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Un émule de Sherlock Holmes ?

Tante Amélie avait raison comme toujours : tirer des bords à l’heure où le soleil déclinant s’inscrit en transparence sur la toile de la blanche aile triangulaire d’une felouque était un moment de pur bonheur. Le Nil était plus bleu que jamais, crêté d’écume là où il se brisait sur les rochers, l’air d’une divine pureté, la végétation plus verte, plus dense que jamais, poussant les fleurs jusqu’au ras de l’eau. Les mariniers qui s’activaient sur le bateau fredonnaient un air à bouche fermée.

On avait décidé de faire le tour de l’île Éléphantine puis d’y aborder pour récupérer Plan-Crépin dans son temple en ruine.

— Comme elle y est depuis ce matin, elle aimera certainement mieux revenir avec nous que prendre le ferry.

— Elle y passe toutes ses journées ? Vous devez vous ennuyer ?

— Non. Seulement les après-midi en général mais, depuis que je me suis liée amitié avec les Sargent, elle part de temps en temps le matin en emportant son… casse-croûte… ? C’est le terme approprié, n’est-ce pas ?

— Absolument ! répondit Aldo en riant.

— En outre, dans ces pays chauds, j’aime faire une sieste après déjeuner alors qu’elle ne tient pas en place, tu le sais aussi bien que moi. Elle m’a confié un jour qu’elle voulait profiter de chaque minute de son existence…

— Le contraire m’aurait surpris. Et comment s’arrange-t-elle pour sa chère messe du matin ? Elle ne s’est pas convertie à l’islam, tout de même ?

Quand elle était à Paris, Marie-Angéline se rendait avec une régularité d’horloge à l’église Saint-Augustin entendre la messe de six heures. Elle s’y était taillé une sorte de centre de renseignements, alimenté par les vieilles demoiselles et les serviteurs de nombreuses grandes maisons, d’où elle tirait nombre d’informations qui, au fil des ans, s’étaient révélées plus qu’utiles dans les diverses aventures auxquelles Aldo et Adalbert l’avaient mêlée, à sa plus grande joie.

— Pas de problème, il y a un petit couvent à proximité de l’hôtel où elle peut se rendre facilement. Elle serait capable de dénicher une chapelle au pôle Nord.

Après quoi on fit silence pour ne rien perdre de la magie de la promenade. Elle avait le pouvoir d’alléger le poids des soucis d’Aldo. Une fois doublée la pointe nord de la grande île puis l’île-jardin Kitchener, on remonta le long de la rive gauche où l’on croisa le bac reliant au monastère Saint-Siméon. On approchait du passage entre les îles Essa et Éléphantine quand les jumelles qu’Aldo s’était gardé d’oublier se fixèrent soudain :

— Mais qu’est-ce qu’elle fait là ?

— Qui donc ?

— Votre Plan-Crépin, pardi ! Tenez, regardez là-bas, sur le chemin qui mène au ponton du bac, ajouta-t-il en tendant les jumelles. Si ce n’est pas elle, je mange mon chapeau !

À l’évidence, c’était elle. Au pas paisible d’un âne auprès duquel trottait le gamin que l’on avait vu précédemment en sa compagnie, Marie-Angéline descendait tranquillement vers le débarcadère reliant la rive à l’île Isis d’où un autre bateau la ramènerait à Assouan.

— Tu as raison et on est en droit de se poser la question : que peut-elle peindre par là ? C’est désertique à souhait ?

— Si vous voulez m’en croire, on rentre directement à l’hôtel sans nous occuper d’elle et nous attendrons de voir ce qu’elle nous racontera au dîner. Vous connaissez son goût du secret.

— Oh, oui !

— Et qui est ce jeune garçon ? C’est la seconde fois que je le vois avec elle.

— Le petit Hakim ? Il lui est dévoué depuis que, le jour même de notre arrivée, elle l’a tiré des griffes d’une grosse brute qui le poursuivait à coups de fouet en le traitant de mendiant. Elle n’était armée que de son ombrelle mais tu aurais dû assister à la scène : c’était épique ! Elle refaisait les croisades à elle toute seule dans le meilleur style de ses ancêtres dont elle nous rebat les oreilles. C’était grandiose ! De ce jour, le petit s’est mis en quelque sorte à son service. Au fait, lui dirons-nous que nous l’avons vue ?

— Pourquoi pas ? Elle est libre d’aller où elle veut.

— Sans doute. Pourtant, il lui arrive d’avoir des réactions inattendues.

Ce fut le cas ce soir-là. Quand on lui demanda d’où elle venait, Marie-Angéline devint rouge jusqu’à la racine de ses cheveux jaunes et s’efforça de prendre un air dégagé :

— Oh, ça… ? Dans ce pays on trouve partout des sujets intéressants. Hakim m’avait parlé d’une… statue… très ancienne et à demi ensablée.

— Et j’imagine que vous l’avez dessinée ?

Le pourpre s’approfondit :

— Non… non, elle n’en valait pas la peine, réflexion faite… mais la promenade était agréable.

Aldo avait envie de pousser plus loin l’interrogatoire pour se venger ainsi de la déception qu’elle n’avait pas réussi à dissimuler en apprenant qu’il s’était brouillé avec Adalbert et qu’il était revenu s’installer seul à l’hôtel. Même si elle était tombée brusquement amoureuse, la complicité nouée entre eux depuis des années méritait un autre accueil. Aussi, avant de monter dans leurs chambres respectives afin de se préparer pour le dîner, profita-t-il de ce que Plan-Crépin était allée chercher ses clefs à la réception pour glisser à l’oreille de Mme de Sommières en se dirigeant vers l’ascenseur :

— Pas un mot de ce que je vous ai dit ! Je vous expliquerai.

Mais elle n’avait pas besoin d’explications :

— Je n’en avais plus l’intention. L’histoire de l’Anneau la mettrait en transe et elle n’aurait de cesse de te l’arracher pour courir l’offrir à l’élu de son cœur. En revanche, elle saura la vérité en ce qui concerne votre querelle.

— Vous allez lui faire de la peine…

— Ce n’est plus une gamine et on ne peut pas faire autrement. Tu penses bien qu’elle ne se satisfera pas de ta réponse désinvolte dans le meilleur style de l’Aramis d’Alexandre Dumas : « Oh ! Un point de saint Augustin sur lequel nous ne sommes pas d’accord » ?

— Cela aurait rallongé mon délai de réflexion tout en minimisant la gravité des faits…

— Sans aucun doute, mais la vérité est préférable. Surtout avec une fille comme elle, parce qu’elle la mérite. Elle saura encaisser !

Et, en effet, quand on se retrouva au salon où l’on se réunissait avant de passer à table, Marie-Angéline précédant la marquise, exceptionnellement, vint droit à lui :

— Je vous dois des excuses, Aldo ! J’avoue avoir reçu un choc lorsque vous vous êtes déclaré fâché avec Adalbert, mais vous ne devez pas en déduire que je vous donnais tort avant de connaître le motif de votre querelle. J’en suis navrée mais, après tout, ce n’est pas la première fois et il doit y avoir un moyen d’en sortir ?

Un large sourire la récompensa. Il lui prit la main dont il baisa la paume ainsi qu’il le faisait souvent pour sa femme :

— On va le chercher ensemble. Merci, Angelina !

Naturellement on ne parla que de ça tout au long du dîner. Aldo raconta ce qu’il avait appris sur Salima, sans oublier la mise en garde d’Ali Rachid. Chose curieuse, sa réaction fut exactement la même que celle de la marquise :

— Si l’on s’en tient à ses précédents coups de cœur, on pourrait en déduire qu’Adalbert n’en a pas fini de grandir et qu’il nous fait une crise de croissance…

— Là ! Qu’est-ce que je disais ? fit Tante Amélie.

— … à cette différence près, que ladite crise peut se révéler plus grave que les précédentes. Elle est bizarre, cette fille qui s’impose presque à lui à titre d’assistante sur son chantier de fouilles mais qui se hâte de passer à l’ennemi quand un quidam le dépouille de sa concession. De plus, il ne sait rien sur elle et tombe des nues en apprenant qu’elle est la petite-fille du vieil homme que l’on vient d’assassiner. Enfin, il est sa seule famille, cependant elle n’habite pas chez lui quand elle vient à Assouan mais chez cette Shakiar, même en l’absence de cette dernière, puisqu’elle réside à l’hôtel jusqu’après la fête du gouverneur…

— Elles sont peut-être parentes ? hasarda la marquise.

— Sans que Shakiar le soit d’Ibrahim Bey ? Rappelez-vous qu’il nous a assuré n’avoir plus de famille à une exception près ?

— C’est sûrement ça, fit Plan-Crépin. Je ne vois pas d’autre explication logique.

— Et le beau garçon avec qui elle flirtait sur le bateau à Louqsor ?

— Si tu veux mon avis, tu en as tiré des conclusions trop rapides. Rien ne rapproche plus qu’une croisière, que ce soit en mer ou sur un fleuve. Elle venait peut-être de le rencontrer ? Je me fais sans doute l’avocat du diable, mais pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? Ils sont tous les deux jeunes et beaux et ils ont pris plaisir à être ensemble. Cela dit, qu’est-ce qu’on décide maintenant ?

— Il y a encore un point que je voudrais éclaircir, reprit Marie-Angéline. Celui des perles vraies ou fausses. Que l’on soit venu les cacher dans vos chambres c’est… disons, normal. Ce qui l’est moins, c’est que l’on ait tout chamboulé, fouillé, éventré au besoin. En général, on se comporte ainsi quand on cherche quelque chose, non ? Autrement, c’est du temps perdu.

— Sans doute, fit la vieille dame, évasive.

— Mais quoi ? En avez-vous une idée ?

Pour s’éviter de répondre, Aldo alluma une cigarette après en avoir offert à ses compagnes. Mme de Sommières se jeta à l’eau courageusement :

— On n’en sait rien ! déclara-t-elle en levant les yeux vers les moucharabiehs de la coupole où l’orchestre faisait rage – on dansait déjà depuis un moment sur la piste de marbre gris –, comme si elle attendait du Ciel son absolution pour un si gros mensonge.

— Nous en sommes bien certaine ?

— Puisque je vous le dis, Plan-Crépin ! protesta-t-elle, furieuse de se sentir rougir et aussi furieuse de deviner qu’on ne la croyait pas…

— Si nous passions sur la terrasse pour admirer la nuit ? proposa Aldo en repoussant son fauteuil pour se lever.

Cette fois, ce furent le colonel Sargent et sa femme qui s’inscrivirent dans le paysage, apportant une diversion :

— Pouvons-nous vous proposer un bridge ? À part danser ou écouter de la musique en buvant un verre, les divertissements sont limités le soir…

— Pourquoi pas ? accepta Aldo avec empressement bien qu’il n’aimât pas le bridge alors que Tante Amélie y était d’une assez jolie force.

La proposition avait l’avantage de mettre un terme aux questions épineuses, et aussi de lui permettre de faire la connaissance de lady Clémentine. Elle l’intéressait fort depuis qu’il la savait sœur de Warren, le Superintendant de Scotland Yard qu’Adalbert et lui avaient surnommé le Ptérodactyle pour la ressemblance avec l’oiseau préhistorique que lui conféraient son long nez, ses yeux jaunes, son front dégarni et le vieux macfarlane pisseux dont il était revêtu en permanence quel que soit le temps. Ce qui ne l’empêchait pas de porter dessous des costumes d’une élégance souvent sévère mais irréprochable. Difficile d’admettre qu’ils soient du même sang quand on regardait sa sœur. Elle était aussi charmante qu’il était abrupt, même ayant atteint la soixantaine : blonde tirant sur le gris argent, elle avait de jolis yeux noisette, des traits fins où les rides s’inscrivaient discrètement et un beau sourire.

Elle en offrit un exemplaire à Marie-Angéline :

— Comme je ne suis pas très forte, j’espère que Mlle du Plan-Crépin voudra bien me remplacer ?

— Croyez que je suis désolée, lady Clémentine, mais je suis fatiguée ce soir et je serais une partenaire détestable. Voulez-vous m’excuser ?

— Bien sûr, ma chère ! Mais vous allez être responsable d’un naufrage. Vous ne savez pas à quel sort tragique vous condamnez votre famille… et accessoirement mon époux s’il a le malheur de perdre !

— Nous montrerons la vaillance de la cavalerie anglaise face aux canons russes à Balaklava ! fit Aldo en riant. Je ne suis pas un aigle, moi non plus…

On se dirigea vers le salon de jeux tandis que Marie-Angéline rejoignait l’ascenseur après avoir dit bonsoir. Rentrée dans sa chambre, toutefois, elle ne se coucha pas. Jamais, d’ailleurs, elle ne se mettait au lit sans avoir aidé la marquise à s’installer dans le sien et lui avoir lu quelques pages du livre en cours. Ce soir, la partie de bridge lui laissait du temps libre et elle décida d’en profiter.

Enfilant un manteau léger sur sa robe du soir en poult-de-soie bleue – une fraîcheur était tombée au coucher du soleil –, elle descendit à la réception et demanda si l’on pouvait lui indiquer l’adresse de M. Lassalle.

— À votre service, Madame ! En remontant vers la gauche, c’est à deux cents mètres en continuant sur la gauche. On l’appelle la maison des Palmes. Désirez-vous une voiture ?

— Merci, c’est inutile. Un peu de marche me fera du bien.

Cela lui permettrait au moins de mettre de l’ordre dans ses idées. Trop fine pour ne pas deviner qu’on lui cachait quelque chose, elle voulait se faire une opinion en écoutant la version d’Adalbert. Et puis peut-être tenter de mettre un terme à la brouille entre les deux hommes qu’elle aimait le plus. L’idée d’une rupture définitive entre ces deux-là lui était insupportable parce que c’était un pan entier d’un univers chaleureux qui s’écroulait.

Elle trouva sans peine ce qu’elle cherchait, mais la grille du portail était fermée et aucune lumière n’était visible nulle part, ni dans la loge du garde ni au bout du jardin dans la grande maison blanche. Se pouvait-il qu’il n’y eût personne ? D’après Aldo, le maître des lieux ne sortait guère de chez lui, mais Plan-Crépin n’était pas tentée par un dialogue avec un bonhomme dont elle gardait un désagréable souvenir.

Un moment, elle considéra la chaîne noire de la cloche, avança la main pour l’actionner, n’acheva pas son geste et, finalement, renonça. À la réflexion, le style conspirateur ne s’imposait pas et rien ne l’empêchait de revenir en plein jour et de demander son ami sans avoir à subir une entrevue avec l’impossible Lassalle ? Et puis, bien que d’une bravoure héroïque – croisades obligent ! –, le silence absolu qui l’entourait l’angoissait un peu. On n’entendait rien, ni le hululement d’une chouette ni l’aboiement d’un chien, et cela installait une atmosphère assez étrange pour qu’elle désirât lui échapper. Tournant les talons, elle rentra à l’hôtel, prit un livre et attendit patiemment le retour de Mme de Sommières.


La partie achevée, le colonel Sargent et Aldo allèrent boire un verre au bar. Entre eux, une sympathie se développait, l’Anglais ayant perdu au bridge avec une bonne humeur trop sympathique pour n’être pas attirante.

Après avoir bu et fumé un moment en silence, ce dernier dit :

— Cela ne vous fera peut-être pas plaisir mais je considère comme une vraie chance que votre ami l’archéologue ne soit pas revenu s’installer ici avec vous…

— Vous avez eu à vous en plaindre ?

— Absolument pas ! Et je dirai même que c’est le genre de type qui me plairait plutôt. Ce que j’en dis, c’est par compassion pour le mobilier de l’hôtel. L’honorable Freddy Duckworth a débarqué ce soir avec armes et bagages.

— Vous le connaissez personnellement ?

— Comme on peut connaître quelqu’un quand on se retrouve ensemble à deux ou trois reprises dans le même palace. Il donne l’impression d’un gentil garçon et j’ai cru comprendre qu’il est égyptologue, lui aussi… quoique, chez lui, la profession me paraisse plus décorative qu’absorbante ?

— Cela tient à ce qu’il la pratique d’une façon bien à lui. Sa technique se rapproche de celle du coucou.

— Du coucou ?

— Cet oiseau qui attend que les autres volatiles aient bâti leur nid pour s’y installer à leur place. C’est la technique de ce Duckworth : il met sous surveillance un confrère et si le bonhomme découvre quelque chose, il se dépêche de lui faire retirer la concession en claironnant qu’il avait effectué la découverte avant lui… Comme il a, paraît-il, des relations influentes… et – pardonnez-moi ! – qu’il est anglais, il n’a aucune peine à obtenir satisfaction. C’est ainsi qu’il a dépouillé Vidal-Pellicorne d’un chantier prometteur. Pour cette fois, les choses ont mal tourné : la tombe, soigneusement refermée, avait été pillée depuis quelques dizaines d’années et on y avait même laissé un cadavre n’ayant strictement rien à voir avec celui d’un pharaon… ou d’une pharaonne puisqu’il aurait dû s’agir d’une femme…

— Je vois ! Ce n’est pas fair-play mais c’est commode. Il faut espérer que ces deux gentlemen ne se rencontreront plus !

— On peut toujours l’espérer, mais sans trop y croire ! Ce n’est pas une métropole, Assouan ! Cela dit, sauriez-vous d’où Duckworth sort une protection si utile ? Il est le neveu du Premier Ministre ou quoi ?

— Non. Celui de lord Ribblesdale, un des hommes les plus riches d’Angleterre par son mariage avec une Américaine cousue d’or, encore très belle en dépit des années, mais excentrique au-delà de l’imaginable !

— Ava Astor ! exhala Morosini, frappé par ce nouveau coup du destin. Encore elle !

— Vous la connaissez ?

— Je dirais que trop, si elle ne m’avait apporté son aide dans une affaire que je traitais aux États-Unis il y a trois ou quatre ans. Aussi lui dois-je une certaine reconnaissance. En dehors de cela, c’est sans doute la femme la plus insupportable que j’aie jamais rencontrée. Si l’on excepte cependant sa fille Alice. Celle-là entre en transe au seul nom de l’Égypte. Elle se prétend la réincarnation de je ne sais quelle princesse et ne laisse ignorer à personne ses anciennes relations avec lord Carnarvon au moment de la découverte de Tout-Ank-Amon. Mon ami Vidal-Pellicorne les connaît également. Pas pour son bien, et j’espère que l’une d’elles ne va pas s’inscrire prochainement dans ce beau paysage ! Si en plus elles ont des liens avec ce Duckworth, nous allons au carnage !

Le colonel se mit à rire, l’œil soudain émoustillé :

— Ne me tentez pas ! Je vais avoir envie de prier pour que ce spectacle de choix nous soit donné ! À part les ruines et les balades sur le Nil, les distractions sont rares ! À ce propos, je monte(10) demain matin. Voulez-vous m’accompagner ?

Aldo déclina l’invitation. Bien qu’il eût été jadis un excellent cavalier, il y avait longtemps qu’il n’avait pas pratiqué. En outre, venu à l’origine conclure une affaire, il n’avait pas cru utile de s’encombrer de la tenue adéquate.

— Oh, s’il n’y a que ça, le problème n’est pas insoluble. Le club équestre dépend des officiers de la garnison(11) et, chez le tailleur, on vous trouvera le nécessaire ! Quant à la pratique, je vous rassure : c’est comme la bicyclette, ça ne s’oublie pas ! Venez donc ! C’est demain que l’on ramène chez lui le corps d’Ibrahim Bey aux fins de funérailles. Je confesse que j’ai envie d’observer l’événement…

Ça, c’était intéressant ! Aussi Aldo accepta-t-il sans plus se faire prier. Il était un peu surprenant qu’un colonel retraité de l’armée des Indes éprouvât le désir d’aller regarder l’enterrement d’un saint homme arabe, même d’une grande réputation, mais ne venait-il pas de lui confier qu’il manquait de distractions ? D’ailleurs à l’heure du breakfast, lady Clémentine lui fournit la clef de cette énigme :

— Mon mari est curieux comme un chat ! Je me demande parfois si mon frère ne déteindrait pas sur lui. Arthur l’admire énormément, vous savez ?

— Il n’est pas le seul ! C’est un policier hors ligne… et un ami précieux.

— En ce moment le vol au British Museum le soucie beaucoup !

— On a cambriolé le Museum ? Je ne suis pas au courant.

— Gordon a veillé à ce que l’on n’en parle pas. En fait, un seul objet a été volé : une croix ansée trouvée jadis dans les environs mais qui serait beaucoup plus ancienne que les plus lointains pharaons… Ce serait peut-être de peu d’importance s’il n’y avait eu deux hommes assassinés…

— Je vois !

Il faisait même davantage que voir : il croyait encore entendre Guy, au soir de la mort d’El-Kouari, lui dire qu’il avait pu admirer au British une croix ansée en orichalque et de provenance sans doute atlante. Ainsi, elle avait été volée à peu près au même moment où l’on délestait Carter de son anneau protecteur ? Si l’on y ajoutait la soudaine résurgence de la Reine Inconnue dont chacun s’obstinait à clamer qu’elle n’était qu’une légende et certains détails supplémentaires – par exemple, les recherches d’Henri Lassalle sur le nom de son antique bien-aimée, les confidences faites à Plan-Crépin par une dénommée Lavinia et les « non-dits » d’Ibrahim Bey – il y avait matière à s’interroger !

Aussi la matinée du lendemain le trouva-t-elle vêtu d’une paire de jodhpurs(12), d’une chemise de polo et d’une veste de sport, une casquette en tweed sur la tête, trottant allègrement aux côtés du colonel en direction du château du Fleuve. Il y avait longtemps qu’Aldo ne s’était senti aussi détendu. Cette matinée sous un soleil sur le chemin du zénith était glorieuse et il éprouvait une joie presque enfantine à constater qu’il était toujours bon cavalier. Le cheval d’ailleurs l’avait accepté dès l’instant où il s’était enlevé en selle et, délivré de ce souci, il pouvait goûter pleinement le plaisir de la balade.

— Quand je vous disais que ça ne s’oublie pas ? fit Sargent qui avait suivi d’un œil critique ses premières évolutions. On est bon cavalier ou on ne l’est jamais et l’âge n’y peut rien… sauf évidemment quand surviennent les rhumatismes. Et encore ! J’ai connu un vieil Afghan qui en était perclus. Ça craquait de partout. Pourtant, une fois en selle et après s’être fait frictionner de je ne sais quelle mixture nauséabonde, il redevenait un véritable centaure !

Ils étaient partis tôt afin de précéder la foule inévitable lorsqu’il s’agissait de porter à sa dernière demeure une notabilité, surtout auréolée d’une réputation de sagesse confinant à la sainteté. En outre, décédée de mort brutale. Cependant, les gens affluaient déjà sur le chemin menant au tombeau, un bâtiment relativement modeste coiffé d’une coupole qui s’élevait à l’écart de la vieille demeure derrière laquelle – côté fleuve ! – le colonel choisit de les mettre hors de vue en attachant leurs montures à l’unique palmier puis, les jumelles au cou, on attendit…

Pas longtemps. Ce fut d’abord une rumeur mais qui progressait rapidement pour devenir clameur où les cris aigus des pleureuses se mêlaient au grondement des hommes. En même temps, une véritable horde envahit le plateau, sorte de flot humain s’agitant autour du cercueil de cèdre dans lequel le défunt reposait à visage découvert. C’était à qui s’approcherait au plus près du corps, bousculant un service d’ordre à peu près inexistant.

— Je ne sais pas si des discours sont prévus mais les officiels vont avoir du mal à les délivrer. Ils sont débordés.

Renonçant à une lutte dérisoire, les officiels s’étaient massés, gouverneur en tête, attendant que la foule se déploie devant le tombeau où Salima, drapée de noir des pieds à la tête, avait pris place, Shakiar et son frère derrière elle.

Dans ses jumelles, Aldo détailla le groupe résigné des notables : Mahmud Pacha et son conseil, Abdul Aziz Keitoun gesticulant pour tenter de diriger une police débordée, d’autres personnalités connues ou non parmi lesquelles il reconnut Henri Lassalle et Adalbert.

— Ce n’est pas possible ! commenta le colonel. Toute la ville est là. Sauf peut-être les touristes et encore ! Il doit bien s’en trouver un ou deux que l’événement a attirés.

— Je me demande si l’assassin est présent, lui aussi ? remarqua Aldo.

— Ça se pourrait ! Cette fête de la mort signe son triomphe. Il doit s’en repaître.

— Vous semblez entretenir des relations avec le capitaine Keitoun. Savez-vous si l’enquête progresse ?

— Je ne suis même pas sûr qu’il en existe une. En dehors de croquer des pistaches et fumer le narghilé, il n’est bon à rien. On peut se demander ce qu’attend Le Caire pour envoyer un policier digne de ce nom ?

Enfin le calme revint lorsque, à la suite de l’imam, Ibrahim Bey reposa à l’intérieur du tombeau. Les officiels se retirèrent. Aldo observa Lassalle essayer d’entraîner un Adalbert visiblement réticent. Encore n’y parvint-il qu’après avoir vu Salima et ses deux compagnons regagner la demeure. À la suite de quoi, le gros de la foule se retira à son tour. Il ne resta devant l’entrée qu’un groupe restreint de fidèles en prières.

— Nous n’avons plus qu’à rentrer, nous aussi ! conclut le colonel. Sauriez-vous par hasard qui est la jeune fille que votre ami avait une si forte envie de rejoindre ?

— Vous avez remarqué cela ? fit Aldo, surpris. Vous êtes observateur !

— On le devient forcément quand on est à la retraite après une vie active. Elle est plus que belle !

— C’est la petite-fille d’Ibrahim Bey, ceux qui l’accompagnaient étant la princesse Shakiar, ex-épouse du roi Fouad, et son frère Ali Assouari.

Sargent émit un sifflement appréciateur :

— Du beau monde, mais je connais. Ne serait-ce pas en l’honneur de cette jeune fille que votre ami administrait une raclée magistrale à ce rouquin lorsque nous avons fait connaissance à Louqsor ?

Aldo se mit à rire :

— Bravo ! Vous devriez demander à Warren de vous embaucher. Vous seriez pour Scotland Yard une recrue de choix !

Sous le compliment, le vieux soldat rougit de plaisir :

— Que voulez-vous, il faut bien s’occuper…

Pour dérouiller les jambes des chevaux, on leur offrit un petit galop à travers le plateau avant de revenir vers la ville. En approchant, Aldo consulta sa montre :

— Cela vous ennuierait si nous faisions un détour par le poste de police ? Keitoun doit être rentré maintenant et je voudrais lui parler.

— Pas du tout ! Je vous confierai même que je le trouve plutôt distrayant… Il est tellement nul que c’en devient amusant. Parions que nous allons le trouver à rêvasser entre ses pistaches, son chasse-mouches et sa pipe à eau. Dix livres ? Tenu ?

— Jamais de la vie ! C’est gagné d’avance !

Et pourtant, quand on arriva dans le bureau du capitaine, les pistaches, le chasse-mouches et le narghilé étaient effectivement là, mais de Keitoun point ! On entendait seulement sa voix tonner dans les profondeurs de la maison.

— On dirait que j’ai perdu une belle occasion d’empocher dix livres ? remarqua Morosini.

— C’est parce que vous n’êtes pas anglais. Chez nous, on parie sur tout et sur n’importe quoi !

L’instant suivant, Keitoun se matérialisait, un dossier sous le bras :

— Qu’est-ce que vous voulez, vous ? aboya-t-il. Ah… bonjour, colonel, je ne vous avais pas vu. On vous a encore volé votre cheval ?

— Non. C’est le prince Morosini qui souhaite vous parler.

— Ah ! Et qu’est-ce qu’il veut ?

— Étant donné qu’il a pris la peine de venir vous voir, vous devriez le lui demander, non ?

— Si. Alors qu’est-ce que vous voulez ?

Ainsi engagé, le dialogue risquait de tourner à l’aigre. Aldo préféra couper court :

— Rentrer chez moi !

— Pour quoi faire ?

— Mon travail ! Je suis un homme d’affaires, capitaine, et ici je perds mon temps !

— Eh bien, partez !

— Je ne demande que cela… à condition que vous me rendiez mon passeport ! Je n’ai pas l’habitude de voyager en clandestin !

— Pas possible !

— Mais pourquoi ?

— Parce que l’enquête n’est pas terminée !

— Qu’est-ce que j’y peux ? Ce n’est tout de même pas moi qui ai assassiné Ibrahim Bey et ses gens ?

— Vous avez été l’un de ses deux derniers visiteurs.

— Sûrement pas ! Les derniers ont été ses meurtriers… dont je ne faisais pas partie !

— C’est vous qui le dites ! Reste à le prouver !

Le colonel Sargent se lança dans la mêlée :

— Si vous le permettez, il y a encore un témoin ! Le majordome que l’on a conduit à l’hôpital… Tawfiq ? Si je ne me trompe ?

— Vous ne vous trompez pas, mais étant dans le coma, il est difficile de l’interroger. Alors pour l’instant, vous restez là ! Point final !

Et pour bien montrer qu’il n’en dirait pas plus, Keitoun s’assit et plongea ses mains grasses dans les pistaches. Ils l’abandonnèrent à cette tâche absorbante et rejoignirent leurs chevaux :

— Incroyable ! soupira le colonel. On dirait qu’il vous en veut personnellement ?

— Vous ne me croirez peut-être pas, mais c’est l’effet que je produis sur les policiers que le hasard me fait rencontrer… Je dois avoir un faciès de repris de justice !

— Cela ne m’a pas frappé ! En attendant, si l’on se mêlait de cette enquête ? proposa-t-il, la mine gourmande. Je propose de commencer par l’hôpital !

Ce que l’on fit séance tenante, sans obtenir de résultat : oui, le grand Nubien restait sans connaissance et, non, on ne pouvait pas le voir : un garde veillait jour et nuit à sa porte. C’était l’impasse et il fallait l’aimable optimisme du colonel pour y résister.

— N’importe comment, observa Aldo, il n’aurait peut-être pas pu nous en apprendre davantage s’il ne parle que l’arabe ?

— Oui, mais moi je parle sept langues… dont l’arabe et le pachtou. Avant Peshawar et les Gurkas où j’ai fait un bon bout de ma carrière, j’ai été en poste à Aden. Ne désespérez pas ! le consola-t-il en lui assenant une bourrade vigoureuse. On finira par en sortir.

« Oui, mais quand ? pensa Aldo. Et dans quel état ? »

Les trois jours qui suivirent furent pénibles pour Aldo : il les passa à ronger son frein, tournant en rond entre les balades à cheval avec le colonel dont le bel optimisme semblait baisser à vue d’œil en ce qui concernait « l’enquête » qui l’émoustillait tant le jour des funérailles, d’autres à pied ou en bateau avec Tante Amélie qui visiblement se tourmentait pour lui. Quant à Marie-Angéline, elle profitait de sa présence pour s’esquiver et dessiner à tour de bras dans de mystérieux endroits. Laissant entendre qu’elle n’avait nulle envie d’être accompagnée, sinon par le jeune Hakim. Aucune nouvelle ne parvenait de la maison des Palmes, ce qui rendait Aldo enragé. Il brûlait de s’y rendre et d’y pénétrer – par la force, au besoin ! – pour administrer à Adalbert la correction capable de lui extraire du cerveau jusqu’au souvenir de cette Salima maudite. Il en voulait en outre à Henri Lassalle de le laisser ainsi dans l’ignorance. Il n’était jusqu’au sublime paysage qui ne perdît progressivement de son charme.

Seul îlot, en dehors de Sargent, dans cet océan d’ennui : par Tante Amélie, il avait fait la connaissance d’une des pensionnaires du Cataract, une Anglaise d’une quarantaine d’années, grande et solide, avec un beau visage ouvert et des yeux pétillants d’intelligence. Elle se nommait Mrs Mallowan, épouse d’un archéologue « mésopotamien », mais s’était déjà taillé une réputation en Grande-Bretagne ainsi qu’en France en écrivant des romans policiers sous son pseudonyme : Agatha Christie. Elle s’était installée à l’hôtel où elle occupait une suite afin d’y écrire tranquillement. Sa conversation était pleine d’imprévus et de boutades. Elle disait par exemple :

— La meilleure chose à faire est d’épouser un archéologue. Plus vous vieillirez et plus il vous aimera…

Autre qualité maîtresse pour Morosini : elle se fichait royalement des joyaux célèbres ou non et il était incroyablement distrayant de bavarder avec elle à bâtons rompus. Hélas, c’était insuffisant pour le débarrasser de ses tourments…

Au matin du quatrième jour, enfin il se produisit un événement : le portier remit à Aldo une enveloppe renfermant son passeport. Sans un mot d’explication, mais cela n’avait plus d’importance. Il en éprouva la joie d’un gamin dont on vient de lever la punition et qui voit s’ouvrir devant lui les portes de la liberté, et se précipita chez Mme de Sommières :

— Alléluia, Tante Amélie ! Je peux rentrer chez moi !

Deux visages se levèrent en même temps vers lui : la marquise rédigeait en effet son courrier, assistée de Plan-Crépin :

— On t’a rendu ton passeport ?

— Oui. Je suis franchement navré de vous quitter mais ce voyage dont j’espérais tant se termine si mal que je n’ai guère envie de le poursuivre ! En outre, je ne sers strictement à rien ici. Alors demain, je pars pour Le Caire.

— Je ne peux pas te donner tort… commença la marquise, interrompue aussitôt par sa « secrétaire ».

— Et Adalbert ? Qu’est-ce que vous en faites ? Vous le laissez tomber ?

— Du calme, Plan-Crépin ! Il est assez grand pour savoir ce qu’il doit faire !

— Merci, Tante Amélie ! Quant à vous, ma chère enfant, je vous ferai remarquer que ce n’est pas moi qui ai lancé les tuiles en l’air ! Si Adalbert voulait que l’on se réconcilie, il en a eu largement le temps…

— Comme si vous ne le connaissiez pas ! Il doit être aussi malheureux que vous !

— Ça m’étonnerait énormément ! À l’heure qu’il est, il doit être en train de jouer les consolateurs auprès de sa dernière passion !

— Dont vous vous méfiez non sans raison ! Je suis certaine qu’il va avoir besoin de vous sous peu !

— J’aimerais savoir d’où vous sortez cette certitude ? Je sais comment cela se passe quand il a une femme dans la tête : le monde disparaît. Seule compte la bien-aimée. Alors je le laisse à ses amours… D’ailleurs, il n’est pas abandonné chez Henri Lassalle. Il le considère comme son second père…

— Peut-être. N’empêche que vous ne pouvez pas partir de la sorte ! J’ai la prémonition que nous allons tous le regretter… bientôt !

Des larmes coulaient sur ses joues et sa voix trahissait une telle angoisse qu’Aldo s’en émut :

— Il ne faut pas vous désoler, Angelina ! Si quelqu’un peut, un jour, recoller les morceaux entre lui et moi, c’est vous et Tante Amélie. Il vous aime beaucoup et dès le moment où j’aurai disparu de son champ de vision, il reviendra peut-être plus facilement à la raison… J’y pense… Je vais vous donner un cadeau pour lui… Attendez deux minutes.

Il courut à sa chambre, prit une enveloppe et y glissa l’Anneau, la ferma et revint la mettre dans les mains de Marie-Angéline :

— Voilà. Vous le lui porterez de ma part ! Il lui sera sûrement beaucoup plus utile qu’à moi.

— Tu es certain de ne pas te tromper ? s’inquiéta Mme de Sommières. Souviens-toi de ce que nous disions : il n’aura de cesse de l’offrir à la dame de ses pensées…

— Si ça peut le rendre heureux…

Cependant Plan-Crépin palpait l’enveloppe sans oser l’ouvrir :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un anneau… et la dernière cachotterie qu’on vous ait faite ! Justement parce que nous craignions que vous n’alliez la livrer tout droit à Adalbert !

— Mauvaise raison ! Si vous commenciez par m’en parler ? Je ne lui donnerai rien avant de savoir de quoi il retourne ! Étant donné que vous ne partez que demain, nous n’avons pas à nous presser !

Et elle alla s’installer dans un fauteuil, bras croisés, attendant la suite.

— Plan-Crépin ! reprocha Mme de Sommières. Vous trouvez qu’Aldo n’a pas suffisamment d’ennuis ? Pourquoi compliquer les choses ?

— Nous devrions me connaître mieux ! Je suis vexée qu’après tant d’aventures courues ensemble on ait jugé bon de me cacher quelque chose… de primordial peut-être ?

— Sans aucun doute ! rétorqua Aldo qui commençait à perdre patience. Alors vous m’écoutez ou vous me délivrez une mercuriale ? Si c’est ça, j’expédie l’Anneau à Henri Lassalle et…

— Non, non ! Surtout pas ! J’écoute !

En de courtes phrases il eut remis l’Anneau dans son contexte et, pour finir, décolla l’enveloppe afin de le lui montrer. Son mouvement de mauvaise humeur était déjà oublié et elle écarquillait des yeux de petite fille émerveillée :

— Une bague venue de si loin !… du fond des âges ! C’est inouï !

— Alors, vous allez la lui donner ou non ?

— Bien sûr… quoique je me demande si n’aviez pas un peu raison en pensant…

— On n’en sortira pas ! déplora Mme de Sommières. Donne-moi ça, Aldo, j’irai moi-même…

Elle n’acheva pas sa phrase. Le téléphone intérieur sonnait. Plan-Crépin se dépêcha de décrocher. Cela faisait partie de ses tâches, la marquise détestant l’idée que l’on pût la sonner comme une domestique. Les réponses furent concises :

— Oui !… Oui, il est là ! Entendu, je le préviens !

Elle reposa le combiné puis se tourna vers Aldo :

— M. Lassalle est en bas. Il désire vous parler !

— J’y vais ! Tenez, rangez ça ! ajouta-t-il en fourrant enveloppe et Anneau dans les mains de Marie-Angéline. J’en profiterai pour faire retenir mes places de retour à Venise le plus vite possible…

Il descendit l’escalier en courant et gagna le bar où le vieux chercheur l’attendait, assis à une table d’encoignure devant un verre déjà à moitié vide. Bien qu’il fût tiré à quatre épingles comme d’habitude, Aldo fut frappé par les plis soucieux marquant son visage. Aussi, avant même de lui serrer la main, demanda-t-il ce qui l’amenait.

— Oh, une vétille : Adalbert a disparu !

— Comment, disparu ? s’étonna Aldo en se glissant auprès de son visiteur sur la banquette de velours rouge.

— Comment, je n’en sais rien ! Tout ce que je peux dire est que je ne l’ai pas vu depuis deux jours. Il est sorti avant-hier soir après avoir reçu un billet porté par un gamin en disant qu’il n’en aurait pas pour longtemps…

— Et vous ne vous inquiétez que maintenant ? Vous avez prévenu la police ?

— Évidemment, oui, mais plutôt par acquit de conscience. Vous connaissez ses capacités.

— Vous auriez pu me prévenir, moi.

— C’est ce que je fais… bien que, je vous l’avoue, j’y aie mûrement réfléchi. D’abord, Adalbert est très monté contre vous. Ensuite, ce n’est pas la première fois qu’il me joue ce tour. Voilà cinq ou six ans, alors qu’il séjournait chez moi, il est parti un soir en prétextant le même motif et n’est réapparu que trois jours après, dégoulinant de contrition mais si visiblement content que je n’ai pas eu le courage de lui faire des reproches. Il est vrai que le « quelqu’un » était une femme…

— Qui vous dit que l’histoire ne se renouvelle pas ?

— Il n’y en a qu’une qui l’intéresse en ce moment, et vous savez qui. Étant donné la chaleur de leurs relations, je serais fort étonné qu’il passe tout ce temps entre ses bras…

— La meilleure façon de le savoir n’est-elle pas d’aller vérifier ?

Le sang d’Henri Lassalle ne fit qu’un tour :

— Moi ? Que j’aille chez ce chameau de princesse Shakiar où elle habite ? Je ne vois d’ailleurs pas ce qu’Adalbert fabriquerait là-bas.

— Vous savez pertinemment qu’elle n’y est plus, puisqu’elle s’est installée au château du Fleuve le jour des funérailles ?

M. Lassalle éclusa son verre et fit une grimace aussi affreuse que s’il avait avalé de l’huile de ricin. Qu’Aldo traduisit aussitôt :

— … Mais vous n’avez aucune envie d’y aller voir ! C’est pousser la misogynie un peu loin ! Non ?

— Cette fois, vous ne pouvez nier que vous êtes responsable !

— Bon ! Écoutez, nous n’allons pas ergoter plus longtemps. Je me charge de cette corvée. Si Adalbert y est, je le saurai tout de suite !

— Même s’il est retenu captif ?

— Pour quelle raison ? Ces derniers temps, la belle Salima montrait une propension marquée à l’écarter de sa route. C’est décidé, j’y vais ! Rassurez-vous, conclut-il plus doucement, je passerai vous voir en rentrant.

Il remonta quatre à quatre chez Mme de Sommières où, c’était à prévoir, sa nouvelle arracha un cri d’angoisse à Marie-Angéline. Ce qui fit sursauter la vieille dame :

— Qu’est-ce qui vous prend de hurler de la sorte, Plan-Crépin ? Il n’est pas mort, que je sache !

— Vous n’en savez rien ! riposta l’interpellée en oubliant sous le coup de l’émotion son pluriel de majesté. Je suis sûre que cette femme est dangereuse !

— Moi aussi, mais j’en ai vu d’autres, répondit Aldo. Aussi y vais-je sans tarder ! Si je ne revenais pas – sait-on jamais ? – allez prévenir M. Lassalle… Quel que soit le souvenir que vous gardez de lui !

Il était sur le point de sortir quand elle le rappela d’une voix timide :

— Vous partez toujours demain ?

En dépit de son inquiétude, il ne put retenir un sourire :

— Vous ne perdez jamais le nord, n’est-ce pas, Mademoiselle du Plan-Crépin ? Je vous laisse répondre vous-même à cette question idiote !

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