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Où les choses se gâtent…

Ils étaient à peine revenus de leur surprise que l’intéressée se matérialisait devant eux, le canotier de travers et en proie à la plus vive agitation :

— Donc je n’ai pas rêvé ! s’écria-t-elle. Aldo et Adalbert ici, à Assouan ! Et par quel miracle ? En vous rencontrant tout à l’heure, j’ai cru que j’avais eu la berlue et que…

— Calmez-vous un peu, Plan-Crépin ! intima la marquise. Où voyez-vous un miracle qu’un égyptologue soit en Égypte ? Quant à Aldo…

— Une affaire à laquelle je n’ai pas donné suite, compléta celui-ci avec désinvolture. J’en ai profité pour visiter le pays.

— Et Lisa ? Et les enfants ?

Le ton accusateur agaça Mme de Sommières :

— Qu’est-ce qui vous prend ? Vous donnez dans l’inquisition, maintenant ?

— Aucun mystère là-dedans, expliqua Aldo, rassurant. Ils sont en Autriche pour soutenir la convalescence de Grand-Mère et faire du ski. Satisfaite ?

— Bien sûr, voyons ! C’est la meilleure des surprises… mais comment se fait-il qu’on ne vous ait pas vus à l’hôtel ? Vous arrivez seulement ?

— Non. La veille de la fête du gouverneur et il n’y avait plus de place. Nous sommes chez un vieil ami d’Adalbert !

— Oh, mais…

— Cela suffit, les questions, Plan-Crépin ! Allez plutôt dire au restaurant qu’ils déjeunent avec nous !

— Laissez ! J’y vais, en même temps je préviendrai Henri de ne pas nous attendre !

— Ils sont chez un certain Henri Lassalle, expliqua Mme de Sommières. C’est un nom qui me dit quelque chose, mais quoi ? Vous, avec votre mémoire encyclopédique…

Marie-Angéline se mit à rire :

— Je pense bien que je m’en souviens ! Avons-nous oublié Monte-Carlo (elle ne s’adressait jamais à sa cousine et néanmoins patronne qu’en employant le pluriel de majesté) il y a environ dix ans ? La table de trente-et-quarante au casino ?

— Mon Dieu ! Vous pensez que c’est le même ? Comment est-il, Aldo ?

Celui-ci fit une description rapide, ajoutant que son logeur possédait là-bas une villa.

— Aucun doute ! coupa Plan-Crépin. C’est cet individu qui s’est livré à des commentaires désobligeants parce que nous venions de le ratisser jusqu’à l’os. Il a prétendu, si mes souvenirs sont exacts, que les bonnes femmes feraient mieux de rester chez elles à tricoter !

— C’est à peine croyable ! C’est l’homme le plus courtois et le plus aimable que je connaisse ! Et c’est un vieil ami d’Adalbert puisque leurs pères étaient liés. C’est même Lassalle qui lui a injecté le virus de l’égyptologie. Il doit y avoir une erreur quelque part !

— D’après ta description, je n’en suis pas persuadée, dit Tante Amélie. La seule excuse qu’on puisse lui trouver est qu’il était plus qu’à moitié ivre… mais peut-être vaut-il mieux le laisser de côté. Voilà Adalbert qui revient…

Le déjeuner fut ce qu’il devait être entre gens heureux de se retrouver dans un cadre à la sobre élégance orientale… Un dôme monumental surmontait une piste de danse de marbre gris et abritait l’orchestre dans des moucharabiehs de bois sculpté. S’il n’avait joué – en sourdine ! – de la musique anglaise, on aurait presque pu se croire à la mosquée de Cordoue tant les dimensions étaient imposantes, ordonnées par de hautes arcatures dont la décoration alternait les marbres gris et rouge… Des fleurs sur toutes les tables, bien entendu, au milieu desquelles glissaient sans bruit les gigantesques Nubiens en galabiehs aux couleurs de l’hôtel.

— Où couriez-vous donc si vite, Angelina, quand vous nous avez fait le coup du mépris, tout à l’heure ? demanda Aldo.

La question était anodine, pourtant Plan-Crépin devint aussi rouge que le sorbet à la fraise qu’elle égratignait de sa cuillère à dessert. Qu’elle reposa pour s’essuyer délicatement les lèvres :

— Moi ?… Oh, simplement en face, dans l’île Éléphantine. Je voulais faire des croquis du temple de Khnoum qui est à la pointe sud, répondit-elle avec un détachement dont Aldo ne fut pas dupe.

Elle cachait quelque chose et il décida de la taquiner :

— C’est tout simple, en effet, pourtant vous étiez escortée d’un gamin qui paraissait vous servir de guide. Il suffit de passer ce bras du Nil et on y est.

Nouvelle pause. Cette fois pour boire quelques gouttes de vin.

— Oh, le jeune Karim ? Il m’a prise en sympathie depuis que nous sommes arrivées et il s’attache à me montrer des curiosités mal connues… celles qui ne font pas partie des visites organisées pour touristes. Par exemple, dans le temple de Khnoum, il devait me montrer un bas-relief que dissimulent des buissons…

À son tour, Adalbert entra dans le jeu :

— Voyons où vous en êtes de vos études, Marie-Angéline ! fit-il avec bonne humeur. Dites qui est Khnoum à ces béotiens !

Elle renifla, lui lança un regard lourd de reproches mais s’exécuta :

— Le dieu à tête de bélier, créateur de l’humanité et seigneur des cataractes. Il contrôlait le niveau des eaux du Nil, assisté de deux déesses dont j’ai oublié le nom…

— … Satis, son épouse, et Anukis, sa fille.

— Merci. Au temps des pharaons de la Ve dynastie dont le berceau est ici, son temple était le centre de son culte pour toute l’Égypte.

— Bravo ! applaudit Aldo. Pour une débutante, vous vous en tirez bien et vous me voyez plongé dans l’admiration. Tout ce que je sais du panthéon égyptien se limite à Osiris, Isis, Râ, Anubis, Hathor, Horus et Sobek le dieu-crocodile. Encore les trois derniers sont-ils des acquisitions récentes dues aux conférences magistrales – à tous les sens du terme – qu’Adalbert m’a délivrées pendant que nous remontions le Nil. Vous devriez lui en demander une. Il est vraiment passionnant… et je ne plaisante pas.

— Je lui apprendrai ce qu’elle voudra ! s’écria Adalbert. On va avoir des conversations passionnantes…

— Sans moi, si vous le permettez, émit la marquise. Moi, ces dieux à têtes d’animaux qui déambulent de profil mais avec le corps de face me déroutent quelque peu.

— Une chose m’étonne, reprit Aldo. Si je ne me trompe pas, cela ne fait pas tout à fait un an qu’Angelina s’est lancée dans l’aventure.

— En effet.

— Alors, comment se fait-il que vous soyez ici ? En principe, les débutants se ruent sur Karnak, Louqsor, la Vallée des Rois, le temple d’Hatchepsout, etc. Vous devriez être au Winter Palace…

— Tu oublies que ce n’est pas notre premier séjour. J’aime énormément cet endroit… et cet hôtel. J’admets cependant qu’au départ, j’avais choisi le Mena House près du Caire. La vue des Pyramides me revigore. Elles sont tellement âgées que nos années à nous deviennent insignifiantes. Nous y étions donc, mais Plan-Crépin a rencontré une Anglaise légèrement timbrée qui lui a farci la tête avec des histoires à dormir debout.

— Ce ne sont pas des histoires à dormir debout ! protesta la vieille fille. Le mari de lady Lavinia était égyptologue. Elle l’assistait dans ses travaux et, depuis sa mort, elle revient chaque hiver en Égypte en dépit du fait qu’elle marche avec difficulté. Aussi le plateau de Gizeh lui convient-il mieux que cette région-ci, beaucoup plus accidentée. Cela ne l’empêche pas d’avoir présents à la mémoire ceux des pharaons qui avaient attiré son intérêt. Elle disait notamment qu’il n’y avait plus rien à découvrir dans les Vallées des Rois et des Reines, qu’il fallait chercher plus au sud, là où sont les origines : Assouan !… la Nubie !… et peut-être même le Soudan. Le site et sa cataracte servaient de frontière à la terre des pharaons. Ses gouverneurs s’appelaient « gardiens de la porte du Sud ». Et avant les dynasties que nous connaissons, il y a eu un autre monde… une autre civilisation, un autre empire.

Les yeux de Marie-Angéline s’étaient mis à briller et Adalbert la regardait à présent avec curiosité :

— Cette dame vous a-t-elle donné des détails sur cet autre empire ?

— Non. Elle ne savait que ce que lui avait appris son mari mort trop tôt, et trop malade pour venir vérifier sur place les quelques bribes d’histoire qu’il avait pu recueillir. En outre, il n’était guère bavard. Les rares renseignements, elle les a recueillis pendant son sommeil puis, vers la fin, quand l’inconscience est venue, des morceaux de phrases que lui arrachait la fièvre lorsqu’il délirait. Il ne cessait d’en revenir à une femme qu’il appelait la Reine Inconnue ou Celle qui n’a pas de nom…

Adalbert et Aldo échangèrent un regard qui n’échappa pas à la marquise. Elle jugea alors plus prudent de mettre un terme à la rêverie éveillée de sa cousine :

— Si c’est tout ce que savait cette Lavinia, elle aurait mieux fait de ne pas en parler. Elle devait délirer, elle aussi…

— Il se pourrait, car elle n’aimait pas cette reine qu’elle accusait d’avoir volé l’esprit de son époux.

— Autrement dit, elle y croyait ? fit Adalbert.

— Elle en donnait l’impression, en tout cas.

— Alors autant que vous le sachiez tout de suite : son mari n’avait rien découvert de très neuf. La Reine Inconnue est sans doute la plus vieille des légendes qui courent le long du Nil. On s’en sert pour stimuler le zèle des petits nouveaux en archéologie, et parfois cela tourne à la plaisanterie. Un peu comme la clef du champ de tir pour les jeunes artilleurs.

— Si j’avais su que vous démoliriez mes rêves, Adalbert, je ne vous aurais rien dit !

— Allons, allons, du calme ! l’apaisa Aldo. Vous avez parfaitement raison de vouloir les protéger, Angelina. C’est le droit imprescriptible de tout être humain. Seulement, dans cette contrée, il est préférable de faire attention à l’endroit où l’on met ses pieds. Pour que vous compreniez mieux, je vais vous raconter ce qui m’y a amené…

— Oui, au fait !

Il calma d’un sourire le froncement de sourcils d’Adalbert et, laissant de côté la mort tragique d’El-Kouari, se borna à l’appel de la princesse Shakiar et à sa visite chez elle, s’efforçant de donner à son récit le ton léger de l’humour.

— Tu as eu raison de refuser ! s’indigna Tante Amélie. Cette femme doit être devenue folle !

— Pas tant que ça. Savez-vous d’où nous sortions en croisant Marie-Angéline ? Du bureau du chef de la police locale. La nuit dernière, nos chambres chez Henri Lassalle ont été fouillées de fond en comble. En revanche, on y a retrouvé une copie acceptable des fameuses perles que, le mystère éclairci, j’ai eu le vif plaisir de rendre personnellement à leur propriétaire qui, entre parenthèses, loge ici !

— Je sais, je l’ai vue : elle déplace suffisamment d’air pour cela, murmura la vieille dame que l’histoire n’avait pas l’air d’amuser du tout. Quant à toi, si tu n’as pas compris qu’elle cherchait seulement à te mettre le grappin dessus, c’est que tu es resté bien naïf. Ce qui m’étonne.

— Me mettre le grappin dessus ? Pour quoi faire, mon Dieu ! C’est simplement une histoire de fous comme l’aventure d’Adalbert qui s’est fait souffler sous le nez sa concession de fouilles, ainsi qu’il vient de le raconter.

— Ça n’a rien à voir. La guerre plus ou moins voilée des archéologues entre eux est notoire. Nous en avons eu un exemple avec les hauts faits de La Tronchère, ce drôle de bonhomme qui avait dévalisé Adalbert. Il paraît qu’ici même opère dans les îles une équipe allemande que les Anglais voudraient voir au diable, mais ton histoire à toi me suffoque ! Une si grande dame !

— N’importe, c’est réglé. Si nous allions prendre le café sur la terrasse ?

Un moyen comme un autre de rompre les chiens. Pendant que l’on s’y rendait, Aldo cherchait un nouveau sujet de conversation quand il aperçut la princesse Shakiar en train de quitter l’hôtel avec tous ses bagages flanquée du faux El-Kouari. Il n’eut pas besoin de communiquer à Adalbert l’idée qui lui venait : celui-ci se dirigeait déjà vers la réception. Quand il revint, il affichait un large sourire :

— Elle déménage parce qu’elle se plaint de ce que l’hôtel soit mal fréquenté ces jours-ci, mais elle reste à Assouan. Elle se rend dans la propriété que sa famille y possède. En ce qui concerne le gentleman moustachu qui l’accompagne, c’est tout bêtement son frère, le prince Ali Assouari…

— Peste ! Je pensais qu’elle n’était princesse que par le mariage contracté jadis avec le roi ?

— Eh non ! Elle l’est de naissance. Ah, voilà le café, ajouta-t-il en se frottant les mains de manière fort peu élégante, comme si c’était la meilleure nouvelle du monde.

On échangea les derniers potins mais, au moment où les deux hommes prenaient congé, Mme de Sommières retint Aldo et murmura :

— Si tu t’imagines nous avoir donné le change, tu te trompes lourdement, mon garçon ! Je gagerais mes sautoirs de perles contre une coquille d’huître que, tous les deux, vous trempez jusqu’au cou dans l’une de ces histoires vaseuses dont vous avez le secret…

— Mais, Tante Amélie…

— Souviens-toi quand même que tu as femme et enfants… en dehors de Plan-Crépin et de moi !

— Ne vous tourmentez pas. Il n’arrivera rien…

Ce qui poussait peut-être l’optimisme un peu loin.


La nouvelle, portée par Rachid, arriva le lendemain matin sur la table du petit déjeuner que l’on prenait sous les palmes de la terrasse : Ibrahim Bey et ses serviteurs avaient été assassinés dans la nuit. Seul Tawfiq, le plus important d’entre eux, avait survécu mais, assommé et blessé, on l’avait transporté à l’hôpital de la ville. Quant à la demeure, elle avait été fouillée et mise sens dessus dessous de la cave aux terrasses.

Presque simultanément, un agent de police vint « inviter » MM. Morosini et Vidal-Pellicorne à se rendre sur-le-champ au château du Fleuve afin d’y éclairer les autorités sur ce qui se passait dans cet endroit dont ils avaient été les derniers visiteurs.

— Comment cet âne de Keitoun peut-il savoir que nous avons été les derniers puisque tout le monde est mort ? rouspéta Adalbert qui détestait être dérangé à un moment particulièrement important pour lui.

— Tu oublies que le serviteur vit toujours…

— Ce qui revient à dire que les meurtriers, c’est nous, puisque ce sont eux les derniers à l’avoir vu vivant ?

— Que le capitaine soit un imbécile ne fait de doute pour personne, concéda Lassalle. Cela ne change rien à l’obligation d’aller là-bas, puisqu’on a poussé la prévenance jusqu’à vous envoyer une voiture. Allez-y ! Moi, je fais un brin de toilette et je vous rejoins.

On ne pouvait qu’obtempérer. Adalbert s’octroya cependant une tasse de café et un croissant supplémentaires – le breakfast n’ayant pas cours chez le Français qui avait même réussi à inculquer l’art des croissants et autres brioches à son cuisinier – avant de se rendre à l’invitation du fonctionnaire. Ce qu’il fit avec le maximum de mauvaise grâce.

— Ce redoutable crétin est capable de nous coller ça sur le dos ! confia-t-il à Aldo tandis que la voiture les emmenait sur le lieu du crime.

En dépit du clair soleil et du vent léger qui agitait doucement les feuilles des palmiers, l’endroit, tellement empreint de sérénité lors de leur récente visite, leur sembla sinistre.

Passé la porte de cèdre grande ouverte où veillaient deux soldats nubiens, l’arme à la bretelle, la beauté des lieux leur parut défigurée. Même le jardin aux allures monastiques avait souffert : plantes arrachées ou écrasées, pots de faïence vides ou brisés. À l’intérieur, c’était pis encore. On y avait éventré les divans, les coussins, vidé les coffres que l’on avait renversés pour expédier la besogne. Les belles lampes de mosquée gravées d’or qui ressemblaient à d’énormes rubis n’avaient pas trouvé grâce, elles gisaient à terre et deux d’entre elles étaient brisées.

— Qui a pu commettre un tel désastre ? s’indigna Aldo. Il faut être malade pour se livrer à cette barbarie ! Dans quel état allons-nous trouver le cabinet de travail où certains livres anciens sont d’une valeur inestimable ?

Curieusement, rien n’y était détruit. Le désordre était sans doute plus important qu’avant le passage des vandales, mais aucun ouvrage n’était abîmé. Le corps d’Ibrahim Bey était étendu sur l’un des deux divans sous la fenêtre ogivale et il avait visiblement reçu de multiples coups de poignard. Sur le second, Abdul Aziz Keitoun étalait son vaste postérieur vêtu de toile kaki et maniait languissamment son chasse-mouches en laissant son œil glauque, plus bovin que jamais, traîner autour de lui :

— Ah, vous voilà ! constata-t-il, la mine satisfaite. Il était temps, je commençais à perdre patience. Alors qu’avez-vous à dire ?

— Que c’est lamentable ! répondit Aldo avec dégoût. Je ne vois pas ce que nous pourrions dire d’autre…

— Ah non ? Vous ne pouvez cependant pas nier que vous avez été ses derniers visiteurs ?

— Sûrement pas ! Les derniers, ce sont les assassins d’Ibrahim Bey. Nous sommes venus voici plus de quarante-huit heures. Cela laisse une marge, il me semble ?

— Peut-être, mais d’après le jardinier qui habite à côté, personne n’est venu depuis. Peut-on savoir l’objet de votre visite ? Aucun de vous ne le connaissait ?

— Si, moi, riposta Adalbert. Il y a deux ou trois ans, j’ai eu le plaisir de m’entretenir avec lui…

— Le plaisir ? Il n’était guère aimable cependant…

— Ça dépend avec qui. C’était un homme de savoir, de sagesse, et un immense privilège d’être reçu par lui. Bien entendu, nous ne nous sommes pas déplacés pour badiner. Je suis égyptologue, Monsieur, et assez connu dans le monde des fouilles archéologiques pour qu’un savant de cette qualité accepte de s’entretenir avec moi.

— Et de quoi avez-vous parlé ?

— Des tombeaux des princes d’Éléphantine, si j’ai bonne mémoire. Je suppose que vous êtes savant en la matière ?

— Ce n’est pas de mon ressort ! Et vous, dit-il, s’adressant à Aldo en opérant péniblement un quart de tour, vous aviez aussi une histoire de tombeaux à éclaircir ?

Aldo se posait la question depuis un moment. Il hésitait encore à aborder la mort – version officielle – du malheureux El-Kouari, lorsqu’une voix féminine, lasse mais impérative, coupa court à ses hésitations :

— Laissez-les donc tranquilles, capitaine ! intima-t-elle en anglais. Ce sont des amis et je m’en porte garante. Ils ne sont pas impliqués dans la mort de mon grand-père !

Vêtue des traditionnelles draperies noires des Égyptiennes, une jeune femme franchissait les piles de livres et les amoncellements de papiers pour les rejoindre :

— Salima ! souffla Adalbert. Vous, dans cette maison ?

— Pourquoi pas, puisque, je viens de le dire, je suis sa petite-fille, mais je n’habite pas ici. Ma mère était anglaise et après sa mort j’ai été élevée par sa sœur. Je ne revenais que rarement avant d’entreprendre mes études d’égyptologie. Cependant, j’aimais Ibrahim Bey et je l’admirais. Seulement je n’étais qu’une fille, ajouta-t-elle avec un fond d’amertume qui frappa les deux hommes.

— Où étiez-vous passée ? reprit Adalbert. Je vous ai cherchée…

— Un instant ! coupa le gros homme qui détestait être tenu à l’écart d’une conversation, surtout quand il estimait devoir en être le centre. Vous dites, Mademoiselle Hayoun, que vous connaissez ces gens… ?

— Voulez-vous que je vous les nomme ? Voici M. Adalbert Vidal-Pellicorne, avec lequel j’ai collaboré il y a peu, et son ami est le prince Aldo Morosini de Venise, expert international en joyaux anciens. Je l’ai rencontré dernièrement au Caire. Encore une fois, je réponds d’eux.

— Sans doute, mais…

Le ton de la jeune fille durcit subitement :

— Au lieu d’ergoter sur des détails sans importance, ne croyez-vous pas qu’il serait décent de rendre les devoirs qui conviennent au corps d’Ibrahim Bey auprès duquel vous vous prélassez sans le moindre respect ?

Ayant dit, elle s’agenouilla à côté du divan, s’assit sur ses talons et prit entre ses mains l’une de celles du défunt qu’elle posa contre sa joue sans plus retenir de lourdes larmes coulant silencieusement sur son beau visage.

— Je sais, je sais, bafouilla Keitoun. Le médecin légiste doit arriver d’une minute à l’autre avec une ambulance…

— Alors, allez l’attendre dehors et laissez-moi à mon chagrin !…

— Mais l’enquête exige…

— Rien ! Vous la reprendrez quand vous l’aurez emporté ! Votre conduite est scandaleuse. J’en appellerai au gouverneur si…

Keitoun s’extirpa non sans difficulté de son divan :

— Calmez-vous. Je vous laisse… mais il faudra que nous parlions…

— Plus tard !

Il n’insista pas et entraîna les deux autres à sa suite. Debout, il ressemblait à une énorme poire dont le tarbouch posé au sommet du crâne figurait la queue. Son poids lui conférait une démarche cahotante qu’il soutenait d’une canne et qui le conduisit jusqu’au premier divan resté intact dans l’une des pièces d’entrée.

Se sentant à nouveau stable, il reprit son assurance :

— Pauvre femme ! remarqua-t-il. La douleur l’égare… mais revenons à ce que nous disions quand nous avons été interrompus, enjoignit-il à Aldo.

Il était écrit qu’il n’en viendrait pas à bout ce jour-là. Le légiste faisait son apparition escorté de brancardiers, et il fut bien obligé de les précéder.

— Ce serait presque amusant si nous n’étions confrontés à un tel drame, remarqua Aldo. Que faisons-nous ?

— On attend ! J’ai besoin de parler à Salima !

— Tu as vu sa douleur ? Tu pourrais peut-être différer ?

— Justement ! Un ami lui sera plus que jamais nécessaire !

Aldo abandonna. Il connaissait son Adalbert sur le bout du doigt. D’origine picarde, il en avait l’obstination et, quand une femme lui trottait dans la tête, il était au-delà d’un raisonnement sensé. Cela avait été le cas avec Hilary Dawson et Alice Astor. Il ne revenait sur terre qu’une fois rendu à une rude réalité. Tout portait à croire qu’avec la belle Salima – il faut reconnaître que sa beauté surpassait celle de ses consœurs ! –, on allait au-devant de nouveaux problèmes. Adalbert pourrait-il accepter de le croire s’il lui racontait ce qu’il avait vu à Louqsor quand le bateau avait quitté le quai ? Il est vrai que bavarder gaiement avec un jeune homme ne tirait pas à conséquence, mais il y avait autre chose que Morosini jugeait nettement plus inquiétant : lors de leur visite à Ibrahim Bey, celui-ci n’avait-il pas donné à entendre – sur le ton du regret ! – que l’unique membre de sa famille s’était laissé prendre dans les filets de la princesse Shakiar ? Or, jusqu’à preuve du contraire, Salima était cet unique membre. Sans oublier non plus la mise en garde d’Ali Rachid quand Aldo l’avait rencontré dans la Vallée des Rois ! Ce n’était pas négligeable !

Assis sur le bord d’une énorme jarre contenant un oranger – indemne, celle-là ! –, il regardait Adalbert faire les cent pas devant lui sans trouver le courage de l’arrêter, quand Henri Lassalle se matérialisa enfin :

— Pardon pour le retard ! J’avais un pneu crevé ! Où en est-on ?

En trois mots, Aldo le mit au courant, sans d’ailleurs qu’Adalbert se soit aperçu de son arrivée.

— Ah ! fit-il seulement.

Il n’eut pas le temps d’ajouter quoi que ce soit : le corps d’Ibrahim Bey reparaissait, couvert d’un drap blanc. Salima suivait, mince forme noire dans ses draperies que la circonstance rendait funèbres. Adalbert la rejoignit :

— Qu’allez-vous faire maintenant ? Vous n’allez pas rester dans cette maison après ce qui s’y est passé ? C’est une telle chance que vous soyez encore vivante !

L’ombre d’un sourire anima un instant les yeux clairs :

— Mais je n’y étais pas. Lorsque je viens à Assouan, je vais chez une amie. En revanche, je vais y revenir !

— C’est impossible, voyons. Les serviteurs sont morts ou à l’hôpital.

— Mon amie me prêtera ce que je voudrai. Elle en a plus qu’il ne lui en faut. Et j’ai décidé de revenir ici. Comprenez donc que je ne peux laisser cette demeure à l’abandon !

— La police s’en occupera. Étant donné la personnalité d’Ibrahim Bey, elle ne peut faire moins !

— On voit que vous ne la connaissez pas ! Laissez-moi passer, s’il vous plaît ?

— Alors permettez-moi de revenir ce soir prendre de vos nouvelles ?

— Pas ce soir ! Je dois veiller aux funérailles de mon grand-père. En outre…

Comme, machinalement, il s’était écarté, elle poursuivit son chemin en lui lançant par-dessus son épaule :

— Laissez-nous le temps de faire le ménage ! Je vous préviendrai quand vous pourrez venir…

— Salima !

— Plus tard, vous dis-je !

Et elle disparut, laissant Adalbert figé sur place.

— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Henri Lassalle qui avait suivi la scène au côté d’Aldo. Il connaît cette fille ?

— Pas pour son salut, j’ai l’impression ! Elle a travaillé avec lui sur le tombeau de Sebeknefrou dont il vous a parlé.

— Et il a eu un problème avec elle ?

— Je préfère le laisser vous le raconter. Après ce qui vient de se dérouler sous vos yeux, il ne pourra se défiler.

— Ça, vous pouvez me faire confiance. Si cela ne vous ennuie pas de rentrer seul, je vais le prendre avec moi…

— Bien sûr, mais allez-y doucement ! C’est un terrain plus sensible que je ne croyais.

— Il ne nous manquait plus que ça !

À quelques pas d’eux, Adalbert, apparemment changé en statue, regardait encore la porte derrière laquelle la jeune Égyptienne venait de disparaître. Lassalle alla le prendre par le bras :

— Viens ! Je te ramène, on a à causer.

Il se laissa emmener docilement et, sur le seuil, se retourna vers Aldo :

— Tu viens ?

— Je vous suis !

Aldo se serait volontiers attardé, mais la police se livrait à des investigations sans doute un brin désordonnées car un écho de verre cassé lui parvint et lui arracha un sourire amer : les méthodes des limiers locaux devaient être à des années-lumière de celles employées par Scotland Yard !

Il sortit à son tour, salué par le Nubien de garde à la porte, et avant d’aller reprendre la voiture que l’on avait mise à leur disposition, il contourna cette bâtisse ressemblant si fort à un kalaat syrien. Aucune ouverture n’était visible, à l’exception de l’ogive éclairant la bibliothèque du défunt. Seul un étroit chemin passait à la base. Ensuite c’était la dégringolade des rocs noirs composant un chaos difficilement praticable à moins d’être entraîné. En outre, l’épais vitrail armé de plomb était intact et hermétiquement fermé. Aucune trace de pas non plus, donc le ou les assassins étaient forcément entrés par la porte. Et une porte que son allure médiévale ne devait pas rendre aisée à fracturer. Conclusion, les massacreurs détenaient les clefs, sinon ils avaient bénéficié d’une complicité intérieure. Mais laquelle ? Sur trois serviteurs, deux étaient morts et le troisième gisait sur un lit d’hôpital, sérieusement amoché. Alors ?

Adossé à la vieille muraille, Aldo alluma une cigarette et contempla le paysage, sublime à cet endroit plus encore qu’ailleurs. Outre les îles semées à la pointe sud d’Éléphantine et les récifs sur lesquels se brisait le flot écumeux, on découvrait la rive gauche du Nil, sauvage et désertique presque jusqu’au barrage, en amont, et, en aval loin au-delà, les ruines imposantes du vieux monastère Saint-Siméon et les tombeaux des princes. Le contraste des collines sableuses avec le foisonnement vert des îles était saisissant. La paix que l’on goûtait à cet endroit ne l’était pas moins. On pouvait comprendre qu’un homme d’une spiritualité élevée l’ait choisi pour s’y retirer… et le crime devenait incompréhensible. Que pouvait posséder ce savant pour déchaîner une telle rage meurtrière ?

Autant de questions sans réponse. Aldo acheva sa cigarette dont il expédia le mégot dans les rochers et alla reprendre la voiture pour rentrer à la maison des Palmes. Chemin faisant, une idée lui vint qui lui fit froid dans le dos : et si les assassins étaient les mêmes que ceux d’El-Kouari ? S’ils cherchaient l’Anneau d’Atlantide ? Il n’y avait pas trois jours qu’Adalbert et lui s’étaient rendus chez le vieux sage…

Il était mieux placé que quiconque pour savoir que la visite de ses affaires avait été infructueuse. Sans doute alors supposait-on qu’il avait remis le bijou à celui au nom de qui le malheureux El-Kouari avait pris le risque de le voler à Londres… Plus il y réfléchissait et plus l’explication lui semblait valable. Elle signifiait aussi que le danger s’amplifiait. Puisque les meurtriers n’avaient rien trouvé, où chercheraient-ils maintenant ?

Pris d’une hâte soudaine d’en discuter avec Adalbert, il appuya sur l’accélérateur et fonça chez Lassalle.

L’heure du déjeuner approchant, il découvrit son ami debout sur la terrasse, les mains nouées derrière le dos et contemplant le panorama. Après s’être assuré que leur hôte n’était pas à l’horizon, il le rejoignit :

— Il faut que je te parle. J’ai pensé…

— Moi aussi, il faut que je te parle, riposta Adalbert, et il était évident qu’il était furieux. Qu’est-ce que tu es allé raconter à Henri ?

— À propos de quoi ?

— De Salima, parbleu ! Il a fallu que tu lui dises qu’elle m’avait laissé tomber pour rester avec Duckworth ? Peux-tu m’expliquer en quoi ça te regarde ?

« Seigneur ! pensa Morosini. Ça recommence comme pendant cette fichue traversée de l’Atlantique où nous étions à couteaux tirés à cause d’une Américaine à moitié folle qui se prenait pour une réincarnation de Néfertiti. Après la fausse Égyptienne, la vraie ? » Puis à haute voix :

— Je te ferai remarquer que, si je n’avais pas rencontré ta belle à la Citadelle du Caire, tu l’accuserais encore de trahison. C’est elle, n’est-ce pas, qui, en me chargeant de te délivrer son message, m’a mis dans le bain, ce qui t’a permis de voir la lumière ? Oui ou non ?

— Oui, mais ce n’était pas une raison pour le servir tout chaud à Henri au moment où cette pauvre petite se trouve confrontée au meurtre sauvage de son grand-père ?

En dépit de la moutarde qui lui montait au nez à la vitesse grand V, Aldo s’efforça de se contenir :

— Essayons de voir les choses en face, si tu le permets ! Notre hôte est tombé, en arrivant au château, sur la sortie… pas très chaleureuse pour toi, de la jeune Salima, ce qui l’a surpris. Je me suis borné à lui dire que vous aviez travaillé ensemble et que ça ne s’était pas déroulé d’une façon satisfaisante. Un point, c’est tout !

— Tu sais pertinemment que c’est faux. Au contraire, ça marchait comme sur des roulettes. C’est une merveilleuse élève. Il y a seulement eu ce petit malentendu.

— Ah, parce que tu appelles cet exploit un petit malentendu ? Alors que je t’ai retrouvé en train d’étrangler ce Duckworth, non ?

— Si… mais j’avais mes raisons !

— Comment donc ! Et si je ne t’avais pas rapporté son message, lénifiant encore qu’obscur, tu continuerais à lui courir sus afin d’achever ta besogne !

— Peut-être… mais je crois t’en avoir remercié… Aussi, tout à l’heure, il eût été préférable que tu ne t’en ouvres pas à Henri ! Misogyne comme il est…

— Avoir passionnément aimé sa femme et ne l’avoir pas remplacée par une autre, je n’appelle pas ça de la misogynie.

— Moi si, parce que ça concerne les autres femmes. Il ne connaissait pas Salima et grâce à toi il va l’avoir dans le nez.

— Oh, tu commences à m’agacer ! Veux-tu que je lui demande de venir répéter devant toi ce que nous nous sommes dit ?

— Je ne doute pas un instant que vous soyez en accord parfait sur le sujet, ricana Adalbert, et je n’ai pas envie d’entendre votre numéro de duettistes ! La vérité est que tu n’aimes pas Salima pour je ne sais quelle raison et que…

— Et voilà ! C’est reparti ! lâcha Aldo, exaspéré. J’aimerais savoir pourquoi tu deviens idiot quand tu es amoureux ? Cet air-là, tu me l’as chanté deux fois. Cela fait trois et pour moi c’en est une de trop ! Aussi je vais te laisser à tes amours exotiques et rentrer au Caire par le premier train !

Il ne se rendait pas compte qu’il avait élevé le ton et que sa voix portait loin. Soudain, Lassalle se matérialisa derrière eux :

— Vous voulez nous quitter ? Ce n’est pas sérieux ?

— Oh, si, Monsieur ! Vidal-Pellicorne estime que je me mêle de ce qui ne me regarde pas et je n’ai plus rien à faire ici… sinon vous remercier de votre hospitalité. Ce voyage en Égypte n’avait aucun sens. Je lui devrai cependant de vous avoir rencontré…

Le vieil homme sourit :

— J’en ai autant à votre service… mais vous ne pouvez pas partir !

— Pourquoi non ?

— L’enquête ! Que vous le vouliez ou non, vous y êtes mêlé et le bon Keitoun ne le permettrait pas ! Il a gardé votre passeport.

— Je peux essayer de m’en passer… Et avec de l’argent…

— Soyez certain qu’il vous rattrapera… et que vous deviendriez franchement suspect ! Que voulez-vous, il est ainsi ! Un peu borné !

Aldo réfléchit un instant, puis :

— En ce cas, je vais me replier sur le Cataract, si vous avez l’obligeance de demander à votre majordome de m’y retenir une chambre et de m’envoyer une voiture.

Le regard de Lassalle alla d’Aldo qui affichait un sourire courtois à Adalbert qui à présent tournait carrément le dos :

— Mais… vous êtes réellement fâchés ?

— Croyez que je le regrette. Au revoir, Monsieur… et encore merci de votre accueil !

Une demi-heure plus tard, il était parti sans qu’Adalbert fît la moindre tentative de rapprochement. Il fallait vraiment que cette fille lui tienne à cœur. Aldo ne le revit pas. Seul M. Lassalle l’accompagna jusqu’à la voiture et, au moment de se séparer, lui serra vigoureusement la main :

— À bientôt, j’espère ! (Et plus bas :) Ne vous tourmentez pas trop ! Je le connais comme s’il était mon fils et je vous donnerai des nouvelles.

— J’ai peur qu’il ne soit gravement atteint…

— On agira en conséquence…

Grâce à lui, Aldo se sentit un peu moins triste en quittant la maison des Palmes. Il eut la tentation, pendant qu’il refaisait ses bagages, de glisser l’anneau d’orichalque dans une enveloppe et de le faire porter à Adalbert avant son départ. Mais la crainte qu’il ne se change illico en présent d’amour pour une femme dont il se méfiait de plus en plus le retint. Le talisman resta dans sa chaussette. C’était moins glorieux mais plus sage.


En arrivant à l’hôtel, Aldo fit monter ses bagages dans sa chambre et, sans se donner la peine d’aller voir à quoi elle ressemblait, se lava les mains et se rendit à la salle à manger dans l’espoir d’y rencontrer Tante Amélie. Comme il était déjà tard, le service du déjeuner devait tirer à sa fin mais sa querelle avec Adalbert lui avait coupé l’appétit et un café lui suffirait.

Quand il l’aperçut, elle s’apprêtait à sortir de table en compagnie d’un couple dans lequel il reconnut le colonel Sargent et sa femme. Ils semblaient s’entendre à merveille tous les trois et Tante Amélie riait de bon cœur. Plan-Crépin brillait par son absence et devait être en train de dessiner dans le temple de Khnoum.

Peu désireux de mêler son humeur noire à ces instants de détente amicale, il refluait vers le hall quand elle l’aperçut et, sans hésiter, abandonna les Anglais pour le rejoindre.

— Que fais-tu là tout seul ? Tu as l’air d’un chien perdu !

— Il y a du vrai dans ce que vous dites ! reconnut-il en s’efforçant de sourire. Mais rejoignez vos amis. On a largement le temps de se voir puisque je viens d’emménager ici.

— Adalbert n’est pas avec toi ?

— Non. Il est resté chez M. Lassalle…

— Tiens donc ! Et c’est ce qui te met la figure à l’envers ? As-tu déjeuné ?

— Non, mais je n’ai pas faim.

— Même pour un café ? On va aller le prendre au bar. Il est meilleur qu’au restaurant !

Ils prirent place à une table en terrasse abritée par un buisson d’hibiscus, vers laquelle un serviteur se précipita aussitôt. La marquise commanda des cafés et des pâtisseries.

— Je vous ai dit que je n’avais pas faim, protesta Aldo.

— Très mauvais de rester l’estomac vide quand on a de la peine ! En outre, tu adores les mille-feuilles et le chef pâtissier en fait d’admirables ! Et maintenant, raconte ! Vous vous êtes disputés ?

— J’ai grand peur que ce ne soit pire. Nous sommes brouillés. Je ne vous cache pas que, si je n’étais contraint de rester à cause de l’enquête sur l’assassinat d’Ibrahim Bey, je serais déjà en route pour la gare.

— Qu’est-ce que tu as à voir avec la mort de cet homme ?

— Adalbert et moi avons été ses derniers visiteurs avant les meurtriers. Par-dessus le marché, le chef de la police du coin est loin d’être un aigle et il conserve mon passeport. Par conséquent, je suis bloqué.

— Ce n’est peut-être pas plus mal !

Les mille-feuilles arrivaient avec le café auquel Mme de Sommières fit ajouter un verre d’armagnac. C’était si appétissant qu’Aldo n’y résista pas.

— Ce n’est jamais bon, quand deux amis se fâchent, de mettre plusieurs centaines de kilomètres entre eux sans vider l’abcès, fit la marquise. Et maintenant, tu me racontes tout depuis le début.

— Tout quoi ?

— Ne joue pas au plus fin avec moi ! conseilla-t-elle en poussant un soupir de lassitude. Je te connais trop bien et je crois t’avoir dit que votre affaire à tous les deux ressemblait à un marécage. À présent, donne-moi une cigarette et parle ! Depuis Venise ! Ton histoire avec la princesse est ce qu’il y a de moins boueux dans l’aventure !

Il y eut un silence qu’Aldo employa à se frotter les yeux, après quoi il se rejeta au fond de son fauteuil et soupira :

— D’accord ! Cela me soulagera. Je commence à ne plus y voir clair moi non plus ! Ça a débuté un soir du mois de janvier, alors que je rentrais à la maison après avoir dîné chez Maître Massaria…

Et il défila l’histoire, cette fois sans rien omettre mais avec le curieux sentiment, à mesure qu’il parlait, de raconter un roman surréaliste à la limite de l’histoire de fous. Si quelqu’un pouvait comprendre l’incompréhensible, c’était bien Tante Amélie. Elle l’écouta sans l’interrompre, avec parfois un sourire, sans cesser de le soutenir de son regard attentif.

— Voilà ! conclut-il. Vous savez tout maintenant et je vous laisse libre de répéter à Marie-Angéline ce que vous jugerez bon de lui apprendre.

— Mais je lui dirai tout, mon garçon, tu peux en être persuadé. Sauf peut-être que tu détiens l’Anneau, en raison de sa tendance excessive à la rêverie. C’est une alliée trop fidèle et trop inventive pour nous passer de son concours…

— Si elle s’est découvert un sentiment pour Adalbert, l’entrée en scène de Salima Hayoun ne la réjouira pas. Taisez-lui ce détail !

— On verra. Quant à ce que tu viens de m’apprendre sur Shakiar et son ténébreux frère, je dirai – et je pense que tu en es arrivé à la même conclusion ! – que celui-ci a essayé de mettre le grappin sur toi afin de te manipuler à sa guise, mais il s’y est mal pris. Il aurait été plus malin de te proposer de très beaux bijoux puisqu’elle en déborde, de te laisser partir avec, puis de crier « au voleur », de te faire arrêter et de te faire chanter jusqu’à ce que tu donnes l’Anneau dont Assouari doit être persuadé que tu l’as. Que tu sois tombé sur Adalbert à ce moment-là doit être fortuit. Lui devait être la chasse gardée de cette Salima qui voulait obtenir de lui quelque chose que nous ignorons mais que, apparemment, elle a trouvé quand elle est passée à l’ennemi. Qu’elle soit amie avec Shakiar ne signifie pas qu’elle soit complice…

— Ali Rachid m’a pourtant dit de m’en méfier.

— Ali Rachid est arabe. Il l’a vue changer de camp et en a tiré sa conclusion, logique s’agissant d’une femme. Il aurait d’ailleurs pensé pareillement d’un homme. N’oublie pas, d’autre part, que c’est son grand-père que l’on vient d’assassiner. Elle en a du chagrin ?

— Oui. Sans nul doute, murmura Aldo revoyant la jeune fille prostrée de douleur, sa joue appuyée contre la main du mort, et rappelant sévèrement Keitoun au respect. Il faut constater qu’elle n’a rien fait pour attirer Adalbert à elle… et je commence à me demander si je n’ai pas commis une sottise en orientant sur elle la méfiance d’Henri Lassalle. J’ai joué les concierges et Adalbert pourrait avoir raison !

— C’est possible, mais ne tombe pas dans l’excès contraire. Ce que tu redoutes le plus, c’est de voir ton ami s’engager dans un amour sans espoir et cela au sein même d’un métier qu’il adore, et tu as fait ce que tu pouvais pour le protéger. Malheureusement, c’est raté… mais ça doit pouvoir s’arranger parce que bon gré mal gré vous ramez toujours dans la même galère. Les assassins d’Ibrahim Bey devaient être certains que vous lui aviez remis l’Anneau – au fait, il faudra que tu me le montres ! –, d’où, après le saccage de vos chambres et leurs recherches infructueuses, le meurtre odieux de ce vieil homme.

— Vous pensez à qui ? Shakiar et Ali Assouari ? J’y pensais aussi.

— Lui peut-être, je ne le connais pas. Elle, je suppose qu’il la manipule comme une marionnette. Ce qui est sûr, c’est que l’Anneau étant toujours en ta possession, vous pourriez être en danger tous les deux mais cette fois en ordre dispersé… puisque en principe vous êtes brouillés.

— Pas en principe : nous le sommes ! Et définitivement !

— Tu ne peux t’empêcher d’exagérer. Les passions d’Adalbert me font penser à des crises de croissance. Celle-là passera comme les autres…

— … mais en laissant peut-être des dégâts irréparables. Alors, maintenant que vous êtes au courant, que me conseillez-vous ?

— Qu’en penses-tu ?

— Si je n’étais pas coincé dans ce patelin par cet idiot de policier, je serais en route pour Venise. J’en ai par-dessus la tête de cette histoire ! Et dire que je rêvais d’aventure !

— Mais tu ne cesseras jamais d’en rêver. Je parie qu’à peine sur le bateau tu te précipiterais chez le commandant pour le supplier de faire demi-tour.

— Je ne crois pas…

— Allons donc ! Tu te vois, laissant ton vieux copain se débattre seul et abandonné dans cette vilaine histoire ?

— Oh, le moyen de le mettre à l’abri auquel j’ai réfléchi en quittant la maison des Palmes, c’est de lui remettre l’Anneau et de le laisser se débrouiller avec.

— Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?

— Parce que c’était de l’orgueil mal placé et que j’aurais trop eu l’air de lui demander pardon ! Cela dit, si Keitoun me restitue mon passeport et me rend ma liberté, c’est sans doute ce que je ferai avant de partir…

— On verra quand nous y serons ! En attendant, je te conseille une petite sieste. Ensuite, on prendra une felouque pour une promenade sur le Nil ! Cela nous fera du bien à tous les deux !

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