Chapitre 5
L'affaire de la vente de Kouassi-Ba avait distrait Angélique des préoccupations immédiates concernant son mari. Maintenant que le sort de celui-ci ne dépendait plus de ses seuls efforts, elle se sentait envahie d'une sorte de fatalisme auquel son état n'était pas étranger. Sa grossesse pourtant se poursuivait normalement, quoi qu'elle eût pu craindre. L'enfant qu'elle portait était bien vivant.
*****
Gontran vint voir sa sœur. Il partait pour son tour de France. Il avait acheté un mulet, « pas si beau que ceux de chez nous », dit-il. Dans les villes, les confréries secrètes des Compagnons l'accueilleraient. Souffrait-il de cette rupture avec son monde ? Il ne semblait pas.
Angélique le regarda s'éloigner avec mélancolie.
Un matin, elle revenait avec Florimond d'une petite promenade du côté du gros donjon. Elle y avait rencontré les troupeaux de chèvres qu'un berger de Belleville amenait souvent au Temple. Il les mettait à paître dans le terrain vague près de la grosse tour, et les trayait au fur et à mesure de la demande des clients. Selon lui, le lait de chèvre était excellent pour les nourrices, et le lait d'ânesse « pour les tempéraments affaiblis par l'incontinence et la débauche ». Bien qu'elle ne fût certainement pas dans ce dernier cas, Angélique achetait souvent un petit pot de lait d'ânesse. Tenant par la main Florimond qui trottinait, elle arrivait devant la maison lorsqu'elle entendit des cris. Elle vit alors le fils de sa logeuse qui courait en essayant de protéger sa tête contre une grêle de cailloux que lui jetaient des gamins lancés à ses trousses.
– Cordeau ! Corde-au-cou ! va donc ! Tire la langue, Cordaucou !
Le garçon, sans chercher à faire face, s'engouffra dans la maison. Un peu plus tard, à l'heure du déjeuner, Angélique le retrouva dans la cuisine, avalant paisiblement sa portion de craspois.
Le fils de la mère Cordeau n'intéressait pas particulièrement Angélique. C'était un fort garçon de quinze ans, trapu et taciturne, dont le front bas ne trahissait pas une intelligence supérieure. Mais il se montrait obligeant pour sa mère et pour les locataires.
Apparemment, sa seule distraction, le dimanche, était de jouer avec Florimond, dont il faisait toutes les volontés.
– Que s'est-il passé tout à l'heure, mon pauvre Cordeau ? interrogea la jeune femme en s'asseyant devant la grossière écuelle où la logeuse s'apprêtait à verser les pois et le lard de baleine. Pourquoi n'as-tu pas corrigé avec tes gros poings ces malappris qui te jetaient des pierres ?
L'adolescent haussa les épaules, et sa mère expliqua :
– Vous savez, il a l'habitude, depuis le temps ! Même moi, des fois, je l'appelle Cordaucou sans faire attention. Et des pierres, depuis qu'il est tout petit, il en a toujours reçu. Il ne se frappe pas. L'important, c'est qu'il arrive à passer maître, hein ! Plus tard on le respectera. Ça, je suis tranquille.
Et la vieille eut un ricanement qui accentua son apparence de sorcière. Angélique se souvint de la répulsion que Mme Scarron témoignait tant au fils qu'à la mère, et elle les regarda avec étonnement.
– Alors, c'est donc vrai ? Vous n'êtes pas au courant ? reprit Mme Cordeau, en reposant sa poêle sur le feu de l'âtre. Eh bien, j'ai pas à m'en cacher, mais mon gars il travaille avec maître Aubin.
Et comme Angélique ne comprenait toujours pas, elle précisa :
– Maître Aubin, le bourreau, quoi !
La jeune femme sentit un frisson la saisir au creux de la nuque et lui parcourir l'échiné. En silence, elle commença de manger la grossière nourriture. On était en période de jeûne précédant les fêtes de Noël et chaque jour revenait ce sempiternel morceau de baleine cuit avec des pois, le plat de pénitence des pauvres.
– Oui, il est apprenti bourreau, continua la vieille en venant prendre place à table. Que voulez-vous, il faut de tout pour faire un monde ! Maître Aubin est le propre frère de mon défunt mari, et il n'a que des filles. Alors, quand mon mari est mort, maître Aubin m'a écrit dans le petit bourg où nous habitions, en me disant qu'il s'occuperait de mon fils pour lui apprendre le métier, et peut-être plus tard qu'il lui laisserait sa charge. Et, vous savez, être exécuteur des hautes et basses œuvres de Paris, c'est quelque chose ! Je voudrais bien vivre encore assez pour voir mon fils porter les chausses et le maillot rouges...
Elle posa un regard presque tendre sur la grosse tête ronde de son affreux rejeton, qui continuait à engouffrer sa pitance.
« Et dire que ce matin même il a peut-être passé la corde au cou d'un pendu, songeait Angélique, horrifiée. Les gamins du Carreau n'ont pas tort : on ne s'appelle pas comme ça quand on fait un pareil métier ! »
La veuve, qui prenait son silence pour une sympathie attentive, continuait de parler :
– Mon homme aussi était bourreau. Mais, dans les campagnes, c'est pas tout à fait la même chose, car les exécutions capitales se font au chef-lieu. Au fond, à part que des fois il donnait la question à un voleur, il était plutôt « rifleur », c'est-à-dire écorcheur de bêtes et enfouisseur de charognes...
Elle poursuivait, heureuse pour une fois de n'être pas interrompue par des protestations d'horreur.
Il ne fallait pas croire que l'office de bourreau fût simple. La variété des procédés employés pour arracher des aveux aux patients en avait fait un métier compliqué. L'enfant Cordaucou ne manquait pas de travail, allez ! Il devait apprendre à faire sauter une tête d'un coup d'épée ou d'un coup de hache, à manier le fer chaud, percer la langue, pendre, noyer, rouer, et savoir enfin appliquer la torture de l'écartèlement, de l'eau, des brodequins et de l'estrapade... Ce jour-là, Angélique laissa son assiette pleine et remonta assez rapidement chez elle.
Raymond savait-il le métier du fils de la mère Cordeau lorsqu'il avait envoyé sa sœur loger chez celle-ci ? Non, sans doute. Pourtant, Angélique n'envisageait pas un seul instant que son mari, quoique prisonnier, pût avoir affaire un jour au bourreau. Joffrey de Peyrac était un gentilhomme ! Il y avait certainement une loi ou un privilège qui interdisait que l'on torturât les nobles. Il faudrait qu'elle demandât à Desgrez... Le bourreau, c'était pour les pauvres gens, ceux qu'on expose au pilori de la place des Halles, ceux que l'on fouette nus au carrefour des rues, ou qu'on s'en va pendre en place de Grève, « gibier de potence » qui fournissait ses meilleures distractions au petit peuple. Ce n'était pas pour Joffrey de Peyrac, dernier descendant des comtes de Toulouse...
*****
Par la suite, Angélique fréquenta moins souvent la cuisine de Mme Cordeau. Elle se rapprochait de Françoise Scarron et, disposant d'un peu d'argent depuis la vente de Kouassi-Ba, elle achetait du bois pour faire un bon feu et invitait la jeune veuve dans sa chambre.
Mme Scarron espérait toujours que le roi un jour lirait ses placets. Chargée d'espoir, elle partait, certains matins froids, pour le Louvre, et en revenait ayant perdu son espoir, mais ayant fait bagage d'anecdotes de cour qui la distrayaient pour la journée.
Elle quitta le Temple une dizaine de jours, ayant trouvé une place de gouvernante chez une grande dame, puis revint, sans donner d'explications, reprendre sa vie cachée et grelottante à l'ombre de l'Enclos.
Elle recevait parfois quelques visites parmi les gens haut placés qui l'avaient fréquentée lorsque l'écrivain satirique Scarron régnait sur un petit cénacle de beaux esprits.
Un jour, à travers la cloison, Angélique reconnut la voix claironnante d'Athénaïs de Tonnay-Charente. Elle sut que la belle Poitevine poursuivait une carrière assez agitée dans le monde parisien, mais n'avait pas encore décroché un mari bellement titré et pensionné.
Une autre fois, ce fut une femme blonde et animée, fort belle encore malgré les approches de la quarantaine. Comme elle repartait, Angélique l'entendit qui disait :
– Que voulez-vous, ma chérie, il faut prendre le plaisir au jour la journée. Vous me faites peine à vivre dans votre chambre sans feu, dans vos petites robes usées. Une telle misère n'est pas permise quand on a de si beaux yeux.
Françoise murmura quelque chose qu'Angélique ne distingua pas.
– Je vous l'accorde, reprit la voix harmonieuse et gaie, mais il dépend de nous seules qu'une servitude, pas plus humiliante que de quêter des pensions, ne devienne esclavage. Ainsi le « payant », qui actuellement me permet de rouler carrosse, se résigne très facilement à deux petites visites par mois. « Pour cinq cents livres, lui ai-je dit, il m'est impossible de donner plus. » Il s'incline, car il sait bien que sans cela il n'aurait rien. Oh ! c'est un brave homme : sa seule qualité, c'est de s'y connaître admirablement en viandes, car son grand-père était boucher. Il me conseille lorsque je reçois. Je l'ai averti aussi qu'il aurait mauvais gré de se montrer jaloux, car je tiens à mes petits caprices. Vous voilà choquée, ma belle ? Je le vois à la façon de serrer vos jolies lèvres. Écoutez, il n'y a rien pourtant de si varié dans la nature que les joies de l'amour, quoiqu'elles soient toujours les mêmes.
*****
Lorsqu'elle revit son amie, Angélique ne put se retenir de lui demander qui était cette personne.
– Ne croyez pas que ce soit mon goût de recevoir des femmes de ce genre, répondit Françoise avec gêne. Mais vraiment il faut reconnaître que Ninon de Lenclos est la plus charmante et la plus spirituelle des amies. Elle m'a beaucoup aidée et fait de son mieux pour me trouver des protections. Cependant, je me demande si sa recommandation ne me nuit pas plus qu'elle ne me profite.
– J'aurais aimé l'approcher et lui parler, dit Angélique. Ninon de Lenclos..., répétat-elle rêveusement, car le nom de la célèbre courtisane ne lui était pas inconnu. Lorsque j'ai su que j'irais à Paris, j'ai songé : « Pourvu que je puisse me faire admettre dans le salon de Ninon de Lenclos ! »
– Qu'un ange m'emporte si je mens ! s'écria la jeune veuve dont le regard brilla d'enthousiasme. Il n'est pas d'endroit dans Paris où l'on puisse se trouver plus à l'aise. Le ton y est divin, la décence remarquable, et l'on ne s'y ennuie guère. Ce salon de Ninon de Lenclos, c'est vraiment l'un des pièges du diable, car personne ne pourrait croire qu'il est dirigé par une personne aux mœurs aussi condamnables. Vous savez ce qu'on dit d'elle : « Ninon de Lenclos a couché avec le règne de Louis XIII et s'apprête à en faire autant avec celui de Louis XIV. » Ce qui d'ailleurs ne m'étonnerait pas, car sa jeunesse semble éternelle.
*****
Ce jour-là, en pénétrant pour la seconde fois dans le petit parloir des jésuites, Angélique s'attendait à y trouver son frère qui l'avait fait prévenir, et l'avocat Desgrez qu'elle n'avait pas revu depuis longtemps.
Mais seul se trouvait là un petit homme d'un certain âge, vêtu de noir et portant une de ces « perruques de clerc » faites de crin et auxquelles était cousue une calotte de cuir noir.
Il se leva et salua gauchement, d'une manière surannée, puis se présenta comme greffier du tribunal, retenu présentement par Me Desgrez pour l'affaire du sieur Peyrac.
– Je ne m'en occupe que depuis trois jours, mais j'ai déjà vu longuement Me Desgrez et Me Fallot, qui m'ont instruit de cette affaire et m'ont chargé des écritures ordinaires et de l'introduction de votre procès.
Angélique poussa un soupir de soulagement.
– Enfin, ça y est ! s'exclama-t-elle.
Le petit bonhomme regarda d'un air scandalisé cette cliente qui n'entendait visiblement rien à la chicane.
– Si Me Desgrez m'a fait l'insigne honneur de me demander de l'assister, c'est qu'il s'est rendu compte, ce jeune homme, que, malgré tous les hauts parchemins que sa grande intelligence lui a fait décerner, il lui fallait un homme connaissant vraiment le métier de la procédure. Cet homme de métier, madame, c'est moi.
Angélique le vit fermer les yeux, avaler sa salive et se mettre ensuite à surveiller les poussières qui dansaient dans un rai de lumière. Elle fut un peu décontenancée.
– Mais vous m'aviez laissé entendre que le procès était introduit ?
– Tout doux, ma belle madame. J'ai dit seulement que je travaillais à l'introduction dudit procès et que...
Il fut interrompu par l'entrée de l'avocat et du jésuite.
– Qu'est-ce donc cet oiseau que vous nous avez amené ? glissa Angélique à Desgrez.
– Ne craignez rien, il n'est pas dangereux. C'est un petit insecte qui vit de paperasses, mais un petit dieu dans son genre.
– Il parle de faire pourrir mon mari en prison pendant vingt ans !
– Monsieur Clopot, votre langue est trop longue et vous avez excédé madame, dit l'avocat.
Le petit homme se fit encore plus petit, et alla se blottir dans un coin où il prit quelque ressemblance avec une blatte.
Angélique faillit éclater de rire.
– Vous le traitez bien durement, votre petit dieu de la paperasse.
– C'est toute la supériorité que j'ai sur lui. En fait, il est cent fois plus riche que moi. Maintenant asseyons-nous et examinons la situation.
– Le procès est décidé ?
– Oui.
La jeune femme regarda les visages de son frère et de son avocat, qui marquaient quelque réticence.
– La présence de M. Clopot a dû déjà t'en avertir, dit enfin Raymond, mais il nous a été impossible d'obtenir la comparution de ton mari devant un tribunal ecclésiastique.
– Pourtant... puisqu'il s'agit d'une accusation de sorcellerie ?
– Nous avons fait valoir tous les arguments et fait jouer toutes les influences, tu peux m'en croire. Mais le roi a, je crois, le désir de se montrer plus catholique que le pape. En réalité, plus M. Mazarin s'incline vers la tombe, et plus le jeune monarque prétend prendre en main toutes les affaires du royaume, y compris les affaires religieuses. N'est-ce pas assez déjà que la nomination des évêques dépende de son choix, et non d'une autorité religieuse ? Enfin nous n'avons pu rien obtenir d'autre que le déclenchement d'un procès civil.
– Cette décision est préférable à l'oubli, n'est-ce pas ? dit Angélique, quêtant un encouragement dans les yeux de Desgrez.
Mais celui-ci restait de marbre.
– Il est toujours préférable d'être fixé sur son sort, plutôt que de douter pendant de longues années, dit-il.
– Ne nous appesantissons pas sur cet échec, reprit Raymond. Maintenant, il s'agit de savoir comment influer sur la direction de ce procès. Le roi va nommer lui-même les juges-jurés. Notre rôle sera de lui faire comprendre qu'il se doit d'agir avec souci d'impartialité et de justice. Rôle délicat que d'éclairer la conscience d'un roi !...
Cette parole rappela à Angélique une expression lointaine prononcée par le marquis du Plessis-Bellière à propos de M. Vincent de Paul. Il disait de lui : « C'est la conscience du royaume. »
– Oh ! s'exclama-t-elle, pourquoi n'y avoir pas songé plus tôt ? Si M. Vincent pouvait parler de Joffrey à la reine ou au roi, je suis sûre qu'il les ébranlerait.
– Hélas ! Monsieur Vincent est mort le mois dernier dans sa maison de Saint-Lazare.
– Mon Dieu ! soupira Angélique dont les yeux se remplirent de larmes dues à la déception. Oh ! pourquoi n'avoir pas songé à lui quand il était encore en vie ! Il aurait su leur parler. Il aurait obtenu la juridiction religieuse...
– Crois-tu donc que nous n'avons pas essayé tous les moyens possibles pour emporter cette décision ? demanda un peu aigrement le jésuite.
Les yeux d'Angélique brillaient.
– Si, murmura-t-elle. Mais Monsieur Vincent était un saint. Il y eut un silence, puis le père de Sancé soupira.
– Tu as raison. Il n'y a en effet qu'un saint qui pourrait faire plier l'orgueil du roi. Même ses courtisans les plus intimes connaissent mal encore l'âme réelle de ce jeune homme qui, sous une apparente réserve, est dévoré d'un terrible désir de puissance. Je ne doute pas qu'il soit un grand roi, mais...
Il s'interrompit, jugeant peut-être qu'il y avait danger à émettre de pareils commentaires.
– Nous avons su, reprit-il, que certains savants qui résident à Rome et dont deux font partie de notre congrégation, s'inquiétaient de l'arrestation du comte Joffrey de Peyrac et protestaient – sous le manteau évidemment, puisque la chose était jusqu'à ce jour secrète. Il serait possible de réunir leurs témoignages et de demander au pape une intervention par lettre au roi. Cette voix auguste, le mettant en face de ses responsabilités et l'adjurant de bien examiner le cas d'un accusé que les plus grands esprits s'accordent à juger innocent du délit de sorcellerie, pourrait l'ébranler.
– Crois-tu qu'on puisse obtenir une telle lettre ? fit Angélique désabusée. L'Église n'aime pas les savants.
– Il me semble que ce n'est pas à une femme de ta conduite de juger les fautes ou les erreurs de l'Église, répondit doucement Raymond.
Angélique ne se méprit pas sur la douceur de ce ton. Elle demeura silencieuse.
– J'ai l'impression qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas entre Raymond et moi aujourd'hui, dit-elle lorsqu'un peu plus tard elle raccompagna l'avocat jusqu'à la poterne. Pourquoi parle-t-il de ma conduite sur ce ton acerbe ? Il me semble que je mène une vie au moins aussi exemplaire que la bourelle chez qui je loge.
Desgrez sourit.
– Je suppose que votre frère a dû déjà recueillir quelques-uns des papiers qui circulent depuis ce matin dans Paris. Claude Le Petit, ce fameux poète du Pont-Neuf qui depuis bientôt six ans trouble la digestion des grands, a eu vent du procès de votre mari et en a profité pour tremper sa plume dans le vitriol.
– Qu'a-t-il pu raconter ? Avez-vous vu ses pamphlets ?
L'avocat fit signe à M. Clopot qui suivait derrière de se rapprocher et de lui donner le sac qu'il tenait. Il en tira une liasse de papiers grossièrement imprimés. Il s'agissait de petites chansons en vers. Le journaliste, avec une verve qui semblait couler de source, mais recherchait manifestement l'injure la plus basse et les termes les plus vulgaires, présentait Joffrey de Peyrac comme « le grand Boiteux, le Chevelu, le Grand Cocu du Languedoc »...
Il avait beau jeu d'ironiser sur l'aspect physique de l'accusé. Il terminait l'un de ces libelles par ce couplet :
Et la belle madame de Peyrac,
Priant que la Bastille ne s'ouvre
Et qu'il demeure en son cul-de-sac,
S'en va faire la p... au Louvre.
Angélique crut qu'elle allait rougir, mais au contraire devint toute pâle.
– Oh ! maudit poète crotté ! s'écria-t-elle en jetant les feuillets dans la boue. C'est bien vrai que la crotte est encore trop propre pour lui !
– Chut ! Madame, il ne faut pas jurer, protesta Desgrez en affectant un air scandalisé tandis que le clerc se signait. Monsieur Clopot, veuillez ramasser ces ordures et les remettre dans le sac.
– Je voudrais bien savoir pourquoi l'on ne jette pas ces maudits gazetiers en prison au lieu d'y mettre les honnêtes gens, continua Angélique, qui tremblait de colère. Et j'ai entendu dire qu'on enfermait les gazetiers à la Bastille, comme s'ils étaient dignes de considération. Pourquoi pas au Châtelet, comme des vrais bandits qu'ils sont ?
– Il n'est pas facile de mettre la main sur un gazetier. C'est la race la plus fuyante qui soit. Ils sont partout et nulle part. Claude Le Petit a failli être pendu dix fois, et pourtant il reparaît toujours et lance ses flèches au moment où l'on s'y attend le moins. C'est l'œil de Paris. Il voit tout, il sait tout et personne ne le rencontre jamais. Je ne l'ai jamais vu moi-même, mais je suppose que ses oreilles doivent être plus larges que des plats à barbe, car tous les potins de la capitale y trouvent asile. On devrait le payer comme espion au lieu de le poursuivre.
– On devrait le pendre une bonne fois, c'est tout !
– Il est vrai que notre chère et peu efficace police classe les journalistes-gazetiers parmi les malintentionnés. Mais elle n'attrapera jamais le Petit Poète du Pont-Neuf, si nous ne nous en mêlons pas, mon chien et moi.
– Faites cela, je vous en prie ! s'écria Angélique en saisissant à deux mains Desgrez par son rabat de grosse toile. Que Sorbonne me le ramène dans sa gueule, mort ou vif.
– J'irai plutôt l'offrir à M. Mazarin, car, croyez-moi, avant vous c'est bien là son pire ennemi.
– Comment a-t-on pu tolérer si longtemps qu'un menteur puisse s'étaler ainsi impunément ?
– Hélas ! la force redoutable de Claude Le Petit, c'est qu'il ne ment jamais et se trompe rarement.
Angélique ouvrit la bouche pour protester, puis se souvenant du marquis de Vardes, elle se tut, dévorant sa rage et sa honte.