. Alors elle comprit qu'elle allait accoucher. Elle était loin du Temple. Dans sa marche incertaine, elle s'était égarée. Elle se vit aux abords du pont Notre-Dame. Une charrette s'y engageait. Angélique héla le conducteur :

– Je suis malade. Pouvez-vous me conduire jusqu'à l'Hôtel-Dieu ?

– J'y vais moi-même, répondit l'homme. J'y vais chercher un chargement pour le cimetière. Je suis celui qui mène les morts. Montez donc, ma jolie.

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