Chapitre 3

À travers la campagne et les vergers en fleurs, la cour remontait vers Paris.

La longue caravane étirait entre les blés nouveaux ses carrosses à six chevaux, ses chariots emmenant lits, coffres et tapisseries, ses mulets chargés, ses laquais et ses gardes montés.

Aux abords des villes, on voyait s'avancer dans la poussière les députations des échevins portant, jusqu'au carrosse du roi, les clefs sur un plat d'argent ou sur un coussin de velours.

Ainsi défilèrent Bordeaux, Saintes, Poitiers qu'Angélique, perdue dans ce brouhaha, reconnut à peine.

Elle aussi remontait vers Paris, suivait la cour.

– Puisqu'on ne vous dit rien, agissez comme si de rien n'était, avait conseillé Péguilin.

Il multipliait les « chut ! » et tressautait au moindre bruit.

– Votre mari avait l'intention d'aller à Paris, allez-y. Tout s'expliquera là-bas. En somme, il ne s'agit peut-être que d'un malentendu.

– Mais que savez-vous Péguilin ?

– Rien, rien... je ne sais rien.

Il filait, l'œil inquiet, pour aller bouffonner devant le roi. Finalement, Angélique, après avoir demandé à Andijos et Cerbalaud de l'escorter, renvoya à Toulouse une partie de son équipage. Elle ne garda qu'un carrosse et une voiture, ainsi que Margot, une petite servante, berceuse de Florimond, trois laquais et les deux cochers. Au dernier moment, le perruquier Binet et le petit violoniste Giovani la supplièrent de les emmener.

– Si M. le comte nous attend à Paris et si je lui fais défaut, il en sera fort mécontent, je vous l'affirme, disait François Binet.

– Connaître Paris, oh ! connaître Paris ! répétait le jeune musicien. Si je parviens à y rencontrer le baladin du roi, ce Jean-Baptiste Lulli dont on parle tant, je suis sûr qu'il me conseillera et que je deviendrai un grand artiste.

– Eh bien, monte, grand artiste, finit par céder Angélique.

Elle gardait le sourire, sauvait la face, se raccrochant aux paroles de Péguilin :

– Ce n'est qu'un malentendu.

En effet, hors le fait que le comte de Peyrac s'était subitement volatilisé, rien ne paraissait changé, aucun bruit ne courait de sa disgrâce.

La Grande Mademoiselle ne perdait pas une occasion de parler amicalement à la jeune femme. Elle n'eût pu feindre, car c'était une personne très naïve et sans hypocrisie aucune.

Les uns et les autres s'informaient de M. de Peyrac avec naturel. Angélique finit par dire qu'il l'avait précédée à Paris pour organiser leur arrivée. Mais avant de quitter Saint-Jean-de-Luz, elle chercha en vain à rencontrer Mgr de Fontenac. Celui-ci était reparti pour Toulouse.

Par instants, elle croyait avoir rêvé, se bernait de faux espoirs. Joffrey était peut-être à Toulouse, tout simplement ?...

Aux environs de Dax, alors qu'on traversait les Landes, sablonneuses et brûlantes, un macabre incident la ramena à la tragique réalité. Les habitants d'un village se présentèrent et demandèrent si quelques gardes ne pouvaient venir les aider dans une battue qu'ils avaient organisée contre une sorte de monstre noir et terrible qui mettait à sang la région.

Andijos galopa jusqu'au carrosse d'Angélique et lui chuchota qu'il s'agissait sans doute de Kouassi-Ba.

Elle demanda de voir ces gens. C'étaient des bergers de moutons, grimpés sur les échasses qui seules leur permettent de circuler dans le sol mouvant des dunes. Ils confirmèrent les craintes de la jeune femme.

Oui, il y avait deux jours de cela, les bergers avaient entendu des cris et des coups de feu sur la route. Ils étaient arrivés pour voir un carrosse assailli par un cavalier au visage noir qui brandissait un sabre courbe comme ceux des Turcs. Heureusement les gens du carrosse avaient un pistolet. L'homme noir avait dû être blessé et s'était enfui.

– Qui étaient les gens de ce carrosse ? demanda Angélique.

– Nous ne le savons pas, répondirent-ils. Les volets étaient mis. Il n'y avait que deux hommes d'escorte. Ils nous ont donné une pièce pour enterrer celui auquel le monstre avait coupé la tête.

– Coupé la tête ! répéta Andijos atterré.

– Oui, monsieur, si proprement qu'il a fallu que nous allions la chercher dans le fossé où elle avait roulé.

*****

La nuit suivante, alors que la plupart des équipages se voyaient obligés de camper dans les villages aux environs de Bordeaux, Angélique rêva, de nouveau, au sinistre appel :

« Médême ! Médême ! »

Elle s'agita et finit par s'éveiller. Son lit avait été dressé dans l'unique pièce d'une ferme dont les habitants dormaient à l'écurie. Le berceau de Florimond était près de l'âtre. Margot et la petite servante s'étaient étendues sur la même paillasse. Angélique vit que Margot, levée, enfilait une cotte.

– Où vas-tu ?

– C'est Kouassi-Ba, j'en suis certaine, chuchota la grande femme.

Déjà Angélique était hors de ses draps.

Avec précaution, les deux femmes ouvrirent la porte branlante. Heureusement la nuit était très noire.

– Kouassi-Ba, viens ! soufflèrent-elles.

Quelque chose bougea, et un grand corps chancelant trébucha sur le seuil. Elles le firent asseoir sur un banc. À la lueur de la chandelle, elles virent sa peau grisâtre et décharnée. Ses vêtements étaient souillés de sang. Depuis trois jours, blessé, il errait dans les landes.

Margot fouilla dans les coffres, et lui fit avaler une lampée d'eau-de-vie. Après quoi, il parla.

– Une seule tête, maîtresse, je n'ai pu couper qu'une seule tête.

– Cela suffit largement, je te l'affirme, dit Angélique avec un petit rire.

– J'ai perdu mon grand sabre et mon cheval.

– Je t'en donnerai d'autres. Ne parle pas... Tu nous as retrouvées, c'est le principal. Quand le maître te verra, il te dira : « C'est bien, Kouassi-Ba. »

– Reverrons-nous le maître ?

– Nous le reverrons, je te le promets.

Tout en parlant, elle avait déchiré un linge pour en faire de la charpie. Elle craignait que la balle du pistolet ne fût restée dans la plaie, située au défaut de la clavicule, mais elle découvrit une autre plaie sous l'aisselle, qui prouvait que le projectile était ressorti. Elle versa de l'eau-de-vie sur les deux blessures et les banda énergiquement.

– Qu'allons-nous faire de cet homme, madame ? interrogea Margot, effrayée.

– Le garder, parbleu ! Il reprendra sa place dans le chariot.

– Mais que dira-t-on ?

– Qui cela « on » ? Si tu crois que tous les gens qui nous entourent se préoccupent des faits et gestes de mon Nègre... Bien manger, avoir de bons chevaux aux relais, se loger confortablement, voilà leurs seuls soucis. Il restera sous la bâche, et à Paris, lorsque nous serons chez nous, les choses s'arrangeront d'elles-mêmes.

Elle répéta énergiquement, pour se convaincre en son for intérieur :

– Tu comprends, Margot, tout ceci est un malentendu.

*****

Maintenant, le carrosse roulait à travers la forêt de Rambouillet. Angélique somnolait, car la chaleur était terrible, Florimond dormait sur les genoux de Margot. Le bruit d'une détonation sèche les réveilla tous en sursaut. Il y eut un choc. Angélique eut la vision d'une ravine profonde. Dans un flot de poussière le carrosse, avec un craquement terrible, versa. Florimond hurlait, à demi écrasé par la servante. On entendait les hennissements claironnants des chevaux, les cris du postillon, des claquements de fouet.

Le même petit bruit sec retentit, et sur la vitre du carrosse, Angélique aperçut une bizarre étoile, pareille aux fleurs de givre de l'hiver, avec un petit trou au milieu. Elle essaya de se redresser à l'intérieur de la voiture renversée, de prendre Florimond.

Tout à coup, la portière fut arrachée et le visage de Péguilin de Lauzun se pencha par l'ouverture.

– Pas de mal, au moins ?

Il disait « au moing » retrouvant dans son émotion l'accent du Sud.

– Tout le monde crie, je suppose que tout le monde est vivant, dit Angélique.

Elle avait une petite écorchure au bras faite par un éclat de verre, mais c'était sans gravité.

Elle passa l'enfant au duc. Le chevalier de Louvigny apparut également, lui tendit la main et l'aida à s'extraire de la voiture. Sur la route, elle reprit précipitamment Florimond contre elle et s'efforça de l'apaiser. Les cris aigus du bébé réussissaient à couvrir tout le tapage, et il était impossible de prononcer un mot. Tout en câlinant son enfant, Angélique vit que l'équipage du duc de Lauzun s'était arrêté derrière son chariot, ainsi que celui de la sœur de Lauzun, Charlotte, comtesse de Nogent, et que les deux voitures des frères Gramont, dames, amis, valets, accouraient vers le lieu de l'accident.

– Mais enfin, que s'est-il passé ? demanda Angélique dès que Florimond lui eut permis d'ouvrir la bouche.

Le cocher avait l'air effaré. L'homme n'était pas des plus sûrs : hâbleur et bavard, toujours un refrain à la bouche, il avait surtout un penchant pour la bouteille.

– Tu avais bu et tu t'es endormi ?

– Non, madame, je vous l'assure. J'avais chaud, certes, mais je tenais ferme mes bêtes. L'attelage allait son train. Voilà que tout à coup deux hommes sont sortis du couvert des arbres. L'un d'eux avait un pistolet. Il a tiré en l'air, ce qui a effrayé les chevaux. Ils se sont cabrés et ils ont reculé. C'est à ce moment-là que le carrosse a versé dans le trou. L'un des hommes avait pris les chevaux au mors. Moi, je lui tapais dessus avec mon fouet tant que je pouvais. L'autre rechargeait son pistolet. Il s'est approché et a tiré dans la voiture. À ce moment-là le chariot est arrivé, et puis ces messieurs à cheval... Les deux bonshommes se sont enfuis...

– C'est une curieuse histoire, dit Lauzun. La forêt est gardée, protégée. Les sergents y ont traqué tous les malandrins en prévision du passage du roi. De quoi avaient-ils l'air, ces coquins ?

– Je ne sais pas, monsieur le duc. Ce n'étaient pas des brigands, pour sûr. Ils étaient bien mis, bien rasés. Le plus que je pourrais dire, c'est qu'ils ressemblaient à des gens de maison.

– Deux valets chassés, en quête d'un mauvais coup ? émit de Guiche.

Un lourd carrosse remontait le long des groupes et finit par s'arrêter. Mlle de Montpensier mit la tête à la portière.

– C'est encore vous, les Gascons, qui faites tout ce tintamarre ! Vous voulez effrayer les oiseaux d'Île-de-France avec vos voix de trompette ?

Lauzun courut jusqu'à elle en multipliant les saluts. Il expliqua l'accident dont Mme de Peyrac venait d'être l'objet, et qu'il faudrait un peu de temps pour redresser et remettre son carrosse en état.

– Mais qu'elle monte, qu'elle monte avec nous, s'écria la Grande Mademoiselle. Mon petit Péguilin, allez la chercher. Venez, ma chère, nous avons toute une banquette inoccupée. Vous y serez à l'aise avec votre bébé. Pauvre ange ! Pauvre trésor !

Elle aida elle-même Angélique à monter et à s'installer.

– Vous êtes blessée, ma pauvre amie. Dès que nous serons arrivées à l'étape, je ferai mander mon médecin.

La jeune femme réalisa avec confusion que la personne qui était assise dans le fond du carrosse, près de Mlle de Montpensier, n'était autre que la reine mère.

– Que votre Majesté m'excuse.

– Vous n'avez pas à vous excuser, madame, répondit Anne d'Autriche avec beaucoup de bonne grâce, Mademoiselle a cent fois raison de vous convier à partager notre voiture. La banquette est confortable, et vous vous y reposerez mieux de vos émotions. Ce qui m'ennuie, c'est ce qu'on me dit à propos de ces hommes armés qui vous ont assaillie.

– Mon Dieu, peut-être ces hommes en voulaient-ils à la personne du roi ou de la reine ! s'écria Mademoiselle en joignant les mains.

– Leurs voitures sont entourées de gardes et je pense qu'il n'y a pas à craindre pour eux. N'empêche, j'en parlerai au lieutenant de police.

Angélique éprouvait maintenant le contrecoup du choc subi. Elle sentit qu'elle devenait très pâle et, fermant les yeux, elle appuya la tête contre le dossier bien rembourré de la banquette. L'homme avait tiré à bout portant en plein dans la vitre. C était par miracle qu'aucun des occupants n'avait été blessé. Elle serra contre elle Florimond. Sous les vêtements légers de l'enfant, elle le sentit amaigri et se fit des reproches. Il était las de ces interminables voyages. Depuis qu'on l'avait séparé de sa nourrice et de son négrillon, il pleurnichait sans cesse et refusait le lait que Margot se procurait dans les villages. Il soupirait en dormant, des larmes suspendues à ses longs cils qui ombraient ses joues pâlies. Il avait une toute petite bouche, ronde et rouge comme une cerise. Doucement, de son mouchoir, Angélique tamponna le front blanc et bombé où perlait la sueur.

La Grande Mademoiselle soupira bruyamment.

– Il fait une chaleur à vous cuire le sang !

– Tout à l'heure, sous les arbres, nous étions mieux, fit Anne d'Autriche en agitant son grand éventail d'écaillé noire, mais voici que nous traversons un espace où la forêt a été clairsemée.

Il y eut un silence, puis Mlle de Montpensier se moucha et s'essuya les yeux. Ses lèvres tremblaient.

– Vous êtes cruelle, madame, de me faire remarquer ce qui depuis un moment me crève le cœur. Je n'ignore pas que cette forêt m'appartient, mais que Monsieur, mon défunt père, l'a fait tant couper pour ses dépenses qu'il n'en reste plus rien. Au moins cent mille écus perdus pour moi, dont j'aurais de beaux diamants et de belles perles !

– Votre père n'a jamais eu beaucoup de discernement dans ses actes, ma chère.

– N'est-ce pas un scandale, toutes ces racines à ras de terre ? Je ne serais pas dans le carrosse de Votre Majesté que je pourrais croire mon procès fait pour crime de lèse-majesté, puisqu'il est d'usage de raser les forêts de ceux qui commettent de tels forfaits.

– Il est vrai qu'il s'en est fallu de peu, dit la reine mère.

Mademoiselle rougit jusqu'aux yeux.

– Votre Majesté m'a affirmé si souvent que sa mémoire avait tout oublié ! Je n'ose comprendre à quoi elle fait allusion.

– Je reconnais que j'ai tort de parler ainsi. Que voulez-vous, le cœur est prompt si la raison se veut clémente. Pourtant je vous ai toujours aimée. Mais il y eut un temps où j'ai été fâchée contre vous. Je vous aurais peut-être pardonné pour l'affaire d'Orléans, mais pour celle de la porte Saint-Antoine et du canon de la Bastille, si je vous avais tenue, je vous aurais étranglée.

– Je mérite bien de l'être, puisque j'ai déplu à Votre Majesté. Ce fut un malheur pour moi de me trouver avec des gens qui m'engageaient par honneur et devoir à agir comme je l'ai fait.

– Il est difficile de toujours savoir où est son honneur et où est son devoir, dit la reine.

Elles soupirèrent ensemble profondément. En les écoutant, Angélique se disait que les querelles des grands sont bien semblables à celles des petits. Mais là où il y aurait un coup de poing, il y a un coup de canon. Là où il n'y aurait que rancune sourde entre voisins, il y a un passé lourd et entremêlé d'intrigues dangereuses. On dit qu'on oublie, on sourit au peuple, on accueille M. de Condé pour plaire aux Espagnols, on caresse M. Fouquet pour en obtenir de l'argent, mais le souvenir stagne au fond des cœurs.

Si les lettres contenues dans le petit coffret oublié dans la tourelle du château du Plessis paraissaient au grand jour, ne suffiraient-elles pas à rallumer le grand incendie dont les flammes couvaient et ne demandaient qu'à s'élancer ?... Il semblait à Angélique que c'était en elle-même qu'elle avait enfoui le coffret, et, maintenant, il pesait comme du plomb sur sa vie. Elle continuait à fermer les yeux. Elle avait peur qu'on y vît passer des images étranges : le prince de Condé penché sur le flacon de poison, ou lisant la lettre qu'il venait de signer : « Pour M. Fouquet... Je m'engage à n'être qu'à lui, à ne servir que lui... »

Angélique se sentait seule. Elle ne pouvait se confier à personne. Ces agréables relations de cour étaient sans valeur. Chacun, avide de protection et de largesses, se détournerait d'elle au moindre signe de disgrâce. Bernard d'Andijos était dévoué, mais si léger ! Dès que serait franchie l'enceinte de Paris, on ne le reverrait plus, car, au bras de sa maîtresse, Mlle de Montmort, il courrait les bals de la cour et, en compagnie de Gascons, il hanterait la nuit les tavernes et les tripots.

Au fond, c'était sans importance. Il fallait surtout arriver à Paris. Là on retrouverait la terre ferme. Angélique s'installerait dans le très bel hôtel que le comte de Peyrac possédait dans le quartier Saint-Paul. Puis elle commencerait démarches et recherches pour savoir ce qu'était devenu son mari.

*****

– Nous serons à Paris avant midi, lui annonça Andijos alors que le lendemain matin elle prenait place avec Florimond dans un carrosse qu'il lui avait loué, car le sien avait été très endommagé par l'accident.

– Je vais peut-être trouver mon mari là-bas et tout s'expliquera, dit Angélique. Pourquoi faites-vous ce long nez, marquis ?

– Parce qu'il s'en est fallu de peu que vous ne soyez tuée hier. Si le carrosse n'avait versé, le deuxième coup de feu du malandrin vous aurait atteinte à bout portant. La balle est entrée par le carreau et je l'ai retrouvée dans la housse sur le dossier du fond, à l'endroit précis où aurait dû être votre tête.

– Vous voyez que la chance est avec nous ! C'est peut-être un heureux présage pour la suite des événements.

*****

Angélique se croyait déjà dans Paris alors qu'on traversait encore les faubourgs. Sitôt franchie la porte Saint-Honoré, elle fut déçue par les rues étroites et boueuses. Le bruit n'avait pas la qualité sonore de celui de Toulouse et lui parut plus criard et plus âpre. Les appels des marchands et surtout des cochers, des laquais précédant les équipages et des porteurs de chaises, se détachaient sur le fond d'un sourd grondement qui la fit penser aux roulements précurseurs de l'orage. L'air était torride et empuanti.

Le carrosse d'Angélique, escorté par Bernard d'Andijos à cheval et suivi du chariot à bagages et des deux laquais montés, mit plus de deux heures à atteindre le quartier Saint-Paul.

Il s'engagea enfin dans la rue de Beautreillis et ralentit l'allure.

*****

L'équipage venait de stopper devant une grande porte cochère de bois blond avec marteaux et serrures en bronze ouvragé. Derrière le mur de pierres blanches, on devinait la cour d'entrée et l'hôtel, édifié dans le goût du jour, en larges pierres de taille, avec de hautes fenêtres à vitres claires, et son toit garni de lucarnes et couvert d'ardoises neuves qui brillaient au soleil.

Un laquais vint ouvrir la portière du carrosse.

– C'est ici, madame, dit le marquis d'Andijos.

Il restait à cheval et regardait le porche d'un air stupide. Angélique sauta à terre et courut à la petite maison qui devait servir de loge au suisse gardien de l'hôtel.

Elle carillonna avec colère. C'était inadmissible qu'on ne fût pas encore venu ouvrir la grande entrée. La cloche parut résonner dans le désert. Les vitres de la loge étaient sales. Tout semblait sans vie.

Alors seulement Angélique s'avisa de l'aspect curieux du portail qu'Andijos continuait à regarder comme frappé par la foudre.

Elle s'approcha.

Un entrelacs de ficelles rouges était maintenu en travers par d'épais cachets de cire bariolée. Une feuille de papier également fixée par des sceaux de cire mettait sa tache blanche.

Elle lut :

Chambre de justice du roy


Paris


1er juillet 1660.

La bouche ouverte de stupeur, elle regarda sans comprendre. À cet instant le portillon de la loge s'entrebâilla et laissa voir le visage inquiet d'un domestique en livrée fripée. À la vue du carrosse il referma précipitamment, puis, se ravisant, ouvrit de nouveau et sortit d'un pas hésitant.

– Est-ce vous, le concierge de l'hôtel ? interrogea la jeune femme.

– Oui..., oui, madame, c'est moi. Baptiste... et je reconnais bien le... le carrosse de... de... mon... mon... mon maître.

– Cesse donc de bégayer, manant, cria-t-elle en tapant du pied. Et dis-moi vite où est M. de Peyrac ?

Le domestique regarda autour de lui avec inquiétude. L'absence de tous voisins parut le rassurer. Il se rapprocha encore, leva les yeux sur Angélique et tout à coup s'agenouilla devant elle non sans cesser de jeter autour de lui des coups d'œil anxieux.

– Oh ! ma pauvre jeune maîtresse, s'écria-t-il, mon pauvre maître... oh ! quel affreux malheur !

– Mais parle donc ! Qu'y a-t-il ?

Elle le secouait par l'épaule, folle d'angoisse.

– Relève-toi, idiot ! Je n'entends rien de ce que tu dis. Où est mon mari ? Est-il mort ?

L'homme se redressa avec peine et murmura :

– On dit qu'il est à la Bastille. L'hôtel est sous scellés. J'en suis responsable sur ma vie. Et vous, madame, tâchez de fuir d'ici pendant qu'il est encore temps.

L'évocation de la fameuse forteresse-prison de la Bastille, au lieu de bouleverser Angélique, la rassura presque après la crainte affreuse qu'elle venait d'éprouver. On peut sortir d'une prison. Elle savait qu'à Paris la prison la plus redoutée était celle de l'Archevêché, située au-dessous du niveau de la Seine et où l'on risquait d'être noyé l'hiver, et qu'ensuite le Châtelet et l'Hôpital général étaient réservés aux gens du commun. La Bastille était la prison aristocratique. En dépit de quelques sombres légendes qui couraient sur les chambres fortes de ses huit donjons, il était de notoriété publique qu'un séjour en ces murs ne déshonorait personne. Angélique poussa un petit soupir et s'efforça de regarder la situation en face.

– Je crois qu'il vaut mieux ne pas rester dans ces parages..., dit-elle à Andijos.

– Oui, oui, madame, partez bien vite, insista le domestique.

– Il faudrait encore que je sache où aller. Au fait, j'ai une sœur qui habite Paris. J'ignore son adresse, mais son mari est un procureur du roi nommé maître Fallot. Je crois même que, depuis son mariage, il se fait appeler Fallot de Sancé.

– En allant au Palais de justice, on nous renseignera certainement.

Le carrosse et sa suite reprirent leur course à travers Paris. Angélique ne songeait pas à regarder autour d'elle. Cette ville qui l'accueillait de façon si hostile ne l'attirait plus. Florimond pleurait. Il perçait des dents, et c'est en vain que Margot lui frottait les gencives avec un onguent fait de miel et de fenouil pilé. On finit par trouver l'adresse du procureur du roi, qui habitait, comme beaucoup de magistrats, non loin du Palais de justice, en l'île de la Cité, sur la paroisse Saint-Landry. La rue s'appelait rue de l'Enfer, ce qui parut à Angélique d'un sinistre présage. Les maisons y étaient encore grises et moyenâgeuses, avec des pignons pointus, des ouvertures rares, des sculptures et des gargouilles.

Celle devant laquelle le carrosse s'arrêta ne paraissait guère moins sombre que les autres, bien qu'il y eût trois fenêtres assez hautes à chaque étage. Au rez-de-chaussée se trouvait l'étude, sur la porte de laquelle on pouvait lire une plaque portant ces mots : « Maître Fallot de Sancé. Procureur du roi. »

Deux clercs qui bâillaient sur le seuil se précipitèrent vers Angélique dès qu'elle mit pied à terre et l'entourèrent aussitôt d'un tourbillon de paroles dans un jargon incompréhensible. Elle finit par comprendre qu'ils lui vantaient les mérites de l'étude de maître de Sancé comme le seul endroit dans Paris où les gens soucieux de gagner un procès pouvaient y être guidés en toute sécurité.

– Je ne viens pas pour un procès, dit Angélique. Je veux rencontrer Mme Fallot.

Déçus, ils lui indiquèrent une porte sur la gauche qui donnait accès au domicile du procureur.

Angélique souleva le marteau de bronze et ce fut presque avec émotion qu'elle attendit qu'on vînt lui ouvrir.

Une grosse servante en bonnet blanc et proprement mise l'introduisit dans le vestibule, mais presque aussitôt Hortense parut au sommet de l'escalier. Elle avait vu le carrosse par la fenêtre.

Angélique eut l'impression que sa sœur avait été sur le point de se jeter à son cou, mais qu'aussitôt, se ravisant, elle affichait un air distant. D'ailleurs, il faisait si sombre dans cette antichambre qu'il était difficile de se voir. Elles s'embrassèrent sans chaleur.

Hortense paraissait encore plus sèche et plus grande qu'autrefois.

– Ma pauvre sœur ! dit-elle.

– Pourquoi m'appelles-tu « ma pauvre sœur ? » demanda Angélique. Mme Fallot fit un geste en désignant la servante et entraîna Angélique dans sa chambre.

C'était une vaste pièce servant aussi de salon, car il y avait de nombreux fauteuils et tabourets ainsi que des chaises et des banquettes groupés autour du lit à beaux rideaux et courtepointe de damas jaune. Angélique se demanda si sa sœur avait coutume de recevoir ses amies étendue sur son lit comme le faisaient les Précieuses. Il est vrai qu'autrefois Hortense passait pour avoir de l'esprit et se piquait de beau langage.

Il y faisait également sombre à cause des carreaux de couleur, mais par cette chaleur ce n'était pas désagréable. Le dallage était rafraîchi par des bottées d'herbe verte jetées ça et là. Angélique respira leur bonne odeur rustique.

– On est bien chez toi, dit-elle à Hortense.

Celle-ci ne se dérida pas.

– N'essaie pas de me donner le change par tes façons enjouées. Je suis au courant de tout.

– Tu as de la chance, car j'avoue, moi, que je suis dans la plus complète ignorance de ce qui m'arrive.

– Quelle imprudence de t'afficher ainsi en plein Paris ! dit Hortense en levant les yeux au ciel.

– Écoute, Hortense, ne commence pas à lever tes prunelles au plafond. Je ne sais pas si ton mari est comme moi, mais je me souviens que je n'ai jamais pu te voir faire cette grimace-là sans t'envoyer une gifle. Maintenant, je vais te dire ce que je sais, ensuite tu me diras ce que tu sais.

Elle raconta comment, se trouvant à Saint-Jean-de-Luz pour le mariage du roi, le comte de Peyrac avait subitement disparu. Les présomptions de certains amis la portant à croire qu'il avait été enlevé et amené vers Paris, elle était remontée elle aussi vers la capitale. Là, elle venait de trouver son hôtel sous scellés et avait appris que son mari était sans doute à la Bastille.

Hortense dit sévèrement :

– Donc, tu pouvais te douter combien ta venue en plein jour était compromettante pour un haut fonctionnaire du roi ? Et pourtant tu es venue ici !

– Oui, c'est bizarre en effet, répliqua Angélique, mais ma première idée a été de penser que les gens de ma famille pouvaient m'aider.

– Seule occasion en laquelle tu puisses te souvenir de ta famille, je crois ! Je suis bien sûre que je n'aurais pas reçu ta visite si tu avais pu te pavaner dans ta belle maison neuve du quartier Saint-Paul. Pourquoi n'es-tu pas allée demander l'hospitalité aux brillants amis de ton si riche et si bel époux, tous ces princes, ducs et marquis, au lieu de nous causer du tort par ta présence ?

Angélique fut sur le point de se lever et de partir en claquant la porte, mais il lui sembla entendre, venant de la rue, les pleurs de Florimond et elle se maîtrisa.

– Hortense, je ne me fais pas d'illusions. En sœur affectueuse et dévouée, tu me mets à la porte. Mais j'ai avec moi un enfant de quatorze mois qui a besoin d'être baigné, changé, nourri. Il se fait tard. Si je repars encore à la recherche d'un gîte, je finirai par coucher au coin d'une rue. Accueille-moi pour cette nuit.

– C'est une nuit de trop pour la sécurité de mon foyer.

– Ne dirait-on pas que je traîne derrière moi la réputation d'une vie scandaleuse ? Mme Fallot serra ses lèvres minces, et ses yeux bruns et vifs, bien qu'assez petits, brillèrent.

– Ta réputation n'est pas sans taches. Quant à celle de ton mari, elle est atroce.

Angélique ne put s'empêcher de sourire de son expression dramatique.

– Je t'assure que mon mari est le meilleur des hommes. Tu comprendrais vite si tu le connaissais...

– Dieu m'en préserve ! J'en mourrais de peur. Si ce qu'on m'a dit est vrai, je ne comprends pas comment tu as pu vivre plusieurs années en sa demeure. Il faut qu'il t'ait envoûtée.

Elle ajouta après une seconde de réflexion :

– Il est vrai que, très jeune, tu avais une prédisposition marquée pour toutes sortes de vices.

– Tu es vraiment d'une amabilité, ma chère ! Il est exact que très jeune, toi, tu avais une prédisposition marquée pour la médisance et la méchanceté.

– De mieux en mieux ! Maintenant tu viens m'injurier sous mon propre toit.

– Pourquoi refuses-tu de me croire ? Je te dis que mon mari n'est à la Bastille que par un malentendu.

– S'il est à la Bastille, c'est qu'il y a une justice.

– S'il y a une justice, il sera libéré promptement.

– Permettez-moi d'intervenir, mesdames, qui parlez si bien de la justice, fit derrière elles une voix grave.

Un homme venait d'entrer dans la pièce. Il devait avoir une trentaine d'années, mais affectait une attitude fort compassée. Sous sa perruque brune, son visage plein, soigneusement rasé, affichait une expression à la fois grave et attentive, qui avait quelque chose d'un peu ecclésiastique. Il penchait la tête légèrement de côté, comme quelqu'un qui est accoutumé, par sa profession, à recevoir des confidences. À son costume de drap noir, confortable, mais à peine relevé d'un galon noir et de boutons de corne, à son rabat immaculé mais simple, Angélique devina qu'elle se trouvait devant son beau-frère le procureur. Pour l'amadouer, elle lui fit une révérence. Il vint à elle et très solennellement la baisa sur les joues, comme il se doit entre gens de même famille.

– Ne parlez pas au conditionnel, madame. Il y a une justice. Et c'est en son nom et du fait de son existence que je vous accueille dans ma maison.

Hortense sursauta comme un chat échaudé.

– Mais enfin, Gaston, vous êtes fou à lier. Depuis que je suis mariée, vous me répétez à l'envi que votre carrière prime tout et que celle-ci dépend exclusivement du roi...

– Et de la justice, ma chère, interrompit avec douceur, mais fermement, le magistrat.

– Il n'empêche que depuis plusieurs jours vous émettez sans cesse la crainte de voir ma sœur se réfugier chez nous. Étant donné ce que vous savez sur l'arrestation de son mari, une telle éventualité, disiez-vous, équivaudrait pour nous à une ruine certaine.

– Taisez-vous, madame, vous me feriez regretter d'avoir trahi, en quelque sorte, le secret professionnel, en vous tenant au courant de ce que fortuitement j'ai appris.

Angélique décida de faire litière de tout amour-propre.

– Vous avez appris quelque chose ? Oh ! monsieur, de grâce, informez-moi. Je suis depuis plusieurs jours dans l'incertitude la plus complète.

– Hélas ! madame, je ne chercherai pas à me retrancher derrière une fausse discrétion, ni à me répandre en paroles lénifiantes. Je vous l'avoue tout de suite, je sais fort peu de chose. Ce n'est que par un renseignement officieux du palais que j'ai appris, avec stupeur je l'avoue, l'arrestation de M. de Peyrac. Aussi je vous demande, dans votre propre intérêt comme dans celui de votre mari, de ne pas faire état jusqu'à nouvel ordre de ce que je vais vous confier. C'est d'ailleurs, je le répète, un bien médiocre renseignement. Voici : votre mari a été arrêté par une lettre de cachet de troisième catégorie, c'est-à-dire la lettre appelée « de par le roi ». L'officier ou le gentilhomme incriminé y est invité par le roi à se rendre en secret, mais librement, bien qu'accompagné d'un commissaire royal, au lieu qu'on lui désigne. En ce qui concerne votre époux, il a tout d'abord été conduit à For-Lévêque, d'où il a été transféré, sur ordre contresigné Séguier, à la Bastille.

– Je vous remercie de me confirmer des nouvelles somme toute rassurantes. Beaucoup de gens sont allés à la Bastille et en sont sortis réhabilités aussitôt que la lumière avait été faite sur les calomnies qui les y avaient conduits.

– Je vois que vous êtes une femme de sang-froid, dit maître Fallot avec un petit hochement de menton approbateur, mais je ne voudrais pas vous donner l'illusion que les choses s'arrangeront facilement, car j'ai appris également que l'ordre d'arrestation, signé du roi. spécifiait de ne porter sur les registres d'écrou, ni le nom ni l'accusation dont le prévenu fait l'objet.

– Sans doute le roi ne désire-t-il pas infliger un affront à l'un de ses fidèles sujets avant d'avoir examiné lui-même les faits qu'on lui reproche. Il veut pouvoir l'innocenter sans éclat...

– Ou l'oublier.

– Comment cela, l'oublier ? répéta Angélique, tandis qu'un frisson subit la secouait.

– Il y a beaucoup de gens que l'on oublie dans les prisons, dit maître Fallot en fermant à demi les yeux et en regardant au loin, aussi sûrement qu'au fond d'un tombeau. Certes il n'est pas déshonorant en soi d'être emprisonné à la Bastille, qui est la prison des gens de qualité et où de nombreux princes du sang sont passés, sans pour cela déroger. Néanmoins j'insiste sur le fait qu'être un prisonnier anonyme et au secret est l'indice que l'affaire est particulièrement grave.

Angélique resta silencieuse un instant. Tout à coup, elle sentait sa fatigue, et la faim lui tenaillait l'estomac. À moins que ce ne fût l'angoisse ?... Elle leva les yeux vers ce magistrat en lequel elle espérait un allié.

– Puisque vous avez la bonté, monsieur, de m'éclairer, dites-moi ce que je dois faire ?

– Encore une fois, madame, il ne s'agit pas de bonté, mais de justice. C'est par esprit de justice que je vous reçois sous mon toit, et puisque vous me demandez conseil, je vous adresserai à un autre homme de loi. Car je crains que mon propre crédit dans cette affaire ne soit jugé partial et intéressé, bien que nos relations de famille n'aient pas été jusqu'alors très fréquentes.

Hortense, qui rongeait son frein, s'exclama avec la voix aigre de sa jeunesse :

– Ça, vous pouvez le dire ! Tant qu'elle a eu ses châteaux et les écus de son Boiteux, elle ne s'est guère préoccupée de nous. Ne croyez-vous pas que M. le comte de Peyrac, qui était du parlement de Toulouse, n'aurait pas pu vous procurer quelques avantages en vous recommandant à de hauts magistrats de Paris ?

– Joffrey avait peu de relations avec les gens de la capitale.

– Oui ! Oui ! fit l'autre en la singeant. Seulement quelques petites relations avec le gouverneur du Languedoc et du Béarn, le cardinal Mazarin, la reine mère et le roi !

– Tu exagères...

– Enfin, avez-vous été invités au mariage du roi, oui ou non ?...

Angélique ne répondit rien et sortit du salon. Il n'y avait aucune raison pour que la discussion prît fin. Autant aller chercher Florimond, puisque le mari était d'accord. En descendant l'escalier, elle se surprit à sourire. Elles avaient vite retrouvé, Hortense et elle, le chemin familier de leurs éternelles querelles !... Ainsi donc Monteloup n'était pas mort. Mieux valait se tirer les cheveux que de se sentir étrangères.

Dans la rue, elle trouva François Binet assis sur le marchepied du carrosse et tenant dans ses bras le bébé endormi. Le jeune barbier lui dit que, voyant l'enfant souffrir, il lui avait administré un remède à sa façon, d'opium et de menthe pilée, dont il avait réserve, étant, comme tous ceux de sa profession, quelque peu chirurgien et apothicaire. Angélique le remercia. Elle s'informa de Margot et de la petite bonne.

On lui dit que la servante, comme l'attente se prolongeait, n'avait pu résister à l'annonce d'un valet d'étuviste qui chantait à travers les rues : C'est à l'image de saint Jeanne que vont se baigner les femmes. Bien servies vous y serez de valets et chambrières. Allez tôt, les bains sont prêts...

Comme tous les huguenots, Marguerite avait un penchant marqué pour l'eau, ce en quoi Angélique l'approuvait :

« Moi aussi, j'irais bien volontiers rendre visite à cette sainte Jeanne... ! » soupira-t-elle.

Les laquais et les deux cochers, assis à l'ombre du chariot, buvaient du vin clairet et mangeaient des harengs saurs, car on était vendredi.

Angélique regarda sa robe souillée de poussière et Florimond barbouillé de morve et de miel jusqu'aux sourcils. Quel pitoyable équipage !

Mais il devait encore paraître très luxueux à la femme du besogneux procureur, car Hortense, qui était descendue derrière elle, ricana :

– Eh bien, ma chère, pour une femme qui se plaint d'en être réduite à coucher au coin des rues, tu n'es pas encore trop mal logée : un carrosse, un fourgon, six chevaux en tout, quatre ou cinq laquais, et deux servantes qui vont au bain !

– J'ai un lit, prévint Angélique, veux-tu que je le fasse monter chez toi ?

– C'est inutile. Nous avons assez de literie pour te recevoir. Mais, en revanche, il m'est impossible de loger toute cette valetaille.

– Tu auras bien une mansarde pour Margot et la gamine ? Quant aux hommes, je vais leur donner de quoi loger à l'auberge.

La bouche pincée, Hortense regardait d'un air horrifié ces hommes du Sud qui, estimant qu'ils n'avaient pas à se déranger pour la femme d'un procureur, continuaient de manger tout en la dévisageant avec insolence de leurs yeux de braise.

– Les gens de ton escorte ont décidément l'air de bandits, fit-elle d'une voix étouffée.

– Tu leur prêtes des qualités qu'ils n'ont pas. Tout ce qu'on peut leur reprocher, c'est une propension marquée à dormir au soleil.

*****

Dans la grande chambre qu'on lui avait assignée au second étage, Angélique connut un moment de détente en se plongeant dans un baquet et en s'aspergeant d'eau fraîche. Elle lava même ses cheveux, puis devant un miroir d'acier accroché au-dessus de la cheminée, elle se coiffa tant bien que mal. La chambre était sombre, l'ameublement fort laid, mais suffisant. Dans un petit lit aux draps propres Florimond, grâce au médicament du perruquier, continuait de dormir. Après s'être fardée légèrement, car elle se doutait que son beau-frère ne devait pas apprécier les femmes qui se mettaient du rouge, Angélique se sentit embarrassée pour se choisir une robe. La plus simple paraîtrait encore trop somptueuse près des toilettes de la pauvre Hortense, qui portait à peine quelques galons de velours et de rubans au corsage de sa robe de drap gris.

Elle se décida enfin pour un ensemble d'intérieur couleur grain de café avec d'assez discrètes broderies d'or, et remplaça la délicate berthe de dentelles par un mouchoir de cou de satin noir. Elle achevait sa toilette lorsque Margot parut en s'excusant de son retard.

D'une main experte, la servante redonna à la chevelure de sa maîtresse le pli gracieux qui lui était habituel, et ne put résister au désir de la parfumer.

– Méfie-toi. Je ne dois pas être trop élégante. Il faut que j'inspire confiance à mon beau-frère le procureur.

– Hélas ! Avoir vu de si beaux seigneurs à vos pieds et vous parer maintenant pour séduire un procureur !

Un hurlement strident qui venait du rez-de-chaussée les interrompit. Elles se précipitèrent sur le palier.

Des cris de femme terrifiée montaient à travers la cage de l'escalier. Angélique descendit à toute allure et arriva dans le vestibule pour trouver ses domestiques groupés sur le seuil d'un air fort étonné. Les cris continuaient, mais étaient maintenant assourdis et paraissaient provenir d'un haut bahut de faux ébène garnissant l'antichambre.

Hortense, qui était accourue, alla ouvrir le bahut et réussit à en extraire la grosse bonne qui avait ouvert la porte à Angélique, ainsi que deux enfants de huit et quatre ans accrochés à ses jupes. Mme Fallot commença par envoyer une gifle à la fille, puis elle lui demanda ce qui lui prenait.

– Là ! Là ! balbutia la malheureuse, le doigt tendu.

Angélique regarda dans la direction indiquée et aperçut le brave Kouassi-Ba, qui se tenait timidement derrière les domestiques.

Hortense ne put s'empêcher d'avoir un petit sursaut, mais se maîtrisa et dit sèchement :

– Eh bien, c'est un homme nègre, un Maure, il n'y a pas de quoi crier ainsi. Vous n'avez jamais vu de Maure ?

– N... non, non, madame.

– Il n'y a pas de personne dans Paris qui n'ait vu un Maure. On voit bien que vous sortez de votre campagne. Vous êtes une sotte.

S'approchant d'Angélique, elle lui glissa :

– Félicitations, ma chère ! Tu t'y entends à jeter la perturbation dans ma demeure. Jusqu'à y introduire un sauvage des îles ! Il est probable que cette fille va me quitter sur-le-champ. Moi qui ai eu un tel mal à la trouver !

– Kouassi-Ba, s'écria Angélique, ces petits enfants et cette demoiselle ont peur de toi. Montre-leur donc comme tu sauras les amuser.

– Voilà, médême.

D'un bond, le Nègre se précipita en avant. La servante hurla derechef en s'appuyant à la cloison comme si elle eût voulu s'y enfoncer. Mais Kouassi-Ba, après avoir fait quelques culbutes, sortit des balles de couleur de ses poches et se mit à jongler avec une habileté surprenante. Il ne semblait nullement gêné par sa récente blessure. Enfin, voyant les enfants sourire, il prit la guitare du petit Giovani et s'accroupissant par terre, les jambes croisées, il se mit à chanter de sa voix douce et feutrée. Angélique s'approcha des autres domestiques.

– Je vais vous donner de quoi vous loger à l'auberge et prendre vos repas, dit-elle.

Le cocher du carrosse s'avança en tortillant son feutre à plume rouge qui faisait partie de la riche livrée des gens du comte de Peyrac.

– S'il vous plaît, madame, on voudrait vous demander aussi de nous donner le reste de nos gages. Nous voici à Paris : c'est une ville où l'on fait beaucoup de dépense.

La jeune femme, après un instant d'hésitation, accéda à leur désir. Elle pria Margot de lui apporter sa cassette et compta à chacun ce qui lui était dû. Les hommes remercièrent et saluèrent. Le petit Giovani dit qu'il reviendrait demain aux ordres de Mme la comtesse. Les autres se retirèrent en silence. Comme ils franchissaient le seuil, Margot, debout dans l'escalier, leur cria quelque chose en patois languedocien, mais ils ne répondirent pas.

– Que leur as-tu dit ? demanda Angélique rêveusement.

– Que s'ils ne se présentaient pas aux ordres demain, le maître leur jetterait un sort.

– Tu crois qu'ils ne reviendront pas ?

– Je le crains bien.

Angélique passa la main sur son front avec lassitude.

– Il ne faut pas dire que le maître leur jettera un sort, Margot. De telles paroles lui causent plus de tort qu'elles ne lui donnent de pouvoir. Tiens, remonte la cassette dans ma chambre et veille à préparer la bouillie de Florimond pour qu'il puisse manger quand il s'éveillera.

– Madame, fit une voix fluette près d'Angélique, mon père m'a prié de vous avertir que le repas était servi et que nous vous attendions en la salle à manger pour dire le bénédicité.

C'était le petit garçon de huit ans qu'elle avait vu tout à l'heure dans le bahut.

– Tu n'as plus peur de Kouassi-Ba ? lui demanda-t-elle.

– Non. madame, je suis très content de connaître un homme noir. Tous mes camarades vont m'envier.

– Comment t'appelles-tu ?

– Martin.

On avait ouvert les fenêtres de la salle à manger, afin de donner un peu de clarté et de ne pas allumer les chandelles. En effet, un crépuscule rosé et limpide se prolongeait au-dessus des toits. C'était l'heure où les cloches des paroisses se mettaient à carillonner l'angélus. Les notes graves et splendides dominaient les autres et paraissaient porter au loin la prière même de la ville.

– Vous avez de fort belles cloches sur votre paroisse, fit remarquer Angélique pour dissiper la contrainte de ce début de repas, lorsque tout le monde se fut assis, la prière dite.

– Ce sont les cloches de Notre-Dame, répondit maître Fallot. Notre paroisse est Saint-Landry, mais la cathédrale est toute proche. En vous penchant à la fenêtre, vous pouvez apercevoir les deux grandes tours et la flèche de l'abside.

À l'autre extrémité de la table, un vieillard, oncle de maître Fallot, ancien magistrat, se tenait, docte et silencieux.

Au début du repas, lui et son neveu laissèrent tomber, d'un même geste plein de componction, un morceau de corne de licorne dans leurs verres. Ceci rappela à Angélique qu'elle avait omis, le matin, de prendre la pastille de poison à laquelle Joffrey de Peyrac voulait qu'elle s'accoutumât.

La servante passait le potage. La nappe blanche empesée gardait, en carrelures régulières, les plis du repassage.

L'argenterie était assez belle, mais la famille Fallot n'usait pas de fourchettes dont l'usage n'était pas encore répandu. C'était Joffrey qui avait appris à Angélique à se servir de cet objet, et elle se souvint que le jour de son mariage à Toulouse elle s'était sentie fort gauche avec cette petite fourche dans la main. Il y eut plusieurs services de poissons, d'œufs et de laitage. Angélique soupçonna sa sœur d'avoir fait chercher deux ou trois plats préparés à une rôtisserie afin de compléter le menu.

– Il ne faut rien changer à ton ordinaire à cause de ma présence.

– T'imagines-tu que la famille d'un procureur ne mange que de la bouillie de seigle et de la soupe au chou ? répliqua l'autre aigrement.

Le soir, malgré sa fatigue, Angélique fut longue à s'endormir. Elle écoutait monter du creux des ruelles moites les cris de la ville inconnue.

Un petit marchand d'oubliés passa, secouant ses dés dans un cornet. Des maisons où l'on prolongeait la soirée, on l'appelait et les oisifs s'amusaient à jouer aux dés tout son panier de pâtisseries légères.

Un peu plus tard ce fut la sonnette d'un crieur de morts.

Écoutez, vous tous qui dormez,


Priez Dieu pour les trépassés...

Angélique frissonna et enfouit son visage dans son oreiller. Elle cherchait près d'elle le long corps sec et chaud de Joffrey. Combien sa gaieté, sa promptitude, sa voix merveilleuse toujours plaisante, ses mains caressantes, lui manquaient !

Quand se retrouveraient-ils ? Comme ils seraient heureux alors ! Elle se blottirait dans ses bras, elle lui demanderait de l'embrasser, de la serrer très fort !... Elle s'endormit en étreignant son oreiller de grosse toile rude au parfum de lavande.

Загрузка...