Chapitre 7
Les jours suivants, Angélique s'efforça de prendre patience. Il fallait attendre l'entrée triomphale du roi à Paris. On en parlait pour la fin de juillet ; mais les préparatifs de la fête nécessitaient de jour en jour un recul de date. La foule des provinciaux venus à Paris pour ce grand événement commençait à trépigner. Angélique s'occupa de vendre son carrosse, ses chevaux et quelques bijoux. Elle partageait l'existence modeste de ce quartier bourgeois. Elle mettait la main à la cuisine, jouant avec Florimond qui, très actif, trottait à travers la maison en s'empêtrant dans sa longue robe. Ses petits cousins l'adoraient. Gâté par eux, par Barbe, par la petite servante béarnaise, il semblait heureux et avait repris de bonnes joues. Angélique lui broda un petit béguin rouge, sous lequel son ravissant minois encadré de boucles noires fit l'extase de toute la famille. Même Hortense se dérida, et remarqua qu'un enfant de cet âge avait certainement beaucoup de charme ! Elle, hélas ! n'avait jamais eu les moyens de se payer une nourrice à domicile, de sorte qu'elle ne connaissait ses enfants que lorsqu'ils atteignaient leurs quatre ans ! Enfin tout le monde ne pouvait pas épouser un seigneur bancal et défiguré, enrichi par le commerce de Satan, et mieux valait être la femme d'un procureur que de perdre son âme.
Angélique faisait la sourde oreille. Afin de prouver sa bonne volonté, elle allait tous les matins à la messe en la peu distrayante compagnie de son beau-frère et de sa sœur. Elle commençait à connaître l'aspect particulier de la Cité, envahie de plus en plus par les gens de robe.
Autour du Palais de justice, de Notre-Dame, des paroisses de Saint-Agnan et de Saint-Landry, sur les quais, s'agitaient nombre de sergents-huissiers, de procureurs, de juges, de conseillers.
Vêtus de noir, portant le rabat, le manteau et quelquefois la robe, ils allaient et venaient, les mains embarrassées de leurs sacs à procès, les bras chargés de monceaux de papiers qu'ils appelaient les « utiles liasses ». Ils encombraient les escaliers du Palais et les ruelles avoisinantes. Le cabaret de la Tête-Noire était leur lieu de réunion. On y voyait briller, devant des ragoûts fumants et des bouteilles pansues, les trognes enluminées des magistrats.
À l'autre bout de l'île, le Pont-Neuf, braillard, imposait un Paris que ces messieurs de la Justice s'indignaient fort de voir fleurir à leur ombre. Lorsqu'on envoyait un laquais faire une course de ce côté et qu'on lui demandait quand il rentrerait, il répondait : « Cela dépendra des chansons qu'on entend aujourd'hui sur le Pont-Neuf. »
Avec les chansons, une nuée de poésies, libelles ou pamphlets naissaient de ce brassage perpétuel autour des échoppes. Sur le Pont-Neuf on savait tout. Et les grands avaient appris à redouter les feuillets salis qu'emportait le vent de la Seine. Certain soir, en sortant de table chez Me Fallot et alors que les uns et les autres dégustaient du vin de coing ou de framboise, Angélique retira machinalement de sa poche une feuille de papier. Elle la regarda avec étonnement, puis se souvint qu'elle l'avait achetée dix sols à un pauvre hère du Pont-Neuf, le matin de sa promenade aux Tuileries.
Elle lut à mi-voix :
Et puis entrons dans le palais
Où nous verrons que Rabelais
N'a point dit tant de railleries
Qu'il s'y fait de friponneries.
Nous y verrons de fins trompeurs
D'illustrissimes affronteurs.
Allons-y voir la grande presse...
Deux cris indignés l'interrompirent. Le vieil oncle de Me Fallot s'étranglait dans son verre. Avec une vivacité qu'Angélique n'eût pas attendue de son solennel beau-frère, celui-ci lui arracha la feuille des mains, la roula en boule et la jeta par la fenêtre.
– Quelle honte, ma sœur ! s'écria-t-il. Comment osez-vous introduire de pareilles ordures dans notre maison ! Je parie que vous l'avez achetée à un de ces gazetiers faméliques du Pont-Neuf ?
– En effet. On me l'a fourrée dans la main en me réclamant dix sols. Je n'ai pas osé refuser.
– L'impudence de ces gens dépasse ce qu'on peut imaginer. Leur plume n'épargne même pas l'intégrité des gens de loi. Et dire qu'on les enferme à la Bastille comme s'ils étaient des gens de qualité, alors que la plus noire prison du Châtelet serait encore trop bonne pour eux.
Le mari d'Hortense soufflait comme un taureau. Jamais elle ne l'aurait cru capable de s'émouvoir à ce point.
– Pamphlets, libelles, chansons, nous en sommes accablés. Ils n'épargnent rien, ni le roi ni la cour, et le blasphème ne les gêne aucunement.
– De mon temps, dit le vieil oncle, la race des journalistes commençait à peine à se répandre. Maintenant c'est une vraie vermine, la honte de notre capitale.
Il parlait rarement, n'ouvrant la bouche que pour réclamer un petit verre de vin de coing ou sa tabatière. Cette longue phrase trahissait combien la lecture du pamphlet l'avait bouleversé.
– Aucune femme respectable ne s'aventure à pied sur le Pont-Neuf, trancha Hortense.
Me Fallot était allé se pencher à la fenêtre.
– Le ruisseau a emporté cette ignominie. Mais j'aurais été curieux de savoir si elle était signée du Poète crotté.
– Sans nul doute. Une telle virulence ne trompe pas.
– Le Poète crotté, murmura sombrement Me Fallot, l'homme qui critique la société dans son ensemble, le révolté-né, le parasite professionnel ! Je l'ai aperçu une fois sur un tréteau, débitant à la foule je ne sais quelles élucubrations acides. C'est un nommé Claude Le Petit. Quand je pense que ce maigre échalas au teint de navet trouve le moyen de faire grincer les dents des princes et du roi lui-même, j'estime qu'il est décourageant de vivre à une pareille époque. Quand donc la police nous débarrassera-t-elle de ces saltimbanques ?
On soupira encore quelques minutes, puis l'incident fut clos.
*****
L'entrée du roi à Paris occupait tous les esprits. À cette occasion un rapprochement se fit entre Angélique et sa sœur. Un jour Hortense entra chez Angélique en arborant un sourire aussi suave qu'elle le pouvait.
– Figure-toi ce qui nous arrive, s'écria-t-elle. Tu te souviens de mon ancienne amie de pension, Athénaïs de Tonnay-Charente, avec laquelle j'étais très liée à Poitiers ?
– Non, absolument pas.
– C'est sans importance. Voici qu'elle est à Paris, et comme elle a toujours été intrigante, elle a déjà réussi à se pousser près de quelques personnes importantes. Bref, pour le jour de l'entrée elle pourra se rendre à l'hôtel de Beauvais, qui est situé juste dans la rue Saint-Antoine, où commencera le défilé du cortège. Évidemment nous regarderons par les fenêtres des combles, mais cela ne nous empêchera pas de voir, au contraire.
– Pourquoi dis-tu « nous » ?
– Parce qu'elle nous a conviées à partager cette aubaine. Elle aura avec elle sa sœur et son frère, et une autre amie qui est également de Poitiers. Nous serons ainsi une petite carrossée de Poitevins. Ce sera très sympathique, n'est-ce pas ?
– Si c'est sur mon carrosse que tu comptais, je suis désolée de t'avertir que je l'ai vendu.
– Je sais, je sais. Oh ! le carrosse c'est sans importance. Athénaïs amènera le sien. Il est un peu délabré, car sa famille est ruinée, surtout qu'Athénaïs est fort dépensière. Sa mère l'a expédiée à Paris avec une femme, un laquais et ce vieux carrosse, avec ordre de trouver un mari dans le plus bref délai. Oh ! elle y arrivera, elle se donne assez de mal. Mais voilà... pour l'entrée du roi... elle m'a fait comprendre qu'elle était un peu à court de toilettes. Tu comprends, cette Mme de Beauvais, qui nous cède une de ses lucarnes, n'est pas n'importe qui. On dit même que la reine mère, le cardinal, et toutes sortes de grands personnages vont dîner chez elle pendant le défilé. En somme nous serons aux premières loges. Mais il ne faut pas qu'on nous prenne pour des caméristes ou des pauvresses au point de nous faire chasser par les laquais.
En silence Angélique alla ouvrir une de ses grandes malles.
– Regarde s'il y a là-dedans quelque chose qui puisse lui convenir, ainsi qu'à toi-même. Tu es plus grande que moi, mais ce sera facile de rallonger une jupe avec une dentelle ou un volant.
Hortense se rapprocha, les yeux brillants. Elle ne pouvait cacher son admiration tandis qu'Angélique étalait sur le lit les toilettes somptueuses. Devant la robe de drap d'or elle poussa un cri d'admiration.
– Je crois que ce serait un peu déplacé pour notre lucarne, la prévint Angélique.
– Évidemment tu as assisté au mariage du roi ; alors tu peux faire la dédaigneuse.
– Je t'assure que je suis très contente. Personne plus que moi n'attend avec impatience l'entrée du roi à Paris. Mais, cette robe, je veux la garder pour la vendre, si jamais Andijos ne me rapporte pas d'argent, comme je commence à le craindre. Pour les autres, tu peux en disposer en toute propriété. Il est juste que tu te dédommages des frais que te cause ma présence chez toi.
Finalement, après beaucoup d'hésitation, Hortense se décida pour une robe de satin bleu ciel à. l'intention de son amie. Elle choisit pour elle un ensemble vert pomme qui affirmait son type un peu indécis de brune.
Le matin du 26 août, Angélique, en regardant la maigre silhouette de sa sœur rembourrée par les paniers du manteau de robe, le teint mat rehaussé par ce vert éclatant, les cheveux rares mais flous et fins, d'un belle couleur marron, constata en hochant la tête :
– Je crois vraiment, Hortense, que tu serais presque jolie si tu n'avais pas le caractère si acre.
À sa grande surprise, Hortense ne se fâcha pas. Elle soupira, tout en continuant à se regarder dans le grand miroir d'acier :
– Je le crois aussi, dit-elle. Que veux-tu, je n'ai jamais eu le goût de la médiocrité, et je n'ai connu que cela. J'aime parler, voir des gens brillants et bien vêtus, j'adore la comédie. Mais il est difficile de s'évader des besognes ménagères. Cet hiver, j'ai pu me rendre aux réceptions que donnait un écrivain satirique, le poète Scarron. Un affreux bonhomme, infirme, méchant, mais quel esprit, ma chère ! Je garde un souvenir émerveillé de ces réceptions. Malheureusement Scarron vient de mourir. Il faudra retourner à la médiocrité.
– Pour l'instant, tu n'inspires pas pitié. Je t'assure que tu as beaucoup d'allure.
– Il est certain que la même robe sur une « vraie » femme de procureur ne produirait pas le même effet. La noblesse ne s'achète pas. On l'a dans le sang.
Penchées sur des écrins pour choisir leurs bijoux, elles retrouvaient la chaleur du clan, la morgue de leur classe. Elles oubliaient la chambre sombre, les meubles sans goût, les fades tapisseries de Bergame sur les murs, qu'on tissait en Normandie à l'intention des petits-bourgeois.
Dès l'aube du grand jour, M. le procureur partit pour Vincennes, où devaient se réunir les corps de l'État chargés de saluer et de haranguer le roi. Les canons tonnaient, répondant aux cloches des églises. La milice bourgeoise, en tenue d'apparat, hérissée de piques, de hallebardes, de mousquets, prenait possession des rues, que les crieurs emplissaient d'un effrayant vacarme, distribuant des opuscules où étaient annoncés le programme de la fête, l'itinéraire du cortège royal, la description des arcs de triomphe.
Vers 8 heures le carrosse, assez dédoré, de Mlle Athénaïs de Tonnay-Charente, s'arrêta devant la maison. C'était une belle fille toute en teintes fraîches : cheveux d'or, joues rosés, front de nacre rehaussé d'une mouche. Sa robe bleue seyait merveilleusement à ses yeux de saphir, un peu globuleux, mais vifs et spirituels. Elle songea à peine à remercier Angélique, bien qu'elle portât en plus de la toilette une très belle parure de diamants cédée par la jeune femme. Tout était dû à Mlle de Tonnay-Charente de Mortemart, et on ne pouvait qu'être honoré de la servir. Malgré la gêne de sa famille, elle estimait que sa noblesse ancienne valait une fortune. Sa sœur et son frère paraissaient doués du même état d'esprit. Tous trois possédaient une vitalité débordante, une verve caustique, un enthousiasme et une ambition qui en faisaient des gens les plus agréables et les plus redoutables à fréquenter.
Ce fut une joyeuse voiturée qui, bien que grinçante, s'ébranla à travers les rues encombrées, les maisons aux façades garnies de fleurs et de tapisseries. Au milieu de la foule de plus en plus dense, on voyait des cavaliers, des files de carrosses réclamer le passage pour se rendre à la porte Saint-Antoine, où devait avoir lieu le rassemblement du cortège.
– Il va falloir faire un détour pour aller chercher la pauvre Françoise, dit Athénaïs. Cela ne va guère être facile.
– Oh ! Dieu nous préserve de Mme Scarron cul-de-jatte ! s'exclama son frère.
Assis près d'Angélique, il la serrait sans façons. Elle lui demanda de s'écarter parce qu'il l'étouffait.
– J'ai promis à Françoise de l'emmener, reprit Athénaïs ; elle est brave fille et n'a pas tellement de distractions depuis que son cul-de-jatte d'époux est mort. Je me demande si elle ne commence pas à le regretter.
– Dame, si repoussant qu'il fût, il gagnait l'argent du ménage. La reine mère lui avait fait une pension.
– Est-ce qu'il était déjà infirme quand il l'a épousée ? demanda Hortense. Ce couple m'a toujours intriguée.
– Bien sûr qu'il était cul-de-jatte. Il a pris la petite chez lui pour le soigner. Comme elle était orpheline, elle a accepté : elle avait quinze ans.
– Croyez-vous qu'elle ait fait le saut ? demanda la jeune sœur.
– Savoir ?... Scarron clamait à qui voulait l'entendre que la maladie l'avait paralysé de partout sauf de la langue et d'un autre point que j'entends bien. Sans nul doute, elle a dû apprendre pas mal de petites choses avec lui. Il était resté tellement vicieux !
Et, ma foi, tant de monde venait aussi chez eux qu'un beau seigneur, bien bâti, a dû se charger de la distraire par-dessus le marché. On a parlé de Villarceaux.
– Il faut reconnaître, dit Hortense, que Mme Scarron est belle, mais qu'elle se tenait toujours très modestement. Elle restait assise à côté de la chaise roulante de son mari, l'aidait à s'asseoir, lui passait des tisanes. Avec cela, elle est érudite et parle fort bien.
La veuve attendait sur le trottoir, devant une maison de pauvre apparence.
– Mon Dieu, cette robe ! chuchota Athénaïs en portant la main à ses lèvres. Sa jupe montre la corde.
– Pourquoi ne m'en avez-vous pas parlé ? demanda Angélique. J'aurais pu lui trouver quelque chose.
– Ma foi, je n'y ai pas pensé. Montez donc, Françoise.
La jeune femme s'assit dans un coin, après avoir gracieusement salué à la ronde. Elle avait de beaux yeux bruns, qu'elle voilait souvent de ses longues paupières touchées de mauve. Née à Niort, elle avait habité l'Amérique, mais était revenue, orpheline, en France.
Lorsqu'ils parvinrent, non sans peine, à la rue Saint-Antoine, celle-ci, propre et droite, ne présentait pas un aspect trop encombré. Les carrosses se garaient dans les ruelles avoisinantes. L'hôtel de Beauvais se signalait par son activité de ruche. Un dais de velours cramoisi, enrichi de passements et de crépines d'or et d'argent, décorait le balcon central. Des tapis de Perse embellissaient la façade. Sur le seuil, une vieille dame borgne, parée comme une châsse, mais les poings sur les hanches, dirigeait en criant les tapissiers.
– Que fait là cette affreuse mégère ? interrogea Angélique tandis que leur groupe s'approchait de l'hôtel.
Hortense lui fit signe de se taire, mais Athénaïs pouffa derrière son éventail.
– C'est la maîtresse de maison, ma chère, Catherine de Beauvais dite Cateau-laBorgnesse. C'est une ancienne femme de chambre d'Anne d'Autriche, qui l'a chargée de déniaiser notre jeune roi lorsqu'il allait sur ses quinze ans. Voilà le mystère de sa fortune.
Angélique ne put s'empêcher de rire.
– Il faut croire que son expérience a remplacé le charme...
– Un proverbe dit qu'il n'y a pas de femmes laides pour les adolescents et les moines, renchérit le jeune Mortemart.
Malgré leurs sentiments ironiques, ils ne s'en inclinèrent pas moins profondément devant l'ancienne femme de chambre.
Celle-ci, de son œil unique, leur jeta un regard incisif.
– Ah ! ce sont les Poitevins. Mes agneaux, ne m'encombrez point. Filez là-haut avant que mes chambrières n'aient pris les bonnes places. Mais celle-ci, qui est-ce ? fit-elle, pointant un index crochu dans la direction d'Angélique.
Mlle de Tonnay-Charente présenta :
– Une amie, la comtesse de Peyrac de Morens.
– Tiens ! Tiens ! hé ! hé ! fit la vieille dame avec une sorte de ricanement.
– Je suis sûre qu'elle sait quelque chose sur ton compte, chuchota Hortense dans l'escalier. Nous sommes naïfs de croire que le scandale ne finira pas par éclater. Je n'aurais jamais dû t'emmener. Tu ferais mieux de rentrer à la maison.
– Entendu, mais alors rends-moi la robe, dit Angélique en tendant la main vers le corsage de sa sœur.
– Reste tranquille, sotte, répliqua Hortense en se débattant. Avec autorité.
Athénaïs de Tonnay-Charente avait pris d'assaut la fenêtre d'une chambre de domestique et s'y installait en compagnie de ses amies.
– On voit merveilleusement, s'écria-t-elle. Tenez, là-bas, la porte Saint-Antoine par laquelle va entrer le roi.
Angélique se pencha aussi. Elle se sentit pâlir.
Ce qu'elle voyait sous le ciel bleu embué de chaleur, ce n'était pas l'immense avenue où se rangeait la foule, ce n'était pas la porte Saint-Antoine avec son arc-de-triomphe en pierres blanches, mais un peu sur la droite, dressée comme une falaise sombre, la masse d'une énorme forteresse.
Elle demanda à mi-voix à sa sœur :
– Qu'est-ce que ce grand château-fort près de la porte Saint-Antoine ?
– La Bastille, souffla Hortense derrière son éventail.
Angélique ne pouvait en détacher ses yeux. Huit donjons coiffés chacun d'une tourelle de guet, des façades aveugles, des murs, des herses, des ponts-levis, des fossés, une île de douleur perdue en l'océan d'une ville indifférente, un monde clos, insensible à la vie et que n'atteindraient même pas en ce jour les clameurs d'allégresse : la Bastille !...
Le roi passerait, éblouissant, au pied de la farouche gardienne de son autorité. Aucun son ne percerait la nuit des geôles où des hommes désespéraient depuis des années, depuis toute une vie.
L'attente se prolongeait. Enfin les cris de la foule impatiente signalèrent le commencement du défilé.
Sortant de l'ombre de la porte Saint-Antoine, apparurent les premières compagnies. Elles étaient composées des quatre ordres mendiants : cordeliers, jacobins, augustins, cannes, précédés de leurs croix et de leurs porteurs de cierges. Les robes de bure, noires, brunes ou blanches, insultaient à la splendeur du soleil, qui faisait luire, pour se venger, un parterre de crânes rosés.
Le clergé séculier suivait, avec ses croix et ses bannières, ses prêtres en surplis et bonnets carrés.
Puis les corps de la capitale se présentèrent, trompettes levées et faisant succéder aux chants pieux des sonneries joyeuses.
Les trois cents archers de la Ville furent suivis de M. de Burnonville, le gouverneur, et de ses gardes.
Ensuite apparut le prévôt des marchands chevauchant parmi une magnifique escorte de laquais en velours vert et précédant les conseillers de la cité, les échevins, les quarteniers, les maîtres et les gardes des corporations de la draperie, de l'épicerie, de la mercerie, de la pelleterie, du vin, en robes de velours de mille couleurs.
Le peuple acclama ses compagnies marchandes.
Il se refroidit quand circulèrent à leur tour les chevaliers du guet, suivis des gens du Châtelet, c'est-à-dire des sergents à verge, des huissiers et des deux lieutenants, civil et criminel.
En reconnaissant ses habituels tourmenteurs « grimauts » et « malveillants », la plèbe se taisait.
Le même silence hostile accueillit les cours souveraines, les Aides, les Comptes, symboles de l'impôt détesté.
Le premier président et ses principaux collègues étaient tous magnifiques dans leurs grands manteaux écarlates, aux parements d'hermine, la tête coiffée du mortier de velours noir galonné d'or.
Il fut bientôt 2 heures de l'après-midi. Dans le ciel d'azur, de petits nuages se formaient en vain, immédiatement dissous par le soleil brûlant. La foule suait, fumait. Elle commençait à entrer en transe, le cou tendu vers l'horizon des faubourgs.
Une clameur annonça qu'on venait de voir la reine mère apparaître sous le dais de l'hôtel de Beauvais. C'était le signe que le roi et la reine approchaient. Angélique avait les bras passés autour des épaules de Mme Scarron et d'Athénaïs de Tonnay-Charente. Toutes trois, penchées à la fenêtre du dernier étage de l'hôtel, ne perdaient pas une miette du spectacle. Hortense, le jeune Mortemart et sa plus jeune sœur avaient trouvé place à une autre fenêtre.
On reconnut au loin le train de Son Éminence monseigneur Mazarin. Le cardinal-ministre étalait sa magnificence avec ses soixante-douze mulets ouvrant la marche, sous leurs houssines de velours et d'or, ses pages, ses gentilshommes couverts d'étoffes somptueuses, le carrosse où il se tenait, et qui était un véritable ouvrage d'orfèvrerie étincelant au soleil.
Il fit halte devant l'hôtel de Beauvais et, profondément salué par Cateau-la-Borgnesse, alla rejoindre au balcon la reine mère et la belle-sœur de celle-ci, l'ex-reine d'Angleterre, épouse du roi décapité Charles Ier. La foule applaudissait Mazarin sans contrainte. On ne l'aimait pas plus qu'au temps des « mazarinades », mais il avait signé la paix des Pyrénées, et, dans le fond du cœur, le peuple de France lui était reconnaissant de l'avoir préservé de sa propre folie, celle de bannir son roi, ce roi qu'on attendait maintenant dans un paroxysme d'admiration et d'adoration.
Ses gentilshommes et leurs maisons le précédaient.
Maintenant Angélique pouvait mettre un nom sur bien des visages. Elle indiqua à ses compagnes le marquis d'Humières et le duc de Lauzun, à la tête de leurs cent gentilshommes. Lauzun, sans façons, espiègle toujours, envoyait des baisers aux dames. La foule y répondait par de grands rires attendris.
Comme on les aimait ces jeunes seigneurs, si braves et si brillants ! Là encore on oubliait leur gaspillage, leur morgue, leurs rixes et leurs débauches éhontées dans les tavernes. On ne se souvenait que de leurs exploits guerriers et galants. On les nommait tout haut : Saint-Aignan d'or vêtu, le plus agréable par la taille et la mine, de Guiche avec son visage de fleur du Sud marchant seul sur un fougueux cheval dont les bonds faisaient resplendir les pierreries, Brienne et le triple étage de plumes de son chapeau, qui l'entouraient comme des battements d'ailes d'oiseaux fabuleux blancs et rosés.
Angélique se recula un peu et serra les lèvres lorsque passa le marquis de Vardes, son fin visage insolent dressé sous sa perruque blonde, marchant à la tête des cent suisses engoncés dans leurs fraises empesées.
Un fracas aigu de trompettes brisa la cadence du défilé.
Le roi approchait, porté par le remous des clameurs.
Il était là !... Beau comme l'astre du jour !
Comme il était grand, le roi de France ! Un vrai roi enfin ! Ni méprisable comme un Charles IX ou un Henri III, ni trop simple comme un Henri IV, ni trop austère comme un Louis XIII.
Monté sur un cheval bai-brun, il avançait lentement, escorté à quelques pas de son grand chambellan, de son premier gentilhomme, de son grand écuyer, de son capitaine des gardes.
Il avait refusé le dais que la Ville avait fait broder pour lui. Il voulait que le peuple le vît.
*****
Louis XIV passa sans soupçonner le rôle que joueraient dans sa vie ces trois femmes réunies là par le plus curieux des hasards : Athénaïs de Tonnay-Charente de Mortemart, Angélique de Peyrac, Françoise Scarron, née d'Aubigné. Sous sa main, Angélique sentait frémir la chair dorée de Françoise.
– Oh ! qu'il est beau, chuchota la veuve.
Devant l'homme déifié qui s'éloignait parmi la tempête des acclamations, la pauvre veuve Scarron évoquait-elle le nabot lubrique dont elle avait été pendant huit années la servante et le jouet ?
Athénaïs, ses yeux bleus agrandis par l'enthousiasme, murmura :
– Certes, il est beau sous son habit d'argent. Mais je pense qu'il ne doit pas être mal non plus sans habit aucun, et même sans chemise. La reine a bien de la chance de trouver un homme pareil dans son lit.
Angélique ne disait rien.
« C'est lui, pensait-elle, qui tient notre sort entre ses mains. Dieu nous préserve, il est trop grand, il est trop haut ! »
Un cri venu de la foule détourna son regard.
– M. le prince ! Vive M. le prince ! clamait-on.
Angélique tressaillit.
Maigre, efflanqué, dressant son visage aux yeux de feu, au nez en bec d'aigle, le prince de Condé rentrait dans Paris. Il revenait des Flandres, où l'avait conduit sa longue rébellion à l'autorité royale. Il n'avait cure de scrupules, de regrets, et d'ailleurs le peuple de Paris en jugeait ainsi. On oubliait le traître, on acclamait le vainqueur de Rocroi et de Lens.
À son côté, Monsieur, frère du roi, tout ennuagé de dentelles, ressemblait plus que jamais à une fille déguisée.
Enfin apparut la jeune reine, assise dans un char à la romaine tout de vermeil doré, tiré par six chevaux aux housses d'orfèvreries brodées de fleurs de lis d'or et de pierres précieuses.
Cateau-la-Borgnesse, au pied d'un escalier, semblait guetter quelqu'un. Lorsque le modeste petit groupe des Poitevins dont faisait partie Angélique apparut sur le palier, elle leur cria de sa voix éraillée :
– Alors ? Vous avez pu lorgner à votre aise ?
Ils se récrièrent, les joues encore enflammées d'excitation et remercièrent.
– C'est bon. Allez donc manger quelques gâteaux par là.
Elle plia son vaste éventail et en donna un coup léger sur l'épaule d'Angélique.
– Vous, ma belle, venez un peu avec moi.
Surprise, la jeune femme suivit Mme de Beauvais à travers les salles encombrées d'invités. Elles finirent par se retrouver dans un petit boudoir désert.
– Ouf ! fit la vieille dame en s'éventant. Ça n'est pas facile de s'isoler.
Elle examinait Angélique avec attention. Sa paupière à demi fermée sur son orbite vide donnait à sa physionomie une expression de canaillerie qu'accentuaient les placards de fard rouge incrustés dans ses rides, le sourire de sa bouche édentée.
– Je crois que ça ira, dit-elle après un moment d'observation. Ma belle, que diriez-vous d'un grand château aux environs de Paris, avec maître d'hôtel, valets de pied, laquais, servantes, six carrosses, des écuries, et cent mille livres de rente ?
– C'est à moi qu'on propose tout cela ? demanda Angélique en riant.
– À vous.
– Et qui donc ?
– Quelqu'un qui vous veut du bien.
– Je m'en doute. Mais encore ?
L'autre se rapprocha d'un air complice.
– Un riche seigneur qui se meurt d'amour pour vos beaux yeux.
– Écoutez, madame, dit Angélique, qui s'évertuait à garder son sérieux pour ne pas froisser la bonne dame, je suis très reconnaissante à ce seigneur quel qu'il soit, mais je crains qu'on ne cherche à abuser de ma naïveté en me faisant des propositions aussi princières. Ce seigneur me connaît bien mal s'il croit que le seul énoncé de ces splendeurs peut me déterminer à lui appartenir.
– Êtes-vous donc si à l'aise dans Paris pour faire à ce point la dédaigneuse ? Je me suis laissé raconter que vos biens étaient sous scellés et que vous vendiez vos équipages.
Son œil vif de pie-grièche ne quittait pas le visage de la jeune femme.
– Je vois que vous êtes bien renseignée, madame, mais précisément, je n'ai pas encore l'intention de vendre mon corps.
– Qui vous parle de cela, petite sotte ? siffla l'autre entre ses dents gâtées.
– J'ai cru comprendre...
– Bah ! vous prendrez un amant ou vous n'en prendrez pas. Vous vivrez en religieuse, si cela vous tente. Tout ce qu'on vous demande, c'est d'accepter cette proposition.
– Mais... en échange de quoi ? interrogea Angélique stupéfaite.
L'autre se rapprocha encore et lui prit familièrement les deux mains.
– Voilà, c'est tout simple, fit-elle sur un ton raisonnable de bonne grand-mère. Vous vous installez chez vous dans ce merveilleux château. Vous venez à la cour. Vous allez à Saint-Germain, à Fontainebleau. Cela vous amuserait, n'est-ce pas, de participer aux fêtes de la cour, d'être entourée, gâtée, louangée ? Naturellement, si vous y tenez absolument, vous pourrez vous appeler encore Mme de Peyrac... Mais peut-être préférerez-vous changer de nom. Par exemple vous pourriez vous appeler Mme de Sancé... C'est très joli... On vous regardera passer. « Voici la belle Mme de Sancé. » Hé ! hé ! n'est-ce pas que c'est plaisant ?
– Mais enfin, s'impatienta Angélique, ne me croyez tout de même pas assez stupide pour m'imaginer qu'un gentilhomme va me combler de richesses sans me demander aucune compensation ?
– Hé ! bé ! pourtant c'est presque ça. Tout ce qu'on vous demande, c'est de ne plus penser qu'à vos toilettes, vos bijoux, vos amusements. Est-ce donc si difficile pour une jolie fille ? Vous comprenez, insista-t-elle en secouant légèrement Angélique, vous me comprenez ?
Angélique regardait ce visage de mauvaise fée dont le menton poilu retenait des paquets de poudre blanche.
– Vous me comprenez ? Ne plus penser à rien ! Oublier...
« On me demande d'oublier Joffrey, se disait Angélique, d'oublier que je suis sa femme, de renoncer à le défendre, d'effacer son souvenir de ma vie, d'effacer tout souvenir. On me demande de me taire, d'oublier... »
La vision du petit coffret à poison s'imposa à elle. C'était de là, elle en était sûre maintenant, que partait le drame. Oui pouvait avoir intérêt à son silence ? Des gens parmi les plus haut placés du royaume : M. Fouquet, le prince de Condé, tous ces nobles dont la trahison soigneusement pliée reposait depuis des années dans le coffret de santal.
Angélique secoua la tête avec beaucoup de sang-froid.
– Je suis désolée, madame, mais je suis sans doute d'intelligence peu ouverte, car je ne comprends pas un traître mot de ce que vous m'exposez là.
– Eh bien, vous réfléchirez, ma mie, vous réfléchirez, et puis vous donnerez votre réponse. Pas trop tard, pourtant. D'ici quelques jours, n'est-ce pas ? Voyons, voyons, ma jolie, est-ce qu'à tout prendre cela ne vaut pas mieux... (Elle se pencha vers l'oreille d'Angélique et lui souffla : )... que de perdre la vie ?